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Andreas Rosseel Dinah ou le désir de tout dire

Andreas Rosseel - Fnac

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Dinah ou le désir de tout dire

Andreas Rosseel

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Andreas Rosseel

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24 juin 2003

Nous sommes vendredi aujourd’hui. David est mort lundi. Quatre nuits

déjà et trois jours.

Je regarde les trois phrases que je viens d’écrire sans réfléchir, et je me

dis « Tu vois, ma vieille, que ce n’est pas si compliqué ».

L’envie d’écrire m’était déjà venue avant, deux ou trois fois. Ce fut

chaque fois après un événement important dans ma vie : Jenny – Armand –

Alice – Yolande – David. A seize ans, après le divorce de mes parents et le

suicide de Jenny, à vingt-trois ans après mon divorce, à vingt-cinq ans

après le départ d’Alice, à trente-sept ans après le départ d’Yolande, et à

cinquante-deux ans après la mort de David.

Ce qui m’a retenue d’écrire avant, ce fut toujours la peur de la page

blanche. J’avais tant de choses à dire. J’aurais voulu tout dire à la fois et je

ne savais pas par où commencer. Comment écrit-on un livre ?

Mot par mot, phrase par phrase, page par page. D’accord. Mais il faut

savoir comment démarrer et où l’on va et surtout pourquoi on écrit. Si ce

qu’on veut dire n’en vaut pas vraiment la peine, on fait mieux de ne pas

rompre le silence. Comme il vaut mieux de respecter la blancheur

immaculée d’une page vierge plutôt que de la salir avec des platitudes

ineptes.

Il y avait aussi la peur de « tout » dire. La peur et l’envie. Je me disais

que le jour où je m’y mettrais, il fallait que je dise absolument tout.

Quelque chose comme la grande lessive. On m’a déjà reproché beaucoup

de choses dans ma vie : mon orgueil, ma jalousie, mon besoin de dominer

ou d’avoir le dernier mot, mon perfectionnisme, mon manque de réalisme,

mon extravagance et mes colères, mon extrémisme « avec Dinah c’est tout

ou rien », ma naïveté et ma sentimentalité, etc. Mais jamais on m’a traitée

de menteuse ou d’hypocrite. Si un jour je devais écrire, ce serait sans

masque, sans embellir ni ménager, et tant pis pour la peur.

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Je ne sais pas encore très bien ce que ce livre deviendra. Il sonnera

probablement parfois très cru. Mais tout compte fait, je n’oblige personne à

me lire. D’ailleurs, quand je pense à l’engouement du grand public pour les

« serial killers » des séries noires, ou aux atrocités des films de guerre ou

de science-fiction, aux monstres et aux vampires de tout poil que l’on sert

aux enfants pour les garder « sages », je me suis dit que la peur de choquer

devrait être le dernier de mes soucis.

Et puis Claire lira tout ce que j’écrirai. Je me fie plus à son jugement

qu’au mien, car elle est beaucoup plus équilibrée que moi.

*

* *

Ma mère est d’origine juive. Une Juive orthodoxe, et l’adjectif

qualificatif revêt toute son importance. En plus, ou était-ce plutôt

« par conséquent », elle était d’un puritanisme victorien et très autoritaire.

Elle était professeur de piano. Elle enseignait à mi-temps à l’académie

de musique après avoir obtenu son grand prix au conservatoire, et en plus

elle avait quelques élèves réguliers à qui elle donnait des cours particuliers

qui n’étaient pas bon marché. Quant à moi, je suivais les cours à

l’académie et les siens en plus, car je serais docteur en droit ou docteur en

sciences économiques ou professeur au conservatoire. J’avais le choix,

mais de toute façon il me fallait un de ces deux doctorats ou un professorat

à l’académie ou au conservatoire. Mater et magister dixit.1

Vous comprenez que, après le divorce de mes parents à seize ans, je n’ai

plus touché à une touche de piano pendant trois mois. Après, papa a su me

convaincre de reprendre le piano et je suis très contente de l’avoir écouté.

Papa aimait bien que je joue pour lui et il approuvait ma façon de jouer

qu’il qualifiait de « romantique » et qu’il a toujours défendue contre les

conceptions classiques et orthodoxes de ma mère.

Dès l’enfance, j’étais une petite fille très sensible. A dix ans, j’ai pleuré

de chaudes larmes pour la mort d’une mouche. Je l’appelais minette, parce

que je trouvais ce nom joli. Ce n’est que beaucoup plus tard que papa m’a

appris le sens érotique de ce mot. Minette était une mouche pas comme les

autres. Je l’ai apprivoisée en plein hiver, un soir qu’elle était venue se

poser sur mon livre, attirée par la chaleur de ma lampe de bureau ou la

blancheur du papier. Je la trouvais très coquette car elle n’arrêtait pas de

faire sa toilette. Elle se frottait la tête qu’elle avait très mobile, les ailes, les

1 La mère et le professeur ont décidé.

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pattes de derrière, avec ses infatigables pattes de mouche. Je la regardais

faire et je lui parlais, émerveillée. J’ai eu l’idée lumineuse d’aller lui

chercher un morceau de sucre. Ce fut la fête. Minette s’acharnait avec sa

petite trompe sur le cube blanc pour en extraire je ne sais quel nectar

mielleux qu’elle semblait fortement apprécier. Après ces agapes et un

dernier lustrage des ailes, des pattes et de sa petite tête ronde, elle

s’envolait dormir chez elle.

Ce manège qui m’intriguait tellement s’est répété plusieurs soirs de

suite. Je pense qu’elle attendait mon arrivée et la chaleur de ma lampe et

mon morceau de sucre avec autant d’impatience que je l’attendais, moi.

A peine le cube blanc se trouvait-il sur mon livre, que minette atterrissait

venue de je ne sais où, pour se régaler sous mes yeux attendris.

Un soir, elle n’était pas au rendez-vous et je l’ai trouvée, les pattes en

l’air, sur un coin de mon bureau. Je l’ai prise délicatement et j’ai essayé en

vain de la ranimer avec mon haleine chaude. J’ai été trouver papa dans son

atelier et je lui ai raconté, en pleurant comme une Madeleine, que minette

était morte. Il a jeté un regard sur la bestiole couchée dans le creux de ma

main, et il m’a regardée d’un air éberlué. Je lui ai raconté en reniflant notre

brève et touchante histoire d’amour, et comment j’avais volé un morceau

de sucre pour minette, car je savais que maman n’aurait pas été d’accord.

