Georg Lukacs Nietzsche Esthetique Fasciste

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  • Georg Lukcs

    Nietzsche, prcurseur de lesthtique fasciste.

    1934

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

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    Ce texte est la traduction de lessai de Georg Lukcs Nietzsche als Vorlufer der faschistischen sthetik. (1934) Il occupe les pages 286 317 du recueil : Georg Lukcs, Beitrge zur Geschichte der sthetik, Aufbau Verlag, Berlin, 1956. Cette dition se caractrise par une absence complte de notes et de rfrences des passages cits. Toutes les notes sont donc du traducteur. Les citations, principalement celles de Nietzsche, sont donnes et rfrences selon les ditions franaises existantes. Cet essai tait jusqu prsent indit en franais.

    Friedrich Nietzsche.

    Philologue, philosophe et pote allemand n le 15 octobre 1844 Rcken, en Saxe, et mort le 25 aot 1900 Weimar. Professeur de philologie l'Universit de Ble ds l'ge de 24 ans, il obtient un

    cong en 1879 pour raison de sant. Les dix annes suivantes, il publie un rythme rapide ses uvres majeures. En 1889, il sombre dans la dmence.

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    Car mis part le fait que je suis un dcadent, j'en suis aussi le contraire

    Nietzsche : Ecce homo. 1

    Introduction Il ny a pas un seul thme de lesthtique fasciste qui ne soit pas, directement ou indirectement, issu de Nietzsche ; il nest pas ncessaire dnumrer ces thmes, commencer par la thorie des mythes et lantiralisme. En analysant lesthtique de Nietzsche, le lecteur, de lui-mme ressentira tellement la parent avec le fascisme que lexpos doit plutt se concentrer sur la mise en vidence des diffrences. Bien que la parent soit laspect significatif prdominant, il y a en effet des diffrences sur presque chaque lment. Cela ne repose pas seulement sur le fait que, malgr tous ses problmes, Nietzsche est un penseur important et intressant, tandis que ses thurifraires et disciples fascistes sont des apologtes clectiques et des dmagogues sycophantes, des phraseurs creux au service du capitalisme agonisant. Cela repose essentiellement sur la diffrence entre les deux priodes dvolution de lidologie bourgeoise. Le fascisme limine obligatoirement tout ce quil y a de progressiste dans la tradition bourgeoise. Aussi doit-il dans le cas de Nietzsche falsifier ou renier ces passages o lon voit une critique romantique subjectivement honnte de la civilisation capitaliste. Certes, le profond dsespoir de Nietzsche devant le dclin de la civilisation capitaliste ne peut pas tre compltement limin, et il

    1 Nietzsche : Ecce homo, traduction ric Blondel, in uvres,

    Flammarion, Paris, 2000, page 1211.

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    nen reste pas moins que la critique nietzschenne de la civilisation capitaliste a t la base, pendant la priode imprialiste, de tendances librales critiques en matire culturelle que le fascisme a fortement combattues. Le thoricien officiel du fascisme, Rosenberg, malgr toute sa rvrence, considre en consquence Nietzsche de manire critique . Il voit en lui une victime de la mauvaise priode matrialiste librale. Que Nietzsche soit devenu fou est un symbole. Une norme volont de cration accumule sest assurment fray un chemin comme une crue, mais cette mme volont intrieurement brise depuis longtemps dj ne pouvait plus parvenir la cration artistique. Et Rosenberg considre lactivit antrieure de Nietzsche comme une caractristique de cette poque de folie : Cest en son nom que sest produite la contamination raciale par tous les arabes et les ngres, sous sa bannire, alors que Nietzsche prconisait prcisment un eugnisme racial. Nietzsche tait tomb dans les rves de courtisans politiques ardents, ce qui tait plus grave que de tomber entre les mains dune bande de brigands. Le peuple allemand nentendait parler que de rupture de toutes les chanes, de subjectivisme, de "personnalit", et pas du tout de discipline et de force de caractre . En un mot, Rosenberg voit que Nietzsche a t, lpoque prfasciste, un philosophe de ce libralisme quil abhorre. La liquidation de cet hritage libral de Nietzsche, Rosenberg lentreprend avec de grossires invectives. Son collgue fasciste, le professeur de luniversit de

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    Berlin Alfred Baeumler, 2 vise le mme objectif avec des moyens plus raffins. Il conteste violemment le tableau que dresse de Nietzsche son collgue, fasciste lui-aussi, disciple de Stefan George, Ernst Bertram 3. Pour Bertram, qui prolonge et perfectionne les traditions nietzschennes de limprialisme davant-guerre, Nietzsche nest qu un rvolutionnaire tragique . Jamais , dit Bertram, la tendance de lindividualisme forcen dissoudre les mystres, avec tout ce quelle a dimpitoyable au plan intellectuel, contre toute sorte de sainte obscurit, na lutt avec un caractre funeste aussi exemplaire que dans le voltairianisme, qui se dveloppe et culmine avec Zarathoustra . Cette image de Nietzsche, qui est un dveloppement de limage de Nietzsche de Simmel, fascise et pousse jusquau mysticisme, est donc rejete de la manire la plus violente par Baeumler. Certes, Baeumler critique galement les tendances positivistes de Nietzsche, et oppose ses thories du mythe celles, plus profondes et plus authentiques , de Grres, Bachofen 4, etc., mais pour lui, Nietzsche nest en rien un personnage tragique, mais au contraire un penseur avec lequel commence une poque toute nouvelle pour lhumanit. Selon Baeumler, Nietzsche mne un combat sur deux fronts, contre les Lumires et contre le romantisme, et il doit donc tre considr

    2 Alfred Baeumler (1887-1968), philosophe et pdagogue allemand.

    3 Stefan George, (1868-1933) pote et traducteur allemand, adepte d'un

    esthtisme aristocratique Ernst August Bertram (1884-1957), thoricien et crivain allemand.

    4 Johann Joseph von Grres (1776-1848), crivain allemand. Johann

    Jakob Bachofen (1815-1887), juriste, philologue et sociologue suisse, thoricien du matriarcat.

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    comme le prcurseur thorique du combat dmagogique que les fascistes mnent sur deux fronts contre le marxisme et la raction. (La tentative de Moeller van den Bruck 5 de concevoir le conservatisme comme oppos la fois au libralisme et la raction, constitue une premire tape de cette conception de Nietzsche). Selon Baeumler, la tragdie dans la vie de Nietzsche consiste dans le fait que les conditions pralables la comprhension de sa philosophie ont manqu au deuxime Reich de Bismarck, et que cest donc en vain quil sest battu pour faire de sa philosophie le fondement du deuxime Reich bismarckien. Et cest en cela que le deuxime Reich bismarckien sest alors effondr. Le national-libralisme, fond idologiquement par Hegel, a t la forme la plus rcente de cette synthse des Lumires et du romantisme, que Nietzsche tait appel dissoudre . Et ce que Bismarck na pas vu, Nietzsche la vu de manire prophtique : Lhistoire du Reich est devenue lhistoire de la dfaite idologique de Bismarck le bourgeois affairiste est devenu le matre, au dessus de lhomme dtat, le libralisme et le romantisme ont men tour tour la politique, et avant tout, on a fait de bonnes affaires Avec la guerre mondiale, le pompeux difice romantique libral sest croul, et cest ce mme instant que les deux grands rivaux du pass sont devenus visibles. Cest cette opposition entre Bismarck et Nietzsche qui est, selon la philosophie fasciste de lhistoire, la cause profonde de leffondrement du deuxime Reich, et seul

    5 Arthur Moeller van den Bruck (1876-1925), historien et crivain

    allemand.

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    le troisime Reich entrane la rconciliation, la synthse, de ces deux figures mythiques. Lcrivain fasciste Franz Schauwecker 6 crit sur le prsent : la rencontre impossible, celle que lon a empche, entre Bismarck et Nietzsche, va tre une ralit accomplie, contre laquelle toute attaque de puissances ennemies chouera . Il sagit l du mythe fasciste de la synthse de lintriorit allemande et de la puissance allemande . propos de ce mythe, il est donc tout fait vrai que Nietzsche, aprs avoir rapidement surmont un enthousiasme juvnile pour la fondation du Reich, a toujours t un adversaire dclar et mprisant de Bismarck et du rgime bismarckien. Il dit de Bismarck : Cet homme a pour la philosophie la considration et les lumires dun paysan ou dun tudiant affili une corporation . 7 Et de son Reich, il dit quil est dans tous les cas le royaume de la "mdiocrisation" et de la chinoiserie les plus profondes 8 Il mprise la rponse politique bismarckienne dans laquelle il voit un compromis entre le gouvernement et le peuple. Sa critique lgard de Bismarck et du rgime bismarckien se situe aprs quil a surmont simultanment sa rvrence lgard de Schopenhauer et Richard Wagner dans la mme ligne que sa critique de ces deux personnes. Chez les trois, Nietzsche combat ce quil appelle la dcadence. Dans un aphorisme dAurore, il les

    6 Franz Schauwecker (1890-1964), crivain et publiciste allemand.

    7 Friedrich Nietzsche : Par del bien et mal. Traduction Patrick

    Wotling, 8me section, Peuples et patries. 241, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 785.

    8 Friedrich Nietzsche : Le gai savoir. Nous sans patrie, 377,

    Traduction Patrick Wotling, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 300.

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    met tous les trois dans le mme sac : le philosophe allemand le plus lu, Schopenhauer, le musicien allemand le plus cout, Wagner, et lhomme dtat le plus respect, Bismarck 9. Nous savons, et nous devrons encore le souligner maintes reprises au cours de nos dveloppements, que la contestation des principes artistiques de Richard Wagner constitue, dans lesthtique de Nietzsche, le point crucial du combat contre la dcadence, du combat pour un art sain , tout fait comme le renversement de Schopenhauer est au cur de sa dernire philosophie. Lamalgame de Bismarck avec les deux autres montre donc trs prcisment comment Nietzsche apprcie Bismarck : comme reprsentant de la dcadence dans le domaine de ltat et de la politique. Ce que cette dcadence signifie politiquement, Nietzsche lexprime avec une clart brutale : La dmocratie sera la forme historique de la dcadence de ltat 10. Nietzsche expose cette ide dans diffrents passages de son uvre dans des variations les plus diverses. Je cite un extrait caractristique datant de sa dernire priode : Soumettons-nous aux faits : le peuple a vaincu ou "les esclaves", "la populace", "le troupeau"... Les "matres" sont dfaits On peut considrer cette victoire en mme temps comme un empoisonnement du sang (elle a mlang des races). Le "salut" du genre humain (

    9 Friedrich Nietzsche : Aurore. Rflexions sur les prjugs moraux, in

    uvres, Traduction Henri Albert, Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1993, 167, page 1069.

