26
JEAN BEAUFRET Holderlin et Sophocle Edition revue et corrigée GERARD MONFORT Editeur Saint-Pierre-de-Salerne 27800 BRIONNE

Jean Beaufret Holderlin Et Sophocle

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Jean Beaufret Holderlin Et Sophocle

Citation preview

  • JEAN BEAUFRET

    ~

    Holderlin

    et

    Sophocle

    Edition revue et corrige

    GERARD MONFORT Editeur

    Saint-Pierre-de-Salerne 27800 BRIONNE

  • . t;:. i

    @ Grard Monfort, 1983

    .

    H. der Vater aber liebt, Der ber allen waltet, Am meisten, dass gepfleget werde Der feste Buchstab ...

    ...mais le Pre aime, qui rgne au-dessus do toua. le plu., que soit servio La Uttrl1 solide...

    Patmos (222-225).

  • HOLDERLIN ET SOPHOCLE

    Qui donc est Hlderlin dont Heidegger nous dit la fin du premier texte des Holzwege que faire face son uvre }), c'est {( la tche dont les Allemands ont encore s'acquitter ? (1). Et en quoi sa pense est-elle si profondment, pour l'auteur de Sein und Zeit, pense de l'histoire, comme illumination d'un prsent? En quoi enfin cette pense culmine-t-elle potique1 ment dans les traductions d'dipe et d'Antigone et dans les Remarques qui les suivent, 1 c'est--dire dans ce {{ dialogue potique }} (2)~ .~ ,~ avec Sophocle auquel il se risque avant de dis

    ~ paratre aux yeux des hommes? Le dialogue avec Sophocle met en cause l'es

    sence mme de la Tragdie entendue ici comme un des sommets les plus inaccessibles de l'art grec - celui pourtant dont il faut dire qu'il est vital pour l'art moderne de tenter d'accder

    (1) M. HEIDEGGER, Holzwege, p. 65. (2) M. HEIDEGGER, Unterwegs zur Spriiche, p. 38.

  • 10 11

    jusqu' lui. Un projet longuement port et maintes fois remis en chantier par Holderlin a t en effet d'crire une vraie tragdie moderne . Il s'agit de cet Empdocle dont nous avons au moins trois versions. Mais qu'est-ce que l'art tragique, et d'abord, qu'est-ce que l'art.?

    Art (-rrxY't'i) est pens par Aristote en corrlation avec nature ( 'fIUfJ'/t; ). Aristote crit: T; Tix.~'f/ /oUp,rT

  • 12 13

    ,plus oppos: celui de l'institution ou du statut (Satzung), c'st~-dire 'de la diffrenciation et de l'quilibre selon lesquels le tumulte aorgique (7) est finalement organis. D'o: .

    Voici encore une affirmation... : l'lment purement natif perdra de sa prpondrance mesure que progressera la formation. C'est pourquoi les Grecs ont eu de la peine se ressaisir, bien que, depuis Homre, ils aient excell (exceller, c'est ici le propre de l'art) dans l'exposition (la composition organique par contraste avec le tumulte aorgique dont ils taient plus originellement, plus {( orientalement signs). Cet homme extraordinaire tait d'une me assez capable d'accueil pour s'emparer comme d'un butin de la sobrit junonique de l'Occident au profit de son royaume d'Apollon; s'appropriant ainsi un lment tranger (8).

    Le propre de l'art homrique est donc l'appropriation ({ culturelle de ce qui est le plus oppos la nature orientale des Grecs.

    Hlderlin ajoute aussitt : Chez nous, c'est l'inverse. Nous ne sommes pas en effet ces fils du feu que furent nativement les Grecs. Je crois que la clart de l'exposition nous est aussi naturelle et essentielle que la flamme cleste est naturelle aux Grecs. La clart de l'exposition ? Les Allemands, dira Heidegger, {( la for

    (7) Remarques sur Antigone. (8) Lettre Bohlendorf du 4 dcembre 1801 (G. E. St. 6,

    p. 426).

    ce de la conceptioh, l'art du projet, chafauder et enlore, , mettre en place cadres et. cases, dmembrer et' remembrer, c'est cela qui les entrane omme une force naturelle (9). C'est pourquoi, affirme Hlderlin en parlant des Grecs, il, ,nous est plus facile de les surpasser dans l'expression de la beaut passionne ... que dans leur homrique prsence d'esprit et leur sens de l'exposition. Ce n'est nullement un paradoxe. C'est dans le contraire de ce que, nativement, nous 'sommes qu'il nous est plus facile d'exceller. Y a-t-il l quelque cho de

    , . Diderot et de son Paradoxe du Comdien? ,

    1

    t~ Quand il dit, par exemple, ,de Mademoiselle Clairon: ({ Elle est l'me d'un grand mannequin qui l'enveloppe; ses essais l'ont fix' sur ~ elle. ? Toujours est-il que le mouvement de

    l'art moderne, visant le contraire de la nature moderne, vise par l mme le contraire de ce ~ que visait l'art grec. Il vise l'expression pathtique. Il excelle conqurir la dimension de l'aorgique et du panique, ou, dit encore Hl

    ir. derlin, le climat de l'enthousiasme excentrique. 1 Mais si l'art, selon la leon d'Aristote ({ mne"

    r ainsi son terme ce que la nature a t incapable d'avoir uvr, il n'est pleinement lui-mme que dans la mesure o plpit"!'al -rY,~ 'l'V'1I';, imitant

    ir la nature, il remonte jusqu' une affinit plus essentielle avec celle-ci. Toutefois cette re

    (9) HEIDEGGER, Erliiuterungen zu HOiderlins Dichtung, p., 84.

  • 15 ~4

    monte, ou plutt ce retournement sur soi jusqu'au natif est si ardu que c'est gnralement l'chec mme de l'art - en particulier de l'art grec. D'o ces vers d'un fragment tardif

    Leur volont fut certes d'instituer Un empire de l'art, mais l Le natif par eux Fut reni et, lamentablement, La Grce, beaut suprme, sombra (10).

    Il en est de mme chez nous bien que ce soit, la lettre l'inverse : Nous faire redevenir sciemment ce que nous sommes nativement pour ainsi devenir lui-mme en nous rendant

    ')I~O~Tex Ti. 1I'Otp 1I'~ctb., oro

  • 16

    ici outrepassent la limite, et bien souvent malgr les avertissements des dieux. Ils l'outrepassent, dit Homre aTOI atpYi'm &TlXaalX).I~la," d'eux-mmes, par leurs attentats eux, et ceci 'II'tPl-'0PO'lli en allant plus loin que ce qui leur est assign en partage (14). Ainsi gisthe ou Xerxs - et sur un autre plan, Promthe. L'actiQ.n tragique est l'histoire du retour l'ordre que ncessite la violation de la limite. Avec Sophocle au contraire, c'est la limite elle-mme qui se drobe, et le hros s'aventure dangereusement dans la bance d'un entre-deux d'o finalement lui vient sa perte. A Cron qui justifie sa dcision concernant Etocle et Polynice par la diffrence entre xftiaT6, (tocle) et X1XX6. (Polynice) : T, ')Ide. ; rplique Antigone - qui sait? (15). Qui sait si, en bas, la saintet est d'agir ainsi? Hlderlin souligne ce qu'a d'llnique le langage tragique de Sophocle - Eigentliche Sprache des Sophokles, proprit incomparable de la langue dans Sophocle - car, ajoute-t-il, Eschyle et Euripide s'entendent mieux objectiver la souffrance et la colre, mais moins le sens de l'homme, dans sa marche sous l'impensable. Nous pouvons maintenant lire le dbut de la

    troisime partie des Remarques sur dipe : La prsentation du tragique repose principalement sur ceci que le formidable, comment le

    , dieu-et-homme s'accouple, et comment, dans

    (14) Odysse I, vers 33-34. (15) Vers 520-521.

    l'effacement de toutes limites, deviennent un, dans la fureur, la puissance panique de la na- . ture et le trfonds de l'homme, se conoit par ceci que le devenir-un illimit se purifie par une sparation illimite.

