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Rapport final de la Commission Indépendante d’Experts: Suisse – Seconde Guerre Mondiale

La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale

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  • Rapport final de la Commission Indpendante dExperts: Suisse Seconde Guerre Mondiale

  • Schlussbericht der Unabhngigen Expertenkommission Schweiz Zweiter Weltkrieg

    Rapport final de la Commission Indpendante d'ExpertsSuisse Seconde Guerre Mondiale

    Rapporto finale della Commissione Indipendente d'EspertiSvizzera Seconda Guerra Mondiale

    Final report of the Independent Commission of ExpertsSwitzerland Second World War

    Membres:

    Jean-Franois Bergier, PrsidentWladyslaw BartoszewskiSaul FriedlnderHarold JamesHelen B. Junz (depuis fvrier 2001)Georg KreisSybil Milton (dcde le 16 octobre 2000)Jacques PicardJakob TannerDaniel Threr (depuis avril 2000)Joseph Voyame (jusquen avril 2000)

  • Commission Indpendante dExperts Suisse Seconde Guerre Mondiale

    La Suisse,le national-socialisme et la Seconde Guerre mondialeRapport final

    PENDO

  • Secrtaire gnral/-e:

    Linus von Castelmur (jusquen mars 2001), Myrtha Welti (depuis mars 2001)

    Membres de la direction scientifique du projet:

    Stefan Karlen, Martin Meier, Gregor Spuhler (jusquen mars 2001), BettinaZeugin (depuis fvrier 2001)

    Conseiller scientifique:

    Marc Perrenoud

    Base de donnes: dveloppement administration:

    Martin Meier, Marc Perrenoud

    Rdaction / coordination du rapport de synthse:

    Mario Knig, Bettina Zeugin

    Assistantes de production:

    Estelle Blanc, Regina Mathis

    Collaboration:

    Barbara Bonhage, Lucas Chocomeli, Annette Ebell, Michle Fleury, GillesForster, Marianne Fraefel, Stefan Frech, Thomas Gees, Frank Haldemann, PeterHug, Stefan Karlen, Blaise Kropf, Rodrigo Lpez, Hanspeter Lussy, SonjaMatter, Philipp Mller, Kathrin Ringger, Sandra Ryter, Christian Ruch, GregorSpuhler, Stephanie Summermatter, Esther Tisa Francini, Ursula Tschirren

    Lectorat:

    Luc Weibel

    Correction:

    Martine Lafitte

    Traductions:

    Jean-Franois Bergier, Pierre Bossart, David Fuhrmann, Milena Hrdina, IrneKruse, Pierre-Andr Tschanz

    Texte original en allemand

    Informations supplmentaires:

    www.uek.ch, www.pendo.de

    Pendo Verlag GmbH, Zrich 2002ISBN 3-85842-602-4

  • Avant-Propos

    Le livre que nous proposons parle de la Suisse lpoque du national-socialismeen Allemagne et de la Seconde Guerre mondiale. Il condense une vaste entre-prise de recherche, qui embrasse cette histoire mais aussi la faon dont elle futaborde plus tard, aprs la guerre. Ce livre concerne ainsi directement le prsent:cette histoire ne cesse de nous hanter. Elle nourrit les discussions daujourdhui.Elle implique des dcisions. Elle faonne notre vision de lavenir.La Commission Indpendante dExperts: Suisse Seconde Guerre Mondiale(CIE) rassemble dans ces pages les rsultats de ses cinq annes de recherche etles situe dans leur contexte international. Au cours des mois qui avaient prcdlinstitution de cette Commission la fin de 1996, un dbat stait engag surdeux sujets: celui des transactions sur lor que la Banque nationale suisse avaitconduites lpoque avec le Troisime Reich; et celui des biens rests en dsh-rence dans les banques helvtiques. Exprimes ltranger surtout, lescritiques se multiplirent. Parlement et Conseil fdral rsolurent de faireprocder lexamen approfondi de ces reproches que cinquante ans passsnavaient pu faire taire mais qui avaient pris tout coup une acuit sansprcdent. La Commission reut donc la mission de conduire ses recherches surlensemble des aspects contests de ce pass. Larrt fdral du 13 dcembre1996, adopt lunanimit par les deux chambres du Parlement fdral, Conseilnational et Conseil des Etats, dispose par son article 1er (Champ dinvesti-gation) que les recherches portent sur ltendue et le sort de toute forme devaleurs patrimoniales qui ont t, soit confies en dpt ou placement, ou pourtransmission un tiers, des banques, des assurances, des avocats, desnotaires, des fiduciaires, des grants de fortune ou dautres personnesphysiques ou morales ou associations de personnes ayant leur domicile ou leursige en Suisse, soit requises par ces personnes physiques ou morales ou associa-tions de personnes, soit reues par la Banque nationale suisse [...].1La mise en place dune telle commission tait jusque-l sans exemple. Elle sestpourtant inscrite dans une srie dinitiatives prises en 1996 et 1997 pourconjurer la crise qui branlait la Suisse, tant lintrieur que dans ses relationsavec le monde extrieur. Il y avait eu dabord, au printemps 1996, leMemorandum of Understanding crant un Independent Committee of Eminent Persons(dit Comit Volcker, du nom de son prsident) charg de reprer dans les