    10 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, 472, religion et

    gouvernement, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 282

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    savoir celui qui dbarrasse des "matres") est en trs bonne voie ; tout senjuive, ou senchristianise, ou sencanaille vue dil (quimportent les termes !) 11 Nietzsche conoit ici, tout comme Bruno Bauer avant lui, la victoire de la dmocratie moderne comme une victoire du principe judo-chrtien sur la Rome aristocratique. La renaissance a t un contrecoup. Mais la rforme conduit nouveau une victoire du principe judo-chrtien. Et cest la Rvolution franaise qui assne le dernier coup : la seul noblesse politique qui subsistt encore en Europe, celle des XVIIe et XVIIIe sicles franais, seffondra sous le coup des instincts de ressentiment populaire. 12 La victoire de cette dmocratie plbienne conduit supprimer la notion dtat, abolir de opposition "priv et public" Les socits prives absorberont progressivement les affaires de ltat Laffranchissement du particulier (je nai garde de dire : de lindividu) [est] la consquence de la conception dmocratique de ltat. 13. Point nest besoin de commentaires pour comprendre ce que Nietzsche a pens de ce Bismarck qui a prcisment conclu un compromis avec cette plbe : Bismarck nest pas pour Nietzsche un ractionnaire suffisamment rsolu.

    11 Friedrich Nietzsche : Pour une gnalogie de la morale. 9

    Traduction ric Blondel et autres, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 863.

    12 Friedrich Nietzsche : Pour une gnalogie de la morale. 16

    Traduction ric Blondel et autres, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 877

    13 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, 472, religion et

    gouvernement, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 281-282.

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    I Nous navons pas ici pour tche de mettre au jour les contradictions de ce mythe historique, qui sont de toute faon videntes. Il nous fallait seulement exposer brivement ces conceptions de Nietzsche afin de bien accder ses conceptions artistiques. Le combat de Nietzsche contre la dcadence en art son poque se condense en une attaque contre les tendances plbiennes dmocratiques de lart contemporain, et en particulier celles de Richard Wagner. La caractristique fondamentale de cette dcadence plbienne de lart, Nietzsche la voit dans la prdominance du spectaculaire. Une poque de dmocratie porte lacteur aux nues, Athnes comme aujourdhui. Richard Wagner a jusquici surpass tout le monde sur ce terrain et produit une ide leve de lacteur qui peut donner le frisson. Musique, posie, religion, culture, livre, famille, patrie, commerce, tout est pour dabord art, je veux dire pose thtrale. 14 Et dans un autre passage : Wagner tait-il dailleurs un musicien ? Il tait en tous les cas, plus encore, autre chose : un incomparable histrion, le plus grand des mimes, le gnie de thtre le plus tonnant que les Allemands aient jamais possd, notre talent scnique par excellence. 15 partir de ce point, qui est au cur de sa critique de la dcadence, Nietzsche montre trs clairement les raisons politiques et sociales de son rejet radical de lacteur. La

    14 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1885, in uvres

    Philosophiques compltes, XI, traduction Michel Haar et Marc B. de Launay, Gallimard, 1982, 34 [98], page 181.

    15 Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner. 8 Traduction Henri Albert, in

    uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 993.

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    doctrine de lgalit ! Mais il ny a pas de poison plus vnneux : car elle parat prche par la justice mme, alors quelle est la fin de toute justice... Autour de cette doctrine de lgalit se droulrent tant de scnes horribles et sanglantes, quil lui en est rest, cette "ide moderne" par excellence, une sorte de gloire et daurole, au point que la Rvolution, par son spectacle, a gar jusquaux esprits les plus nobles. Ce nest pas une raison pour len estimer plus. Je nen vois quun qui la sentit comme elle devait tre sentie, avec dgot Goethe... 16 En consquence, Nietzche combat Wagner sur le plan de lhistoire de lart en ce quil linscrit dans la srie des romantiques franais : Wagner est pour Nietzsche le Victor Hugo de la musique considre comme langage . 17 Aux yeux de Nietzsche, le romantisme franais est une raction plbienne du got. 18 Victor Hugo lui-mme est trivial et dmagogue, il rampe devant toute parole ronflante et toute pose emphatique : flatteur de la plbe, il prend la voix dun aptre pour sadresser aux infrieurs, aux opprims, aux malvenus, aux malforms, lui qui na pas lombre dune ide de ce quest la discipline et la loyaut de lesprit, de ce quest la conscience intellectuelle cest en somme un acteur inconscient, comme presque tous les artistes du mouvement dmocratique. Son gnie a sur les masses le

    16 Friedrich Nietzsche : Le crpuscule des idoles, 48. Traduction

    Henri Albert, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 1114. 17

    Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner. 8 Traduction Henri Albert, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 993.

    18 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1885, in uvres

    Philosophiques compltes, XI, traduction Michel Haar et Marc B. de Launay, Gallimard, 1982, 38 [6] page 335

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    mme effet quune boisson alcoolique, qui tout la fois sole et abtit. 19 Nietzsche trouve les mmes caractristiques chez Michelet, chez Georges Sand, etc. Et il rsume de la manire suivante dans sa critique la hirarchie des types dartistes : Il y a 1. lart du monologique (ou qui dialogue avec

    Dieu). 2. lart de socit, qui prsuppose une socit,

    une espce dhomme plus fine. 3. lart dmagogique, par exemple Wagner

    (pour le "peuple" allemand), Victor Hugo. 20

    Cet art des plbiens en sueur est un art pour la Masse. Cest ainsi que Nietzsche exprime son plus profond mpris pour toute cette orientation. Car Pulchrum est paucorum hominum 21 (le beau est rserv au petit nombre). Dans lart des masses, le beau est replac par ce qui remue les masses, par le grand, le sublime, le suggestif, le stupfiant. Nous connaissons les masses, nous connaissons le thtre. Llite de ce qui sy trouve, adolescents allemands, Siegfried cornus, et autres wagnriens, a besoin du sublime, du profond, de lcrasant et le reste de lassistance, les crtins de la civilisation, les petits blass, les ternels-fminins, les

    19 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1885, in uvres

    Philosophiques compltes, XI, traduction Michel Haar et Marc B. de Launay, Gallimard, 1982, 38 [6] page 336

    20 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1884, in uvres

    Philosophiques compltes, X, traduction Jean Launay, Gallimard, 1982, 26 [321] page 261.

    21 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, II, Opinions et sentences

    mles 118, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 67.

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    gens qui digrent avec bonheur, en un mot, le peuple, a galement besoin du sublime, du profond, de lcrasant. Ils ont tous une seule logique. "Celui qui nous renverse est fort, celui qui nous lve est divin. Celui qui suggre est profond" Pour lever les hommes, il faut tre lev soi mme. Errons par dessus les nuages, haranguons linfini, plaons autour de nous les grands symboles ! Sursum boum-boum ! Il ny a pas de meilleur conseil. Que la "poitrine gonfle" soit notre argument, le "beau sentiment" notre avocat. La vertu a raison, mme du contrepoint. 22 Cette mme grossiret exagre des moyens pour un public plbien se manifeste galement selon Nietzsche dans le naturalisme littraire : On veut contraindre le lecteur lattention, le "violer", de l vient le nombre des petits traits prenants du "naturalisme" cest dans la ligne dune poque dmocratique : les intelligences grossires et fatigues par lexcs de travail doivent tre stimules ! 23 Cette dcadence de la dmocratie et de la vulgarit plbienne est mise par Nietzsche en corrlation troite avec le dveloppement socioconomique du 19e sicle. Ce nest pas que Nietzsche ait jamais compris quoi que ce soit aux dterminations conomiques spcifiques du capitalisme, il ne sy est jamais intress, mme superficiellement. Mais il voit les symptmes les plus visibles de lconomie capitaliste, comme lintroduction des machines, la division du travail croissante,

    22 Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner, 6 Traduction Henri Albert, in

    uvres, Flammarion, Paris, 2000, pages 988, 989-990. 23

    Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1885, in uvres Philosophiques compltes, X, traduction Jean Launay, Gallimard, 1982, 25 [122], page 58.

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    lexpansion des grandes villes, le dclin de la petite production, etc. et les rattache alors, sans comprendre les mdiations en termes dconomie et de classes sociales, aux symptmes quil observe du dclin culturel. Sa position par rapport aux consquences culturelles du dveloppement capitaliste est, par son point de dpart, celle de lanticapitalisme romantique, de la critique romantique des effets destructeurs de "lre du machinisme" en matire culturelle. Sa critique cet gard ne dpasse absolument pas le niveau moyen de cette mouvance, elle reste mme pour ce qui est de la comprhension des corrlations relles bien en arrire des anticapitalistes romantiques anglais et franais. Lisons par exemple se dveloppements sur limpact humiliant de la machine : La machine est impersonnelle, elle retire, la pice travaille, sa fiert, cette qualit et ses dfauts individuels, insparable de tout travail non mcanique, donc de son petit peu dhumanit. Autrefois, tout achat fait des artisans tait une manire de distinguer des personnes, des marques desquelles on sentourait ; le mobilier et le vtement devenaient de la sorte des symboles destime rciproque et daffinit personnelle, tandis que nous ne semblons plus vivre prsent que parmi une socit desclaves, anonyme et impersonnelle. Il ne doit pas payer trop cher lallgement du travail. 24 Son attaque principale, Nietzsche la dirige contre les consquences culturellement destructrices de la division capitaliste du travail. L aussi tout ce qui se rapporte la

    24 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain II Le voyageur et son ombre.