Papa a déposé son pinceau et il m’a prise sur ses genoux pour me raconter

que minette avait eu une vie très longue et heureuse. Il m’a dit que les

mouches mouraient avant l’hiver, et qu’il y avait des moucherons qui ne

vivaient qu’un seul jour, et que minette était donc morte à un très grand

âge. Il m’a demandé que je lui confie le corps de minette, en ajoutant que

son âme devait être heureuse et me serait éternellement reconnaissante.

Toute cette histoire pour vous dire que j’étais très sensible et que, en

jouant du piano, j’avais tendance à jouer avec toute mon âme et tout mon

corps, ce qui ne plaisait guère à ma mère. Dans le domaine du piano

comme dans presque tous les autres, les conceptions de ma mère et de papa

s’affrontaient diamétralement.

Un soir, j’étais en train de jouer une composition très romantique de

Weber, sous l’œil maternel critique et sévère. Je devais avoir quatorze ans.

Je me souviens que j’étais très émue, mais je ne sais plus exactement

quelle était l’origine de mon émotion. Toujours est-il que je sentais la

musique avec toute mon âme. J’avais des frissons dans le dos et la chair de

poule, et mes yeux débordaient. Je baissais la tête sans regarder la partition

et je priais de tout mon cœur que ma mère ne remarque rien. Soudain, d’un

ton sec, elle m’a dit :

– Drorah, arrête.

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J’arrêtai immédiatement de jouer. Elle me dit :

– Lève la tête et regarde-moi.

Je levai la tête et la regardai droit dans les yeux en sentant les larmes

couler le long de mes joues.

Avec l’âge je commençais tout doucement à avoir moins peur de ma

mère, surtout parce que je sentais que papa était souvent d’accord avec moi

plutôt qu’avec elle, même si c’était ma mère qui avait toujours le mot de la

fin. Papa préférait la paix familiale plutôt que la guerre froide pour une

simple question de paroles.

D’un ton glacial, elle me dit :

– Drorah, pourquoi pleures-tu ?

J’ai répondu que je ne pleurais pas et que mes larmes coulaient toutes

seules. Elle m’a dit qu’elle ne voyait pas où était la différence, et de lui

expliquer pourquoi mes larmes coulaient toutes seules.

– Parce que je suis triste.

– Pourquoi es-tu triste, Drorah ?

Je crois qu’elle abusait tellement de mon deuxième prénom parce

qu’elle savait que je le détestais.

Plus tard, papa m’a raconté le mini scandale qu’il y avait eu, ma mère

voulant à tout prix m’appeler Drorah et ensuite Dinah, alors que papa

voulait que ce soit Dinah d’abord et ensuite Drorah. Heureusement que

papa a tenu bon cette fois-là. Comme il a tenu bon plus tard pour le lycée,

car ma mère voulait m’envoyer à l’école juive. Elle a cédé à condition que

je suive les cours d’hébreux talmudique à l’école rabbinique. J’ai suivi les

cours pendant deux ans et j’ai été renvoyée trois fois, la troisième pour de

bon. Bref, ma mère affectionnait ce nom de Drorah autant que je le

détestais.

Elle m’avait expliqué que Drorah provenait d’un mot hébreux Dror-

Dalet Resh Vav Resh, qui signifie Liberté. Assemblés, on les épèle Drorah.

Je devais être très fière de mon nom et de sa signification. Je pensais qu’un

jour je choisirais ma liberté et foutrais mon nom à la poubelle.

– A cause de la musique. Je la trouve très belle. J’ai pensé à Weber. Il

devait être malheureux ce jour-là.

– Au lieu de penser à Weber, tu ferais mieux de penser à ce qu’il a écrit.

Si tu ne jouais pas la tête baissée ou les yeux fermés la plupart du temps, tu

aurais remarqué que Weber demande un piano au début et non pas un

pianissimo. Et plus loin il demande un double forte et tu l’as joué

fortissimo.

Et en bas de la page il a mis adagio et tu en as fait un lento. Je t’ai laissé

faire par curiosité, mais ce n’est pas en jouant de la sorte que tu obtiendras

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ton grand prix ou que tu auras des chances d’être sélectionnée un jour pour

le concours Elisabeth.

– Ma chère Rachel, est-ce que par hasard tu ne viserais pas un peu trop

haut pour cette pauvre fille ?

Nous retournions la tête en même temps, ma mère et moi. Papa était

appuyé contre le chambranle de la porte d’où il nous observait depuis un

petit moment sans doute. Je me sentais soulagée car je sentais que j’aurais

besoin d’un peu de réconfort. Ma mère toisa papa du haut de son grand

prix, avant de rétorquer.

– Drorah est intelligente mais trop sentimentale. Elle se laisse entraîner

par la musique au lieu de la dominer. Je la vois capable d’obtenir un grand

prix et peut-être le prix de Rome et qui sait, même une présélection pour

l’Elisabeth, à condition de jouer avec la tête et les yeux au lieu d’avec le

cœur et les sentiments. Si je la laissais faire, elle se coucherait sur le clavier

en pleurant. Parfois elle me fait penser à une danseuse de Bali. Alors que je

lui ai dit cent fois au moins de se tenir droite, les coudes à un angle de

nonante degrés, et de faire tout au plus un léger fléchissement du buste

pour les notes les plus graves et les plus aiguës ou pour accentuer un

mouvement. Son jeu s’éloigne trop du texte. Ce n’est plus du Weber, c’est

du Drorah Delvaux. Elle commet des fautes comme confondre cet adagio

de Weber avec un lento. Et elle a la fâcheuse tendance à exagérer, aussi

bien pour le rythme que pour le volume. En jouant fortissimo, on dirait

qu’elle veut à tout prix fracasser le clavier. Drorah pourrait se défaire très

vite de ses défauts si elle commençait déjà par mieux regarder le texte au

lieu de jouer tête baissée et les yeux fermés, comme elle a tendance à le

faire.