  • banques suisses tous les comptes en dshrence. En automne, le gouvernementorganisa une Task Force pour agir sur le plan international. Banques et indus-tries crrent avec la Banque nationale un fonds en faveur des victimes de lholo-causte. Et le 5 mars 1997, le prsident de la Confdration Arnold Koller lanalide de la Fondation Suisse solidaire qui nest toujours pas ralise fin 2001,au moment o ce livre est mis sous presse.Faire la lumire sur le pass afin den dgager des ides novatrices fut assurmentun acte de courage. Larrt fdral instituant la CIE en tmoigne: il rompt avecla lgislation en vigueur et ordonne louverture aux recherches de laCommission de toutes les archives prives pertinentes, celles des banques, descompagnies dassurances, des entreprises industrielles mais aussi des personnesphysiques, archives jusque-l inaccessibles sauf de trs rares exceptions. Pareilleingrence du droit public dans le droit priv ne stait plus produite depuis19451946, lorsque sous la pression des Allis, la Suisse avait procd aublocage et linventaire des avoirs allemands et quelle avait pris les premiresdispositions de restitution de biens spolis quelle abritait. Ni le secret bancaire,ni les restrictions lgales daccs aux archives nont pu faire obstacle auxrecherches de la Commission. Il fut en outre interdit toutes les entreprises deprocder llimination darchives susceptibles de servir ces recherches. Encontrepartie, membres et collaborateurs de la Commission furent et restenttenus au secret de fonction. Pour assurer toute la transparence souhaitable, leConseil fdral sengagea publier intgralement les rsultats des recherches:2la Commission put ainsi conduire sa mission librement, labri des pressionspolitiques.Le Conseil fdral dsigna les membres de la Commission par son arrt du19 dcembre 1996: MM. Wladyslaw Bartoszewski, Saul Friedlnder, HaroldJames, Georg Kreis, Mme Sybil Milton, MM. Jacques Picard, Jakob Tanner etJoseph Voyame, sous la prsidence de M. Jean-Franois Bergier. Ils reurent unmandat quils eurent transformer en programme de recherches, tant histo-riques que juridiques.3 Ils nommrent M. Linus von Castelmur au poste desecrtaire gnral. Joseph Voyame dut se retirer au printemps 2000 et futremplac par M. Daniel Threr, spcialiste de droit public. Wladyslaw Bartos-zewski devint en juin 2000 ministre des affaires trangres de Pologne; il restamembre de la Commission, en cong pour la dure de son ministre (jusquenseptembre 2001). Sybil Milton dcda en octobre 2000: la Commission perditavec elle une collgue remarquablement comptente, stimulante et trsattachante. Le Conseil fdral dsigna pour la remplacer, en fvrier 2001, Mme

    Helen B. Junz, une conomiste de grande exprience et trs ouverte auxquestions historiques. Mme Myrtha Welti succda Linus von Castelmur ausecrtariat gnral en avril 2001.

  • Larrt du Conseil fdral prcisait aussi les contours du mandat. Il ltendaitau-del de ce quavait prvu le Parlement, y ajoutant quelques sujets sensiblestels que relations conomiques, production et commerce darmes, aryanisa-tions de firmes juives, trafic de devises, mais aussi la politique envers lesrfugis: en bref, presque toutes les questions que peut poser le rle interna-tional de la Suisse pendant les annes 1933 1945. La Commission elle-mme,en bonne logique, y ajouta le problme entre temps soulev des personnesastreintes au travail forc dans des entreprises suisses tablies en Allemagneou dans les pays occups. Le mandat, dautre part, englobait aussi la priodedaprs-guerre, cest--dire ce qui concerne les restitutions, la proprit privedes victimes ou, plus gnralement, les attitudes face au pass, le travail demmoire.Le Parlement avait prvu un crdit cadre sur cinq ans de 5 millions de francs. Ille porta 22 millions au printemps 1997, sur la base dun budget que laCommission lui soumit. Sre de ses ressources, la Commission put laborer leplan de ses recherches et le mettre en uvre, sous la direction oprationnelle deJacques Picard.4 A partir de Berne et de Zurich, des quipes de recherches seplongrent dans les archives, publiques et prives. Deux spcialistes djqualifis se virent confier des tches de conseil scientifique (Marc Perrenoud) etde coordinateur du travail dans les entreprises prives (Benedikt Hauser).Dautres quipes recrutes sur place sactivrent aux Etats-Unis, en Allemagneet dans dautres pays, tandis que des chercheurs sous mandat exploitaient dessources en Autriche, Isral, Italie, Pologne et Russie. Des recherches plusponctuelles ont eu lieu galement en France, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Au plus fort de cette activit, ce ne sont pas moins de quarante chercheurs beaucoup temps partiel que la Commission a employs simultanment. Laliste des collaborateurs figure en annexe.Cest la demande expresse du Conseil fdral que fut prpar et publi ds1998 un premier rapport dtape consacr aux transactions sur lor de la Banquenationale et des banques daffaires avec le Troisime Reich; un second rapport,sur les rfugis, parut lanne suivante. Cinq autres quipes poursuivaient enparallle les recherches sur les autres sujets prvus par le mandat: le rle desbanques, des assurances, des industries, le commerce extrieur de la Suisse, letrafic des biens de toutes sortes, y compris les titres ou les objets de culture, etles problmes de restitution. Une srie davis de droit vint affiner une approchejuridique des faits historiques constats. Ces recherches stendirent jusqu lt2000. Il devint alors possible den organiser les rsultats dans 17 Etudes, 6Contributions la recherche, plus brves, et deux volumes runissant 11 avisde droit. Mise en place au dbut de lan 2000, une direction scientifique duprojet avec Stefan Karlen, Martin Meier et (jusquen mars 2001) Gregor