    288 dans quelle mesure la machine humilie, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 303.

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    production elle-mme, la lutte de classes lui chappe. Il ny a que deux lments qui lintressent. Premirement le fait que la division capitaliste du travail a enlev toute occupation ce sens immdiat quelle avait dans les socits antrieures, que toute occupation, aussi bien celle du capitaliste que celle de louvrier dans la socit actuelle a perdu tout sens. Deuximement et essentiellement, cest le problme du temps libre qui lintresse. Nietzsche considre juste titre le temps libre comme la condition pralable subjective dune activit culturelle, active ou rceptive, et comme connaisseur de lvolution dans lantiquit, il voit trs clairement ce qua signifi le temps libre du citoyen de la cit pour la civilisation antique. Cest pourquoi il analyse, de ce point de vue, avec colre et ironie, linsuffisance quantitative et qualitative du temps libre dans la socit capitaliste, mais il est trs significatif en ce qui le concerne quil ne pose ce problme que pour la classe dirigeante exclusivement ; les travailleurs nentrent pratiquement pas en ligne de compte pour la culture selon la conception de Nietzsche, leur temps libre nest pas pour Nietzsche un problme intressant. Cest pourquoi ce nest pas un hasard si lesclavage joue un si grand rle dans le tableau de lantiquit quesquisse le jeune Nietzsche. Sans esclavage, pas de temps libre pour la couche dominante ; et sans temps libre, pas de culture. Nietzsche dit : Et sil devait savrer que les grecs ont pri cause de lesclavage, il est bien plus certain que cest du manque desclavage que nous prirons. 25

    25 Friedrich Nietzsche Cinq prfaces cinq livres qui nont pas t

    crits. Ltat chez les grecs, in uvres I, Pliade, Gallimard 2000, Traduction Michel Haar et Marc de Launay, page 302.

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    partir de ces deux approches, Nietzsche parvient, sans tre en mesure de voir larrire plan conomique, contester la dpersonnalisation de lhomme dans la socit capitaliste. Il critique comme suit le grand dfaut des hommes daction : Ce qui fait ordinairement dfaut aux hommes daction, cest lactivit suprieure : jentends lactivit intellectuelle. Ils agissent en qualit de fonctionnaires, ngociants, savants, c'est--dire de reprsentants dune espce, et non point en tres uniques, dous dune individualit bien dfinie ; sous ce rapport l, ce sont des paresseux. Cest le malheur des hommes daction que leur activit soit presque toujours quelque peu draisonnable. On ne saurait demander, par exemple, au banquier qui thsaurise le but de son activit acharne : elle est dnue de raison. Les hommes daction roulent comme roule la pierre, conformment labsurdit de la mcanique. Tous les hommes, cest vrai de nos jours comme ce le fut de tous temps, se divisent en esclaves et en tres libres ; car celui qui, de sa journe, na pas les deux tiers soi est esclave, quil soit au demeurant ce quil voudra : homme dtat, marchand, fonctionnaire, savant. 26 Il est trs intressant et caractristique de voir sous quelle forme ractionnaire romantique rapparat chez Nietzsche la vieille critique du capitalisme par les Lumires. Ferguson 27 dj attaquait la socit capitaliste en critiquant que sa division du travail ait transform

    26 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I. V Caractres de haute

    et basse civilisation. 283, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 214.

    27 Adam Ferguson (1723-1816), crivain cossais, professeur de

    philosophie naturelle et de philosophie morale.

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    tous les hommes en ilotes, et quil ny avait plus dhommes libres dans cette socit. Nietzsche rtrcit cette critique, dune part en la rduisant la classe dirigeante, tandis que Ferguson critique au premier chef la dgradation des travailleurs par le capitalisme, dautre part en limitant presque exclusivement sa critique la culture, au sens troit et bourgeois du terme. Il en rsulte que sa critique le conduit nexiger du capitalisme une vie pleine de sens que pour les producteurs de culture, et pour un public duqu, mais parasite au plan socioconomique. Lapplication de lidologie de la cit grecque, avec son mpris du travail fond sur les rapports conomiques dalors, et qui a t tragiquement problmatique dans son renouveau lpoque de la grande Rvolution franaise, se dveloppe chez Nietzsche, la veille de limprialisme, en une apologie ractionnaire du parasitisme. Ce trait parasitaire se fait jour trs clairement lorsque Nietzsche analyse les consquences de la division capitaliste du travail dcisives ses yeux, les consquences pour lart. L-aussi, il part de la quantit et de la qualit du temps libre : Nous avons la conscience morale dun sicle au travail : cela ne nous permet pas de donner lart nos meilleurs heures, nos matines, quand bien mme cet art serait le plus grand et le plus digne. Il est pour nous affaire de loisir, de dlassement : Nous lui consacrons ce qui nous reste de temps, de force. Tel est le fait le plus gnral qui modifie la position de lart par rapport la vie : celui-ci a contre lui, quand il fait valoir ses grandes exigences sur le temps et les forces des amateurs, la conscience des gens travailleurs et capables, il est en est rduit aux indolents sans

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    conscience qui toutefois, par nature mme, ne sont justement pas dvous au grand art et ressentent ses exigences comme autant dempitements prtentieux. Il se pourrait par suite quil ft sa fin, lair et la libre respiration venant lui manquer ; moins que le grand art nessaye, sous une sorte de travesti, une allure de grossiret, de sacclimater cet autre air, (dy tenir bon tout au moins) qui nest vrai dire llment naturel que de lart mineur, lart du dlassement, de la rcration plaisante. 28 Et dans un autre passage, Nietzsche caractrise les hommes volus de la socit capitaliste, en opposition aux priodes antrieures : Nous en retirons un sentiment nouveau de limmensit, mais aussi un vide immense ; et le gnie inventif des hommes suprieurs de ce sicle semploie franchir ce terrible sentiment du dsert. Le contraire de ce sentiment est livresse Comme nous consignons mal, pour ne pas dire comptabilisons nos petites jouissances, comme si en faisant la somme de toutes ces petites jouissances nous pouvions faire contrepoids ce vide, remplir ce vide. Comme nous savons nous tromper, avec cette ruse de comptables ! 29 Avec cette caractrisation par Nietzsche de la rception de lart lre du capitalisme, nous en sommes revenus sa contestation de lart dmocratique plbien de son poque, caractrise plus haut. Dans les dveloppements

    28 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain II, le voyageur et son

    ombre, 170, lart au sicle du travail, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 250.

    29 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1884, in uvres

    Philosophiques compltes, X, traduction Jean Launay, Gallimard, 1982, 25 [13], pages 24-25.

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    cits en dernier, Nietzsche nindique certes que les bases sociales qui favorisent, suivant sa conception, la prdominance de la vulgarit plbienne dans lart. Il rassemble alors tous les aspects de ce problme en une philosophie de la culture, qui voit dans la barbarie la signature gnrale de lpoque moderne. Cette agitation saccroit tellement que la haute culture na plus le temps de murir ses fruits Faute de quitude, notre civilisation aboutit une nouvelle barbarie. 30 Cette barbarie est cependant, selon la conception de Nietzche, une barbarie domestique 31, ses caractristiques essentielles sont labtissement, lenlaidissement, la croissance des vertus serviles, la vulgarit plbienne dans lart dj dcrite, etc. (Cette barbarie doit, comme nous le verrons, tre distingue de la barbarie, approuve par Nietzsche, de la bte blonde , des matres du monde ). Nietzsche a men cette contestation de manire consquente tout au long de sa vie. Dj dans son crit de jeunesse contre David Friedrich Strau 32, il se moque de lesthticien Vischer 33 propos de son discours sur Hlderlin, dans lequel il trouvait, chez Hlderlin, un manque dhumour. Par manque dhumour, il (Hlderlin) ne pouvait supporter quon ne ft un

    30 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I. V Caractres de haute

    et basse civilisation. 285 Linquitude moderne, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 215

    31 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1884, in uvres

    Philosophiques compltes X, traduction Jean Launay, Gallimard, 1982, 25 [121], page 57.

    32 David Friedrich Strau (1808-1874), historien et thologien

    allemand. 33

    Friedrich Theodor Vischer (1807-1887), philosophe de lart allemand.

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    barbare lorsquon est un philistin , dit Vischer. Nietzsche raille cette injure petite-bourgeoise la mmoire du merveilleux Hlderlin comme une marque de sympathie doucetre : On veut bien tre un philistin, mais un barbare, aucun prix ! Le pauvre Hlderlin na malheureusement pas su distinguer avec tant de finesse mais lesthticien veut manifestement nous dire : on peut tre philistin et nanmoins homme de culture voil lhumour qui faisait dfaut ce pauvre Hlderlin, et quil mourut de ne pas avoir. 34 On voit ds le premier coup dil, et cela ne mrite pas de plus amples dveloppements, que dans ce combat contre la culture, contre lart et la thorie de lart de son poque, Nietzsche se situe dans le prolongement des traditions des critiques romantiques du capitalisme. Comme ceux-ci, il oppose sans cesse labsence de culture de ses contemporains au degr lev de culture des poques prcapitalistes ou du dbut du capitalisme. Comme tous les critiques romantiques de la dgradation de lhomme par le capitalisme, il combat la civilisation moderne ftichise pour lui opposer la culture des tapes conomiquement et socialement moins volues. Il parle expressment dun crpuscule de lart et remarque en commentant mlancoliquement ce fait : Ce quil y a de meilleur en nous, nous lavons peut-tre hrit de sentiments qui appartiennent ces sicles passs et auxquels nous ne pouvons plus gure accder maintenant par une voie directe ; le soleil sest dj couch, mais le

    34 Friedrich Nietzsche : Considrations inactuelles, Strau, I 2,

    traduction Pierre Rusch, in uvres I, Pliade, Gallimard, 2000, page 440.