Je savais que ma mère était un professeur de piano excellent et que la

plupart de ses remarques étaient pertinentes. J’étais curieuse d’entendre la

réaction de papa.

– Rachel, je ne suis pas un grand prix, moi. J’adore la musique et je m’y

connais un tout petit peu.

Mais j’ai toujours cru que les finalistes du concours Elisabeth jouaient

autant, si pas plus, avec leur cœur qu’avec leur tête, qu’ils avaient souvent

les yeux fermés et les coudes pas à nonante degrés, qu’ils étaient parfois

presque couchés sur le clavier, etc. Je pense que faire de la musique et faire

du vélo sont difficilement comparables, de même qu’une bonne pianiste et

une parfaite dactylo.

J’aime bien écouter Dinah quand elle joue et que j’ai le temps.

– Raphaël, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne dénigre pas le

côté sentimental. Mais je crois savoir que Dali et Picasso ont parcouru les

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différents échelons comme tout le monde, qu’ils connaissaient leurs

« classiques », et qu’ils se sont seulement permis leurs simagrées

extravagantes et lamentables le jour où ils savaient qu’il ne pouvait plus

rien leur arriver car ils étaient devenus Dali et Picasso. Le jour où Drorah

jouera pour son grand prix ou pour le concours Elisabeth, elle pourra se

permettre plein de choses, le public et surtout le jury appréciera. Mais en

attendant, Drorah fait bien d’écouter davantage mes conseils et de garder

les yeux secs et grands ouverts.

Le mot « secs » dans sa bouche avait claqué comme un coup de fouet.

Mon père m’a regardée et il m’a souri.

– Dinah, ma chérie, écoute les conseils de ta mère, et essaie si possible

de garder tes yeux secs mais jamais ton cœur.

Il s’est retourné et il est parti. J’aurais voulu courir derrière lui pour

l’embrasser, mais déjà la voix de ma mère reprit d’un ton bref :

– Drorah, reprenons ce Weber depuis le début et faisons attention au

texte cette fois-ci.

Si mon éducation musicale était excellente mais sévère, je peux

difficilement en dire autant pour mon éducation sentimentale et morale.

Physiologiquement, j’étais très précoce et à peine onze ans passés, j’étais

déjà nubile. Ce n’est que l’année après à l’école, que j’ai appris pas mal de

choses en matière de sexualité.

En attendant, j’étais une pauvre petite dinde et le grand jour où c’est

arrivé, j’ai monté les escaliers vers l’atelier quatre à quatre en hurlant

comme une dingue :

– Papa, papa, ça saigne, ça saigne !

Je devais être folle de terreur avec toutes les histoires de ma mère, car je

n’arrêtais pas de crier :

– Et je n’ai pourtant rien fait, papa, je te jure que je n’ai rien fait de mal.

Papa ne comprenait rien à ma terreur et il me demandait où je saignais.

J’ai soulevé le devant de ma robe et quand il a vu le sang entre mes

cuisses, il m’a soulevée, il m’a embrassée, et il a commencé à danser en

rond en me tenant dans ses bras et en chantant :

– Ma petite princesse est devenue grande. Ma petite Dinah est devenue

une femme.

Il fallait bien qu’il y ajoute un peu car je tremblais dans ses bras. Je

pense qu’il avait les larmes aux yeux en me demandant :

– Maman ne t’a donc jamais rien raconté ?

J’ai répondu qu’elle avait dit seulement de ne jamais toucher à ma chose

et de lui dire, directement à elle, s’il y avait quelque chose à signaler.

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Papa s’est installé devant sa table de dessin en me prenant sur ses

genoux, et il m’a fait un dessin fantastique avec des petites boules dans

deux tuyaux, en utilisant des mots que je n’avais encore jamais entendus à

part les mots « œufs » et « lune ». Après sa leçon de biologie impromptue,

il m’a félicitée et dit de vite courir chez maman pour lui annoncer la bonne

nouvelle.

Ma mère était au salon, à moitié couchée sous le couvercle ouvert de

notre piano à queue. Je lui ai annoncé d’une voix plus ou moins ferme mais

pas rassurée entièrement car avec « ces choses-là » on ne sait jamais, que

j’avais mes « mensurations ». Elle m’a dit en tournant un peu la tête :

– Drorah, tu vois bien que je suis occupée. De quelles mensurations

parles-tu ?

J’ai soulevé fièrement le devant de ma robe. Elle s’est exclamée :

– Bon Dieu, déjà !

et elle s’est redressée brusquement en se cognant violemment la tête

contre le couvercle du piano.

J’ai vite compris que la petite princesse ne recevrait plus de

congratulations supplémentaires et qu’on lui montrerait l’autre côté de la

médaille. Nous sommes allées à la salle de bains où elle m’a dit de laver

ma chose et les cuisses avec de l’eau tiède, pendant qu’elle me montrait

une bande hygiénique et comment la fixer à l’entre-jambes de ma culotte.

Entre-temps elle me parlait de la malédiction de la femme et de son

calvaire mensuel jusqu’à l’âge de cinquante ans. Si je n’étais déjà pas très

pure à ses yeux avant, maintenant j’étais devenue carrément impure et je le

resterais encore plusieurs jours après la fin de mes règles.

Grâce à la leçon préalable de papa, son discours tragique n’eût guère

l’effet escompté. En me voyant si peu impressionnée, elle demanda ce que

mon père m’avait tout raconté. J’ai répondu qu’il m’avait dit de vite courir

chez elle pour le lui dire. Je savais que ma réponse était riche en omissions

substantielles, mais je n’avais pas l’impression de lui mentir. Elle m’a

regardée comme elle seule pouvait le faire, d’un regard qui dépouille

l’âme, en articulant :

– Drorah, qu’est-ce que ton père a encore raconté ?

Je sentais que le terrain devenait très glissant sous mes pieds, et que

j’allais finir par pleurer si elle continuait à me cuisiner. Et jamais je

n’aurais menti.

– Papa a fait un dessin auquel je n’ai rien compris et expliqué quelque

chose avec des mots très difficiles auxquels je n’ai rien compris non plus.

