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Contribution d'une réflexion sur le langage à une théologie de la parole Autor(en): Ricoeur, Paul Objekttyp: Article Zeitschrift: Revue de théologie et de philosophie Band (Jahr): 18 (1968) Heft 5-6: Numéro du centenaire Persistenter Link: http://dx.doi.org/10.5169/seals-380906 PDF erstellt am: 20.03.2015 Nutzungsbedingungen Mit dem Zugriff auf den vorliegenden Inhalt gelten die Nutzungsbedingungen als akzeptiert. Die ETH-Bibliothek ist Anbieterin der digitalisierten Zeitschriften. Sie besitzt keine Urheberrechte an den Inhalten der Zeitschriften. Die Rechte liegen in der Regel bei den Herausgebern. Die angebotenen Dokumente stehen für nicht-kommerzielle Zwecke in Lehre und Forschung sowie für die private Nutzung frei zur Verfügung. Einzelne Dateien oder Ausdrucke aus diesem Angebot können zusammen mit diesen Nutzungshinweisen und unter deren Einhaltung weitergegeben werden. Das Veröffentlichen von Bildern in Print- und Online-Publikationen ist nur mit vorheriger Genehmigung der Rechteinhaber erlaubt. Die Speicherung von Teilen des elektronischen Angebots auf anderen Servern bedarf ebenfalls des schriftlichen Einverständnisses der Rechteinhaber. Haftungsausschluss Alle Angaben erfolgen ohne Gewähr für Vollständigkeit oder Richtigkeit. Es wird keine Haftung übernommen für Schäden durch die Verwendung von Informationen aus diesem Online-Angebot oder durch das Fehlen von Informationen. Dies gilt auch für Inhalte Dritter, die über dieses Angebot zugänglich sind. Ein Dienst der ETH-Bibliothek ETH Zürich, Rämistrasse 101, 8092 Zürich, Schweiz, www.library.ethz.ch http://retro.seals.ch

Contribution d'une réflexion sur le langage à une théologie de la parole

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Contribution d'une réflexion sur le langage à une théologie de la parole

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  • Contribution d'une rflexion sur le langage une thologie de la parole

    Autor(en): Ricur, Paul

    Objekttyp: Article

    Zeitschrift: Revue de thologie et de philosophie

    Band (Jahr): 18 (1968)

    Heft 5-6: Numro du centenaire

    Persistenter Link: http://dx.doi.org/10.5169/seals-380906

    PDF erstellt am: 20.03.2015

    NutzungsbedingungenMit dem Zugriff auf den vorliegenden Inhalt gelten die Nutzungsbedingungen als akzeptiert.Die ETH-Bibliothek ist Anbieterin der digitalisierten Zeitschriften. Sie besitzt keine Urheberrechte anden Inhalten der Zeitschriften. Die Rechte liegen in der Regel bei den Herausgebern.Die angebotenen Dokumente stehen fr nicht-kommerzielle Zwecke in Lehre und Forschung sowie frdie private Nutzung frei zur Verfgung. Einzelne Dateien oder Ausdrucke aus diesem Angebot knnenzusammen mit diesen Nutzungshinweisen und unter deren Einhaltung weitergegeben werden.Das Verffentlichen von Bildern in Print- und Online-Publikationen ist nur mit vorheriger Genehmigungder Rechteinhaber erlaubt. Die Speicherung von Teilen des elektronischen Angebots auf anderenServern bedarf ebenfalls des schriftlichen Einverstndnisses der Rechteinhaber.

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    http://dx.doi.org/10.5169/seals-380906

  • CONTRIBUTION D'UNE RFLEXIONSUR LE LANGAGE

    UNE THOLOGIE DE LA PAROLE

    H y a plusieurs raisons qui contraignent le thologien chrtien,clerc ou lac, tenir compte de ce qui se passe actuellement dans lechamp des tudes linguistiques. C'est sous le point de vue d'une thologie de la Parole que je voudrais en rassembler l'instruction et lesexigences. Que pouvons-nous entendre ici par une thologie de laParole D'abord, elle se prsente nous l'tat dispers, sous lesmultiples formes que prend la parole dans le champ de la thologie.

    i) Toutes les affirmations des thologiens reposent sur la conviction que Dieu rencontre l'homme comme parole ; nous parlons de la Parole de Dieu .

    2) Le christianisme est, titre primaire, la comprhension decette Parole en tant qu'elle devient chair .

    3) Le tmoignage de la premire communaut chrtienne constitue une forme de la parole, la Parole de la prdication, comme lieuo l'vnement du Christ est reconnu lui-mme comme parole.

    4) La prdication actuelle est son tour l'actualisation de cetteparole premire, primaire, dans une nouvelle Parole intelligible pournotre temps.

    5) Le travail des exgtes et des thologiens est son tour unesorte de discours sur ces quatre discours successifs, avec la finalitultime de reconqurir et de raffirmer la signification de la Paroleoriginelle qui met en mouvement cette suite de paroles. Ainsi, letravail du thologien apparat lui-mme comme un dernier discoursportant sur la connexion interne et intime entre la Parole de Dieu,Dieu comme Parole en Christ, la Parole de la prdication primitiveet son actualisation dans la prdication moderne. En ce sens, toutethologie est une thologie de la Parole. Mais la thologie mriteraplus spcifiquement ce titre, si elle s'efforce de ressaisir comme ununique procs ce qui s'est prsent l'tat dispers dans remuneration prcdente.

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    Ainsi nous pouvons parler d'une thologie de la parole, titreunitaire, lorsque la thologie s'efforce de comprendre ensemble sonorigine, son mergence historique, le moment du tmoignage et saprsente actualisation dans la prdication et le travail thologique.Du mme coup, le problme de l'interprtation est pouss en positioncentrale ; l'hermneutique devient quelque chose de plus que lamthodologie de l'exgse, i.e. un discours de second ordre appliquaux rgles de lecture du texte ; elle concerne la constitution de l'objetthologique comme procs de parole , pour reprendre l'expressionfamilire certains thologiens allemands (Wortgeschehen, devenirde la parole , ou procs de parole ).