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    ciel de notre vie en est toujours embras et illumin, bien que nous ayons cess de le voir . 35 Ce caractre romantique de la critique de la culture est dune importance fondamentale pour son esthtique. Dans ses jugements, toute une srie de thmes en dcoule directement. vrai dire, Nietzsche ne se contente pas de glorifier lart des poques prcapitalistes, ou du dbut de capitalisme, comme le font tous les critiques romantiques de la civilisation capitaliste, mais il chrit aussi tout particulirement ces crivains qui, par suite des circonstances particulires de leur cration, en raison de larriration du dveloppement capitaliste de leur champ dactivit, prservent des traditions culturelles prcapitalistes. Dans une apprciation globale de la prose allemande, Nietzsche, ct des Conversations de Goethe avec Eckermann 36 et des Aphorismes de Lichtenberg 37, signale deux livres de ses contemporains : Nachsommer, dAldabert Stifter, 38, et les gens de Seldwyla, de Gottfried Keller 39, dont il mconnat totalement lopposition fondamentale. Nous reviendrons plus tard en dtail sur les contradictions qui existent entre ces thmes dans lesthtique de Nietzsche et les autres thmes de ses jugements de lart. Dun ct,

    35 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I De lme des artistes et

    des crivains. 223, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 174.

    36 Gallimard, Paris, 1988.

    37 Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, Le club franais du livre,

    1967. 38

    Aldabert Stifter (1805-1868) Der Nachsommer [L't de la Saint-Martin, ou L'Arrire-saison] (1857).

    39 Gottfried Keller (1819-1890) les gens de Seldwyla, Stock, Le

    Cabinet Cosmopolite, 1928.

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    remarquons seulement le fait singulier, mme si ce nest en aucune faon un hasard, que dans cette estime porte au romantisme tardif allemand demi-raliste, au niveau duquel il ravale le ralisme de Keller, le jugement de Nietzsche concide avec celui de lesthticien libral Vischer, quil raille de faon trs caustique. Dun autre ct, il faut ds maintenant souligner que Nietzsche ne va jamais au bout, de manire consquente, de la ligne dapprciation mentionne ici, et quil en arrive au contraire des jugements diamtralement opposs. Cest ainsi quil critique le musicien Brahms, qui est dans lvolution de la musique un phnomne analogue, postclassique et romantique tardif, mais plus important que Stifter en littrature, de la manire suivante : Il a la mlancolie de limpuissance. Il ne cre pas par surabondance de richesse ; il a soif de richesse. 40 La particularit historique de Nietzsche consiste pourtant dans le fait que sil critique la civilisation capitaliste de son poque, ce nest pas seulement partir de ce point de vue romantique. Nietzsche dteste en vrit la civilisation capitaliste de son poque, et il la hait, comme nous lavons vu, prcisment parce quelle a pour base le dploiement du capitalisme (machinisme, division du travail, etc.). Mais il hait en mme temps la civilisation de son poque pour des raisons diamtralement opposes : savoir parce que ce capitalisme lui parait encore insuffisamment dvelopp. Nietzsche, dont lactivit se droulait la veille de la priode imprialiste, est donc la fois et de faon indissociable

    40 Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner. 2me postscriptum, in uvres

    Philosophiques compltes VIII, traduction Jean-Claude Hemery, Gallimard 2004, page 51.

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    un laudateur lgiaque des poques culturelles passes, et en mme temps un hraut et un prophte du dveloppement imprialiste. Certes, sa prophtie de limprialisme nest pas une prvision claire des tendances sociales rellement luvre qui ont conduit limprialisme et se sont dployes dans limprialisme, cest aussi une utopie romantique. Nietzsche ne donne aucune perspective relle de limprialisme rel, car pour cela, il aurait d voir en premier lieu laccentuation des contradictions de classe. partir de ces traits de vide culturel du capitalisme contemporain quil combat en raison de leur arriration, il se contente de tracer un tableau dun tat de la socit dans lequel celle-ci pourrait tre surmonte. Labsence de culture des capitalistes et la cupidit des proltaires sont deux extrmes quil hait dans le capitalisme de son poque. Pourtant, mme si, sur des questions culturelles gnrales, il se rfre sans cesse la culture des poques antrieures et les oppose comme idal par rapport au prsent, il ne le fait justement pas pour les questions qui sont dcisives pour lui. Cela veut dire qui ne sexalte, ni pour lartisan corporatif born, ni pour le rapport patriarcal entre capitalistes et ouvriers. Son idal est bien davantage une domination de capitalistes volus, cultivs, devenus des soldats romains, sur larme discipline de travailleurs dune frugalit militaire. (Avec cette utopie capitaliste, il est un prcurseur de la conception de Spengler 41 dun csarisme capitaliste).

    41 Oswald Spengler (1880-1936), philosophe allemand. Son uvre majeure :

    Le Dclin de l'Occident, (Gallimard, 1976) publie en 1918, lui valut une clbrit mondiale. En Allemagne, il devint l'un des auteurs phares de la Rvolution conservatrice qui s'opposa la Rpublique de Weimar.

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    Les soldats et leurs commandants entretiennent toujours des rapports mutuels bien plus levs que les ouvriers et les employeurs. Pour lheure du moins, toute culture dorigine militaire se situe encore largement au-dessus de toute soi-disant culture industrielle : cette dernire est, sous sa forme actuelle, le mode d'existence le plus vulgaire qu'il y ait jamais exist. Cest la simple loi du besoin qui sy exerce : on veut vivre et on doit se vendre, mais on mprise celui qui tire profit de ce besoin et s'achte louvrier Il est vraisemblable que les industriels et les gros ngociants jusqu prsent trop dpourvus, de toutes les formes et toutes les marques distinctives de la race suprieure Peut-tre s'ils avaient dans le regard et dans lattitude la noblesse de laristocratie de naissance ny aurait-il pas de socialisme des masses. Car celles-ci sont au fond prtes toute sorte d'esclavage, condition que celui qui les commande lgitime constamment sa supriorit, le fait qu'il est n pour commander mais l'absence de forme suprieure et la vulgarit tristement clbre des industriels aux mains rouges et grasses le conduisent penser que seuls le hasard et la chance ont ici lev l'un au-dessus de l'autre 42 Il est caractristique de Nietzsche et significatif pour lvolution ultrieure de lidologie fasciste, que dans cette utopie romantique ractionnaire sur lvolution souhaite, larriration capitaliste de lAllemagne joue, assurment, un rle comme objet de la critique (la vulgarit infme du fabricant avec ses grosses mains rouges), mais le pays le plus dvelopp au plan

    42 Friedrich Nietzsche : Le gai savoir, 40 : du manque de forme noble,

    Traduction Patrick Wotling, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, pages 96-97.

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    capitaliste, lAngleterre, ne devient absolument pas un modle, mais constitue plutt aux yeux de Nietzsche la quintessence de la sottise incessante de la civilisation. Le modle est plutt la stylisation romantique du militarisme, une Prusse qui aurait surmont ses traits ossifis, borns, provinciaux, qui, tout en conservant son caractre militaire, serait devenue europenne, cultive, apte la politique mondiale. (De ce point de vue aussi, la conception nietzschenne est devenue le modle de toutes les thories fascistes ultrieures de la Socit). Par cette conception, Nietzsche se diffrencie de la plupart des critiques romantiques du capitalisme. Il nest pas daccord avec la direction prise par lvolution du capitalisme, mais son rejet ne concerne pas cet instant lvolution du capitalisme en gnral, et ne constitue pas une nostalgie des vieux rapports patriarcaux entre capitaliste et ouvrier. Nietzsche accepte bien davantage cette volution en tant que telle, mais il lui reproche son caractre dmocratique plbien, la destruction de la juste hirarchie entre capitaliste et ouvrier. Son idal, cest de voir se dvelopper une espce dhomme modeste et frugale, une classe qui rpondrait au type du chinois : et cela et t raisonnable et aurait simplement rpondu une ncessit. 43. Mais les concessions la dmocratie, la coquetterie lgard de la rvolution, les tendances judo-chrtiennes de la culture, etc. ont donn lvolution une toute autre orientation. On a rendu louvrier apte au service militaire, on lui a donn le droit de coalition, le droit de vote politique : quoi dtonnant

    43 Friedrich Nietzsche : Le crpuscule des idoles. Flneries inactuelles,

    40. Traduction Henri Albert, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 1107.

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    si son existence lui apparat aujourdhui dj comme une calamit (pour parler la langue de la morale, comme une injustice) si lon veut atteindre un but, on doit en vouloir les moyens : si lon veut des esclaves, on est fou de leur accorder ce qui en fait des matres. 44 Tant quon nopre pas un tournant radical vers lutopie nietzschenne, dont le symbole est le surhomme, il faut aller de lavant, je veux dire pas pas plus avant dans la dcadence (cest l ma dfinition du progrs "moderne") 45. Son interprte fasciste, Baeumler, formule tout fait sa faon les consquences ultimes de ce thme de pense de Nietzsche, lorsquil voit le fonctionnaire de la socit dmocratique socialiste comme limage oppose au surhomme, comme le dernier homme de Zarathoustra.