Ses lèvres minces ont esquissé un soupçon de sourire mystérieux et à

mon grand soulagement elle a laissé tomber ce sujet scabreux pour me

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mettre très sérieusement en garde de ne pas me vanter auprès de mes

copines de classe et de garder la chose bien secrète. Je sentais toute

l’importance de la contradiction entre sa mise en garde contre un

comportement triomphal et sa complainte tragique sur la malédiction et

l’impureté de la femme l’instant avant. Mais je préférais ne plus rien dire.

La nuit, j’ai rêvé qu’il y avait deux séries de petits œufs blancs et bruns

qui sortaient de mon ventre par le petit trou de ma chose, et qu’il en sortait

plein de petits poussins jaunes qui dansaient au clair de lune.

Entre sept et quinze ans ma mère régnait donc, ou prétendait régner, en

maîtresse souveraine ou presque si on exclut les quelques conseils

paternels et les rudiments scolaires, sur mon âme et sur mon corps. Mais

bien avant sept ans déjà, j’avais peur de « la » chose, de « ma » chose. Il

suffisait que ma main s’en approche, pour que le puissant voyant rouge de

mon Moi névrosé se mette à clignoter et qu’une quantité de gyrophares

aveuglants ainsi que des sirènes hurlantes me signalent de partout le grand

danger que je courais ou que courait mon âme éternelle à l’approche de la

zone interdite.

Il ne faut donc pas s’étonner que, vers l’âge de sept ans, ma mère

m’entraîna chez un médecin parce que je n’arrêtais pas de me gratter aux

endroits défendus, et que les sourcils menaçants ou les défenses verbales

maternels n’avaient d’autres résultats que de provoquer des crises de

larmes et de colère.

Ma mère avait à peine enlevé ma culotte que l’homme de l’art constata

une vulvite aiguë accompagnée d’un début de vaginite. Il regarda ma mère

sans aménité.

– Madame, vous devez mieux contrôler votre gouvernante ou en

prendre une autre. Vous devez suivre l’hygiène de votre enfant de plus

près. A long terme vous risquez de mettre en danger l’appareil

reproducteur de votre fillette. C’est inadmissible à notre époque ! La

gamine a dû souffrir l’enfer.

Maman n’a rien répondu, mais elle est devenue toute rouge. Je n’avais

encore jamais vu rougir ma mère car elle devenait plutôt blanche quand

elle se mettait en colère. Du coup, j’en avais pitié, et sur le chemin de

retour j’avais envie de pleurer en lui tenant la main. Ma voix timide n’était

qu’un murmure.

– Maman, je te demande pardon. Tout est de ma faute et ce médecin est

très méchant.

Ma mère avec son acuité acoustique hypertrophiée m’avait fort bien

entendue. Elle s’est arrêtée et du haut de son mètre soixante-deux, elle m’a

jeté un long regard énigmatique.

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– Drorah, ce n’est pas de ta faute. C’est Dieu qui l’a voulu ainsi. Peut-

être qu’Il t’aime bien après tout et qu’Il a voulu te mettre à l’épreuve. Ne

dis surtout rien à ton père. C’est un secret entre nous deux. Tu prendras un

bain de siège matin et soir, et dans une semaine tu ne sentiras plus rien du

tout. Est-ce que tu veux une glace ?

Et grâce au calvaire de ma vulvite, j’ai reçu de ma mère la seule glace

de ma vie. J’adorais les glaces, et par après, avec papa, je me suis bien

rattrapée.

La semaine des bains de siège fut un temps délicieux. Dans une petite

bassine blanche, maman versait de l’eau tiède dans laquelle elle faisait

dissoudre une cuiller de poudre jaune et quelques cristaux transparents.

Quand tout était bien dissout, je m’asseyais dedans. Les démangeaisons et

le sentiment brûlant diminuaient vite. C’était agréable et j’aurais voulu

caresser ma chose, mais maman se tenait debout à côté de moi. Le soir

avant d’aller au lit, il y avait une nouvelle séance.

Le soir du deuxième jour, comme je venais de m’asseoir dans ma petite

bassine, maman devait descendre pour répondre au téléphone. Dès qu’elle

était partie, je mettais ma main dans l’eau tiède. Lentement, je passais mes

doigts sur ma chose. Ma main glissait lentement de haut en bas, de bas en

haut. C’était tellement agréable que j’avais fermé les yeux. De loin

j’entendais la voix stridente de maman qui s’énervait au téléphone. Je

sentais une douce chaleur qui, partant de ma chose, inondait tout mon

corps. J’étais tendue et je me caressais plus fort, plus vite. Ma respiration

devenait plus rapide et j’avais fourré mes doigts dans l’ouverture de ma

chose, en frottant encore plus vite. La tension devenait tellement forte, le

plaisir tellement agréable et intense, que je ne pensais plus à maman ou au

téléphone. Ma respiration s’accélérait encore et je frottais ma chose qui

palpitait sous mes doigts. J’allais m’évanouir, j’allais tomber. Soudain ce

fut comme un éclatement. Tout mon petit corps était secoué d’ondes de

plaisir, mes cuisses étaient serrées sur ma main qui serrait ma chose, un

doigt à l’intérieur du petit trou. J’avais la tête renversée en arrière contre le

mur et les yeux fermés. Après avoir vécu toutes ces journées infernales de

brûlures et de démangeaisons intolérables, avec défense formelle de

toucher ou de gratter, ma chose avait découvert le ciel.

– Drorah, que fais-tu là ?

Je ne l’avais pas entendue arriver. J’étais inondée d’un sentiment de

bien-être, de détente.

– Je me repose, maman. Je crois que j’allais m’endormir si tu n’étais pas

venue.

– Que fais-tu avec ta main dans l’eau ? Pourquoi y a-t-il de l’eau partout

autour de la bassine ? Drorah, qu’as-tu fait ? Regarde dans mes yeux !

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Je la regardais. Même si j’avais voulu le lui dire, je n’aurais pas pu

trouver les mots. C’était si agréable. C’était trop bon pour être permis.

Puisque je ne pouvais même pas effleurer ma chose, ce que j’avais fait

devait être défendu à coup sûr et terriblement mal.

– Je crois que j’ai fait pipi dans l’eau, maman.