    .

    Quelle est donc cette sparation illimite par laquelle se purifie le devenir-un illi1nit du dieu-et-homme? Dans le se purifie, il n'est pas trop difficile de percevoir l'cho de la Catharsis d'Aristote. Le sujet de Hlderlin est donc bien le sujet mme d'Aristote quand il traite de la tragdie. Mais en quoi ici la Catharsis se produit-elle par la sparation sans rserves l'intrieur du devenir-un illimit? C'est que, pour Hlderlin interprte de So

    phocle, l'affrontement du divin et de l'humain - l'accouplement, dit-il plus hardiment - qui est le sujet mme de la tragdie, comporte la plus nigmatique des mutations : celle qu'il nomme, par rapport au divin lui-mme, le dtournement catgorique. Cette locution pour le moins insolite, peut

    tre n'est-il pas excessif de l'interprter comme une transposition intentionnelle de l'impratif catgorique de Kant, pour qui les sentiments de Hlderlin sont d'adoration : pour l'instant, j'ai de nouveau cherch refuge auprs de Kant, comme je le fais toujours quand je ne puis me souffrir (16). Mais surtout: Kant est le Mose

    (16) Lettre Neuffer du dbut dcembre 1795 (G. E. St. 6, p. 187).

    2

  • 19 ~8 de notre nation; il l'a tire de l'engourdissement gyptien et l'a conduite dans le libre dsert de sa spculation, il a ramen de la montagne sainte la loi qui est vigueur. Sans doute continuent-ils toujours danser autour de leurs veaux d'or et leur pot-au-feu leur manque beaucoup; ils devraient bien migrer dans le plein sens du mot, gagner une solitude quelconque pour se dcider cesser d'tre les serviteurs de leur ventre et abandonner les coutumes et opinions mortes, prives d''!te et de sens, sous lesquelles gmit presque inaudible, et comme profondment incarcr, ce que leur nature vivante a de meilleur (17). Ici, tous les mots portent. La loi est bien celle de l'impratif catgorique. Sa rvlation est un appel ce que notre nature vivante a de meilleur, savoir la sobrit native dont nous sommes les fils. La morale kantienne dgrise l'homme d'aujourd'hui de sa prtention entendre la langue de la raison intuitive qui est, dit Kant, la langue des dieux et non celle des fils de la terre que nous sommes (18). Que l'impratif catgorique au sens kantien recle en lui quelque chose du dtournement catgorique tel que le nommera Hlderlin, c'est assez clair. La morale kantienne est exclusive de toute thophanie. Elimination de la morale thologique au profit d'une tho

    (17) Lettre Karl Oock du l'" janvier 1799 (O. E. St. 6, p. 304). (18) Lettre Johann Oeorg Hamann, 6 avril 1774 (uvres, Ed.

    Cassirer, IX, 122).

    logie morale, elle n'est plus vISion de Dieu, mais retrait dj du divin. La loi est le document le plus propre d'un tel retrait. Si Dieu est prsence, c'est l'exclusion de toute reprsentation intuitive )). L'vnement le plus essentiel de l!bistoire du

    rapport du divin et de l'humain est, dit Hlderlin dans l'lgie Pain et Vin, que

    Le Pre a dtourn des hommes son visage.

    Sans doute il continue vivre et uvrer sans fin, mais par-dessus nos tte$, l-haut, dans un monde tout autre. La tche la plus propre de l'homme, celle qui lui est confie en service et en souci est ds lors d'apprendre endurer ce dfaut de Dieu qui est la figure la plus essentielle de sa prsence. Savoir faire sienne une telle tche, c'est entrer dans la dimension la plus propre du tragique et de la tragdie (Trauer-spiel). C'est en effet partir de ce dtournement catgorique du divin que le deuil (das Trauern) commena de rgner sur la terre...

    AIs der Vater gewandt sein Angesicht von den [Menschen,

    Und das Trauern mit Recht ber der Erde [begann... (19).

    (19) Brot und Wein (O. E. St. 2, p. 94).

  • 20 21

    L'assonance en allemand de Trauern, Trauer (deuil), Trauerspiel (tragdie), nous ne trouvons en franais rien qui lui corresponde, le franais n'ayant aucun mot proprement franais pour dire ce que dit le grec TpCl)'~~iCl, qui n'voque d'ailleurs directement que le sacrifice d'un bouc. Il se trouve au contraire qu'ici, la langue allemande pense par elle-mme du seul fait qu'elle parle.

    Pour Hlderlin, le tragique de Sophocle est ainsi le document essentiel de ce dtournement catgorique du divin, qui est ses yeux l'essence mme de la tragdie, et que ni Eschyle ni Euripide n'ont russi objectiver aussi pleinement. Et, dans Sophocle, ce sont plus particulirement les deux tragdies contrastes d'dipe et d'Antigone qui vont reprsenter ce que le pote tragiqq.e tente de reprsenter, savoir le rapport de l'homme cette Trauer qu'est le dtou~ement catgorique. D'o : ainsi se dresse Hmon dans Antigone, ainsi dipe lui-mme au cur de la tragdie d'dipe.

    tudions dans cette optique d'abord la structure de la tragdie d'dipe, puis celle d'Antigone.

    '" "'*

    Que l'dipe de Sophocle soit la tragdie du

    dtournement catgorique, c'est plus vident que pour Antigone. dipe est en effet &6co. (vers 661) dans tout la force du terme. Non pas athe, mais dsert autant qu'il est possible par le dieu qui se spare et se dtdUrne de lui. Mme quand le crime ancien .dont il suit la piste avec tant d'acharnement est enfin dcouvert, il semble que le ciel. refuse, dira Valry, de se dclarer . dipe, au lieu d'tre foudroy par les dieux, est au contraire vou la solitude d'une longue dambulation terrestre qui aboutira une seconde tragdie dont la premire n'est que le prlude. Ce n'est en effet que b xPOY'!' l'ClXp6i qu'il, lui sera donn de doubler enfin le cap de cette vie porteuse d'preuves - XClI'.fC1Y TOy TCI),,,1f'!'pQY ~ioY (dipe Colonne, v. 88 91). Quel est, dans l'intervalle, son destin? Apprendre assumer, c'est--dire faire sien un tel abandon (v. 7: a~lp)'c,,,). ' %T;p)'CIY : Voil ce que les preuves, avec l'aide du temps/dans sa grandeur, m'apprennent, non moins que ma naissance, en tiers.