  • Spuhler puis (fvrier 2001) Bettina Zeugin assura la coordination et le contrlede ces rdactions et publications. Le secrtariat de la Commission (ReginaMathis et Estelle Blanc) a contribu activement la mise au point de tous cesvolumes, qui sont sortis de presse aux Editions Chronos, Zurich. (cf. liste despublications de la CIE en annexe).Le prsent rapport de synthse prsente les principaux rsultats des rechercheset en esquisse le contexte. Il a t rdig pour lessentiel par les membres de laCommission eux-mmes. Seuls quelques dveloppements ont t confis destiers, sous son strict contrle: les chapitres 4.2 (Peter Hug), 4.9 (ChristianRuch), 4.10 (Gregor Spuhler) et 5 (Frank Haldemann). Mario Koenig a assurla cohrence rdactionnelle, Bettina Zeugin la coordination. Le rapportcomprend sept grands chapitres. Les deux premiers introduisent le projet,situent les questions et tracent le cadre historique densemble. Les chapitres 3 6 regroupent les rsultats des recherches. En conclusion, le chapitre 7 proposedes rponses aux principales questions souleves.Pareil ouvrage peut se lire de diverses faons et se prte des fins multiples. LaCommission na pas voulu se contenter dun simple rsum des tudes et contri-butions dj parues. Elle a tenu intgrer ces rsultats dans une perspectivegnrale. Cest quoi tendent les chapitres 1 et 2: il sagit de montrer que laSuisse neutre fut un rouage dans un systme international dchanges; quellefut bien des gards un cas normal parmi les pays dEurope, et pourtant aussiun Sonderfall, un cas singulier par ses spcificits nationales. Le lecteur aucourant de ces gnralits se portera directement aux chapitres 3 6, quicontiennent les rsultats originaux de nos recherches. Les informations y sontregroupes par thmes, de faon concentre. Le chapitre 7 examine quel pointnos rsultats peuvent modifier limage ou linterprtation de lhistoire de laSuisse dans la priode examine. Il marque aussi les limites que la Commissionna pu franchir, les questions qui restent ouvertes.La Commission tient remercier ici toutes les personnes, nombreuses, qui luiont apport aide et conseil dans sa mission complexe et dlicate. Sa gratitude vaen particulier aux responsables des archives dentreprises. Car malgr les comp-tences lgales dont elle tait dote, la Commission et ses collaborateurs ont dcompter sur la coopration de ces entreprises; il net pas t possible autrementde sorienter dans des centaines de dpts pour y reprer les sources pertinenteset obtenir une vue densemble de cette richesse documentaire. A ltranger aussi,le personnel des archives que nous avons visites nous a rendu de grands services.Nous remercions aussi celles et ceux qui nous ont fait part de leur savoir sur lesannes trente et quarante, nous ont informs et conseills, se sont prts nosinterviews. Nous naurions pu, dautre part, remplir notre mandat sans le travailconsidrable de juristes minents; nous avons publi intgralement leurs avis,

  • mais nous les avons galement pris en compte dans notre interprtation histo-rique.Notre plus vive gratitude sadresse lensemble de nos collaborateurs scienti-fiques et administratifs. Pendant ces cinq annes, dans des conditions souventdifficiles, dans une ambiance tendue parfois et sans cesse sous pression, ils ontmis toute leur comptence, leur engagement personnel au service de cettemission exceptionnelle. Si la Commission a pu accomplir son mandat, cest euxquelle le doit. Avec eux, les membres de la Commission ont vcu une aventurestimulante, riche dexpriences.

    1 Arrt fdral concernant les recherches historiques et juridiques sur le sort des avoirs ayant aboutien Suisse la suite de lavnement du rgime national-socialiste, 13 dcembre 1966. FF 1996, V,p. 999, valable jusquau 31 dcembre 2001. Tous les textes lgaux sont consultables sur le sitehttp//www.uek.ch/.

    2 Art. 7 de larrt fdral. Seule rserve, lanonymisation de donnes personnelles: Les rfrencespersonnelles sont supprimes avant la publication si des personnes vivantes y ont un intrt prpon-drant digne de protection.

    3 Arrt du Conseil fdral du 19 dcembre 1966, cf. www.uek.ch.4 Le concept de recherches est reproduit en abrg dans Sarasin, Wecker, Raubgold, 1998, pp. 169181

    (en allemand).

  • Table des matires

    AVANT-PROPOSTABLE DES MATIRESTABLE DES TABLEAUX ET GRAPHIQUESLISTE DES ABRVIATIONS

    1 INTRODUCTION 191.1 La Suisse lpoque nazie, ou le pass prsent 191.2 Objets, questions, organisation des recherches 231.3 Les sources et le privilge daccs aux archives 34

    2 LE CONTEXTE INTERNATIONAL ET LA SITUATION NATIONALE 452.1 Le contexte international 452.2 Politique intrieure et conomie suisse 502.3 La Suisse pendant la guerre et laprs-guerre 702.4 La guerre et ses consquences 812.5 Les crimes national-socialistes 89

    3 LES RFUGIS ET LA POLITIQUE DASILE LEUR GARD 953.1 Chronologie 953.2 Savoir et agir 1093.3 Les principaux acteurs et leur responsabilit 1193.4 Les aspects financiers du refuge 1373.5 Le passage de la frontire et le sjour en Suisse 1403.6 Ranons et rachats 1493.7 Le contexte mondial et la comparaison internationale 152

    4 RELATIONS CONOMIQUES INTERNATIONALES ET TRANSACTIONS FINANCIRES 165

    4.1 Relations conomiques extrieures 1654.2 Industrie de larmement et exportations de matriel de guerre 1874.3 Llectricit suisse dans le Troisime Reich 2074.4 Le transit travers les Alpes 2124.5 Transactions sur lor 2244.6 Les banques et les services financiers 2394.7 Les compagnies dassurances suisses 2644.8 Les entreprises industrielles et leurs filiales en Allemagne:

    stratgies et gestion 279

    11

  • 4.9 Lemploi de prisonniers de guerre et de travailleurs forcs dans les filiales de socits suisses 296