    II Il nous fallait exposer dans le dtail ces deux sries de thmes contradictoires dans la pense de Nietzsche, car leur coexistence dans cette opposition radicale constitue la clef du caractre contradictoire de lensemble de ses conceptions. La critique romantique de la civilisation capitaliste est au cur de la philosophie, et par l-mme aussi de lesthtique de Nietzsche. Cette critique part cependant, comme nous lavons vu, de deux points de vue diamtralement opposs : Nietzsche est insatisfait de la civilisation capitaliste, tout autant parce quelle est

    44 Friedrich Nietzsche : Le crpuscule des idoles. Flneries inactuelles,

    40. Traduction Henri Albert, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 1107.

    45 Friedrich Nietzsche : Le crpuscule des idoles. Flneries inactuelles,

    43. Traduction Henri Albert, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 1109.

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    trop capitaliste que parce quelle est trop peu capitaliste. Il critique la fois la civilisation capitaliste du point de vue dun prcapitalisme idalis et du point de vue dune utopie imprialiste, c'est--dire la fois du point de vue du pass et du futur de la mme civilisation capitaliste. La contradiction fondamentale de tous les critiques romantiques du capitalisme, savoir que malgr tous leurs efforts dtre libres et indpendants des catgories capitalistes, ils critiquent toujours le capitalisme dun point de vue capitaliste, apparat chez Nietzsche une chelle encore plus grande. Les anticapitalistes romantiques habituels succombent invitablement un clectisme, en misant sur les bons cts du capitalisme contre ses mauvais cts . Certes, quand Nietzsche reprend tous ces thmes et donne de ce fait dans lclectisme, tout en rattachant toute cette srie de thmes la tendance oppose clbrer, dans une utopie romantique, le capitalisme pleinement dvelopp, son unification de ces orientations contradictoires ne peut tre quune synthse mythique. Et la prdominance de la deuxime srie de thmes entrane ncessairement le fait que Nietzsche ne peut absolument pas en rester une mise en avant des bons cts du capitalisme. Au contraire. Son mythe le conduit faire prcisment des mauvais cts du capitalisme le cur de son mythe utopique. Le fait donc que Nietzsche se soit exprim de manire compltement oppose sur presque chaque question de culture en gnral, et de lesthtique en particulier, nest de ce fait, ni un hasard, ni une inconsquence de sa pense au sens banal du terme, ainsi que Nietzsche a par exemple t compris par de nombreux philosophes

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    duniversit de la priode imprialiste : comme un penseur dune grande richesse intellectuelle, mais qui nest pas parvenu une unit systmatique. Les contradictions de la pense Nietzschenne rsultent bien davantage de ce que Nietzsche, qui visait une synthse mythique de ses orientations de pense qui sexcluaient les unes les autres, a, comme penseur de qualit et de haut rang, men au bout chaque thme qui se prsentait lui, jusquau paradoxe recherch, avec un courage consquent jusqu linconsquence, avec une confiance dans la force synthtique de son mythe. videmment, la bance entre les orientations contradictoires sen est trouve accentue, et il est tout aussi vident quaucun mythe ne pouvait relier ces lments contradictoires autrement que par un clectisme pompeux. Pourtant, cet clectisme pathtiquement paradoxal domine encore de trs haut cet clectisme plat des professeurs duniversit de la priode imprialiste qui ont gomm chaque contradiction jusqu la rendre mconnaissable, jusqu lapologie, afin de se bricoler un petit systme unitaire . Les contradictions de la pense de Nietzsche refltent, mme si cest dune manire dforme, les vritables contradictions de la culture de lEurope capitaliste la veille de lre imprialiste, et ce nest pas du tout un hasard si Nietzsche est devenu, lchelle internationale, le penseur le plus influent de limprialisme. Si nous abordons maintenant lanalyse concrte des quelques contradictions les plus importantes de la thorie de lart de Nietzsche, il nous faut rappeler ce que nous avons expos plus haut sur la barbarie contemporaine. Face la thorie de la barbarie dveloppe l, Nietzsche

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    propose une thorie totalement oppose, savoir une thorie de la barbarie approuve. Au plan de la socit, cette thorie part de lapprobation de la guerre. Cest l, en premier lieu, que les fondements en termes de philosophie de la culture et desthtique, et les consquences sont importantes. Nietzsche dit: En faveur de la guerre : elle introduit la barbarie par les deux effets mentionns (la sottise et la mchancet G.L.) et rapproche ainsi de la nature ; elle est sommeil ou hivernage de la civilisation, lhomme en sort plus fort pour le bien comme pour le mal. 46 Et il explique plus loin, en rsum : La civilisation ne saurait pas du tout se passer des passions, des vices, et des cruauts il y a besoin de rechutes momentanes dans la barbarie qui sont ncessaires, pour viter de se voir frustre par les moyens de sa civilisation de sa civilisation et de son existence mmes. 47 Et pour appuyer cette thse, Nietzsche trace un tableau trs clair de ce quil entend par ces vices et ces passions qui seraient ncessaires la culture : cette haine profonde et impersonnelle, ce sang-froid de meurtrier la bonne conscience, cette ardeur cristallisant une communaut dans la destruction de lennemi, cette superbe indiffrence aux grandes pertes, sa propre vie comme celle de ses amis 48, ce

    46 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I. VIII Coup dil sur

    ltat, 444, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, pages 266-267.

    47 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I. VIII 477, traduction

    Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, pages 287-288.

    48 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I. VIII 477, traduction

    Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, pages 287.

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    sont les traits indispensables de la barbarie que la guerre entrane pour la culture qui, sinon, perdrait son clat. Cette thorie de la barbarie, Nietzsche la dveloppe de manire consquente dans son esthtique. Il conteste avec la plus grande nergie l humanisme de lesthtique de Kant et de Schopenhauer, et formule son propre point de vue avec la causticit du paradoxe qui lui est devenue coutumire : le raffinement de la cruaut fait partie des sources de lart 49. Dans le prolongement de cette pense, Nietzsche en arrive alors ncessairement ce que cette caractristique prcise de lart dont on nous avait appris quelle tait le signe distinctif de la barbarie plbienne de lpoque dmocratique, des romantiques franais et de Richard Wagner, la barbarie consistant subjuguer le rcepteur, devienne maintenant une marque essentielle, positive de tout art. Nietzsche explique en polmiquant contre le manque dintrt de lesthtique kantienne : un arrangement des choses intress au plus haut degr, intress sans aucun scrupule la jouissance de domination par projection dun sens le spectateur esthtique accepte une domination et adopte lattitude inverse de son attitude habituelle envers ce qui vient de lextrieur 50. Ainsi : le mme principe esthtique qui avait t dabord brutalement rejet comme marque de la barbarie domestique de la civilisation moderne devient

    49 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1884, in uvres

    Philosophiques compltes, XI, traduction Michel Haar et Marc B. de Launay, Gallimard, 1982, 35 [4]

    50 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1886 in uvres

    Philosophiques compltes XII, traduction Julien Hervier, Gallimard, 1979, 5 [99], page 225

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    maintenant un principe fondamental au cur de toute lesthtique de Nietzsche. Nous rencontrons cette mme antinomie un degr plus lev encore lorsque nous abordons le problme crucial de lesthtique de Nietzsche, le problme de la dcadence. Nietzsche considrait le combat contre la dcadence dans tous les domaines comme le problme essentiel de son activit intellectuelle. Il considrait que son mrite essentiel tait de reprendre le combat contre la maladie de la civilisation capitaliste qui se rpandait de manire gnrale. Quand il apprcie la Carmen de Bizet par rapport Wagner, la raison dcisive en est le retour la nature, la sant, la gait, la jeunesse, la vertu ! 51 Et la critique de Wagner se concentre que la question de la maladie de Wagner. Le philosophe de la dcadence, Schopenhauer, sest annex Wagner et en a fait lartiste typique de la dcadence. Et ici, je commence parler srieusement. Je suis loin de demeurer spectateur inoffensif quand ce dcadent nous ruine la sant et avec la sant la musique ! Dailleurs Wagner est-il vraiment un homme ? Nest-il pas plutt une maladie ? Il rend malade tout ce quil touche, il a rendu la musique malade 52 Et de mme quil voulait auparavant dmasquer la vulgarit plbienne de Wagner en linscrivant dans la ligne des romantiques franais, de Victor Hugo, etc., il la dmasque maintenant comme dcadente en essayant de montrer ce que Wagner a de commun avec la dcadence europenne, avec Baudelaire,

    51 Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner 3. Traduction Henri Albert, in

    uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 982. 52

    Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner 5. Traduction Henri Albert, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 986.

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    avec les Goncourt, avec Flaubert. Pour examiner le contenu mythique des textes wagnriens, il propose la mthode suivante : On traduit Wagner dans le rel, dans le moderne - soyons plus cruels encore ! dans le bourgeois. Quadvient-il alors de Wagner ? Quelle surprise est alors la vtre ! Le croiriez-vous, toutes les hrones de Wagner, sans exception, une fois quon les a dbarrasses de leur affublement hroque, ressemblent sy mprendre Madame Bovary ! On comprendra que rciproquement, il tait loisible Flaubert de traduire son hrone en scandinave ou en carthaginois, pour loffrir ensuite, ainsi mythologise, pour servir de livret Wagner. Oui, tout compte fait, Wagner ne semble pas stre intress dautres problmes qu ceux qui intressent aujourdhui les petits parisiens dcadents. Toujours cinq pas de lhpital ! 53 Limpact europen de Wagner repose prcisment sur cette nature dcadente qui est la sienne. Comme Wagner doit tre parent de toute cette socit europenne dcadente, pour quil ne pas tre trouv dcadent par elle! Il lui appartient ; il est son protagoniste, son nom le plus illustre. On se fait honneur soi-mme en llevant dans les nuages. Car le fait de ne pas se dfendre de lui est dj un symptme de dcadence. Linstinct est atrophi. Ce que lon devrait craindre, cest prcisment ce qui attire. On porte aux lvres ce qui mne encore plus vite labme. 54 Et partant de la critique du style de lart wagnrien, Nietzsche donne dans ce cadre une analyse critique

    53 Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner 9. Traduction Henri Albert, in

    uvres, Flammarion, Paris, 2000, pages 996-997 54

    Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner 5. Traduction Henri Albert, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 987.

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    dtaille des modes dexpression esthtiques de la dcadence, il caractrise le style gnral de la morbidit. Au cur de cette analyse, il y a quavec la dcadence se perd tout sentiment de lunit et de la totalit : Par quoi toute dcadence littraire est-elle caractrise ? , demande Nietzsche Par le fait que la vie ne rside plus dans lensemble. Le mot devient souverain et fait un saut hors de la phrase. La phrase grossit et obscurcit le sens de la page, la page prend vie au dpens de lensemble, lensemble nest plus un ensemble. Mais cest l le signe pour tout style de dcadence ; chaque fois anarchie des atomes, dsagrgation de la volont, "libert de lindividu", pour parler le langage de la morale, et pour en faire une thorie politique : "droits gaux pour tous". La vie, la mme vitalit, la vibration et lexubrance de la vie refoules dans les organes les plus infimes, le reste pauvre de vie. Partout la paralysie, la fatigue, la catalepsie ou bien linimiti et le chaos : lun et lautre sautant toujours plus aux yeux mesure o lon monte vers les formes suprieures de lorganisation. Lensemble est du reste entirement dpourvu de vie : cest une agglomration, une addition artificielle, un compos factice. Et partir de cette critique radicale de la dcadence, la seule louange que Nietzsche consent Wagner, avec son estampillage de dcadent cest : Wagner nest digne dadmiration et damour, que dans linvention de ce quil y a de plus infime, la conception des dtails. On a toutes les raisons de le proclamer en ceci un matre de premier ordre, notre plus grand miniaturiste de la musique. 55

    55 Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner 7. Traduction Henri Albert, in

    uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 991-992.