    Cette seconde vie d'dipe dont la passion la plus propre est le dtournement catgorique du divin, constitue la plus extrme excentricit' par rapport ce qui, pour les Grecs, est nature, savoir ce tapport l'Un-Tout dont ils sont na

    ./ tivement transis. Nul plus qu'dipe ne se diffrencie davantage de l'unification aorgique et panique dont il garde si longuement et si patiemment le retrait~ Aux antipodes de l'empor

  • 22 23

    tement empdoclen qui se prcipite dans la mort, dipe pargn par la mort et devant apprendre mener une longue vie de mort en sursis correspond, dans le monde grec, au plus haut triomphe de l'Art prenant du champ par rapport la Nature. La tragdie d'dipe est,

    i dans le monde grec, le chef-d'uvre culturel par excellence. C'est pourquoi l'art de Sophocle y est pour nous insurpassable. Et c'est pourquoi aussi, pour nous qui sommes le contraire des Grecs, dipe constitue un modle indispensable, si nous voulons cesser de briller dans l'enthousiasme excentrique pour crire enfin une vraie tragdie moderne, c'est--dire non pas une tragdie de la mort violente, comme le rclame la nature grecque, mais une tragdie de la mort lente, plus essentiellement conforme notre nature. Car c'est l le tragique chez nous, que nous quittions tout doucement le monde des vivants, empaquets dans une simple bote. Un tel destin n'est pas aussi imposant, mais il est plus profond. Et ici, les Remarques sur Antigone font cho la lettre Bhlendorf que nous venons de citer: une forme d'art vraiment conforme ce qui nous est natif, il lui reviendrait d'tre une parole plutt effectivement meurtrissante qu'effectivement meurtrire; elle ne devrait pas trouver son aboutissement propre dans le meurtre ou la mort, mais, puisque c'est l cependant que le tragique doit tre saisi, se dployer plutt dans le got d'dipe Colonne, de telle sorte que la parole

    qui sort de la bouche inspire de Tirsias soit terrible, et qu'elle tue, sans qu'il y ait lieu cependant de la rendre sensible la manire des

    " Grecs, dans un esprit athltique et plastique, o la parole s'empare de l'tre corporel dont elle effectue la mise mort. Ainsi dipe est la tragdie du dtournement

    catgorique auquel fait face de son ct le dtournement de l'homme assumant le partage d'une vie dans laquelle il s'tablit demeure, rpondant l'infidlit divine par une autre infidlit qui, aux antipodes de l'athisme vulgaire, est gardienne de l'infidlit du dieu dont le dfaut ds lors ne cesse d'tre secours. Tel est le moment essentiel de la tragdie. A cette limite, l'homme s'oublie, lui, parce qu'il est tout entier l'intrieur du moment; le dieu, parce qu'il n'est plus rien que temps; et de part et d'autre, on est infidle: le temps, parce qu'en un tel moment il se dtourne catgoriquement, et qu'en lui dbut et fin ne se laissent plus du tout accorder comme des rimes; l'homme, parce qu' l'intrieur de ce moment, il lui faut suivre le dtournement catgorique, et qu'ainsi, par la suite, il ne peut plus en rien s'galer la situation initiale. Il serait difficile de trouver depuis que le

    monde est monde un texte qui dise tant en si peu de mots et avec une densit si compacte. On s'tonne que cette phrase ait pu tre imprime telle quelle, comme elle le fut pourtant

  • 24 25

    dans le livre publi en 1804 Francfort par Friedrich Wilmans, et ddi la princesse Augusta de Hombourg. A cette limite, l'homme s'oublie, lui, parce

    qu'il est tout entier l'intrieur du. moment. Wolfgang Schadewaldt, dans sa belle introduction la rdition des Tragdies de Sophocle traduites par Holderlin crit ce sujet : Cela signifie que, dans une telle tribulation du temps, l'homme ne pense plus en direction ni de l'arrire, ni de l'avant (20). Ce commentaire de Schadewaldt consonne exactement avec les derniers vers d'un pome que Schadewaldt ne cite pas, mais qui date vraisemblablement de la mme poque que les Remarques:

    Et toujours Au chaos va une nostalgie. Mais beaucoup est

    ~.A contenir. Et il Y faut la fidlit. '" Ni en avant pourtant ni en arrire nous ne

    [voulons Regarder. Nous laisser bercer comme .' Dans la barque oscillante de la mer (21).

    C'est ainsi que l'homme s'oublie dans le moment qui met en fuite et sa mmoire et son attente en faveur de l'apparition d'un prsent qui le contient et qui le berce comme la barque

    (20) Sophokles Tragedien, deutsch von Friedrich Helderlin (Fischer 1957), p. 39.

    (21) G. E. St. 2, p. 197.

    oscillante de la mer. Il s'oublie, c'est--dire se libre certes des coutumes et opinions mortes, prives d'me et de sens que nommait la lettre du 1er janvier 1799. Mais non moins de la nostalgie empdoc1enne de brusquer ou de forcer le moment en prtendant s'unir d'un hond avec le foyer de l'Un-Tout. Un tel oubli est donc pour l'homme la naissance d'une mmoire de luimme plus profonde que tout ce qu'il se savait tre jusqu'ici. S'il Y faut la fidlit, plus essentielle encore est l'infidlit o il se dtourne comme un tratre, assumant ainsi la diffrenciation par laquelle, en correspondance avec le dtournement catgorique du divin, il est plus authentiquement lui-mme que par la nostalgie de l'Un-Tout. En d'autres termes, si, comme le dit le pome, beaucoup est contenir (Vieles aber ist zu behalten) c'est l'infidlit divine qui est, comme le disent les Remarques, am besten zu behalten, c'est elle qu'il faut apprendre contenir en soi le mieux possible. Alors seulement le cours du monde sera sans lacune et la mmoire du divin n'chappera pas. L'homme d'un tel retournement ou, si l'on veut, d'une telle , volte, ou mieux encore d'une telle r-volte, n'est donc pas un rvolt au sens ordinaire du mot. Car la rvolte au sens du retour au natif, loin de prcipiter les hommes dans la frnsie de l'imprcation, comme Promthe dans la tragdie d'Eschyle, est l'apparition dans le monde d'une ea/fi"'], (Antigone, vers 924), d'une pit, c'est--dire d'une correspondance au divin sans

  • 28

    prcdent, qui fut dj le partage d'dipe, qui sera la barque de l'humanit moderne et que porteront la parole les derniers pomes de Hlderlin dans lesquels, dit Beda Allemann sont maintenus spars des mondes qui, autrement, ne pourraient que se corromp,re en se mlangeant (22).

    On ne peut s'empcher ici de penser nouveau Kant et la pit kantienne, si attentive

    ,en son sparatisme (23) maintenir la distinction entre ce que le philosophe appelle phnomne et noumne, et liminer ce qu'il nomme ds 1770 sensitiv cognitionis cum intellectuali contagium, en maintenant chez elle la connaissance humaine, de sorte que ses principia domestica ne transgressent plus leurs limites (terminos suos) pour aller, dans la confusion, porter atteinte l'immacul que doit rester le monde intelligible. Ce rapprochement peut surprendre. La mditation de Kant est pourtant si essentielle la pense de Hlderlin que, comme nous l'avons rappel plus haut, c'est auprs de lui... que toujours il cherch un refuge quand il n'arrive plus se souffrir . Retenons simplement que Hlderlin approfondit la pense kantienne dans un tout autre sens non seulement que Fichte, dont, en 1794, il suivit les cours Ina, mais que ses amis Hegel

    (22) Beda ALLEMANN, HOlderlin et Heidegger, traduction Franois Fdier (P.U.F., 1959), p. 171.

    (2l) Conflit des Facults, dition cite, VII, p. 386.

    2'1

    et Schelling, dont l'Idalisme tentera au contraire d'liminer de la philosophie la distinction radicale que Kant y avait sinon tablie, du moins fonde et maintenue, un tel Idalisme tant peut-tre, dira Heidegger, l'oubli croissant de ce pour quoi Kant avait livr bataille )) (24).

    Mais revenons aux Remarques sur dipe. Pourquoi, aprs avoir dit que l'homme renvoy lui-mme par le dtournement catgorique du divin, s'oublie, Hlderlin ajoute-t-il que le Dieu du dtournement catgorique n'est plus rien que temps? Deux lignes plus haut, il avait prcis qu' la limite extrme' de la souffrance ne subsiste en effet plus rien que les conditions du temps ou de l'espace. Ici la rfrence Kant est encore plus transparente que, tout l'heure, le rapport du dtournement catgorique avec l'impratif catgorique, et que, l'instant, celui de l'infidlit divine avec le caractre inconnaissable du noumne. Les conditions du temps ou de l'espace signifient en langage kantien ce par quoi le temps ou l'espace sont essentiellement eux-mmes, abstraction faite des affections qui seules leur donnent un COlltenu. Kant nomme aussi ces conditions les formes pures ou vides du temps ou de l'espace. Le dieu qui n'est plus rien que temps, le temps tant lui-mme rduit ce qui en lui est pure condition , c'est--dire sa forme pure et

    (24) Kant et le problme de la Mtaphysique, 45.