    4.10 Aryanisations 3064.11 Le trafic des biens culturels 3294.12 Intrts allemands camoufls et capitaux transfrs 351

    5 DROIT ET PRATIQUE JURIDIQUE 3735.1 Droit public 3745.2 Droit priv 386

    6 LE SORT DES BIENS SPOLIS DANS LAPRS-GUERRE 4056.1 Rparation et restitution 4056.2 Demandes de restitution en Suisse: ngociations et lgislation 4146.3 Secteur bancaire, fonds en dshrence et restitutions entraves 4256.4 Les compagnies dassurances et le problme des restitutions 4386.5 La restitution des papiers-valeurs 4476.6 La restitution de biens culturels spolis 4526.7 Socits cran et demandes de restitution 4596.8 Conclusion 464

    7 CONCLUSION: SAVOIR ACQUIS, QUESTIONS OUVERTES ET PERSPECTIVES 473

    SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE 503

    PERSONNES AYANT PARTICIP AUX TRAVAUX DE LA CIE 543

    INDEX 545

    PUBLICATIONS DE LA CIE 565

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  • Table des tableaux et graphiques

    Tableau 1: Exportation darmes, de munitions et de dtonateurs par pays 18819401944

    Tableau 2: Autorisations dexporter du matriel de guerre vers lAllemagne 189et dautres pays, 19401944 (en millions de francs)

    Tableau 3: Transit de charbon, importations de lItalie et transit par la Suisse, 21419381944

    Tableau 4: Quelques cas dautorisations de transit de matriel de guerre 217

    Tableau 5: Achats et ventes dor de la BNS, 1er septembre 193930 juin 1945 228(en millions de francs suisses)

    Tableau 6: Engagements ltranger des grandes banques suisses en 1934 246(en millions de francs suisses)

    Tableau 7: Proportion de travailleurs trangers en mars-avril 1943 dans 299les filiales suisses examines et juges importantes dans loptique de la guerre

    Tableau 8: Procdures en restitution intentes des assurances suisses 440

    Tableau 9: Requtes en restitution concernant des biens culturels dposs 454devant la Chambre des actions en revendication de biens spolis

    Tableau 10: Ddommagements verss par la Confdration pour des biens 455culturels spolis (en francs)

    Graphique 1: Dveloppement des exportations et des importations 19241950 53(en millions de francs)

    Graphique 2: Exportations mensuelles vers les deux blocs et les neutres (en francs) 169

    Graphique 3: Commerce extrieur de la Suisse avec lAllemagne 173

    Graphique 4: Achats dor de la BNS la Reichsbank, 19391945, par trimestre 226

    Graphique 5: Totaux du bilan des banques suisses en millions de francs constants, 24019291945

    Graphique 6: Dpts de titres de la clientle au CS et la SBS 241(en miliards de francs courants)

    13

  • Liste des abrviations

    AA Auswrtiges AmtAAMD Association of Art Museum DirectorsABB Asea Brown Boveri AGACAS Association du commerce dart de la SuisseACF Arrt du Conseil fdralADAP Akten zur Deutschen Auswrtigen PolitikAdI Alliance des IndpendantsAEG Allgemeine Elektrizittsgesellschaft, BerlinAF Archives fdralesAfZ Archiv fr ZeitgeschichteAG Aktiengesellschaft (SA)AGIUS Assistenza Giuridica agli StranieriAHN Archives Historiques NestlAHV Alters- und Hinterbliebenenversicherung (AVS)AIAG Aluminium-Industrie Aktiengesellschaft

    (Socit anonyme pour lIndustrie de lAluminum)AJJDC American Jewish Joint Distribution CommitteeAkz. AktenzeichenAL AlgroupALIG Aluminium-Industrie GemeinschaftAMER Archives militaires de lEtat russeANAG Bundesgesetz ber Aufenthalt und Niederlassung der

    Auslnder (1931) (LFSEE)Art. articleAS Amtliche Sammlung (RS)ASA Association suisse des assurancesASB Association suisse des banquiersATF Arrt du Tribunal fdralAVP RF Archiv der Aussenpolitik der Russischen FderationAVS Assurance-vieillesse et survivantsAWS Aluminium-Walzwerke SingenBA-MA Deutsches Bundesarchiv-MiltrarchivBArch Bundesarchiv BerlinBBC Brown, Boveri & CieBBl Bundesblatt (FF)BCB Banque commerciale de BleBDC Berlin Document CenterBF Banque FdraleBGB Bauern-, Gewerbe- und Brgerpartei (PAB)BGE Bundesgerichtsentscheid (ATF)

    14

  • Bger Bundesgericht, Lausanne (TF)BGHZ Bundesgerichtshof, Entscheidungen in ZivilsachenBHB Basler Handelsbank (BCB)BIGA Bundesamt fr Industrie und Gewerbe (OFIAMT)BIZ Bank fr Internationalen Zahlungsausgleich (BRI)BLS BernLtschbergSimplon-BahngesellschaftBNS Banque nationale suisseBPS Banque populaire suisseBR Bundesrat (CF)BRB Bundesratsbeschluss (ACF)BRD Bundesrepublik Deutschland (RFA)BRI Banque des Rglements InternationauxBV Bundesverfassung (Constitution fdrale)CA Conseil dadministrationCC Code civilCF Conseil fdralCFB Commission fdrale des banquesCFF Chemins de fer fdrauxCH Confoederatio Helvetica (Suisse)CHADE Compaa Hispano-Americana de Electricidad, MadridCICR Comit international de la Croix-RougeCIE Commission indpendante dExperts Suisse-Seconde