    En poussant ainsi la notion de parole et le problme de l'interprtation dans une position centrale, le thologien se place lui-mmedans une situation qui, invitablement, le confronte avec toutes lessortes d'tudes linguistiques. Par l, j'entends les disciplines qui ontquelque chose voir avec le langage : d'abord la linguistique, au sensstrict de la science des langues dites naturelles par oppos aux languesartificielles ; puis la gnralisation des modles linguistiques dans unescience des signes, ou smiologie, puis les applications de la smiologieen anthropologie, dans la mesure o les structures sociales reposentsur des changes de signes et ont une structure symbohque ; enfin lalogique, en tant qu'tude des langages artificiels. Ainsi, toutes cesdisciplines qui ont voir et faire avec le langage posent une questionau thologien : comment exprimer le procs de la parole dans lechamp de ces disciplines linguistiques Du mme coup, la tche d'unethologie de la parole est double, systmatique et critique : tchesystmatique d'unifier tous les domaines de la thologie sous leconcept de procs de parole (ce serait, si l'on veut, la constitutioninterne de son objet) ; mais tche critique (et c'est celle que je vaisconsidrer ici), consistant dans la confrontation de cette hermneutique du procs de parole avec les disciplines diverses qui ontquelque chose voir avec le langage. Une thologie moderne de laparole a donc l'obhgation d'laborer en mme temps, d'un seul mouvement et d'un seul souffle, la tche systmatique ou organique et latche critique ou analytique. Elle ne peut plus aujourd'hui satisfaire la premire sans aussi satisfaire la seconde, parce que l'actualisation de la parole, qui est son souci principal, implique que la parolesoit leve au rang des mots, devienne mot. Alors elle rentre dans lechamp de considration et de souci de toutes les disciplines scuhresque j'ai cites. C'est donc le procs de parole lui-mme qui condamnele thologien en venir aux mains, si je puis dire, avec toutes lessortes de problmes poss par le linguiste, le smiologiste, le logicien,le philosophe, le psychanalyste, etc. J'aimerais rsumer cette introduction de la manire suivante : l'objet de la thologie, c'est la parole

  • RFLEXION SUR LE LANGAGE THOLOGIE DE LA PAROLE 335

    devenue chair, mais, comme la chair, c'est l'homme et que l'hommeest langage devenir chair c'est, pour la parole, devenir langage ausens humain et sculier du mot. Que le Logos devienne discours, soitlev au rang de nos mots, c'est cela le Geschehen qui cre la rencontreentre la thologie de la parole et les tudes linguistiques.

    Afin de donner une vue concrte de ce qu'il faut faire dans ce champde recherche, je prendrai pour guide le problme du mot dans lathorie linguistique. En franais, l'unit du problme apparat peut-tre moins bien qu'en allemand ou en anglais, o il se trouve quec'est la mme expression Wort, word, qui dsigne la parole commeparole de Dieu et les mots du langage humain.

    Je ne parlerai pas du tout de ce que les philosophes anglais etamricains appellent analyse linguistique ce serait un autresujet mais de la science linguistique qui, d'ailleurs peut-tre, a ttrop mconnue dans les milieux de la hnguistic analysis . En choisissant ce champ de confrontation, je pense que je me place en mmetemps un niveau qui se prte bien une discussion avec la mthodede la thologie biblique qui est, pour une large part, une interprtation de mots cls ; d'ailleurs, je reviendrai la fin sur ce problmedes mots cls, tels que : alliance, chair, pch, grce, etc., et avanttout, sur ce mot cl autour duquel gravite en quelque sorte toutel'hermneutique biblique, le mot mme de Dieu qui, chaque moment,requiert une rorientation entire de tous les autres mots cls. Ainsi,ma recherche se trouve situe au point de croisement de l'hermneutique de la Parole et de la smantique des mots ou de la parole.

    Voici comment j'ai conu la progression de ce travail : je voudraismontrer que le mme problme de la parole, ou plus exactement dumot, peut tre pris diffrents niveaux, ce qui constitue le travailcritique le plus dlicat de notre entreprise. Il y a en effet des niveauxde signifiance dans le langage et si nous ne matrisons pas cette situation, si nous ne saisissons pas l'articulation, la hirarchie et l'unitdes structures et des fonctions dans le langage, nous sommes condamns des controverses inutiles, striles et fanatiques ; nous seronsamens opposer un abord purement structural pour lequel, commej'essaierai de le montrer tout l'heure, les signes sont seulement desunits purement oppositives dans un systme, et, d'autre part, uneontologie du langage, de type heideggerien par exemple, pour laquellela parole du pote ou du penseur rvle l'tre ; entre ces deux positions extrmes, le choix parat invitable, tant que nous ne disposonspas d'un instrument critique pour mettre en place les niveaux d'units,de structures et de fonctions et, par consquent, pour matriser cettehirarchie interne du langage. Je propose de considrer trois niveauxdans lesquels le problme du mot, au sens technique des units designification, mais aussi au sens plus fondamental, plus existentiel

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    de la parole signifiante, va prendre chaque fois un sens diffrent. Jeme placerai d'abord au point de vue d'une linguistique structurale ;deuximement, celui d'une phnomnologie de la parole, et enfin celui d'une ontologie du discours ; je voudrais montrer commenton peut enchaner ces trois points de vue : une linguistique structurale, o nous abordons le langage par la constitution de sa forme une phnomnologie de la parole, o nous aborderons le langage parson intention de dire quelque chose enfin une ontologie du discours, dans laquelle nous abordons le langage lui-mme comme unmode de l'tre ; c'est donc le maniement de ces trois points de vue,de ces trois abords, qui sera notre problme mthodologique ; je meplacerai successivement ces trois niveaux et j'essaierai chaque foisde montrer ce que cela signifie pour le thologien.