  • 28 29

    vide, n'est-il pas ds lors le retrait mme ou le dtournement du dieu tel qu'il laisse l'homme face l'immensit vide du ciel sans fond? Le dieu n'est plus ds lors ni un pre, ni un ami, ni mme un adversaire combattre. Il n'est plus que ce que Baudelaire .nommera l'azur du ciel immense et rond (25) et Valry cette immense horloge de lumire qui mesure ce qu'elle manifeste et manifeste ce qu'elle mesure )} (26), mais sous laquelle se dploie jusqu'en ses plus extrmes lointains la vie habitante (27) des mortels. Ce plein ciel de l'infidlit divine d'o pourtant nous viennent les coups de l'heure au timbre d'or (Antigone, v. 950) est celui qui ne cesse de clbrer la posie la plus tardive de Hlderlin.

    Dans la tendre clart du bleu fleurit En un toit de mtal, le clocher. Autour Plane l'appel des hirondelles, Le bleu l'entoure remuer l'me. Le soleil Passe au-dessus, altier, et colore le zinc. Mais dans le vent, l-haut, paisible, Crie la girouette (28).

    Sous l'assaut de l'azur et de sa lumire qui traverse de part en part le sjour des hommes, dans l'branlement aussi de l'orage et de ses

    (25) La Chevelure. (26) Mauvaises penses et autres, Corti, 53. (27) G. E. St. 2, p. 312. (28) Ibid. 2, p. 372.

    \:

    clairs qui restent leur guise la bndiction du dieu inaccessible, le cur demeure pourtant ferme, car il sait maintenant porter aussi le vide du ciel sans fond. Nous lisons, dans le pome dont nous venons de traduire. tant bien que malles premiers vers

    Dieu est-il inconnu? Est-il manifeste comme le 'ciel? Voil Ce que plutt je crois.

    Un tel questionnement ne renvoie, preCIse Beda Allemann, aucune alternative. Etre manifeste comme le ciel libre et vide, c'est bien plutt la manire propre Dieu d'tre infidle aux hommes (29). Faut-il donc s'tonner que, vers la fin du mme pome, reparaisse l'image d'dipe? Celui dont le destin fut prcisment d'avoir correspondre au dtournement catgorique, tant appel, dit Hlderlin, dans un climat de peste, de confusion d'esprit, de prophtisme universellement excit, au milieu d'un temps mort, vivre la communication rciproque du divin et de l'humain dans la figure totalement oublieuse de l'infidlit, telle qu'elle ouvre un dsert panique du temps et de l'espace l o jusqu'ici rgnait le temps homrique, autrement dit le temps

    o le ciel sur la terre

    (29) Op. cil., p. 238.

  • 30 31

    Marchait et respirait dans un pe u pie de [dieux (30).

    Nous en arrivons maintenant la troisime difficult de notre texte. Pourquoi Hlderlin dit-il enfin que le temps qui prend. naissance avec le dtournement catgorique, ce temps rduit sa condition , c'est--dire la puret de son vide, ne laisse plus rimer en lui dbut et fin ? Si l'on cherche comprendre cette affirmation singulire en dehors du contexte et comme une proposition sur le temps en gnral, le risque est grand qu'elle demeure impntrable. Il n'en est plus de mme si l'on entend dbut et fin non pas comme des caractres d'un processus temporel en gnral, mais comme le dbut et la fin de la tragdie. Dans les premires lignes des Remarques sur Antigone, Hlderlin reprenant ce qu'il avait dvelopp propos d'dipe prsente les tragdies d'dipe et d'Antigone comme l'articulation de deux parties spares et ajointes par une csure, de telle sorte, dit-il, que, dans le deuxime cas, l'quilibre s'incline davantage du dbut vers la fin que de la fin vers le dbut. D'o, entre les deux tragdies, une diffrence de rythme. Dans les deux cas, c'est l'intervention divinatoire de Tirsias qui constitue la csure, c'est--dire le moment exact partir duquel s'embrase et se prcipite le mouvement

    (30) A. de MUSSET, dbut de Rolla.

    excentrique qu'est, pour l'homme, l'accouplement du dieu-et-homme. Mais ce qui prcde la csure s'tend beaucoup plus longuement dans Antigone que dans dipe, si bien que la fin doit y tre pour ainsi dire pro'Vge contre cette extension du dbut, alors que, dans dipe, l'quilibre s'tablit selon une proportion inverse des deux parties. Reste cep~ndant que, dans les deux tragdies, c'est l'apparition d'une telle csure qui, selon le mot de Hlderlin dans le Fragment d'Hyperion que Schiller avait publi ds 1794 dans sa revue Neue Thalia, fait clater le grand secret, celui qui donnera la vie ou la mort.

    L'intervention du devin dans l'action tragique n'est pas propre aux tragdies de Sophocle. Dans l'Agamemnon d'Eschyle par exemple, peine Agamemnon entr dans son palais, Cassandre voit comme travers les murs s'accomplir le crime, puis prvoit l'arrive d'Oreste. Mais ici la clameur de la voix prophtique n'a pas la signification d'une csure . Elle est bien plutt la confirmation de ce qui tait dj attendu. A peine la lumire de la flamme annonciatrice de la prise d'Ilion a-t-elle trou la nuit que dj tout est dit :

    C'est par o prsentement c'est; tout s'accom[plit

    Selon qu'il lui est dparti; ni chauffant dessous

  • 32

    Ni versant dessus, les offrandes dont le feu ne [veut pas,

    Point n'apaiseras l'invincible colre (31).

    Et dans le roi vainqueur qui descend de son char pour fouler le tapis de pourpre. qu'tend sous ses pas Clytemnestre, nous avons dj reconnu un condamn mort. Rien de plus proprement eschylien qu'une action tragique qui dbute par le mot TErITal, c'est fait , avant mme d'avoir commenc. Tout s'enchanera ainsi d'un bout l'autre jusqu' l'acquittement enfin d'Oreste par le tribunal des Eumnides, sans lacune certes, mais aussi sans ({ csure . Telle est la marche du destin qui ne cesse de se transformer en lui-mme jusqu' sa figure la plus exacte partir d'une transgression initiale. Quoi de plus dissemblable au contraire de la figure royale d'dipe au dbut de la tragdie que celle de l'exil qui commence travers le monde grec sa dambulation aveugle? Ici, dans l'ouverture du temps tragique qui ne fait qu'un avec le dtournement du dieu dbut et fin ne riment plus ensemble. La diffrence entre un jusqu'ici et un dornavant devient essentielle (32). Quelque chose a fondamentalement chang. Ainsi l'exige l'intervention de la csure . L'homme csur jusqu' lui-mme par la CH) Agamemnon, vers 68 71. (32) cr. dipe, vers 1525-1527, Antigone vers 1161-1165.