    Guerre mondialeCJM Congrs juif mondialCRS Croix-Rouge suisseCS Crdit SuisseCSG Credit Suisse GroupDAF Deutsche Arbeitsfront (Front ouvrier allemand)DAN Deutsche AG fr Nestl ErzeugnisseDDR Deutsche Demokratische Republik (RDA)DDS Documents Diplomatiques SuissesDFEP Dpartement fdral de lconomie publiqueDFFD Dpartement fdral des finances et des douanesDFI Dpartement fdral de lintrieurDFJP Dpartement fdral de justice et policeDIKO Deutsche IndustriekommissionDM Deutsche MarkDMF Dpartement militaire fdralDO Droit des obligationsDPF Dpartement politique fdralEAZD Eidgenssisches Amt fr Zivilstandsdienst (OFEC)EBK Eidgenssische Bankenkommission (CFB)Ed. Edit parEDI Eidgenssisches Departement des Innern (DFI)EFZD Eidgenssisches Finanz- und Zolldepartement (DFFD)EIBA Eidgenssiche Bank (BF)EJPD Eidgenssisches Justiz- und Polizeidepartement (DFJP)

    15

  • EMD Eidgenssisches Militrdepartement (DMF)EPD Eidgenssisches Politisches Departement (DPF)EPF Ecole polytechnique fdraleETH Eidgenssische Technische Hochschule (EPF)EVA Eidgenssisches Versicherungsamt (OFA)EVAG Eidgenssische Versicherungs-AG

    (La Fdrale Compagnie Anonyme dAssurances)EVD Eidgenssisches Volkswirtschaftsdepartement (DFEP)FAO Food and Agriculture Organization FDP Freisinnig-Demokratische Partei (PRD)FEPS Fdration des glises protestantes de la SuisseFF Feuille fdraleFO Foreign OfficeFRUS Foreign Relations of the United StatesFSCI Fdration suisse des communauts isralitesGestapo Geheime Staatspolizei+GF+ Georg Fischer AG (Acieries Georges Fischer)GLA Generallandesarchiv, Badisches (Karlsruhe)GmbH Gesellschaft mit beschrnkter Haftung (Sarl)Hg. Herausgeber (Editeur)IB Institutioneller BestandICEP Independent Committee of Eminent Persons (Comit Volcker) ICHEIC International Commission on Holocaust Era Insurance Claims

    (Commission Eagleburger)IG Chemie Internationale Gesellschaft fr chemische Unternehmungen AGIG Farben Interessengemeinschaft der Farbenindustrie AGIGCR Intergovernmental Commitee on Refugees IKRK Internationales Komitee vom Roten Kreuz (CICR)IRO International Refugee OrganizationJRSO Jewish Restitution Successor OrganizationKHVS Kunsthandelsverband der Schweiz (ACAS)KTA Kriegstechnische Abteilung

    (des Eidgenssischen Militrdepartements) (STA)kWh KilowattheureKZ Konzentrationslager (camp de concentration)LdU Landesring der Unabhngigen (AdI)LFSEE Loi fdrale sur le sjour et ltablissement des trangers

    (1931)MAK Maggi-Archiv KemptthalMAN Maschinenfabrik Augsburg-NrnbergMAS Maggi-Archiv SingenMEW Ministry of Economic WarfareMF MicrofilmNAG Bundesgesetz ber die zivilrechtlichen Verhltnisse der

    Niedergelassenen- und Aufhaltergesetz (1891) NARA National Archives and Records Administration, Washington NSDAP Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei

    16

  • NZZ Neue Zrcher Zeitungo.D. ohne Datum (s.d.)OCDE Organisation de dveloppement et de coopration en EuropeOECE /OEEC Organisation europenne de coopration conomiqueOFA Office fdral des assurancesOFEC Office fdral de ltat civilOFIAMT Office fdral de lindustrie, des arts et mtiers et du travailOKH Oberkommando des HeeresOKW Oberkommando der WehrmachtOMGUS Office of Military Government for Germany, United StatesONU Organisation des Nations uniesOR Obligationenrecht (DO)OSAR Office central suisse daide aux rfugisOSC Office suisse de compensationOSS Office of Strategic ServicesPA/AA Politisches Archiv des Auswrtigen AmtesPAB Parti des paysans, artisans et bourgeois (aujourdhui UDC)PCI Pabianicer Aktiengesellschaft fr Chemische IndustriePRD Parti radical dmocratique suissePRO Public Record OfficePSS Parti socialiste suissePV Procs-verbalRDA Rpublique dmocratique allemandeRFA Rpublique fdrale dAllemagneRGB Raubgutbeschluss (Arrt fdral sur les biens spolis)RGVA Russisches Staatliches Militrarchiv (AMER)RM ReichsmarkRO Recueil officiel des lois et ordonnances de la Confdration

    suisseRS Recueil systmatique des lois et ordonnancesRSHA ReichssicherheitshauptamtRWM ReichswirtschaftsministeriumRWWA Rheinisch-Westflisches Wirtschaftsarchivs. / ss. suivante / suivantes (page)s.d. sans dateSA Socit anonymeSAR Sandoz-ArchivSarl Socit responsabilit limiteSB Schweizer Brse (Bourse suisse)SBB Schweizerische Bundesbahn (CFF)SBG Schweizerische Bankgesellschaft (UBS)SBS Socit de Banque SuisseSBV Schweizerischer Bankverein (SBS)SBVg Schweizerische Bankiervereinigung (ASB)SEK Schweizerischer Evangelischer Kirchenbund (FEPS)SHEK Schweizerisches Hilfswerk fr Emigrantenkinder

    (Comit suisse daide aux enfants dmigrs)