    Au premier niveau, celui d'une analyse structurale, nous considrons uniquement la linguistique comme science. Cette science a faitdes progrs considrables, qui tiennent d'abord un afflux de faitsnouveaux, fournis par l'tude des langues non classiques ; alors quela grande linguistique du XIXe sicle s'tait constitue essentiellement autour de l'arbre gnalogique indo-europen, avec ses deuxgrandes subdivisions, la germanistique et la romanistique, la prise enconsidration de l'ampleur des langues humaines, y compris leslangues non crites, comme les langues indo-amricaines, a suscitune situation tout fait nouvelle dans la mthodologie. Mais ce quiest plus important encore que cet afflux de faits nouveaux, c'est laconstitution d'un nouveau modle thorique ; c'est ce modle thorique que je voudrais considrer rapidement, en montrant son application au problme du mot et enfin ses applications particulires audomaine de la thologie bibhque.

    Ce modle peut tre ramen trois ou quatre traits fondamentaux,qui reprsentent chacun une dcision mthodologique importante.

    Premire dcision mthodologique : la distinction entre langue etparole ; on met du ct de la parole la performance individuelle, l'excution psycho-physiologique du langage, mais aussi les combinaisonslibrement constitues partir d'un inventaire limit de signes ; lepouvoir de produire des combinaisons illimites de phrases sur labase d'un inventaire fini de signes lmentaires, c'est la parole. Duct langue, on met la comptence qui repose sur une institutionsociale, disons sur les rgles du jeu. F. de Saussure recourt volontiers la comparaison du jeu d'chec : la langue, c'est l'tat du jeu unmoment donn et la parole, c'est le coup par lequel nous produisonsune configuration nouvelle.

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    Cette dichotomie nous importe beaucoup, dans la mesure o lathologie semble tre du ct de la parole, alors que la linguistique achoisi le ct de la langue. A la faveur de cette premire dichotomie,le systme des signes se trouve coup des sujets parlants, et constitueun phnomne autonome et en quelque sorte neutre, anonyme.

    Deuxime dcision mthodologique : Laissant le ct de la paroleet considrant seulement le ct de la langue, on distingue deux pointsde vue : le point de vue synchronique correspond la faon dont lelangage est organis un certain moment, disons dans un tat desystme ; au deuxime point de vue, dit diachronique, on considreles changements, les transformations ; or, toute la linguistique duXIXe sicle avait t essentiellement une linguistique historique,intresse essentiellement aux drivations de genses, sur le modledu grand volutionnisme qui avait russi dans les sciences biologiques ; l'arbre gnalogique de la vie et des espces correspondantcelui des langues. La linguistique structurale, qui est aujourd'hui lalinguistique dominante, subordonne au contraire toute considrationhistorique la considration des tats de systme ; c'est donc unchangement dans l'intelligibilit mme, puisque ce que l'on comprend titre premier est l'tat de systme et non le changement ; l'intelligence historique sera une intelligence seconde, en ce sens qu'il fautdeux tats de systme successifs pour comprendre le passage de l'un l'autre.

    Troisime choix mthodologique : dans un tat de systme, on nedoit pas s'occuper des termes pour eux-mmes, que ce soit le son oule sens de tel mot pris isolment mais des relations entre les termes.On peut parler ds maintenant de structure, de structure de systme.En effet, un terme dans une langue, un mot par exemple, n'a pas designification propre, sinon qu'il est diffrent de tous les autres signes ;c'est une valeur diffrentielle ; comme disait de Saussure : Dans unelangue il n'y a que des diffrences. Nous commenons comprendrece que sont les structures : des ensembles de dpendances mutuelles,des systmes qui ne comportent que des relations et pas de termes.

    Enfin, dernier trait, peut-tre le plus important pour notre objetultime, savoir une thologie de la parole : dans cette conception, lesystme de la langue n'a pas de relations externes ; dans le dictionnaire, un mot renvoie un mot et jamais une chose ; tous les motsrenvoient les uns aux autres, dans une sorte de ronde sans fin ; lessignes ne renvoient qu'aux signes dans la clture du dictionnaire ;nous avons l l'image de ce que les thoriciens appellent la clture del'univers des signes. Considr comme un systme de relations internes,l'univers des signes a un dedans, mais pas de dehors. Ce point est trsimportant, car toute philosophie du langage repose sur l'ide queparler c'est parler de quelque chose, et parler quelqu'un ; elle suppose

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    au moins deux transcendances, pour que le langage fonctionne : latranscendance de ce sur quoi nous parlons et la transcendance decelui qui nous parlons ; ds lors l'ultime postulat, le postulat fondamental de structuralisme, c'est la mise entre parenthses de la transcendance du signifi (ou plus exactement du rfr) et de la transcendance des sujets parlants.

    Les consquences sont considrables en ce qui concerne le destindu mot ; un mot, pour le structuralisme, n'est qu'un complexe dediffrences l'intrieur d'un systme ; il n'y a donc rien qui mriteici le nom de parole, au sens fort du mot, i.e. au sens qu'Aristote avaitdj donn au logos, et qui consiste dire quelque chose sur quelquechose. Ce dire quelque chose sur quelque chose est limin duchamp de considration.