    33

    menace de son accouplement avec le divin, pens son tour comme catgoriquement dtourn , voil donc le tragique de la vraie tragdie moderne, tel qu'il s'annonce pour nous dans l'dipe de Sophocle. Que cette mtamorphose radicale de l'homme par la vrit moderne du tragique puisse, encore une fois, onsonner d'une certaine manire avec .une pense de Kant, c'est ce qu'il n'est peut-tre pas impossible d'entrevoir si l'on se rfre ce livre tardif et si violemment dcri que fut, en 1793, la Religion dans les limites de la simple raison. L'accs de l'homme la moralit y est interprt, selon l'esprit du Christianis~e, non pas comme une simple amlioration , mais comme une vritable rvolution des profondeurs (33) par laquelle on dpouille le vieil homme pour revtir un homme nouveau . Cette mtamorphose du cur - Herzeniinderung dit Kantn'a videmment pas dans sa pense la signification et la porte qu'aura pour Hlderlin ce qu'il nomme ganzliche Umkehr aller Vorstellungsarten und Formen - le retournement total de tous les modes et de toutes les formes de reprsentation - elle n'en est pas moins une transmutation (Umwandlung) selon laquelle antrieur et ultrieur, dbut et fin ne peuvent plus rimer ensemble, et qui met en cause l'essence mme du temps dans son rapport aux heilige Geheimnisse, la nature saintement secrte

    (33) Edition cite, VI, 187.

    3

  • 34 35

    de la Libert. Un tel rapport de Hlderlin Kant, rest lui-mme secret la philosophie, est chronologiquement antrieur au dveloppement de l'Idalisme allemand que vont cependant porter si haut les deux compagnons de jeunesse que furent, pour Hlderlin, Hegel et Schelling. Toutefois, crira Heidegger, on peuf dire des nouveaux philosophes qu'ils franchissent d'un bond (34) la pense de Kant plus qu'ils ne la dpassent . L'uvre de Kant, dit-il encore, demeure comme une forteresse non conquise l'arrire du nouveau front . Peut-tre en est-il de mme pour la posie de Hlderlin si elle demeure la tche laquelle nul encore n'a su satisfaire, tant elle est dpassante au cur de sa proximit.

    ...

    ......

    Si maintenant nous passons d'dipe Antigone, un premier paradoxe nous frappe. Selon la chronologie probable laquelle se rfrent les historiens, la tragdie d'Antigone serait d'environ dix ans antrieure la premire tragdie d'dipe. Hlderlin au contraire, sans s'expliquer, renverse la probabilit chronologique, et le livre que publie au printemps 1804 l'diteur Wilmans prsente Antigone la suite d'dipe. Il semble par ailleurs que le pote ait plus longuement mdit la traduction d'Anti

    (34) Die Frage nach dem Ding (Niemeyer, 1962), p. 45.

    gone que celle d'dipe si bien que, dit W. Schadewaldt dipe est dans l'ensemble plus prcis, plus saisissable, plus dramatiquement tendu; Antigone au contraire est une uvre plus profonde, mais aussi plus obseure, plus inaccessible, plus incommunicative (35). Comment faire face une telle diffrenc? Peuttre un peu de lumire sur ce .point pourra-telle nous venir de l'interprtation du clbre dialogue d'Antigone et de Cron.

    Comme il arrive pour tous les hauts lieux de la littrature grecque, qu'il s'agisse par exemple du Fragment 3 du pome de Parmnide, qui dit le rapport de la pense et de

    '"'< l'tre, ou, dans Thucydide, du 22 du livre rr de la Guerre du Ploponnse, o l'auteur dfinit son projet d'historien, l'interprtation de ce dialogue reste particulirement problmatique. Elle l'est d'autant plus que le texte nous en est transmis d'une manire incertaine. L'interpr

    '" tation couramment reue consiste montrer Antigone en appelant Zeus et Dik de l'injustice du dcret de Cron :

    CRON Et tu as malgr tout eu le front de transgresser mes lois ?

    ANTIGONE Oui, car ce n'est pas Zeus qui a promulgu pour moi cette dfense, et Dik, celle qui habite avec les dieux

    (35) Wolfgang SCHADEWALDT, op. cit., p. 11.

  • 36 37

    d'en bas, n'a pas tabli parmi les hommes des lois comme les tiennes... (36).

    Il est, l'extrme rigueur, thoriquement possible de lire ainsi le texte de Sophocle. Holderlin lui-mme lit ainsi, ceci prs que Zeus est nomm par Antigone : Mon Zeus, et ainsi oppos au Zeus de Cron. Cette lecture a paru cependant irrecevable, aussi bien quant la forme que quant au fond, Karl Reinhardt (37). Si nous lisons le texte de Sophocle en nous inspirant de la lecture de Reinhardt, sinon en la reproduisant textuellement, nous entendrions plutt ainsi les paroles d'Antigone:

    CRON Tu as cependant os passer outre mes lois?

    ANTIGONE Ce n'est certes pas Zeus qui m'a claironn de faire ce que j'ai fait.

    Non plus que la Dik, qui sige avec les dieux d'en bas,

    N'a fix chez les hommes les lois que je fais miennes.

    Pas davantage nOn plus de ta part un dit,

    (36) Antigone. vers 449 sqq. (37) Telle est aussi la lecture de W. Schadewaldt dans sa rcente

    traduction d'Antigone, in : Griechisches Theater. deutsch von W. Schadewaldt, Suhrkamp (1964).

    ,~

    '1.;'._

    ,' .;,'~'.

    ,

    r . . :~

    N'a pu un mortel donner licence de passer outre.

    A des lois qui, non crites, inbranlables, sont des dieux.

    Ce n'est en vrit ni d'aujourd'hui ni d'hier, mais de touj,purs.

    Que ces lois ont vigueur, nul ne sachant d'o elles brillent.

    Ni claironnes d'en haut, ni tablies d'en bas, mais issues du centre lui-mme, telles sont donc, pour Antigone, les lois.

    Holderlin, rptons-le, n lit pas ainsi le texte de Sophocle. Mais il se pourrait que la mditation de cette lecture contribue clairer le sens dans lequel son interprtation dj s'aventure. Car si ce n'est ni d'en haut Zeus ni la Dik d'en bas qui ont inspir Antigone sa conduite, de qui donc a-t-elle reu la consigne ? De qui, sinon d'elle-mme et de l'audace avec laquelle elle prtend, transgressant les lois seulement statutaires de Zeus et de Dik, entrer dans un savoir plus immdiat de lois en ellesmmes plus divines et plus saintes, celles qui de toujours ont vigueur sans que nul ne sache d'o rayonne leur lumire . Comme dipe sollicitant d'une manire trop infinie la parole de l'oracle, l'hrtique Antigone s'arroge le partage des dieux. Elle agit ds lors dans le mme sens que Dieu, mais en quelque sorte contre Dieu, ralisant en elle autant qu'il est

  • 38 39

    possible l'homme cette figure de l'Antithos qui lui sera fatale. Car le Pre du Temps rabroue plus dcisivement jusqu' la terre l'audace de l'usurpateur qu'il laisse sans alli raison de sa dmesure. On voit ici combien l'interprtation de Hlderlin dpasse en _profondeur et en porte l'interprtation future de Hegel qui ne verra dans Antigone que le conflit de la famille et de l'Etat, autrement dit du fminin et du viril, le fminin tant l'ternelle ironie de la communaut . Son zle obstin , dit Hegel, altre par l'intrigue le but universel du gouvernement en un but priv, transforme son activit universelle en une uvre particulire de tel ou tel individu et pervertit la proprit universelle de l'Etat en une possession dont la famille fait parade (38). Ce conflit, pour Hegel, ({ est le conflit moral suprme, et, par consquent, la culmination du conflit tragique (39). C'est bien au-del d'un tel conflit que Hl

    derlin dcouvre le tragique d'Antigone. Plus essentielle que l'opposition du fminin et du viril est l'affrontement du divin et de l'humain tel que le connaissait Pindare, tel aussi qu'Hraclite l'avait fait natre directement de 1focfoUJ' qui est un autre nom pour Qy? ou ,vau; : 1fcp.o, est pre de tout, roi de tout, montrant ici des

    (38) HEGEL, Phiinomenologie, d. Hoffmeister (Leipzig, 1937), p. 340.