    17

  • SHIV Schweizerischer Handels- und Industrieverein (USCI)SIG Schweizerische Industrie-Gesellschaft Neuhausen (Socit

    industrielle suisse)SIG Schweizerischer Israelitische Gemeindebund (FSCI)SKA Schweizerische Kreditanstalt (CS)SNB Schweizerische Nationalbank (BNS)SP(S) Sozialdemokratische Partei (der Schweiz) (PSS)SR Systematischen Rechtssammlung (RS)SS Schutzstaffel der NSDAPSTA Service technique militaire (du Dpartement militaire fdral)StaF Staatsarchiv Freiburg im BreisgauSVB Schweizerische Volksbank (BPS)SVP Schweizerische Volkspartei (UDC)SVSt Schweizerische Verrechnungsstelle (OSC)SVV Schweizerischer Versicherungsverband (ASA)SWA Schweizerisches Wirtschaftsarchiv/Archives conomiques suissesSZF Schweizerische Zentralstelle fr Flchtlingshilfe (OSAR)TF Tribunal fdral, LausanneUBS Union de Banques SuissesUBS-SBG UBS Schweizerische Bankgesellschaft (UBS-UBS)UBS-SBV UBS Schweizerischer Bankverein (UBS-SBS)UDC Union dmocratique du centreUEK Unabhngige Expertenkommission Schweiz Zweiter

    Weltkrieg (CIE)UFA Universum-Film-AktiengesellschaftUNO United Nations Organization (ONU)UNRRA United Nations Relief and Rehabilitation AdministrationURO United Restitution OrganizationUSCI Union suisse du commerce et de lindustrieVR VerwaltungsratVSIA Verband Schweizerischer Israelitischer Armenpflegen

    (jusquen 1942)VSJF Verband Schweizerischer Jdischer Frsorgen ( partir de

    1943) (Fdration suisse des comits dentraide isralite)VSM Verein der Schweizerischen Maschinen-IndustriellenWJC World Jewish Congress (CJM)WO Werkzeugmaschinenfabrik Oerlikon, Bhrle & CieZGB Zivilgesetzbuch (CC)ZKB Zrcher KantonalbankZL Zentralleitung der Heime und Lager (Direction centrale des

    homes et des camps)ZR Bltter fr zrcherische Rechtsprechung

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  • 1 Introduction

    Il sera toujours difficile daborder lhistoire du national-socialisme et de laSeconde Guerre mondiale. Il ny aura jamais de trait tir sous lholocauste. Lesnaufrags (I Sommersi) quvoque Primo Levi, ces gens qui disparurent dansles camps dextermination dAuschwitz-Birkenau, Sobibor, Chelmno, Belzec,Majdanek et Treblinka, Juifs, Tziganes et autres victimes des perscutionspolitiques, religieuses ou racistes, tous restent trs prsents aujourdhui danslidentit de ces minorits. Mais ils appartiennent notre histoire tous, lhis-toire de lEurope, lhistoire universelle.Le monde entier, aprs la guerre, sest mu de la monstruosit des crimes dontil prenait connaissance et conscience. Il sest demand comment une grandenation de culture si raffine avait pu les commettre. On sest en revanche moinssouci des comportements que les autres peuples avaient eus lgard desvictimes et de leurs biens. Quelques aspects de ces comportements ont pu treexamins et discuts, sans susciter pourtant un intrt bien vif ni conduire uneenqute exhaustive sur le sort des biens spolis ou oublis ceux que londsigna comme les biens de lholocauste. Cest seulement la fin du XXe

    sicle quont commenc des recherches exhaustives sur ce qui avait appartenuaux victimes, sur les spoliations et les restitutions ou, plus gnralement, sur lesresponsabilits des acteurs privs et publics. Ces recherches sont prsent encours dans quelque vingt-cinq pays.

    1.1 La Suisse lpoque nazie, ou le pass prsent

    La Suisse fait prsent face un pass qui navait gure auparavant trouv sajuste place dans la reprsentation quelle se faisait de sa propre histoire. Desproblmes se posent elle, dont dpendent dsormais ses choix. Comment enest-elle arrive l?

    Le petit Etat neutre, spectateur passif?

    La Suisse sest elle-mme dfinie aprs la guerre comme ce petit Etat neutreauquel sa volont de rsistance et une politique habile avaient vit dtreentran dans les hostilits. Ceci correspondait dailleurs une perception de

    19

  • son identit nationale aux racines plus anciennes. Cest un fait que la Suisse nefut pas attaque. En plein coeur dun empire totalitaire, elle prserva ses insti-tutions, son Etat de droit dmocratique et fdral: elle fut comme un spectateurplac dans lil du cyclone, pour reprendre une mtaphore de Raul Hilberg.1Epargne par les destructions; pargne aussi par la dvastation morale. Delt 1940 lautomne 1944, la Suisse se trouva encercle par les forces delAxe, menace par un Troisime Reich conqurant au nom de son idologieraciste et de son besoin despace vital. Dans lincertitude et dans langoisse,le pays sorganisa autour de son rduit national.2 Robert Kohli, undiplomate qui participa activement aux ngociations conomiques avec leTroisime Reich, observait laconiquement lintention dune dlgation debanquiers en partance pour Londres en 1943: Toute la politique []consistera gagner du temps.3 Un autre membre permanent de la dlgation,Heinrich Homberger, dclara de son ct devant la Chambre suisse decommerce le 4 mai 1945 quelques heures de la fin des hostilits: Cest unecaractristique de la politique de neutralit de sadapter constamment lasituation. Cela signifie quon laisse cette situation se dvelopper.4 Unetactique de temporisation, donc: cest celle quadopte le gouvernement; cestaussi celle de lopinion publique. Elle contribue fortement enraciner lide duSonderfall, dune forme disolement par rapport au contexte historique; cultiver une autarcie politique et nobserver lhistoire universelle que depuis lebanc des spectateurs ou, comme le dira Pierre Bguin en 1951 avec quelquefiert, du haut de son balcon sur lEurope.5Et pourtant, bien des gards, la Suisse est tout sauf un spectateur passif. Leniveau de vie dont jouissent ses habitants est le fruit des troites relationsconomiques quelle a tisses avec lEurope et les pays doutre-mer, commencer bien sr par ses voisins les plus proches. Ce qui explique que lesliens commerciaux se resserent fortement avec lAllemagne ds 1940. La Suissedispose de sa monnaie stable, convertible, donc attrayante pour un TroisimeReich en manque chronique de devises. Elle offre une liaison ferroviairecommode et performante entre lAllemagne et lItalie. De toute faon, des liensconomiques et culturels associent traditionnellement lAllemagne et la Suisse,almanique surtout. Ils se distendent quelque peu aprs 1933 et davantage avecla guerre; mais le rseau constitu de relations personnelles ne se rompt pas tout fait pas plus que celui qui unit la Suisse romande la France. Le repli desSuisses sur eux-mmes ne peut mettre fin des liens aussi multiples, ni effacerdes intrts aussi intimement associs. Directeur de Brown, Boveri & Cie, chefds 1941 de limportant Office de guerre pour lindustrie et le travail,conseiller national radical en 1943, Ernst Speiser dira en 1946, parlant desrelations avec lAllemagne:

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  • Le malaise suisse est un concept la mode depuis quelque temps; maisplutt dans les dclarations publiques et les articles de presse que dans lesconversations prives ou les discussions au caf6

    Un tel propos confirme cette constatation: les reproches des Allis la Suissedonnrent bien rflchir autour de 1945; mais ils nont gure inquitlopinion publique. Ils ont plutt renforc un sentiment quexprime, parexemple, un rapport sur lconomie de guerre prpar en 1950 par le Dpar-tement de lconomie publique; ce rapport, lisons-nous dans lintroduction, doitrappeler au peuple suisse quil a vcu une priode de son histoire conomiquependant laquelle de grandes choses ont t accomplies grce la volont deservir, la facult dadaptation, lesprit de solidarit et une heureuse synthseentre le dirigisme et linitiative prive.7. Le message officiel rejoignait ainsi lammoire collective; on voulait retenir pour lavenir du pays la leon de cestemps. Les vertus nationales qui sy taient manifestes venaient sajouter, danscette perception valorisante, au dispositif de la dfense militaire et la dter-mination de larme remplir sa mission.

    La double image de la Suisse

    Ds le temps mme de la guerre, un foss stait creus entre la reprsentationque les Suisses se faisaient de leur pays et lide quen avaient les Allis. Onconnat le propos souvent cit de Churchill, lautomne 1944:

    Parmi tous les Etats neutres, cest la Suisse qui a les plus grandes mrites.Elle a t le seul lien international entre les nations atrocement dchireset nous-mmes. Est-il important quelle ne nous ait pas accord lesavantages commerciaux que nous avons souhaits ou quelle ait port tropdattention aux Allemands, dans la seule volont de survivre? Elle est resteun Etat dmocratique, dfendant la libert entre ses montagnes, et aadhr, en pense en tout cas, notre cause, malgr ses liens de voisinageavec lAllemagne.8

    Cet loge chaleureux doit cependant tre compris comme une rponse auxcritiques sans mesure que Staline venait dadresser la Suisse. Car danslensemble, les avis exprims par les Allis furent sensiblement plus rservs. Auprintemps 1941, le Foreign Office prit son compte lopinion dun journalistedu Times, qui prvoyait que les Allemands, par calcul rationnel, nen viendraientpas occuper la Suisse; non seulement, disait-il, parce que banques et industriesparticipent leffort dquipement de la Wehrmacht, mais parce que la Suisseest aussi le lieu o les pontes nazis planquaient leur butin.9 Cest surtout du

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  • ct amricain que les critiques se firent acres. Au sein de la Division de laguerre conomique installe lambassade de Londres en 1942, la Suisse taitvolontiers regarde comme un satellite conomique de lAxe et la source dunepartie de sa puissance conomique et militaire.10 Et lorsque le programmeSafehaven fut lanc par les autorits amricaines en 1944, la Suisse y futprsente comme la plaque tournante potentielle de gigantesques transactionsgrce auxquelles, croyait-on Washington, le Reich au bord de labmecherchait se constituer un trsor et une base doprations pour lancer unenouvelle guerre. Ces avis se fondaient sur lexprience de la Premire Guerre, oen effet de gros capitaux allemands taient passs en Suisse.Les perceptions se sont tel point polarises que ce sont deux histoires biendiffrentes qui sont racontes, et qui toutes deux ont trouv leur public. Lunevoque une Suisse et son industrie trs dveloppe, troitement associes auxpuissances de lAxe. Lautre met en vidence la volont dun peuple de sedfendre, lindpendance politique, sociale et culturelle du petit Etat neutre.Isoler lune de lautre ces deux faons de prsenter lhistoire revient crer deuxmythes qui sopposent, celui dune Suisse affairiste et immorale, contre celui,lumineux, dune stratgie russie de survie. Adaptation ou rsistance: cesont l les termes dune question quasi existentielle que les Suisses, aprs coup,se sont pose pendant des dcennies. Il est bien naturel que les tendances larsistance et lide du pays terre dasile (illustre par exemple dans le film Ladernire chance tourn en 1945) se soient ancres dans la mmoire de la nation,nonobstant toutes les observations critiques et les avertissements face un refou-lement daspects moins honorables.