    En quoi ces discussions concernent-elles la thologie bibhqueElles la concernent d'abord indirectement, en tant que toute thologiede la parole prsuppose que le langage a non seulement une structuremais est un sens, le sens d'une parole adresse de quelqu'un quelqu'un. Or ce modle structural conduit plutt vers l'ide d'un inconscient, non pas de l'inconscient freudien, comme lieu du refoul, maisplutt d'un inconscient kantien, d'un inconscient catgorial. Mieux,en vertu du dernier postulat, celui de la clture des signes que j'nonais tout l'heure, on voit se former l'ide, qui apparat souvent chezles plus philosophes d'entre les structuralistes, que, titre ultime, lelangage implique un type de philosophie sans sujet ; disons un champanonyme de rgles et de structures fonctionnant par elles-mmes ; cequi est exclu, dans cette perspective, c'est l'ide que la traditionidaliste au contraire avait prserve, savoir que comprendrequelque chose, c'est finalement se comprendre soi-mme. En ce sens,on peut dire que le structuralisme exclut toute considration de typehermneutique, i.e. reposant sur une relation circulaire entre le texteinterprt et l'interprte. Pour le structuralisme, il n'y a pas de message dlivrer, pas de sens dchiffrer, pas d'intentions transcendantes saisir existentiellement ; il n'y a que des lments distribuer selon des rgles de classification.

    Et pourtant, je ne pense pas que nous devions nous laisser enfermer dans cette opposition entre hermneutique et structuralisme ;celui-ci pose une srie d'exigences minimales auxquelles il faut d'abordavoir satisfait avant de prtendre accder l'interprtation proprement dite ; une exigence de rigueur a t introduite par le modlestructural, laquelle il faut d'abord satisfaire avant de pouvoir prtendre un traitement hermneutique, un travail d'interprtation,par exemple du vocabulaire bibhque, comme j'essaierai de le montrertout l'heure. D'abord il me semble que toute signification, pour pouvoir tre riche et parlante, doit appartenir une structure. La struc-

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    ture est un facteur de signification au moins sous forme ngative ; jedonne un exemple tir de la thologie du XIIe sicle du Pre Chenu ;dans son chapitre sur le symbolisme, l'auteur montre que les grandssymboles de la culture occidentale, d'origine hbraque et plus largement smitique d'une part, et d'autre part grecque et protohellnique,reposent sur un symbohsme universel qui s'avre tre une symboliquefoisonnante. Les mmes symboles, comme l'eau, le feu, peuvent signifier tout ou n'importe quoi ; le feu brle, purifie, dtruit, chauffe ;l'eau nourrit, nettoie, mais aussi fait mourir ; par consquent, c'esttoujours comme une polysmie rgle dans une structure dominantequ'un symbole signifie quelque chose. Ainsi les thmes animahersbien connus, venant des bestiaires orientaux et iraniens et probablement de loin, ont pu tre repris dans la tradition biblique poursignifier par exemple la menace du chaos de destruction et lediabolisme latent de la condition humaine ; la polysmie foisonnante du symbolisme sauvage va se trouver limite et, par le moyende cette limitation, va devenir fonctionnelle. Le point de vue structural doit donc tre incorpor d'une manire ou d'une autre l'interprtation.

    Je pense qu'une deuxime condition doit aujourd'hui aussi tresatisfaite : nous ne pouvons plus mler, comme ce fut trop souventle cas jusque dans les grandes uvres, comme le Dictionnaire thologique de Kittel, le point de vue synchronique et le point de vue dia-chronique ; il n'est pas permis de mettre dans une mme squence lesdiffrents sens d'un mot diffrentes poques, tout en les opposant d'autres significations appartenant elles-mmes des coupes historiques diffrentes. James Barr, dans un travail trs important sur laSmantique biblique, montre que la plupart des travaux de smantiquebiblique ne satisfont pas certaines exigences structurales qui sontaujourd'hui courantes en linguistique et d'abord la distinction dupoint de vue synchronique et du point de vue diachronique. Si un mota une signification un moment donn, c'est parce que, la mmepoque, il est en opposition avec d'autres mots du mme vocabulaire ;nous ne pouvons donc pas prendre le mme mot des poques diffrentes sans tenir compte de ses environnements successifs et par consquent, des restructurations que ces environnements successifs ontsuscites.

    Enfin, il n'est pas possible non plus d'examiner les structures linguistiques sans tenir compte de leur rapport avec les autres structures : celles qui s'expriment dans les classifications naturelles (deplantes, d'animaux, d'objets usuels) et dans les classificationssociales : les structures linguistiques sont dans un certain rapportd'homologie avec toutes les autres structures et c'est dans ce jeu destructures que le langage peut tre oprant.

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    Par consquent, tout ce que l'on peut dire contre les exagrations,les extrapolations, les prtentions du structuralisme ne porte pascontre la mthodologie structurale ; il faut bien distinguer entre lamthodologie structurale et le structurahsme comme philosophe ;aujourd'hui, il n'est pas possible de ne pas satisfaire d'abord aux exigences minimales de la mthode structurale.

    J'ajouterai enfin que l'approche structurale et l'approche hermneutique seront amenes de plus en plus se combiner, se composer, parce qu'aucune ne peut russir sparment. Lvi-Strauss, ilest vrai, a pu dvelopper une analyse structurale peu prs pure desensembles mythologiques qu'il a considrs ; mais c'est parce que dansl'aire de l'ancien totmisme nous avons affaire des mythes smantique faible et syntaxe forte qui se prtent bien l'analyse structurale, voire des considrations topologiques ; mais notre culture estgreffe au contraire sur des fonds mythiques d'une nature diffrente ;dans l'aire du Moyen-Orient ancien, dans l'aire prhellnique, le fondmythique se prte plutt une interprtation des contenus, parceque l'organisation syntaxique est faible et la corrlation avec lesclassifications naturelles et sociales trs flexible ; par contre, larichesse smantique est telle que leur signification profonde a pu survivre et s'insrer dans de nouveaux contextes, et donner lieu unesuite de rinterprtations, de renouveaux et de renaissances dont lachane constitue ce qu'on appelle prcisment une tradition. Le rapport au temps est donc inverse dans les deux cas extrmes : d'un ctla cohrence synchronique va avec une fragilit diachronique et unetemporalit saccade, de l'autre la faible cohrence de l'ensemblemythique un moment donn, toute la richesse smantique, dveloppe une temporalit cratrice. Je ne crois donc pas du tout quenous ayons affaire une alternative, que nous soyons contraintd'opter entre le point de vue structural et le point de vue hermneutique ; ces deux lectures doivent tre composes et combines dansun dosage variable, selon que les contenus que nous examinons sontplus riches au point de vue smantique ou plus rigoureux au point devue syntaxique.