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    Cette critique radicale de la dcadence dans lart, qui sans aucun doute contient une masse dobservations justes et pertinentes, a cependant un revers de la mdaille trs intressant. La critique gnrale de la dcadence que nous venons de mentionner est remarquable dun double point de vue. Dun ct, le biographe fasciste de Nietzsche, Ernst Bertram, a montr que dans tous ses traits essentiels, elle vient dun essai de Paul Bourget 56, un crivain que Nietzsche lui-mme considre comme un reprsentant typique de la dcadence moderne. Deuximement, quiconque est un tant soit peu familier de Nietzsche sera frapp, en lisant ce passage, par le fait quelle ne prsente pas seulement une critique de labsence de style, dcadente, et du dclin dcadent du style wagnrien, mais quelle caractrise en mme temps de manire frappante le mode de pense et dcriture de Nietzsche lui-mme. Comme le montre la citation que nous avons mise en exergue, Nietzsche lui-mme nest absolument pas rest inconscient de son rapport intime la dcadence littraire et artistique. Il savait trs prcisment combien il tait profondment li, intimement, tout ce quil juge dcadent, combien sa pense, dans ses desseins et ses prtentions, surmontait sa propre dcadence. Et il est tout fait caractristique de Nietzsche que, dans le mme dveloppement o il vante un Bizet sain par rapport un Wagner malade , il oppose la robustesse et la sant allemande la morbidit de la dcadence parisienne. En tant quartiste, on na pas dautre patrie

    56 Paul Bourget (1852-1935), crivain et essayiste franais

    traditionaliste, catholique et antidreyfusard.

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    en Europe que Paris Dans quel sicle de lhistoire on pourrait ramener la fois dans ses filets des psychologues aussi curieux que dlicats, que dans le Paris daujourdhui : Je nomme titre dessai, car leur nombre est loin dtre insignifiants, messieurs Paul Bourget, Pierre Loti, Gyp, Meilhac, Anatole France, Jules Lematre Je prfre cette gnration l, entre nous, mme ses grands matres 57 Cette apprciation ngative de la maladie par rapport la sant va tre galement applique Wagner lui-mme. Alors que Nietzsche reproche Wagner dans son crit Nietzsche contre Wagner 58 (1888) dtre tomb de la saine sensualit de Feuerbach dans la dcadence chrtienne et la pathologie de Parsifal, il le combat dans Ecce Homo (1888) du ct diamtralement oppos. Il y parle de leffet qua exerc sur lui le Tristan de Wagner : le monde est sans agrment pour qui na jamais t malade pour cette "volupt de lenfer" Cette uvre est absolument le nec plus ultra de Wagner. Aprs quoi les matres chanteurs et lanneau lui ont servi de dlassement. Recouvrer la sant, cest une rgression chez des natures telles que Wagner 59 Cest que Nietzsche pense naturellement tre devenu sain dans sa dernire priode, et pouvoir considrer la maladie de sa dcadence antrieure comme une tape de transition. Pourtant, de mme que sa critique du

    57 Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Pourquoi je suis si avis, traduction

    ric Blondel, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, 5, page 1230, 3 page 1227.

    58 Friedrich Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, traduction ric

    Blondel, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, page 1317. 59

    Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Pourquoi je suis si avis, traduction ric Blondel, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, 6, page 1231.

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    style wagnrien a t son autocritique esthtique comme crivain, de mme lexpression que nous venons de citer propos de Wagner vaut aussi pour lui-mme. Certes de manire purement hypothtique (de mme que pour Wagner) ; car Nietzsche nest jamais devenu sain, mme au sens de ses propres dfinitions. Nous avons vu que Nietzsche, dans sa priode de maturit, a combattu, en mme temps que Wagner, artiste de la dcadence, Schopenhauer comme philosophe de la dcadence. Le pessimisme est, pour le Nietzsche de la maturit, un des symptmes les plus caractristiques de la dcadence. Lvolution de Richard Wagner vers le pessimisme, son volution de Feuerbach vers Schopenhauer, de Siegfried Parsifal, est pour Nietzsche le symptme typique du caractre dcadent de lart wagnrien, et Schopenhauer, par sa philosophie pessimiste, devient le musagte 60 de la dcadence europenne. Tout ceci est apparu de faon suffisamment claire au long de nos analyses antrieures. Il nous faut maintenant examiner de plus prs lenvers du dcor du combat Nietzschen contre le pessimisme. Nous avons dj soulign comme particularit du point de vue philosophique de Nietzsche quil cherche justifier le capitalisme en approuvant son mauvais ct , et que son approbation de la barbarie est la consquence logique de cette position philosophique. Le double aspect de la philosophie nietzschenne entrane donc ncessairement que cette approbation de la vie partir du mauvais ct de la vie conduise la tendance

    60 Musagte : attribut dApollon, conducteur des muses.

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    philosophique paradoxale et contradictoire suivante : approuver la vie du point de vue du pessimisme. Nous ne pouvons absolument pas discuter ici les contradictions philosophiques qui dcoulent de cette attitude de Nietzsche, il est amplement suffisant, pour ce que nous voulons faire, de comprendre que Nietzsche y voit, comme Schopenhauer, lessence de lart, que cette existence que lon rprouve en soi, et vis--vis de laquelle on ne peut avoir quune attitude intellectuelle pessimiste, lart la transfigure, et la rend digne dapprobation dans luvre dart. (Cette approbation pessimiste de la vie est la source de ce ralisme hroque de Nietzche que ses thurifraires fascistes daujourdhui apprcient le plus.) Son uvre de jeunesse, la naissance de la tragdie, qui tait encore trs fortement sous linfluence de Schopenhauer, est consacre ce problme. Dans un projet tardif dune nouvelle prface cet ouvrage, Nietzsche caractrise de la faon suivante sa problmatique fondamentale dalors : Cest au problme des rapports entre lart et la vrit que jai dabord vou tout mon srieux : maintenant encore, jprouve la mme indignation devant ce divorce. Mon premier livre lui tait consacr ; La naissance de la tragdie croit lart sur la base dune autre croyance : celle quil nest pas possible de vivre avec la vrit, que la "volont de vrit" est dj un symptme de dgnrescence. 61.

    61 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1888, in uvres

    Philosophiques compltes XIV, traduction Jean-Claude Hemery, Gallimard, 1977, 16 [40] 7, page 250.

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    Ce problme de fond reste au cur de la conception artistique de Nietzsche. Aussi dit-il dans sa dernire priode, dans une formulation proche de Schopenhauer : Il ny a une justification du monde questhtique 62. Et cest en fonction de cette conception fondamentale quil dtermine lessence de lart : La transformation du monde, afin de pouvoir endurer dy vivre est le moteur : cela prsuppose par consquent un sentiment trs fort de la contradiction le "dsintressement et labsence dgosme" est une sottise et une observation inexacte : il sagit bien plutt du contentement prouv tre maintenant dans notre monde, de la peur de se trouver lch en prsence de linconnu ! 63. Le fondement philosophique de la nature de lart reste donc pessimiste chez Nietzsche, dans le style de Schopenhauer, mme aprs que Nietzsche sest imagin avoir totalement surmont la philosophie schopenhauerienne et son pessimisme dcadent : la condition pralable de lart en matire de conception du monde reste prcisment celle dun monde en chaos, en un imbroglio insens de forces irrationnelles et hostiles, qui en soi sont insupportables et rprouvables, et dont le spectacle ne peut tre rendu supportable que par la stylisation de lart, qui masque et qui dforme. Avec cette conception fondamentale, Nietzsche, tout comme Schopenhauer, se place en opposition radicale toutes les traditions rvolutionnaires de la bourgeoisie,

    62 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1885 in uvres

    Philosophiques compltes XII, traduction Julien Hervier, Gallimard, 1979, 2 [110], page 122.

    63 Friedrich Nietzsche : fragments posthumes, 1884, in uvres

    Philosophiques compltes, X, traduction Jean Launay, Gallimard, 1982, 25 [94], page 44-45.

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    lesthtique allemande de Kant Hegel, qui, malgr toute leur diversit de fondements que leurs conceptions du monde donnent lesthtique, partent pourtant toujours de lide quil est du devoir de lart de figurer la nature du monde, raisonnable en soi, que la stylisation artistique consiste librer cette nature des accessoires trompeurs du simple empirisme. Certes, il y a aussi chez Nietzsche une tendance, qui nest pas du tout inconsistante, se rapprocher de cette orientation de lesthtique classique. Au cours de son combat contre la dcadence des Wagner-Schopenhauer-Bismarck, Nietzsche acquiert parfois un rapport la philosophie hglienne un peu plus libre que dans sa jeunesse. En raison des bases sociohistoriques de sa philosophie, cette tendance nentrane aucun dpassement vritable des contradictions de sa pense, elle multiplie au contraire les antinomies de son esthtique et de ses jugements sur quelques artistes et uvres dart. Dans le combat contre Wagner et la dcadence artistique, Nietzsche est justement contraint, lencontre du monumentalisme plbien de Wagner, de poser lexigence dun vritable grand style, classique. Et pour fonder cette exigence, il doit alors dfendre contre Wagner le principe du caractre raisonnable de luvre dart, limportance de la logique pour la structure de la grande uvre dart : Ce qui est illogique ou moiti logique recle bien des sductions : cela, Wagner la trs bien devin la virilit et la rigueur dun dveloppement logique lui ont t refuses : mais il

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    a trouv "plus efficace" ! 64 Et dans un autre passage : Le drame exige une dure logique : mais quimportait Wagner la logique ! 65 Cette polmique de principe, dirige contre toute lvolution irrationaliste du drame allemand depuis les classiques et contre toute lvolution de la littrature moderne en gnral, ncessite videmment, mme chez Nietzsche, une justification historique, ct de laccent mis, dans les principes, sur le principe de raison en matire de stylisation esthtique. Ds les discussions que Nietzsche annexe la dernire formulation cite, il souligne plusieurs fois que le public de Wagner na certes pas t le public de Corneille. Le penchant de Nietzsche pour la littrature et lart franais, son mot dordre contre Wagner il faut mditerraniser la musique 66 se concentrent sur la tendance glorifier la littrature franaise dans sa structure solide et logique. Dans de nombreux passages, Nietzsche va plus loin, jusqu dclarer mme : Mon got dartiste prend sous sa protection les noms de Molire, Corneille et Racine, non sans une fureur rentre contre un gnie dsordonn comme Shakespeare. 67. Il se rfre dans un autre passage la polmique de Byron contre Shakespeare comme modle, et extrait de ses dveloppements la

    64 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, aout sept. 1885, in

    uvres Philosophiques compltes, XI, traduction Michel Haar et Marc B. de Launay, Gallimard, 1982, 41 [6], pages 413-414

    65 Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner, traduction Henri Albert, in

    uvres, Flammarion, Paris, 2000, 9, page 995. 66

    Friedrich Nietzsche : Le cas Wagner, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, 3, page 982. En franais dans le texte.