    (39) Principes de la Philosophie du Droit, 166.

    dieux, l des hommes, et faisant paratre les uns comme libres, les autres comme esclaves. (40) C'est donc d'une mme origine que les dieux et les hommes s'cartent les uns des autres, mais les uns pour' les autres. Nous respirons d'une mme mr.e disait Pindare, mais aux deux bouts de la distance qui spare du rien le ciel immuable (41). Quand l'homme perd le sens d'une telle distance pour tenter de s'accoupler au divin, c'est alors que s'ouvre pour lui la dimension du tragique dans laquelle le devenir-un illimit de l'homme et dieu ne peut se purifier que par une sparation illimite comme dans le cas -de ({ l'athisme d'dipe, renvoy la terre o lui est confie, en service et souci, la garde de l'absence du dieu, moins que, comme dans Antigone, le dieu ne devienne immdiatement prsent dans la figure de la mort. Les deux dnouements sont la rvlation d'un Zeus plus proprement luimme que le Zeus statutaire, c'est--dire de celui dont le nom est : Pre du Temps. L'apparition de Zeus comme Pre du Temps,

    bien que ce soit seulement dans Antigone qu'il porte un tel nom, c'est peut-tre encore plus au tragique d'dipe qu'au tragique d'Antigone qu'il rpond. Mon Zeus, dit Antigone. Mais ce Zeus qu'elle s'approprie, si l'Antithos dont elle assume la frnsie lui arrache la rvlation des

    (40) Fragment 53 (Diels-Kranz). (41) VI' Nmlenne.

  • 40 41

    lois, c'est dans la mort que tout aussitt il la prcipite. Le Pre du Temps n'est en ralit pleinement tel que pour ceux dont la vie demeure le partage. De cette prfiguration d'Antigone qu'est en un sens Dana pour qui l'accouplement avec le divin se purifie dans la sparation infinie au lieu de se perdre dans -la mort, Hlderlin pourra donc dire :

    Elle comptait au Pre du Temps Les coups de l'heure au timbre d'or.

    Mais Dana, dans Antigone, figure peut-tre, plutt qu'Antigone et travers elle, dipe. dont le destin fut en effet de si longuement compter face au Pre du Temps les coups de J'heure au timbre d'or. Mais pourquoi Zeus en tant que plus proprement lui-mme est-il nomm Pre du Temps? Peut-tre le comprendrons-nous par la lecture d'un pome peine antrieur la traduction des Tragdies de Sophocle. C'est en effet d'aprs 1800 que nous pouvons dater le pome intitul Nature et Art ou Saturne et Jupiter (42). Nature et Art, les deux mots font cho ce contraste du natif et du culturel dont le rapport chez nous contraste son tour avec ce qu'il fut dans le monde des Grecs:

    Tu rgnes au plus haut du jour, et ta loi Resplendit, tu tiens la balance, fils de Saturne

    (42) G. E. St. 2, pp. 37 sq.

    Et rpartis les lots, toi qui, serein, as pour repos La gloire d'une souverainet immortelle. Cependant, dans l'abme, au dire des Potes, Le Pre antique, ton propre pre, tu l'as au

    [trefois Relgu; entendez gmir dans les projondeurs, L o les rebelles, devant ta face, justement ont

    [leur lieu, Innocent le dieu de l'ge d'or, depuis dj lon

    [temps.

    Libre de toute peine, il fut plus grand que toi

    [bien qu'il N'ait formul aucun commandement ni Qu'aucun des mortels l'ait nomm de son nom. Ecroule-toi! Ou n'aie pas honte de le recon

    [natre! Et si tu veux te maintenir, sois au service du

    [plus antique Et permets, en grce de lui, qu'avant tous les

    [autres, Hommes et dieux, le pote le nomme. Car, comme de la nue ton clair, vient De lui ce qui est tien. Vois! Tmoin de lui Est ce qui plie sous toi, et de l'antique Joie, tout pouvoir a pris sa croissance. Et chaque fois qu'est sensible mon cur Une forme vivante, et que s'claire ce qui tient

    [de toi sa figure, Et qu'en son berceau s'est endormi pour moi, Dlice, le temps toujours en marche,

    ..

  • 42 43

    C'est toi qu'aLors j'entends, Cronide, et que je [reconnais,

    Matre sage qui, comme nous fils Du temps, donnes des lois, et ce qui

    ( ~

    S'abrite dans l'ombre sainte, proclames.

    Le Zeus plus proprement lui-mme et qui donne des lois comme le dieu qu'Antigone nomme mon Zeus est ainsi celui qui, se remmorant sa propre ligne, redevient le fils de Cronos et reconnat que c'est de lui que provient tout ce qui est sien. L'avnement de Zeus l'nigmatique figure du Pre du Temps est donc comme la vaterliindische Umkehr de Zeus lui-mme, son virage jusqu' ce qui lui est essentiellement natif, son retour de l'excentricit relaUve de l'art au secret plus difficile conqurir de la nature, dont le contraste tout puissant domine mme le divin.

    Enigme est tout ce qui source pure a jailli. [Mme

    Le pome peine sait-il le dvoiler. Car Tel tu pris le dpart, tel tu persisteras; Si prenante nous soit la ncessit Et l'uvre du dressage, rien ne passe Ce que peut la naissance Et le premier rayon du jour qui Frappe le nouveau-n (43).

    Mais quel est le temps de Zeus redevenu Pre

    (43) Der Rhein, strophe 4 (G. E. St. 2, p. 143).

    du Temps, autrement dit du Zeus plus proprement lui-mme ? Le temps mme de la tragdie, celui qui s'ouvre l'homme s'il se risque jusqu' l'accouplement du dieu-et-homme, et qui ds lors se rduit au vide de sa pure condition de telle sorte que Zeus, comme Pre du Temps, est bien moins apparition antiphanique que dtournement catgorique quoi rpond, de la part des hommes, la volte purificatrice qui les ramne leur terre o, jusqu' la mort immdiate ou tardive, c'est tragiquement qu'ils font face au retrait du divin.

    Ainsi nous pressentons, dans l'Antigone de Hlderlin o apparat la figure du Pre du Temps, un approfondissement de la pense du tragique telle qu'elle portait dj la tragdie d'dipe. Cet approfondissement renvoie son tour deux diffrences, qui, relativement dipe, vont porter Antigone au comble d'un presque insoutenable clat.

    La premire de ces diffrences a trait la composition mme de la tragdie comme ajointement l'un l'autre des deux principes qu'elle met en scne, ceux que Hlderlin nomme das UnfYrmliche et das Allzuformliche : ce qui se drobe au formel et l'excessivement formel. Loin qu'ils soient seulement opposs, comme dans Ajax, ou mme dans dipe, Antigone nous les montre poss l'un par rapport l'autre galit, si bien que les vnements s'y dploient dans l'optique d'une impartialit que

  • 44 45

    Hlderlin va jusqu' qualifier de rpublicaine. Aucun des deux protagonistes n'a le moindre avantage sur l'autre. Ils ne diffrent, dit le pote, que selon le temps, comme deux coureurs de mme force dont l'un ne perd, bout de souffle, que parce qu'il est parti le premier. Si l'autre gagne, c'est simplement pour- n'avoir pris qu'ensuite le dpart. Mais qui perd et qui ,gagne? Hlderlin ne le dit pas explicitement. Peut-tre est-il permis de penser que Cron gagne, car il n'entre dans la comptition qu'aprs le dfi d'Antigone. Il lui reste donc plus de souffle. Mais gagne-t-il vraiment? Et la vie qui lui reste en partage n'est-elle pas encore plus dplorable que le destin d'Antigone? C'est pourquoi on peut comprendre aussi, avec W. Schadewaldt que c'est Cron qui perd pour avoir, par son dit, pris les devants, et qu'Antigone gagne parce qu'elle n'agit que {{ ractivement Cron (44). Mais s'agit-il mme de Cron et d'Antigone? Le grand moment de l'impartialit tragique dont parle Hlderlin est le chur qui prcde immdiatement l'arrive de Tirsias. Ce chur insolite, dit Hlderlin, s'ajointe on ne peut mieux l'ensemble, et sa froide impartialit est chaleur, prcisment dans la mesure o elle est si proprement de mise.