    IIJe voudrais maintenant donner quelques exemples d'une phnom

    nologie du langage, montrer quelle peut tre la contribution d'unephnomnologie du langage, aprs celle d'une analyse structurale. Jepense que la phnomnologie peut apporter la thorie du langagequelque chose que la linguistique ne peut pas donner, ou plutt qu'ellen'a pas donner, parce que ce n'est pas son objet ; je distingue eneffet philosophie du langage et science du langage . La science

  • RFLEXION SUR LE LANGAGE THOLOGIE DE LA PAROLE 34I

    du langage, c'est la linguistique ; or la linguistique ne s'occupe pasdu langage comme fonction d'existence humaine ; elle s'occupe seulement des langues, i.e. des systmes de signes, caractristiques d'unecommunaut historique donne (le russe, l'anglais, l'allemand, lefranais) ; ce sont ces systmes qui ont une structure propre, structurephonologique, lexicale, syntaxique, stylistique, etc. Faire la thoriede ces structures, c'est la tche de la linguistique structuraliste. Latche d'une philosophie du langage est distincte, c'est une tche desecond degr ; elle consiste ressaisir le rapport entre la langue commesystme de signes et la parole comme vise intentionnelle. Ce rapportconstitue, mon avis, l'objet de la phnomnologie du langage. Unelinguistique mme gnrale n'y suffit pas ; la linguistique, commenous l'avons vu, commence par sparer langue et parole la langue,structure indpendante des sujets parlants, et mme inconscientepour chaque individu, et la parole comme excution, comme combinaison et comme initiative. Or ce qui importe pour le philosophe,c'est justement la relation entre ces deux versants, langue et parole ;autrement dit, ce que le linguiste spare, le philosophe doit le runir.Ce qui importe dans une philosophie du langage, c'est ce que nous faisons de ce systme, comment nous l'employons. En ce sens, son problmen'est pas la structure de la langue, mais son usage ; je serais ici tout fait d'accord avec les philosophes anglais du langage ordinaire pourpousser le concept d'usage au centre du tableau comme contrepartiede celui de structure. Le langage, en effet, n'est pas un objet en soi,mais une mdiation, un mdium par lequel nous nous dirigeons versla raht ; c'est l l'aspect rfrentiel fondamental du langage ; parfois nous communiquons notre exprience, c'est l'aspect social ; etenfin parfois nous nous exprimons, c'est son aspect personnel. Cettemdiation implique trois choses : signification, c'est--dire rfrence... (dire quelque chose sur quelque chose), communication et expression. Signification, communication, expression : ce sont les problmesd'une philosophie du langage irrductibles la linguistique.

    La phnomnologie peut contribuer cette comprhension dulangage de la manire suivante : en donnant un primat philosophiqueau problme de la signification sur celui de la communication et del'expression ; j'entends ici par signification cette facult de reprsenterle rel par des signes et de comprendre les signes comme reprsentantle rel. Or il me semble que la notion d'intentionalit, notion cardinalede l'analyse phnomnologique, claire bien ce problme, car le signesuppose que la conscience est constitue comme une vise qui se dirigevers quelque chose ; dans cette vise, on peut mme distinguer deuxmoments ; parler, c'est d'abord dire quelque chose : c'est le momentd' idalit du langage ; car le sens n'existe ni dans le monde ni dansla conscience ; il n'a aucune ralit, ni physique ni psychique ; mais.

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    en outre, parler, c'est dire quelque chose sur quelque chose, et c'estle moment de ralit . Toute parole signifiante comporte ces deuxseuils de signifiance : seuil de sens et seuil de rfrence ; son intentionalit est une intentionaht deux crans : cran du sens idal etcran de rfrence relle ; la parole est ce qui distingue et articule lesens du discours et la rfrence du discours : dire quelque chose et ledire sur quelque chose ; c'est cette articulation qui caractrise laparole par opposition la langue. A vrai dire, la langue ne dit rien,la langue est muette. C'est seulement un systme de signes, un instrument disponible ; la parole parle et dit quelque chose sur quelquechose.

    Nous avanons d'un pas dans cette phnomnologie si nous considrons que l'unit linguistique qui assure le passage de la langue laparole est tout fait irrductible celles que nous avons considresjusqu' maintenant, les units phonmatiques, les units lexicales ;cette unit nouvelle, c'est la phrase. C'est la phrase qui est vraimentle pivot de la parole. Or qu'est-ce qu'une phrase C'est un vnementdu langage ; la phrase nat et meurt, alors que la langue subsiste etdemeure. Chaque fois que quelqu'un parle, une combinaison passagre et transitoire de signes se forme. Et c'est cette combinaison transitoire qui est l'vnement du langage. Nous nous rapprochons ainsidu concept que nous poursuivons depuis le dbut, celui de procs dela parole. Nous nous en rapprochons avec une phnomnologie de laparole, supporte par une thorie de la phrase ; or cette fonction dela phrase, nous la connaissons depuis Platon ; c'est le logos, commeentrelacs de noms et de verbes, qui porte le poids de la signification,de la communication, de l'expression. Je vise quelque chose de la ralit, je m'adresse quelqu'un et, en mme temps, je manifeste mapropre intention, celle qui le constitue comme sujet parlant. Ainsila tche d'une philosophie du langage se prcise ; il s'agit de montrer,par une description concrte, le passage de la langue, systme designes, la parole, vnement du discours.