Il n’y avait plus de coup de téléphone, mais j’avais connu mon premier

vrai orgasme. Je crois que c’était tellement délicieux et impérieux que,

même si maman m’avait attrapée en pleine action, je n’aurais pas pu

m’interrompre. Il est probable que les souffrances et mon abnégation des

semaines précédentes avaient décuplé mon plaisir au point de rendre son

assouvissement à tel point irrépressible et délicieux que j’avais failli

m’évanouir.

Le plus grave toutefois n’était pas l’orgasme mais bien le mensonge.

J’avais beau me dire que je n’avais pas dit « j’ai fait pipi dans l’eau » mais

seulement « je crois que j’ai fait pipi dans l’eau », cela restait bel et bien un

mensonge car je ne croyais pas du tout avoir fait pipi dans l’eau. Le

souvenir de ce mensonge ne m’a jamais quittée. Le seul moyen pour m’en

défaire, aurait été d’aller trouver ma mère et de lui dire « Tu sais, maman,

quand j’avais sept ans j’ai fait une vulvite et j’ai dû prendre des bains de

siège. Un soir, tu as été appelée au téléphone et entre-temps je me suis

masturbée dans la petite bassine et quand tu es revenue, j’ai dit que j’avais

fait pipi dans l’eau. C’était un mensonge. »

Si cette idée me sourit parfois, c’est que je serais enfin en ordre avec ma

conscience, et ensuite parce que je voudrais voir la réaction de ma mère.

Cela fait trente ans que je ne l’ai plus revue, depuis le divorce.

Un autre moyen d’essayer de l’oublier, aurait été de commencer à

mentir, de mentir comme un arracheur de dents. Ainsi, je pourrais me dire

« Tu es une menteuse, une vilaine menteuse ». Un mensonge de plus ou de

moins… Tandis que maintenant, je ne pouvais même pas me dire que je

n’avais jamais menti, même si je haïssais le mensonge, même si c’était

mon unique mensonge, de toute ma vie.

Avant ce bain de siège paradisiaque, l’idée de plaisir était déjà

fortement associée à celle de culpabilité. Par la suite, cette association allait

s’accentuer progressivement et l’idée de culpabilité allait s’étendre

progressivement à n’importe quel plaisir des sens, des cinq sens. Comme je

suis très sensuelle, la danse angoissante plaisir-faute deviendra de plus en

plus endiablée, jusqu’au jour où j’ai jeté tout par-dessus bord.

Quinze ans, c’est loin quand on n’en a que sept et qu’on voudrait boire

la vie à tire-larigot, la respirer à pleins poumons, l’embrasser de ses deux

petits bras.

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La fraise est belle, toute rouge. Je la prends délicatement par sa petite

queue verte et je la trempe à fond dans le bol de crème fraîche. J’adore les

fraises. Je raffole de la crème fraîche. Mais les fraises à la crème fraîche,

c’est le summum. J’ouvre la bouche toute grande en tenant la fraise

enrobée de crème fraîche en l’air, devant mon petit nez. Derrière la fraise,

de l’autre côté de la table de jardin, il y a ses yeux qui me regardent,

impassibles, impénétrables. J’entends sa voix, impersonnelle, glaciale.

– Tu aimes beaucoup les fraises à la crème, Drorah ?

Ma main qui tenait la fraise en l’air descend lentement, mais pas vers

ma bouche grande ouverte que j’ai refermée prudemment. Le voyant rouge

s’est allumé. Il clignote désespérément. Danger. Ne pas mentir.

– J’aime un peu, parfois, de temps à autre.

Lentement je porte la fraise à ma bouche en la regardant dans ses yeux

froids. Et la bouche fermée, je mâche ma fraise au ralenti, comme si elle

était en carton-pâte, dont elle a d’ailleurs pris le goût.

Il fait beau et nous allons en voiture chez le frère de papa. L’oncle

Albert habite dans une villa à la campagne. Il y aura Jacquot, mon cousin,

et ses petits lapins. Je suis seule sur la banquette arrière d’où je vois tout.

L’homme est debout le long de la route devant un arbre. Il tient son vélo

de la main gauche. De la main droite, il tient un bout de tuyau pour arroser

l’arbre. Il secoue le tuyau et le jet d’eau monte et descend.

– Raphaël, roule plus vite. C’est dégoûtant ! Sur la voie publique ! Des

gens pareils, on devrait les mettre en prison.

– Ma pauvre Rachel. Il est complètement rond, le type. Il tient à peine

sur ses jambes.

En passant devant, j’ai compris que le bout de tuyau devait être son zizi

qui faisait pipi. Un zizi géant ! Je me retournais pour regarder le spectacle

étrange.

– Drorah, regarde devant toi.

– Est-ce que le monsieur était malade, maman ?

A califourchon assis sur le dossier arrondi du banc de jardin, nos jambes

pendant dans le vide le long du dossier, Jacquot et moi essayons de nous

faire tomber mutuellement de notre cheval imaginaire.

– Drorah, descend de ce banc, immédiatement !

Je descends à contrecœur. Jacquot reste assis tout seul, souriant d’un air

vainqueur.

– Et pourquoi lui ne doit pas descendre ?

– Lui, c’est un garçon. Ce n’est pas pareil.

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Que ce n’était pas pareil, je le savais fort bien. Jacquot avait huit ans, un

an de plus que moi. La remise est fort grande. D’un côté il y a la Citroën de

l’oncle Albert, de l’autre, la tondeuse, la brouette et les outils de jardinage,

et au fond les petites cabanes à lapins.

– Dinah, tu as déjà vu mon zizi ?

Le spécimen géant de l’homme le long de la route m’avait mise en

appétit. J’étais curieuse tout en ayant un peu peur. J’adoptais une attitude

expectative, feignant un intérêt plutôt mitigé.

– Si tu veux, je te le montre, mais tu me donneras ton petit miroir rond.

Je le regardais d’un air dubitatif, un peu méfiante. Par la porte ouverte,

je voyais au loin ma mère qui prenait son café sur la terrasse en compagnie

de papa, mon oncle et ma tante. Le petit miroir constituait ma richesse

principale. Lentement, je faisais signe que non.

– Comme tu es ma cousine et que je t’aime bien, je veux bien te le

montrer pour rien du tout.