    Dans le chur dont il est question (vers 944 987 de la tragdie de Sophocle), sont voqus

    (44) W. SCHADEWALDT, op. dt., p, 59.

    successivement trois destins qui prfigurent le destin du hros tragique : celui de Dana, celui du fils de Dryas, celui des deux fils de Phine. Mais Dana, qui n'avait t cache dans une prison souterraine que par la prudence de son pre, change ici de nature. C'est maintenant des dieux qu'elle devient la victime. Ds lors la semence de Zeus qui lui parv~ent jusque dans sa cachette change aussi de nature. Hlderlin crira donc au lieu de : elle entretenait pour Zeus le devenir et son flux d'or :

    Elle comptait, au Pre du Temps Les coups de l'heure au. timbre d'or.

    Le lecteur reste ici perplexe, non pas tant cause de la transformation apporte que parce que Sophocle semble bien plutt parler de la semence de Zeus que plus gnralement du devenir. Faut-il penser ici, comme le rappellent Helligrath, Reinhardt et Schadewaldt, que la connaissance que Hlderlin avait du grec tait limite? D'autres carts de traduction pourraient autoriser la mme conclusion. Toutefois, ajoute Karl Reinhardt (45), mme une lecture plus rigoureuse du texte de Sophocle nous laisse dans l'embarras quant la nature des modifications introduites par la traduction. Sur ces modifications, Hlderlin s'est cependant expliqu lui-mme dans une lettre de septembre

    (45) HOiderlin und Sophokles, in HOiderlin (Mohr-Siebeck, Tbingen. 1961), pp. 297 sqq.

  • 46 47

    1803 son diteur : L'art grec qui nous est tranger, du fait de son adaptation la nature grecque et de dfauts dont il 'a toujours su s'accommoder, j'espre en donner une prsentation plus vivante qu' l'ordinaire, en en faisant ressortir davantage l'lment oriental qu'il a reni, et en corrigeant, quand il y a lieu, ses' dfauts

    esthtiques~ L'lment oriental, c'est ici le climat natif des Fils du Feu que sont les Grecs, et qu'ils ont parfois chm et mme reni au, profit de son contraire, la sobrit de l'exposition. - Orientaliser la traduction de Sophocle, sera donc rendre la tragdie grecque plus ardente qu'elle ne peut apparatre au lecteur moderne qui, au contraire des Grecs, excelle culturellement dans l'enthousiasme excentrique. Mais, crit aussi Hlderlin au mme Wilmans quelques mois plus tard (avril 1804) : Je crois avoir crit tout l'encontre de l'enthousiasme excentrique, et ainsi rejoint la simplicit grecque. Orientaliser la traduction n'est donc dpayser la tragdie grecque qu'en lui gardant aussi son ingalable sobrit. Les corrections de Hlderlin sont ainsi double sens, et c'est dans cette optique complexe qu'il faut examiner tous les carts de traduction , car si c'est comme un tratre, c'est non moins de sainte faon que le pote moderne se comporte, lui aussi, relativement l'original grec.

    Nous comprenons ds lors l'laboration du chur qui constitue pour Hlderlin le foyer de la tragdie d'Antigone. L'vocation de Dana

    par laquelle il dbute manifeste encore un excs de sympathie pour Antigone, comme le marque le double et tendre vocatif du vers 949 de Sophocle. Mais cette tendresse est tenue en chec dans la traduction ds les deux derniers' vers de la premire strophe, ceux qui, prcis:rp.ent, sont transposs ainsi :

    Elle comptait au Pre du Temps Les coups de l'heure, au timbre d'or.

    Dans la version musicale de l'Antigone de Hlderlin que nous devons Carl Orff, ces deux vers sont magistralement prcds d'un Pianissimo subito qui marque le changement de ton. Face au Zeus plus proprement lui-mme que le Zeus statutaire de Cron, celui qui n'est plus que temps, face donc la marche du temps, Dana fait saintement sienne la plus ferme demeurance et ds lors compatit la marche mme du temps laquelle elle se plie, comprenant ainsi la simplicit de la succession des heures, sans que l'entendement conclue du prsent l'avenir. Tout est prt maintenant pour la prsentation des deux autres figures, celle du fils de Dryas, empierr pour avoir voulu mettre fin au dlire des Bacchantes et irrit les Muses, amies des fites, et celle des fils de Phine, condamns la nuit par la sauvagerie d'une femme, car le destin aussi s'appesantit sur eux. C'est ainsi qu'est par trois fois recourb d'autant plus dcisivement vers la terre le partage

  • 48

    de ceux qui avaient prtendu exulter bien loin de la terre, devenue incapable de les contenir. Tel doit donc tre galement, en toute impartialit, le destin d'Antigone, pour avoir, dans sa ~ua~oui (vers 95), heurt trop rudement le seuil sublime de Dik (vers 853-854). Cette impartialit est prcisment ce qui manque encore dans Ajax, dont la folie apparat, ds le dpart, comme tragiquement dplorable en face de la sagesse d'Ulysse. Elle manquera non moins dans dipe qui s'emporte jusqu' malmener Tirsias et pose l'esprit fort devant la simplicit trop humainement dvote des siens. Dans ces deux drames, l'opposition des principes n'est pas dgage dans son entire puret. Mais avec Antigone, le contraste de l'excs et du dfaut fait place un redoutable quilibre qui donne l'ensemble un rythme sans prcdent. Il n'y a plus ni excs ni dfaut, mais balance de deux excs, de l'Unfarmliches et de l'Allzuformliches, de la dmesure aorgique et du respect excessif des formes, tels qu'ils naissent l'un de l'autre en une frnsie ddouble qui s'claire son tour partir du chur que suit immdiatement la csure, c'est--dire l'intervention de Tirsias. Toutefois - et nous en arrivons ici la

    seconde des diffrences annonces plus haut si le mouvement tragique d'Antigone diffre de celui d'dipe, ce n'est pas seulement, comme Hlderlin vient de l'tablir, parce qu'il est tout autrement rythm , cette diffrence de

    ~ 49 !

    1

    rythme n'tant plus seulement celle qui nat de la csure, mais apparaissant son tour grce l'laboration d'un chur qui devient pour l'ensemble centre privilgi de perspective; c'est

    }'. aussi d'une manire encore plus secrte, et qui se rfre la diffrence essentielle du monde grec et de notre monde. Antigone propose en effet un extraordinaire raccourci de ce qui dans dipe, est lenteur endurante. La mort y va plus

    1 trI' vite que, pour les hommes, le changement du

    cur (vers 1105). C'est peut-tre par cette course la mort qu'Antigone apparut Hlderlin, sans qu'il l'ait jamais expressment dit, comme

    t Ir une tragdie plus typiquem~nt grecque que la

    tragdie d'dipe qui, tragdie de la mort lente et difficile , apparat au contraire, au sein mme du monde grec, comme le prototype de la vraie tragdie moderne. Peut

    J tre dirait-on, reprenant le texte d'Aristote, qu'avec Antigone, au lieu de porter l'ach

    '

  • 50 51

    - Que tardons-nous? Avanons! C'est de ta part trop de lenteur! }) du dieu qui enfin l'appelle et le presse, retentit, insolite et voil d'une suprme ironie. Et c'est pourquoi aussi la tragdie d'dipe est dans sa lenteur meurtrissante presqu'une tragdie mOM deme ou hesprique, celle que Holderlin aurait voulu crire, qu'il a manque dans les versions successives de son Empdocle, et dont il croit enfin entrevoir la promesse dans le Fernando de son ami Bohlendorf, et en particulier dans ces deux vers que la citation qu'il en fait dans sa lettre de 1801 auront empch de sombrer dans l'oubli :

    Un chemin troit conduit dans une sombre

    valle,

    C'est l que l'a pouss la trahison.