    C'est sur ce fond de phnomnologie de la parole que nous devonsreprendre notre problme du mot et le conduire aux abords du problme des mots cls de la thologie bibhque. En effet, le problme dumot, que nous avons laiss en suspens la fin de la premire partie,reprend vie ici. Tout l'heure, le mot n'tait qu'un lment diffrentiel du lexique. C'tait une simple diffrence dans un systme designes. Maintenant le mot est une fonction de la phrase ; il participedu mme coup la vise de la phrase ; c'est en position de phrase quenos mots atteignent quelque chose. Pourquoi Parce que le motn'est plus alors une simple diffrence couche dans un dictionnaire ;il est un moment dans un acte de parole. Alors le mot prend vie ; caril est bien plus qu'un fantme de sens qu'on voque et qui retourne

  • RFLEXION SUR LE LANGAGE THOLOGIE DE LA PAROLE 343

    au nant ; il domine l'vnement ; il donne une histoire notre langue.En effet, chaque fois que nous l'employons, il s'enrichit de cet usageet porte comme la cicatrice de tous ses usages. Du coup, il survit son emploi instantan, il retourne au systme et lui donne la dimension temporelle. Nous touchons ici au problme que ne rsoud pasactuellement le structuralisme ; le passage du systme l'histoire.Alors que, comme je le disais tout l'heure, les linguistes du XIXe sicle taient l'aise dans l'histoire, aujourd'hui les linguistes ne sontpas l'aise dans l'histoire, ils sont l'aise dans les systmes sanshistoire.

    Voyons les implications de ce second niveau pour une thologiebibhque ; la thologie est plus concerne par une telle phnomnologiede la parole que par une analyse structurale de la langue, avec lesrserves, nanmoins, que j'ai dites la fin de la premire partie. Leprocs de parole, que j'ai voqu au dbut, et qui est plac au centrede certaines thologies d'aujourd'hui, suppose sans aucun doute quenous avons une sorte d'intelligence spontane de ce que c'est qu'unprocs de parole, de ce que c'est que parler, dans le rapport entreexprimer, communiquer et signifier. En effet, les mots fondamentauxde la thologie font appel une situation de discours spcifique, danslaquelle notre existence totale est porte l'expression ; en outre, lacomprhension du langage biblique ajoute la saisie de cette situation une communication galement spcifique, un univers du discours partag, qui fait de la communaut ecclsiale une communautd'interprtation.

    Les implications d'une phnomnologie de la parole pour unethologie biblique se font plus prcises lorsque l'on considre la placede la polysmie dans la smantique en gnral et dans la smantiquedu langage biblique en particuher. La polysmie, savoir le fait quenos mots ont plusieurs significations, est le problme central de toutesmantique ; nulle hermneutique ne peut plus l'ignorer. Or il appartient une linguistique de la parole d'tablir que la polysmie, oufonction du sens multiple, n'est pas une maladie du langage, ne relved'aucune pathologie, mais remplit une fonction bien prcise dansl'conomie du langage. Aristote savait dj que le mot tre lui-mme se dit en plusieurs acceptions. Or le fonctionnement de la polysmie est troitement li celui de la phrase. En effet, tous nos motspris sparment sont polysmiques ; et cela, pour une raison qui estapparue plus haut, savoir le processus cumulatif que constitue lemot lui-mme. Ce pouvoir du mot d'acqurir un sens nouveau sansperdre son sens ancien est la base de la mtaphore, c'est--dire dutransfert de sens ; mais, si tous nos mots sont ainsi polysmiques,tous nos discours ne le sont pas. La polysmie, en effet, n'est efficaceque dans certaines conditions qui appartiennent la structure de la

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    phrase, la constitution du discours ; le contexte de la phrase peuttre organis de telle faon qu'une seule dimension du sens soit enquelque sorte crible par un mcanisme de renforcement mutuel d'unedes variables contextuelles de chacun des mots ; par contre, le contexte du discours peut donner licence plusieurs valeurs smantiques la fois. Ainsi le langage potique est organis de telle faon quetoutes les variables de sens sont consolides, maintenues et prservesdans une sorte de fte du sens.

    Cette question de la polysmie nous ramne une fois encore audbat avec le structuralisme ; et en un sens de plus en plus constructif ; comme j'essayais de le dire tout l'heure, c'est toujours dansune structure qu'un symbolisme fonctionne ; en effet, le phnomnede cumulation qui est la base de tout transfert de sens, s'il est livr lui-mme, aboutit plutt une sorte d'hmorragie du sens, enl'absence d'une structure qui encadre et discipline la polysmie ; lesmots, voulant dire n'importe quoi, ne signifient alors plus rien. Seulela structure contextuelle de la phrase fait de la polysmie une polysmie rgle ; seule celle-ci est signifiante.

    Une thologie bibhque ne saurait donc s'difier sans une bonnelinguistique du mot, et de la polysmie au centre de cette smantique.La thologie bibhque, en effet, repose sur des mots cls qui doiventsans cesse tre interprts et rinterprts avec les ressources del'intelligence culturelle d'une poque ; des mots tels que : pch,grce, se rfrent une situation et une communaut d'interprtation qu'il s'agit de restituer pour en tablir le sens ; la mtaphoren'est elle-mme qu'un mode de rfrence indirecte parmi d'autresgrce auxquels s'exerce la comprhension de l'existence dans unecommunaut d'interprtation particulire.

    La pointe de ce phnomne, c'est le mot Dieu lui-mme ; en unsens, le mot Dieu est un mot cl du vocabulaire thologique : Il est,pour ainsi dire, celui qui organise et coordonne les autres l'intrieurd'un cadre de significations (Me Quarrie, God-talking, p. 99). Maispour rendre compte de la signification du mot Dieu et du pouvoir qu'iltient de fournir un centre de gravitation l'univers smantique, ilfaut recourir une troisime dimension du langage.