Je pouvais difficilement refuser une offre si généreuse. D’un air

important, il sortait son zizi qu’il tenait de deux doigts. Je m’approchais

pour mieux voir l’appendice mystérieux.

– Si tu me donnes ton miroir, je te montre comment maman m’a appris

pour le décalotter et laver le gland.

– C’est quoi, le gland ?

– Tu verras si tu donnes ton miroir.

La tentation était grande. Je commençais à hésiter. Par la porte ouverte,

je regardais en direction de la terrasse.

– Tu pourras même le toucher si tu veux. Tu me le donnes ?

Lentement, je faisais signe que oui. Il décalottait son pénis et me

montrait le petit gland rubicond.

– Puisque tu vas me donner ton miroir, tu peux le toucher.

J’avançais la main pour palper prudemment la petite tête du pénis.

C’était tout doux et chaud. Cela devait être formidable d’avoir un zizi.

Pourquoi est-ce que les filles n’en avaient pas ? Ce n’était pas juste.

– C’est par la petite fente qu’il sort, ton pipi ?

– Bien sûr. Et toi, il sort par où, ton pipi ? Tu te laves aussi toute seule ?

Je ne m’étais encore jamais lavée toute seule, et je ne savais pas très

bien par où le pipi sortait. J’avais l’air penaud.

– Par en-dessous quelque part. Par l’ouverture dans ma chose.

– Si je peux voir ta chose, tu pourras jouer avec le petit lapin blanc.

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Je faisais signe que non. Un non catégorique. Il allait déjà me prendre

mon petit miroir et maintenant il voulait encore voir ma chose. Qu’il garde

son lapin blanc. Je décidais de contre-attaquer.

– Tu sais, il est tout petit, ton zizi. J’en ai vu un tout grand, le long de la

route. Il était bien dix fois plus grand que le tien. Et le monsieur faisait pipi

avec. Il était grand comme un tuyau d’arrosage.

– Il n’était sûrement pas plus grand que celui de mon papa. Un jour, je

l’ai vu quand il faisait pipi contre la haie. Il était grand comme ça !

Et il écartait les mains d’au moins trente centimètres. J’avais vu un jour

papa, tout nu dans la salle de bains. Il avait beaucoup de poils, mais son

zizi n’avait rien de spécial. J’étais donc un peu sceptique, mais je ne

voulais pas contrarier mon cousin.

– Si tu me montres ta chose et que je peux toucher, tu pourras jouer avec

le petit lapin blanc et tu peux garder ton petit miroir.

L’offre devenait intéressante. Je regardais la terrasse dehors. En

tremblant, je soulevais ma robe. Jacquot se mettait à genoux devant moi et

descendait ma culotte jusqu’à mes genoux.

– Je ne vois rien du tout !

Je pensais lui dire qu’il n’y avait rien à voir d’autre. J’avais un peu

honte de ne pas pouvoir lui montrer davantage pour son lapin et le miroir.

– C’est tout ce que j’ai. Je n’ai rien d’autre.

– Ouvre tes jambes plus fort. Je veux voir l’intérieur.

Mon cœur battait la chamade. Avec ses deux mains il ouvrait ma chose.

Soudain, je sentais son doigt à l’intérieur. C’était gai et j’avais très peur. Il

bougeait son doigt dans l’ouverture de ma chose en essayant de pénétrer

davantage. De loin, je voyais maman qui portait sa tasse de café à la

bouche. La chaleur qui partait de ma chose m’inondait toute entière.

J’haletais plus fort. Je me sentais tout chose. C’est le cas de le dire. Je

haletais de plus en plus vite.

– Arrête !

Il retira son doigt et me regarda d’un air inquiet.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es malade ? Tu es devenue toute rouge. Tu

peux garder ton petit miroir. Tu ne vas rien dire, hein ? Viens jouer avec le

petit lapin blanc.

Le fait que je pouvais jouer avec le petit lapin blanc valait bien la peine

de lui montrer ma chose et allait me porter bonheur. Jacquot avait pris peur

quand il a vu dans quel état d’excitation il m’avait mise, et quand je lui ai

demandé si je pouvais le garder, il m’a dit qu’il était d’accord si sa maman

voulait bien. Nous sommes donc allés retrouver nos parents sur la terrasse.

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Je tenais le petit lapin des deux mains contre mon cou en lui imprimant des

bises sur les oreilles. Tout le monde était attendri sauf ma mère.

– Drorah, rapporte cette pauvre bête chez sa maman, en quatrième

vitesse.

– Mais Jacquot m’a promis que je pouvais le garder si sa maman voulait

bien.

– Allons, Rachel, laisse-le-lui. Regarde comme elle est heureuse. Vous

avez quand même aussi un petit jardin en ville, vous autres.

– C’est hors de question, Léah. Drorah, rapporte cette bête malheureuse

auprès de sa maman, qui doit être malheureuse, elle aussi. Ou donne-le à

Jacquot pour qu’il le rapporte.

S’il n’y avait pas eu ma mère, j’aurais pleuré à chaudes larmes. Mes

lèvres tremblaient, mais je mis courageusement le lapereau, après un

dernier baiser sur les oreilles, entre les mains de Jacquot qui me regardait

d’un air coupable. Mais papa me fit signe d’approcher et me souffla à

l’oreille qu’il m’achèterait un magnifique petit lapin blanc qui ne ferait pas

de crottes, et que je pourrais prendre avec moi au lit pour dormir. Je l’ai eu

deux jours plus tard et c’est vrai qu’il était magnifique, comme un vrai.

Mais je n’ai jamais pu le prendre dans mon lit car ma mère prétendait que

c’était malsain pour les poumons. Après le divorce de mes parents, j’ai pu

enfin dormir avec mon lapin blanc.

Après, j’ai offert à Jenny un lapin analogue, à Jenny que j’aimais plus

que tous les lapins du monde entier.

Ainsi mon éducation sexuelle se faisait malgré tout, au compte-gouttes,

un peu comme certains déportés dans les camps de concentration

parvenaient à trouver un peu de nourriture supplémentaire pour ne pas

mourir de faim.