    67 Nietzsche : Ecce homo, Pourquoi je suis si avis, traduction ric

    Blondel, in uvres, Flammarion, Paris, 2000, 3, page 1227.

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    citation suivante : Nous suivons tous un systme rvolutionnaire intrieurement faux Je vois dans Shakespeare le plus mauvais exemple, encore que le plus extraordinaire des potes. 68 Et Nietzsche exige que lart vrai soit exhum des gravats et des ruines de cette volution fausse du 19e sicle : Non pas des individus, mais des masques plus ou moins idaux ; non pas la ralit, mais une universalit allgorique ; des caractres dpoque, des couleurs locales quasiment attnus jusqu linvisible, et rendus mythiques ; Les manires actuelles de sentir et les problmes de la socit contemporaine rduits aux formes les plus simples, dpouills de leurs qualits pathologiques de sduction et de passion, privs de toute possibilit dagir sinon dans le sens artistique ; Pas de sujets, de caractres nouveaux, mais les anciens, depuis longtemps familiers, sans cesse ranims par un effort constant de renouvellement et de mtamorphose : voil lart tel que Goethe le comprenait sur le tard, tel que les grecs que les franais aussi le pratiquaient. 69 Et il rsume partir de l ses conceptions sur le vrai et grand style exemplaire : Le grand style nat quand le beau remporte la victoire sur le monstrueux. 70

    68 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, 221, la rvolution dans

    la posie, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, pages 172.

    69 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, 221, la rvolution dans

    la posie, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, pages 172-173.

    70 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, II le voyageur et son

    ombre, 96, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, pages 225.

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    Cette tendance dans lesthtique et la critique esthtique de Nietzsche nest pas du tout quelque chose daccessoire pour lui, malgr toutes ses contradictions par rapport aux jugements artistiques que nous lui connaissons dj. Nietzsche nest pas seulement un admirateur de la tragdie classique, mais aussi de son dernier grand continuateur, Voltaire. lorigine, il a ddi son livre Humain, trop humain, la mmoire de Voltaire, et il loue maintes reprises lextraordinaire sagesse artistique des tragdies de Voltaire, et en particulier de Mahomet 71. Lopposition entre Voltaire et lvolution du 19e sicle, et Rousseau dans lequel Nietzsche voit le pre spirituel de toutes ces fausses tendances dmocratiques, nest pas seulement ses yeux une opposition en matire dart, mais aussi en matire de conception du monde et de politique. propos de cette chimre dans la thorie de la rvolution Nietzsche crit ce qui suit en ce qui concerne Voltaire et Rousseau : Ce nest pas Voltaire, avec sa nature mesure, porte rgulariser, purifier, reconstruire, mais bien Rousseau, ses folies et ses demi-mensonges passionns qui ont suscit cet esprit optimiste de la rvolution contre lequel je lance lappel : "crasez linfme !" Cest lui qui a chass pour longtemps lesprit des lumires et de lvolution progressiste : nous de voir, - chacun pour son compte - sil est possible de le rappeler. 72

    71 Voltaire : le fanatisme ou Mahomet le prophte. Mille et une nuits,

    Paris, 2009. 72

    Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I coup dil sur ltat 463, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 276.

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    La ligne esthtique fondamentale de cette orientation de Nietzsche est donc le sauvetage de la logique et de la raison contre le dbordement irrationaliste des sentiments du 19e sicle, le sauvetage du caractre traditionnel aristocratique de lart par rapport sa contamination dmocratique plbienne. Mais cette orientation entre chez Nietzsche en une contradiction insoluble avec ses orientations gnrales irrationalistes pessimistes ; nous venons de voir que pour Nietzsche, loptimisme de Rousseau tait lexpression de son rvolutionarisme plbien. Lorientation aristocratique, lorientation traditionnelle, lorientation logique est lie chez Nietzsche un pessimisme profond, un scepticisme dmoralisant, tout particulirement en ce qui concerne la possibilit et la valeur de la connaissance du monde extrieur. Il nous est impossible danalyser ici en dtail la thorie agnostique de la connaissance de Nietzsche, qui prsente une extraordinaire affinit avec la doctrine de Mach, et qui a trs fortement influenc le no-machisme fasciste. Nous nous contenterons dillustrer son point de vue par un passage trs significatif, pour en venir ensuite parler des consquences esthtiques de sa thorie de la connaissance agnostique. Ce nest pas le monde comme chose en soi, - il na pas de sens et ne mrite quun rire homrique ! - mais le monde comme reprsentation (comme erreur) qui est si riche de sens, profond, prodigieux, si gros dheur et de malheur. 73 Et Nietzsche tire impitoyablement de cet agnosticisme

    73 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I. Gris par le parfum des

    fleurs ; 29, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 54.

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    toutes les consquences pour apprcier la science et la scientificit : Une fois admis cela, quadvient-il ncessairement de la science ? Pour une large part, presque, en ennemie de la vrit : car elle est optimiste, car elle croit en la logique. 74. Lanalyse de lart par Nietzsche a toujours comme condition pralable ce caractre inconnaissable du monde extrieur. Selon Nietzsche, quand il sagit de la connaissance des vrits, lartiste a une moralit plus faible que le penseur . 75 Pour lart du pass glorieux, Nietzsche constate que sa grandeur est trs troitement lie la croyance des artistes de fausses vrits ternelles . Il ne se contente cependant pas de telles constatations historiques, mais sefforce au contraire de montrer partout, au moyen de problmes desthtique concrets, que la mthode de cration artistique a pour base objective le caractre inconnaissable du monde et labsence de valeur dune telle connaissance. Cest ainsi quil analyse de manire trs intressante la cration des hommes par les artistes. Quand on dit que le dramaturge (et lartiste en gnral) cre rellement des caractres, cest une belle illusion En fait, nous ne comprenons pas grand-chose un tre humain vivant et rel, et nous gnralisons trs superficiellement en lui attribuant tel ou tel caractre : mais cette position, trs imparfaite, que nous avons vis--vis de lhomme,

    74 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1888, in uvres

    Philosophiques compltes XIV, traduction Jean-Claude Hemery, Gallimard, 1977, 14 [22], pages 33-34.

    75 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I IV De lme des artistes

    et des crivains, 146, le sens de la vrit chez lartiste, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 134.

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    lauteur la reprend prcisment en faisant des esquisses dtres (en ce sens, il cre) tout aussi superficielles que lest notre connaissance des humains Lart a pour point de dpart lignorance naturelle de lhomme au sujet du dedans (corps et caractre) 76 De ce point de vue, Nietzsche est totalement consquent quand, comme nous lavons vu, il voit lessence de lart dans un un arrangement des choses intress sans aucun scrupule. 77. Il dit en contestant lesthtique classique allemande : Lobjet dans la contemplation artistique est totalement falsifi Et cette conception qui contredit radicalement le classicisme logique de Nietzsche est son tour une consquence ncessaire de lorientation pessimiste de fond de sa pense. Par rapport au monde tel que Nietzsche le voit, la tche de lart ne peut tre que linvention et larrangement dun monde o nous nous approuvons nous-mmes dans nos exigences les plus intimes. 78 Lantinomie insoluble de la philosophie et de lesthtique de Nietzsche le conduit de manire consquente et paradoxale ce que cette approbation ne puisse se produire que sur la base dune falsification du monde et de lhomme, car lhomme ne peut pas vivre avec la vrit, dans la vrit. Dans son

    76 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I IV De lme des artistes

    et des crivains, 160, caractres invents, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 141-142.

    77 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1886 in uvres

    Philosophiques compltes XII, traduction Julien Hervier, Gallimard, 1979, 5 [99], page 225

    78 Friedrich Nietzsche : Fragments posthumes, 1886 in uvres

    Philosophiques compltes XII, traduction Julien Hervier, Gallimard, 1979, 5 [99], page 225

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    combat impitoyable contre le mensonge de lart dcadent moderne, Nietzsche devient donc obligatoirement, en mme temps, le fondateur dun mensonge de principe comme fondement de lesthtique. Il devient le fondateur de lantiralisme moderne. Ces mmes antinomies se manifestent videmment dans la dfinition de la place gnrale de lart dans lvolution de la culture. Nietzsche exerce son activit lpoque des plus fortes tendances lart pour lart 79 de la littrature europenne. Et cela ne nous surprend pas quil soit devenu en mme temps le plus farouche opposant et le reprsentant le plus extrme de ces tendances qui cherchaient transformer lart en un pur formalisme artistique. Comme le lecteur a dj pu le voir, ces tendances artistiques ressortent clairement des explications que nous avons donnes jusqu prsent. Lattitude philosophique agnostique pessimiste de Nietzsche le pousse obligatoirement estomper en esthtique toutes les questions de contenu et mettre exclusivement laccent sur la forme, comme le fait toute orientation vers lart pour lart. Mme sil y a aussi des considrations politiques de trs grande ampleur qui poussent Nietzsche sympathiser avec le classicisme, ses critres dapprciation sont cependant purement formels. Il considre la contrainte de la forme, la ncessit, la difficult, comme ces facteurs desquels peut natre une saine volution de lart. Danser dans les chanes 80, tel est son idal. On peut, pour chaque

    79 En franais dans le texte.

    80 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, II Le voyageur et son

    ombre, 140, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 240.