    IIIJe ne crois pas qu'une phnomnologie puise davantage le langage

    que ne le peut une linguistique structurale. Il nous reste en effet rendre compte de la puissance de dire que nous avons sans cesse prsuppose. Or l'acte de dire ne se rduit pas la structure des lmentsde la langue, ni mme l'intention des sujets parlants ; le langageserait vain s'il n'avait des racines ontologiques dans la structure

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    mme de l'tre. C'est l, me semble-t-il, l'apport fondamental de laphilosophie de Heidegger d'avoir montr qu'on n'aboutit rien avecune thorie du langage qui reste dans l'univers de la clture des signeset qui marque l'oubli des structures d'existence pralables au langagelui-mme ; ce sont elles qui assurent notre ouverture l'tre dans sonensemble. Le langage, s'il doit tre une mdiation, ne peut tre lepoint de dpart ; il survient dans un procs d'existence qui le prcdeet l'enveloppe. C'est ce procs d'existence dans son ensemble qui rendle langage possible comme vnement humain fondamental. Ce quime parat important, dans l'ordre mme suivi par Heidegger dansl'Etre et le Temps, c'est que l'on ne part pas du langage, mais que l'onvient au langage. Je vois, aujourd'hui, dans la pense de Heidegger,un remde salutaire cette espce de maladie de la philosophiemoderne, en particulier de la philosophie franaise, emmure dans lemonde clos des signes, dans la clture de l'univers des signes. Heidegger nous contraint prendre une dcision premire, sortir ducercle enchant, afin de retrouver dans l'acte mme de dire une modalit de l'tre, laquelle suppose elle-mme une constitution de l'tretelle que l'tre puisse tre dit. C'est ainsi que l'Etre et le Tempss'avance vers le langage en partant des expriences dcisives et primaires qui le prcdent : se trouver dans une situation, se projeter,comprendre, etc. Le langage peut alors apparatre comme une desdterminations fondamentales du Dasein, de l'tre-l de l'homme : ducomprendre, en quelque sorte prlinguistique, on s'lve au discoursproprement dit, renonciation, en passant par le mode cl de l'interprtation, lequel appartient l'existence comme telle. De plus enplus fortement, dans la suite de son uvre, Heidegger place le dire(Sagen) l'origine du parler (Sprechen). C'est donc un renversement,un retournement, une Kehre, qu'il faut sans cesse oprer dans larflexion sur le langage, afin de restituer au langage qui nous estadress la priorit par rapport celui que nous pouvons parler ; c'estainsi que le silence relve d'une philosophie de la parole, dans la mesureo dire c'est d'abord se tenir silencieux devant le sens. Etre silencieux,ce n'est pas tre muet ; le silence signifie que notre premire relationau langage est d'couter et non de parler.

    Nous avons ainsi atteint une dimension du langage qui est antrieure l'intention subjective et, plus forte raison, aux structuresde langue.

    Pour la troisime fois, le problme du mot revient au centre denotre recherche ; mais avec, si je puis dire, un coefficient philosophique supplmentaire. Dans une approche structurale, nous avonsdit : le mot est une diffrence dans un systme. Puis, dans une approchephnomnologique, nous avons dit : le mot est une fonction de laphrase comme unit signifiante. Et maintenant nous disons : le mot

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    est le point de passage de la parole qui nous est adresse la paroleque nous prononons ; le mot est la transition du dire au parler.

    En effet, le mot est le sige d'une dialectique entre ce qui se manifeste et ce que nous captons ; entre l'ouverture de l'tre et une capturepar nous. Ce qui se manifeste passe par le goulet d'tranglement dumot humain, qui est l'acte de violence du pote ou du penseur. Dansun texte magnifique, Heidegger dit que le mot l'acte et l'uvre dumot est la fois la soumission de l'homme l'ouverture de l'treet en mme temps la responsabilit de l'homme parlant qui prserve l'tre dans son ouverture. Ce mot prserver est admirable ; il donnetoute sa densit philosophique la fonction du mot. En prservantce qui a t une fois ouvert, le mot donne aux choses de devenir cequ'elles sont ; par le langage, elles pntrent dans l'espace d'ouverture, dans l'espace de rvlation sur lequel l'homme exerce sa responsabilit de sujet parlant.

    Je note en passant qu'un vieux problme comme celui de la prdestination, qui n'a gure avanc depuis des sicles, trouve ici, sinonsa solution, du moins son nonc correct. Si nous comprenions comment, dans le langage, s'exerce la fois la domination du verbe surl'homme et la responsabilit de l'homme sur le verbe, nous saurionsdiscerner dans l'acte de parler la jonction de la prdestination del'tre et de la responsabilit de l'homme. Le mot est prcisment cecarrefour o quelque chose vient nous, en mme temps que nous lematrisons et lui imposons une sorte de clture. Le mot est cet chan-geur, non seulement entre le systme et l'vnement, entre la structure et la gense, mais encore entre l'ouverture et la clture ; entre lanon-clture de la rvlation et la fermeture qui appartient la formation mme du mot. Cet avnement du mot relve d'un mode dephilosopher irrductible non seulement la linguistique, mais laphnomnologie ; pour l'une et pour l'autre, le langage est dj advenu,la contrainte du mot a t exerce ; les langues sont dj l. Ce quiest avant le parler, c'est ce dire qui est en mme temps l'acte d'audace,la violence premire, qui engendre une espce de dispersion fondamentale l'encontre de l'acte de rassemblement du logos. Peut-tremme sommes-nous placs, par cette matrise humaine du verbe, parce rapt et cette capture, au point de la naissance conjointe des chosesqui viennent l'existence et du sujet parlant qui se pose ; quand lemot nat, les choses deviennent ce qu'elles sont et l'homme se tientdebout. Nous sommes l'origine de cet acte dominateur qui rendpossible le rgne universel du manipulable, sous les formes de lascience et de la technologie. Ce rgne commence avec cette capture aulieu mme de la rvlation.