Pendant longtemps, j’ai été envieuse et jalouse de mon cousin. Le fait

de ne pas avoir pu lui montrer plus en contrepartie de la restitution du

miroir et du don du petit lapin blanc, m’avait humiliée profondément.

J’entendais toujours la déception dans sa voix quand il m’a dit « Je ne vois

rien du tout ! » Plus tard j’ai voulu vérifier de plus près s’il n’y avait

vraiment rien à voir. Accroupie au-dessus de mon petit miroir, j’ai dû me

rendre à l’évidence : une petite fente entre deux rebords minces,

insignifiants, mais pas la moindre trace de zizi. Vers douze treize ans,

quand j’avais déjà mes menstrues depuis plus d’un an, j’ai découvert qu’il

y avait quand même encore autre chose. Et un an ou deux plus tard, j’ai

redécouvert mon cousin Jacquot, après plusieurs années de rapports plutôt

tendus suite à l’humiliation qu’il m’avait faite en déclarant qu’il ne voyait

rien du tout.

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Mais avant cela, il faut que je reparle de ma mère et de mes angoisses.

Grâce au savon qu’elle avait reçu chez le gynécologue – j’ai appris le mot

gynécologue après notre visite – je n’ai plus eu de vulvite. Si je pouvais me

laver le visage tous les matins, le reste de mon corps était l’affaire

exclusive de ma mère. Elle me lavait à fond, trois fois par semaine, debout

dans la baignoire. Elle m’aspergeait d’abord avec la pomme d’arrosoir de

la douche. Ensuite elle mettait du savon liquide sur un gant de toilette et

me lavait d’un seul trait de haut en bas, d’une main vigoureuse. Cela se

passait en silence et en vitesse. Je savais à quel moment précis je devais

ouvrir tout grand les jambes, et sa main dure revêtue du gant savonné

frottait énergiquement le devant, le dessous, et le derrière, vite et sans

douceur. Après, elle m’arrosait avec la pomme d’arrosoir de la douche et

m’essuyait tout le corps avec une grande serviette éponge qu’elle

manipulait avec, si possible, encore plus de hargne et de sauvagerie que le

gant de toilette. Toute l’opération ne prenait pas plus de cinq minutes.

Peu après mes dix ans, papa lui a demandé si elle comptait me laver

jusqu’à la veille de mon mariage. Ma mère est devenue un peu blanche,

elle a pincé les ailes du nez, avant d’aboyer.

– De quoi je me mêle !

Mais la semaine après, j’ai pu me laver toute seule, comme une grande.

Toute seule, façon de parler, car elle montait la garde à côté de la

baignoire. Quand j’avais terminé et que j’allais enfiler ma petite culotte,

elle remarqua sèchement.

– Neuf minutes, Drorah. Cela fait quatre minutes de trop.

Et moi qui croyais m’être dépêchée comme une folle ! Ce n’est que

plusieurs mois plus tard que j’ai pu me laver vraiment toute seule, mais la

porte de la salle de bains devait rester grande ouverte.

Quand ma mère m’a parlé de malédiction de la femme et de calvaire

jusqu’à cinquante ans et de ma condition impure lors de ma première

menstruation, l’idée était déjà bien ancrée dans ma tête que j’étais impure

et maudite. A l’époque, depuis que j’avais pu toucher le gland du zizi de

Jacquot, tout rose et doux et mignon, et constaté l’absence de la moindre

trace de zizi chez moi-même, il ne fallait pas d’autres preuves pour me

convaincre de la malédiction de la femme. Ma vulvite et les larmes qu’elle

m’avait coûtées, m’avait convaincue encore plus de l’impureté de ma

chose qu’il fallait toucher le moins possible. Ma mère m’avait d’ailleurs

appris à me laver soigneusement les mains chaque fois que j’avais fait

« ma petite ou ma grande ». J’ai gardé cette habitude pendant des années,

encore bien après ma « révolution sexuelle ». Il m’arrivait même

occasionnellement de me lever le soir, après avoir touché ou caressé ma

chose au lit, pour aller dans la salle de bains et me laver les mains. Plus

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tard, quand j’ai commencé à me masturber, j’ai gardé encore quelque

temps cette habitude bien qu’elle me semblait contraire à mes principes et

que je pensais que je ferais mieux de me laver la vulve plutôt que mes

mains.

Jusqu’à mes quatorze ou quinze ans, j’ai donc vécu le plus souvent en

m’abstenant de tout plaisir charnel, soit volontairement à cause de ma peur

du « mal » et d’une sanction divine, soit sous contrainte à cause de la peur

de ma mère et de son emprise sur mon comportement et mon esprit, ce qui

revenait à peu près au même, l’autorité maternelle étant quasi divine à mes

yeux.

Ce jour-là, nous étions de nouveau en visite chez le frère cadet de papa.

Lors des visites précédentes, j’avais parfois pris un livre avec moi car

j’aimais la lecture bien qu’elle fût très restrictive vue la censure maternelle.

Mon cousin lisait alors, lui aussi, car nous étions plutôt en froid depuis la

fameuse après-midi dans la remise où il m’avait déclaré « qu’il ne voyait

rien du tout », affront que je n’étais pas prête à oublier ni à pardonner. Une

fois de plus, les adultes prenaient leur café sur la terrasse.

Soudain Jacquot me demanda si je ne voulais pas jouer aux cartes avec

lui. Je levais le nez de mon livre pour lui dire d’un ton maussade que je ne

savais pas jouer aux cartes.

– Cela ne fait rien. Je vais t’apprendre. Tu verras, c’est très amusant et

pas du tout difficile.

Je me suis levée un peu à contrecœur et nous nous sommes installés,

l’un en face de l’autre, à la grande table du salon. Il m’a expliqué le jeu qui

était effectivement facile.

C’était en plein été et nous étions vêtus légèrement, lui en short et tee-

shirt, moi en robe claire jusqu’aux genoux, car plus court aurait été

indécent selon les normes maternelles. Nos pieds nus reposaient sur le

dallage frais du salon.

Pendant que j’étudiais mes cartes que j’essayais de ranger tant bien que

mal en éventail devant mon visage, je sentis soudain son pied nu et froid

toucher ma jambe. Je sursautai légèrement sans toutefois retirer ma jambe.