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    artiste, pote et crivain grec, se demander : quelle est la contrainte nouvelle quil simpose ? "Danser dans les chanes", se rendre la tche difficile, puis rpandre par dessus lillusion de la facilit, tel est le talent quils veulent nous montrer. Et il considre la svre obligation dans le drame classique, lexigence dunit de lieu et de temps, lobligation dans le vers et la syntaxe, lobligation de la musique avec le contrepoint et la fugue, lobligation dans lloquence grecque avec les Gorgieia Schmata 81, etc. comme des moyens explicites datteindre cette perfection formelle. Petit petit, on apprend ainsi marcher avec grce, mme sur les passerelles troites qui franchissent des gouffres vertigineux, et lon en revient avec le butin dune extrme souplesse de mouvement. 82 Ces exigences de lart pour lart ne pouvaient gure tre exprimes plus crment, mme dans le Paris de Flaubert et de Baudelaire. Lorientation esthtique fondamentale de Nietzsche se trouve cependant en une contradiction irrconciliable avec sa philosophie culturelle de lart. Il prend nergiquement position contre lart des uvres dart : Lart doit surtout et avant tout embellir la vie, nous rendre donc supportables, et si possible agrables aux autres Lart doit ensuite dissimuler ou rinterprter toute laideur Aprs cette grande, cette trop grande

    81 Figures de style de Gorgias "Lontino" [] : antithses,

    balancements, allitrations, rimes etc. 82

    Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, I IV De lme des artistes et des crivains 221, la rvolution dans la posie, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 170.

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    tche de lart, ce qui se dit proprement lart, celui des uvres nest quun appendice 83 Et cest partir de ce point de vue en philosophie de la culture que Nietzsche juge lart moderne, parce que les potes ne sont plus les enseignants de lhumanit. Les anciens artistes savaient dompter le vouloir, mtamorphoser lanimal, tre des crateurs de lhomme et, en somme, des sculpteurs uvrant modifier et perfectionner les formes de vie : alors que la gloire des contemporains se veut dans les harnais quon rejette, les chanes quon dtache, la destruction 84 Sous cet aspect de la pense de Nietzsche, lart nest donc pas l en son nom propre, et ce quil y a dimportant en lui, ce nest pas ce qui est artistique, la solution parfaite de problmes de forme, mais il nest bien au contraire quun moyen de dveloppement de lhumanit au sens de la thorie nietzschenne, c'est--dire pour son levage biologique. De ce fait, selon lexigence de Nietzsche, les potes montrent la voie de lavenir leur tche consiste recrer la belle image de lhomme . Le vritable but de la posie consiste non pas brosser des copies du prsent, ranimer et potiser le pass, mais montrer la voie de lavenir. 85 Cette fonction de lart dtermine donc pour Nietzsche, dans ce contexte, tout aussi

    83 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, II Opinions et sentences

    mles. 174, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 91

    84 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, II Opinions et sentences

    mles. 172, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 90.

    85 Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain, II Opinions et sentences

    mles. 99, traduction Robert Rovini, in uvres philosophiques compltes III, Gallimard, Paris, 1988, page 60.

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    exclusivement sa valeur quautrefois, la perfection artistique formelle avait constitu le critre exclusif de la valeur des uvres dart et des artistes.

    III Toutes ces antinomies dont le nombre pourrait tre multipli volont, puisque Nietzsche montre presque sur chaque point cette mme structure antinomique, renvoient leur fondement, savoir la position sociohistorique de Nietzsche. Nous avons dj caractris cette position par le fait que Nietzsche critique lvolution capitaliste, et en particulier la culture capitaliste, inconsciemment, de deux cts ; du ct dun pass prcapitaliste, et du ct dune conception utopique de lvolution imprialiste venir. Comme pour tout critique romantique du capitalisme, lexprience cruciale est pour Nietzsche aussi la suivante : la dgradation et la dpravation de lhomme par la rification capitaliste. Nietzsche vit dans une poque o le capitalisme est beaucoup plus dvelopp et la lutte de classes entre la bourgeoisie et le proltariat plus intense que dans celle des reprsentants les plus importants de lanticapitalisme romantique. Cela a pour consquence que dune part, sa critique est beaucoup plus idologique, elle est bien davantage une simple critique culturelle que la leur, quil ne comprend pratiquement rien aux problmes conomiques du capitalisme, et ne sy intresse absolument pas, mais que dautre part, les effets dgradants du capitalisme lpoque de Nietzsche se manifestent de manire beaucoup plus aigu quau temps de la floraison du capitalisme antiromantique. Lorsque Nietzsche critique

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    donc la culture capitaliste exclusivement sous laspect de ses phnomnes et symptmes dans la vie spirituelle et dans lactivit de lhomme, il voit ces contradictions plus dveloppes, plus abondantes, plus antagonistes, que la plupart de ses prdcesseurs romantiques. La structure antinomique de la pense de Nietzsche apparat trs clairement dans lobservation de ces symptmes. En bref, on pourrait rsumer sa critique de lvolution capitaliste de lhomme en disant que lvolution capitaliste dforme et pervertit lhomme aussi bien dans sa vie ressentie que dans son entendement. Et cette volution produit dire vrai, dans la vie ressentie, aussi bien un afflux de sentiments et dexpriences libres inutiles, qui ne sont ancres sur rien et ne dbouchent nulle part, quun tiolement, un appauvrissement, un desschement de la vie ressentie, de la capacit de lhomme vivre des expriences. Et cela se passe de la mme faon dans le domaine de lentendement humain. Il se produit tout autant une intellectualisation exagre de lhomme, une prdominance de lentendement qui dessche toute spontanit de lexprience, quen mme temps un abtissement des hommes, une diminution de leur capacit reconnatre clairement ce qui est essentiel pour eux, distinguer exactement lutile et le nuisible. Cette vision fconde de ltiolement de lhomme moderne rend intressante la polmique de Nietzsche contre la dcadence. Son point de dpart, ses conclusions, son intention ont beau avoir t compltement faux, il est de fait que dans lobservation diversifie de ces symptmes, il dcouvre toute une srie de phnomnes importants de lidologie du dclin du capitalisme. Assurment, lexactitude relative de ces

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    observations polmiques est trs troitement corrle, prcisment, laspect absolument ractionnaire de sa position philosophique. Nous avons dj relev comme spcificit de la pense de Nietzsche quen opposition la plupart des anticapitalistes romantiques, il nest pas un utopiste des bons cts du capitalisme, bien au contraire : il dfend et glorifie le capitalisme, prcisment en raison de ses mauvais cts . Tant limpossibilit croissante de transfigurer en harmonie les contradictions du capitalisme et les balayer par lapologie, que lattente sans espoir dun retour au patriarcat ont de plus en plus transform lidologie du libralisme et du romantisme dancien type en une phrasologie creuse et strile. Schopenhauer dj emprunte la nouvelle voie de lapologie du capitalisme, la voie de lapologie indirecte sous la forme dune critique gnrale de lexistant en gnral. Nietzsche et avant lui Jacob Burckhardt 86 impriment la philosophie schopenhauerienne un tournant historique. Alors que pour Schopenhauer, lensemble de lexistant apparaissait comme un chaos dnu de sens et quainsi, toute critique particulire de lconomie du capitalisme se trouvait ravale une chicanerie risible sur des dtails, Nietzsche concentre son pessimisme sur le problme de lhistoire. Labsence gnrale de sens de lexistant subsiste aussi chez lui en arrire-plan mtaphysique, mais des poques dtermines, lhumanit russit malgr tout tirer un sens subjectif de cette absence objective de sens (la Grce, la renaissance etc.). Ce nest quau sicle dernier, ce nest que depuis la rvolution franaise, que

    86 Jacob Burckhardt, (1818-1897), historien, historien de l'art,

    philosophe de l'histoire et de la culture et historiographe suisse.

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    le dclin affecte totalement lhumanit. Et selon Nietzsche, il faut se battre contre ce dclin. Lhistoricisation du pessimisme signifie donc en mme temps chez Nietzsche un activisme oppos aux tendances de Schopenhauer se retirer passivement du monde. Mais o cet activisme doit-il se mettre en uvre ? Comme Nietzsche ne peut et ne veut rien voir des raisons objectives de la dgradation de lhomme quil observe, il lui faut faire de lhomme libr de ses bases sociales un personnage mythique. lhomme dcadent qui prdomine aujourdhui, lhomme corrompu par le christianisme, par Socrate, par Rousseau, etc., il faut opposer un homme nouveau . Ce nest pas pour rien que Nietzsche se dsigne toujours avec fiert comme psychologue. Toute sa philosophie nest rien de plus quune psychologie de sa propre volution exagre jusquau mythe : le retournement dun homme qui tait pris dans la dcadence de son temps (glorification de Schopenhauer et Wagner, illusions en ce qui concerne le Reich bismarckien), mais qui prouve alors tout ce quil y a de faux dans ces orientations et devient sain par cette exprience, surmonte la dcadence. Sa propre exprience vcue davoir surmont la dcadence, Nietzsche la gnralise donc en une philosophie de lhistoire et de la culture. Ce fondement vcu donne sa philosophie, objectivement apologtique, laccent subjectif de lexprience, de lauthenticit, et de la sincrit. Objectivement, il ne se cache rien de plus derrire lexprience vcue de Nietzsche que lillusion de pouvoir surmonter les contradictions du capitalisme rel grce au mythe dun capitalisme plus volu imaginaire, au mythe de limprialisme.

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    Le noyau de la mthode mythifiante de Nietzsche consiste donc transformer les principes historiques qui se combattent en types dhommes qui se combattent, et la tche du philosophe consiste examin