    Je dirai, pour finir, les implications d'une telle ontologie dulangage pour la thologie bibhque. Pour ma part, je vois un double

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    rapport entre le genre d'analyse que je viens d'esquisser et la thologiebiblique. Tout d'abord, me semble-t-il, la notion d'ouverture, de non-voilement, est la prsupposition la plus gnrale de la notion de rvlation. Quand la communaut confessante annonce que en Christ leVerbe a t fait chair , elle prsuppose un espace de comprhension, savoir l'intelligence, aussi vague et indtermine soit-elle, de ce quepeut signifier la manifestation de l'tre dans la parole . La prdication chrtienne implique qu'il soit signifiant pour l'homme que l'tresoit port la parole. Je ne veux pas dire du tout que, pour moi, leChrist, la parole de Dieu en Christ, se dilue dans une espce d'universelle rvlation ; je pense mme trs exactement le contraire ; l'unicit de la parole de Dieu en Christ, non seulement n'est pas oppose l'universel dvoilement de l'tre comme logos de la parole du poteou du penseur ; mais elle se comprend plutt comme l'actualisationcentrale autour de laquelle se regroupent toutes les figures de la manifestation. L'unicit de la rvlation et l'universalit de la manifestation se renforcent mutuellement. C'est parce que je reois commeparole digne d'tre crue que le verbe a habit parmi nous, que, dumme coup et d'un mme souffle, je prends confiance en l'universellemanifestation de l'tre, dans tout langage qui dit quelque chose. Jereois par l mme une sorte de pouvoir d'attention l'gard de toutlangage signifiant. Inversement, parce que j'ai des indices de la manifestation de l'tre dans le verbe hors de l'Evangile, dans la paroledu prophte et du penseur, dans celle du pote moderne aussi bienque classique et archaque je suis inclin par ces manifestationsmultiples de l'tre dans le verbe, je suis dispos recevoir l'uniqueverbe du Christ comme la manifestation centrale et dcisive. C'estdans cette relation circulaire que je peux, sans syncrtisme, discernerla convenance mutuelle entre l'aletheia grecque, comprise comme non-voilement, et YEmeth hbraque, qui veut dire fidlit, base de confiance.

    Cette relation que je viens de dire, relation circulaire entre lanotion heidegerrienne d'ouverture et la notion chrtienne de rvlation, me mne la deuxime implication d'une ontologie du langagepour une thologie bibhque. Elle concerne le mot Dieu, sur lequelj'avais achev tout l'heure le second cycle. Les mots cls tels quecration, pch, salut, grce constituent en effet un espace de gravitation pour la capture du sens. La smantique biblique devient unauthentique travail thologique lorsque le mot Dieu est reconnucomme centre de cet espace de gravitation. La spcificit du motDieu se dcoupe alors l'intrieur de cette fonction de langagecomme laisser voir, comme manifestation. Si le miracle de l'tre, savoir qu'il y a quelque chose plutt que rien, ne signifiait rien pourla comprhension des hommes, comment donnerions-nous un sens

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    des mots comme crateur, sauveur, pre, seigneur, etc. Je diraisvolontiers, avec McQuarrie : Dieu est le nom religieux pour l'tre,en tant que celui-ci est prouv dans une rvlation qui veille lafoi. Or cela ne se comprend que si l'on a rtabli l'espace entier degravitation o le mot Dieu a une position cl. La restitution du champ entier peut seule montrer qu'il y a plus de sens dans lemot Dieu que dans le mot tre.

    Il y a plus de sens dans le mot Dieu que dans le mot tre, d'abordparce qu'il rassemble et regroupe toutes les valeurs signifiantes accumules dans les cultures par la symbolique religieuse valeursqu'ignore le concept non symbolique de l'tre. C'est l d'ailleurs quele symbolisme trouve ses racines ontologiques ; son recours l'analogie cesse d'tre artificiel ou gratuit, lorsqu'il est pris dans cet espacede gravitation, lorsqu'il devient une modalit de la d-couverte, dela rvlation ; alors il prserve vraiment la vrit et le mystre del'tre. En outre, je dirai qu'il y a plus dans le mot Dieu que dans lemot tre, non seulement cause de ce qu'il rassemble de significationsdisperses, mais parce qu'il se centre sur un symbolisme fondamental,celui de la Croix. Or la signification fondamentale d'un Dieu qui sedonne lui-mme dans un amour sacrificiel pour les hommes excdetoute signification du mot tre ; mme si, la faon de Heidegger,nous lisons dans le mot tre l'ide d'un don (en allemand es gibt ,c'est--dire il y a, retient quelque chose du verbe geben, donner). Mais,mme ce don de l'tre, savoir le miracle qu'il y ait quelque chose,que vous soyez l, que nous soyons l, est comme accentu de faondramatique, par la signification christique, qui ajoute ce don universel la signification de celui qui se donne lui-mme dans un amoursacrificiel pour les hommes, en ce sens, le mot Dieu dit plus que lemot tre, puisqu'il ajoute la dimension de sa relation nous, commejugeant et gracieux, et la dimension de notre relation Lui commeinquiets et reconnaissants pour son don excellent. En ce sens, le motDieu laisse tre l'acte de Dieu, en tant qu'acte de bont et d'amour.Eh bien si nous comprenons cela, peut-tre comprendrons-nousaussi comment la parole peut tre la fois l'origine de nos paroles eten mme temps le priple entier que nos paroles parcourent. Cela d'otoute parole procde et o toute parole retourne.

    Paul Ricur.

    Contribution d'une rflexion sur le langage une thologie de la parole