Nous continuâmes à jouer. Bientôt il remonta le pied lentement le long de

ma jambe, qu’il se mit à caresser doucement. J’aurais pu lui dire d’arrêter

ce manège stupide, mais je fus curieuse en quelque sorte de savoir ce qu’il

compta faire et puis, ce n’était pas désagréable, ce contact frais et léger le

long de ma jambe chaude. Je continuai donc à jouer comme si de rien

n’était. Je vis qu’il se laissa glisser un peu en avant sur sa chaise et tout à

coup je sentis son pied entre mes genoux. Mon cœur commença à battre la

chamade tandis que mon cousin essaya à écarter de force mes genoux avec

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son pied. Mes oreilles bourdonnèrent et je sentis une douce chaleur

m’envahir.

Lentement, j’ouvris les genoux, tout en continuant à jouer aux cartes.

Son pied glissa plus en avant, tandis qu’il caressa doucement l’intérieur

chaud de mes cuisses avec son pied frais. Je commençai à voir trouble et à

haleter légèrement tandis que je me laissai glisser à mon tour en avant sur

ma chaise, en ouvrant mes cuisses largement. Il plaqua la plante de son

pied sur mon pubis, puis sur ma vulve – depuis quelques mois ce nouveau

mot avait tendance à remplacer dans mon esprit le terme tellement banal de

« chose » – qu’il commença à frotter doucement.

J’avais laissé tomber mon éventail de cartes sur la table. D’une voix

enrouée, il chuchota :

– Frotte-moi aussi avec ton pied.

Mon pied droit se logea entre ses cuisses et bien vite je sentis une chose

dure qui me rappelait immédiatement le tuyau d’arrosage du monsieur à

vélo. Je commençai à rouler le tuyau avec la plante du pied, tandis que lui

essaya de chatouiller ma vulve à travers le mince tissu de ma culotte avec

ses orteils. Je commençai à respirer de plus en plus vite, en bougeant le bas

du corps et en le poussant le plus possible en avant contre son pied et ses

orteils, tandis que mon propre pied frotta avec force tout ce que je sentais

entre ses cuisses. Soudain, il poussa un cri.

– Fais gaffe, tu écrases mes boules. Frotte plutôt ma queue de haut en

bas et de bas en haut.

Je savais que les garçons avaient des boules quelque part, mais pas

qu’elles étaient si sensibles. J’étais maintenant lancée à toute vitesse. Nos

cartes se trouvaient entremêlées sur la table et si ma mère était entrée à ce

moment, je crois que je n’aurais plus pu m’arrêter. Je me trémoussais, je

gigotais comme folle tandis que mon pied frottait fébrilement sa queue de

haut en bas.

Et soudain ce fut l’éclatement de l’orgasme. Tout mon corps fut

parcouru d’ondes orgastiques profondes, de secousses puissantes de plaisir,

et sans le savoir j’avais pris de mes deux mains le pied de mon cousin que

je frottai avec toute ma force contre ma vulve. J’entendis vaguement un

geignement en face de moi, et mon pied sentit trois ou quatre soubresauts

violents du corps de Jacquot.

Je n’en pus plus, je restai là épuisée, rassasiée, affalée sur ma chaise, le

pied droit toujours sur le bas ventre de Jacquot, et les yeux fermés. Le rire

bruyant de l’oncle Albert nous rappela à la vie. Nous avons retiré notre

pied et ouvert les yeux en même temps. Il m’a regardée comme s’il me

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voyait pour la première fois de sa vie. Je lui ai souri. Il sembla tout heureux

et il m’a souri à son tour.

Quand il s’est levé après, j’ai vu qu’il avait une grande tache humide sur

son short bleu. Ma petite culotte était sans doute tout aussi humide, mais

cela ne présentait pas de danger immédiat. Je lui ai soufflé à l’oreille qu’il

valait mieux dire qu’il avait renversé du lait sur son short. Il s’est regardé,

et il est allé à la cuisine où il s’est versé effectivement un demi verre de lait

sur son short afin de « noyer le poisson ».

Cette réconciliation passionnément humide signifiait bien sûr la fin de la

guerre froide. A tel point que, au départ, je trouvais l’occasion de lui

souffler à l’oreille :

– Jacquot, je t’aime.

Sur l’échelle de Richter de mes explosions d’énergie libidineuse, les

secousses orgastiques provoquées par le pied incestueux du cousin germain

devaient être de la même force sept – je m’étais presque évanouie – que

celles provoquées par la petite main innocente de Dinah dans son bain de

siège sept ans plus tôt. Notre idylle a duré presque un an. Nous avons eu

encore deux rencontres enivrantes par la suite où j’avais épicé fortement le

festin en enlevant ma petite culotte dans la salle de bains de ses parents

avant la partie de cartes, de sorte qu’il m’a presque déflorée avec son gros

orteil.

Mais après, le brasier s’est éteint graduellement faute de combustible.

Ils habitaient trop loin de Bruxelles, et nous ne pouvions pas nous écrire ou

nous téléphoner. Le plus frustrant, c’était les deux visites pendant

lesquelles nous n’avons pas pu nous isoler malgré toutes nos ruses, pour

« jouer aux cartes » à notre aise.

Entre quinze et seize ans, j’ai fait ma révolution sexuelle. Jusqu’à cet

âge, toute ma vie affective et libidineuse fut dominée par ma mère et ses

névroses. L’association du plaisir sexuel et même de toute forme de plaisir

au sentiment de culpabilité, avait fait de moi une petite fille angoissée,

frustrée, encline aux idées moroses, dépressives.

Heureusement qu’il y avait mon papa, le piano, l’école, mon lapin

blanc, et mes fantasmes. J’ai toujours eu une imagination très vive qui m’a

souvent aidée à m’échapper à l’emprise de la réalité quand celle-ci

devenait trop terrifiante. A l’école comme à la maison, j’étais

régulièrement « dans les nuages » comme disait ma mère. A ces moments-

là, j’étais vraiment « partie », dans mon monde à moi d’où la peur, la

laideur, le péché, la culpabilité, et surtout ma mère étaient exclus.

Il m’arrivait même de m’enfuir soudain, en plein milieu d’un sermon

particulièrement sévère et effrayant de ma mère. Mon regard devenait