    Mais quelle trahison ? Pour Holderlin, sinon pour l'auteur de Fernando, c'est trop clair. Nous lisons en effet dans les Remarques sur dipe qu'au dtournement catgorique du dieu qui n'est plus que temps, l'homme se doit de correspondre en se dtournant lui-mme comme un tratre, et que la tragdie se dploie ds lors comme une espce de procs d'hrsie. Hrtique, dit trs bien W. Schadewaldt (46) est celui qui, aorgiquement et dans l'immdiat, cherche s'emparer de l'essence mme du divin . Hrti

    (46) Op. cit., p. 35.

    ques et tratres, encore que de sainte faon, sont ds lors, aussi bien l'un que l'autre, les personnages d'dipe et d'Antigone, mais c'est diffremment qu'ils gardent le dtournement catgorique, c'est--dire la dsinvolture div4ne d'o ils sont r-volts jusqu' eux-mmes. Toutefois le tragique d'Antigone, selon lequel l dieu non mdiatis devient si vite prsent dans la figure de la mort est comme une volte plus spcifiquement grecque au cur mme de la rvolte de l'hom.me jusqu'au natif, face au dtournement catgorique qu'est la {( volte du dieu (47). Le dfaut de dieu qui {( meurtrissait dipe en le renvoyant ce. monde sans qu'il lui soit permis {( avant longtemps de doubler le cap de la vie porteuse d'preuves , Antigone le tourne, au contraire, brusquant tout, par la rvlation d'emble meurtrire de la frocit non-crite qui est pour l'homme, comme le sera encore le pays platonicien de la Ai9'/) , le dsert de l'inculte et de l'inhabitable. Mais la tragdie d'Antigone est un chef-d'uvre exceptionnel. Si elle porte la course la mort qu'exige le destin au sens grec bien au-del de la simplicit un peu fruste d'Ajax et jusqu' rivaliser avec l'art qui atteint son sommet dans dipe, elle reste pour ainsi dire sans suite, et tel fut l'chec de l'art et du monde qu'institurent les Grecs.

    Leur volont fut certes d'instituer (47) Cf. Beda ALLEMANN, op. cit., p. 51.

  • 52 53

    Un empire de l'art, mais l Le natif par eux Fut reni, et lamentablement La Grce, beaut suprme, sombra.

    '" '"

    Que dis-tu du Sophocle de Hlderlin ? Estee que l'auteur dlire ou ne fait-il que semblant, et son Sophocle est-il une satire voile des mauvaises traductions? L'autre soir, comme je me trouvais avec Schiller chez Gthe, je les ai rgals de ce morceau. Lis donc le quatrime chur d'Antigone. Il fallait voir comme Schiller riait... Ainsi crivait, ds juillet 1804, un cadet de Hlderlin l'un de ses amis. Mais si Schiller riait , Gthe, au contraire, a pu rester silencieux. Peut-tre pensait-il au jeune pote qui s'tait prsent lui quelques annes plus tt et qui lui apparut, comme il le dit ensuite dans une lettre Schiller mit Angstlichkeit offen , anxieusement ouvert. Peut-tre savait-il qu'une si anxieuse ouverture ce qui est, en son essence, l'Ouvert lui-mme, devait ds lors ouvrir un dialogue inou avec ces potes de l'Ouvert que furent les potes grecs - ceux dont Gthe approcha seulement le secret - le visiteur timide qu'il sut pourtant ne pas dcourager.

    Il n'y a rien apprendre des Grecs - leur

    manire est trop dpaysante, trop insaisissable aussi, pour qu'elle puisse avoir l'effet d'un impratif, agir la' manire d'un classicisme.

    Cette parole de Nietzsche dans le Crpuscule des Idoles (48) correspond dj l'nigme. Mais apprendre est bien moins se soumettre l'autorit d'un modle que s'exposer au danger d'une lumire dont l'preuve; pour le devancier, devient de plus en plus solitude. La solitude de Hlderlin crot mesure qu'il s'approche davantage du monde grec. Non sans doute pour se procurer des modles. Encore moins pour tenter de les congdier. Tout ce que l'on a crit sur l'abendUindische Wendung, le virage vers l'Occident qui serait la courbe de Hlderlin demeure un peu court. L'approche du monde grec le rvle lui-mme en lui donnant devenir celui qu'il est - entendons: ce devancier inapparent dont le cheminement s'carte de plus en plus des routes que suivent les autres. - Et si Heidegger, non moins inapparent, ne pouvait pas ne pas rencontrer Hlderlin, c'est qu' son tour il mditait ds le dpart l'nigme grecque de notre appartenance au monde, qui est celle de notre tre propre. L'initiation grecque n'est pas la rvlation d'un paradis perdu, encore moins le point de dpart d'une marche en avant dont nous n'aurions qu' tre les athltes en nous bornant prendre la suite des progrs dj

    (48) Crpuscule des Idoles. Ce que je dois aux Anciens, 2.

  • 54 55

    accomplis. Elle est bien plutt l'origine d'une mutation en laquelle peut-tre se prpare le virage de notre soir un matin que ne fut pas le matin grec de la pense. Les Matinaux dj d'un tel matin ne sont pas renouvels de l'Antique. Leur correspondance au mythe grec ne connat le dclin -d'aucun classicisme. Ils lui sont d'autant plus rigoureusement fidles. La pense de Heidegger, la peinture de Braque, la posie de Char, experts, comme Hlderlin, en solitude, savent quelque chose de cette rigueur. La lumire qui est leur don mdite la fulguration d'o un jour naquit la lumire, et dlivre, dans ce dbut tincelant la vie plus secrte de la source d'o nous risquons, notre tour, de trouver accs jusqu' nousmmes. Le destin des vrais Hespriens est cette mditation qui les met l'cart, mme s'ils font du bruit dans le monde, car leur tche est trop devanante pour qu'ils n'en soient pas dpasss. Autrefois, crit Hlderlin Bhlendorf, je pouvais exulter en dcouvrant une vrit nouvelle, une vue meilleure de ce qui nous surpasse en nous entourant; maintenant je redoute que mon destin ne soit celui de l'antique Tantale qui advint venant des dieux, plus qu'il n'en put digrer. Mais le destin du devancier est fondation de

    ce qui demeure. Dans le vide de l'interrgne qu'affronta le premier Hlderlin, c'est toute la posie moderne qui va se reconnattre un site. C'est au plus proche de Hlderlin que le plus

    proche des potes modernes trouve la voix qui nous dit d'o nous sommes. C'est l enfin qu'il nous revient notre tour de correspondre la parole insolitement hesprique de Ren Char :

    NOUS NE JALOUSONS PAS LES BIEUX, NOUS NE LES SERVONS PAS, NE LES CRAIGNONS PAS, MAIS AU PERIL DE NOTRE VIE, NOUS ATTESTONS LEUR EXISTENCE MULTIPLE, ET NOUS NOUS EMOUVONS D'ETRE DE LEUR ELEVAGE AVENTUREUX LORSQUE CESSE LEUR SOUVENIR.

    Jean BEAUFRET.