    Les lacunes de lanalyse historique

    A partir des annes 1970 sest engage une discussion de plus en plus vive surlimage que la Suisse avait delle-mme. Des historiens et des journalistesqualifis publirent une srie de travaux sur divers aspects conomiques,sociaux, politiques des annes 1939 1945. Ils dnoncrent des tendancesautoritaristes, des concessions envers le rgime nazi, la coopration conomiqueavec lAxe. Ils nont en revanche gure pos la question de la restitution desbiens des victimes ou de la dimension des injustices commises. A lide que laSuisse navait t que la victime des circonstances de lhistoire gnrale11 vintsopposer celle dun pays qui avait apport aux criminels un soutien, cono-mique surtout. Le discours critique inversa limage. Ce faisant, il rappela, ou fitconnatre des ralits importantes. Mais il resta fix sur un horizon strictementnational, se concentra sur lattitude des lites, des dcideurs. A quelques excep-tions prs, ce discours visa renverser de leur pidestal les icnes de la rsistancenationale, placer sous le feu des projecteurs les hros en ngatif dune

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  • adaptation lAllemagne nazie. Le sort et la perspective des victimes restrentainsi dans lombre.12En fait, lessentiel de la recherche historique et toutes les questions que lon estvenu se poser en Suisse ont port sur les vnements lis au conflit mondial,sur lconomie de guerre. On retint fort peu lholocauste. Dans ce sens et cecisonne comme un paradoxe lhistoriographie daprs-guerre a en quelque sortereproduit la perception qui avait domin pendant la guerre. On avait su enSuisse ds 1942 que des crimes contre lhumanit se commettaient dans les payssous la botte nazie; ce nest toutefois quaprs la libration que lon prit vraimentconscience de la dimension industrielle et de lorganisation bureaucratique delextermination. Et pourtant, le rapport ne fut gure tabli entre ces perscu-tions et les rfugis parvenus en Suisse.13 Cette lacune rapparat dans lhisto-riographie jusque dans les annes soixante: cest alors seulement quecommencent se dvelopper un intrt pour lholocauste et lide dune respon-sabilit morale. Laffaire Eichmann, les procs dAuschwitz y ont contribu. Ilaurait pu en rsulter un dbat critique sur toutes les formes dchanges et decoopration avec le Troisime Reich; cest bien ce dbat quauraient vouluprovoquer les dtracteurs dune histoire porte par une vision trop idalise.Mais ils ne russirent pas sortir des mmes clichs, simplement inverss: ceuxdes affinits idologiques et des collaborations conomiques. Ils ne surent quetendre aux lites du pays un miroir retourn dans lequel celles-ci ne pouvaientni ne voulaient se reconnatre. Le retour du refoul de la mmoire naurait-ilpas d inclure dsormais lholocauste comme lun des aspects de lhistoire de laSuisse lpoque? Les travaux des historiens le ngligrent pourtant; ceuxnotamment qui abordrent lhistoire financire, bancaire et industrielle. Oncontinua dignorer lhistoire concrte des victimes, le sort de tous ces biens quebanques et assurances avaient nagure remis aux autorits nazies et non leurspropritaires, ou qui restrent ou furent classs en dshrence aprs 1945.

    1.2 Objets, questions, organisation des recherches

    Un questionnaire [...] simpose. Telle est, en effet, la premire ncessit detoute recherche historique bien conduite. Fidle cette recommandation dugrand mdiviste Marc Bloch,14 la CIE veut ici prciser dans quel contexte derecherches son travail se situe et par quel questionnaire elle sest laiss guider.

    Contexte de la recherche, questions poses

    Notre intention a t de rtablir le lien entre deux contextes densemble de cettepriode: celui de la guerre et celui de lholocauste. Ce qui nous a retenus nest

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  • cependant pas la question de savoir si et comment la guerre avait rendu possiblele massacre organis par lEtat hitlrien, mais celle des ractions que cettedouble catastrophe avait provoques en Suisse. Comment celle-ci avait-elle tconcerne? Une histoire qui intgre lholocauste mne une autre interprtationque celle qui sen tient aux seules circonstances de la guerre. En Suisse mmeprvalait la simple constatation que le pays avait su chapper la guerre. Vouloirle situer par rapport lholocauste est apparu incongru et aberrant lide nasuscit en gnral que perplexit et rejet. De fait, il nest gure vident dtablirun lien direct entre la Suisse et lholocauste. Lexamen des attitudes envers lesrfugis autant que celui du sort des biens des victimes proposent cependantquelques pistes.Abordant ses recherches au dbut de 1997, la CIE dut constater que toute lhis-toriographie suisse sur lpoque nazie stait concentre sur la guerre. Elle avaitabord le problme des ractions liniquit du rgime allemand sous le seulangle des dcideurs suisses responsables, approuvs par les uns qui entendaientjustifier les comportements helvtiques, ou critiqus par les autres. Elle taitdonc passe ct des victimes et des restitutions. Elle ne stait pas interrogesur la protection offerte ces victimes, ou plus prcisment sur la forte rsis-tance prendre les mesures ncessaires en leur faveur. Mme les tudes consa-cres aux Accords de Washington de mai 1946 et leur mise en application propos des avoirs allemands en Suisse, qui trana jusquen 1952, nont pas retenule point de vue des victimes, sinon trs marginalement. Elles omirent lapromesse suisse, non rendue publique et jamais tenue, de considrer avec bonnevolont la question des biens des victimes du rgime nazi dcdes et sanshritiers dposs dans le pays.15 Il nexiste dailleurs ce jour aucun essai decomparaison internationale des lgislations daprs-guerre sur les restitutions;pas plus que des recherches antrieures aux ntres sur la part quont pu avoir desentreprises suisses laryanisation de lconomie allemande, ou sur les affairesdes assureurs suisses dans le Troisime Reich et ses satellites. Manquaitgalement une tude sur le fameux Meldebeschluss de 1962, qui aprs bien desessais avorts aurait d permettre linventaire des comptes en dshrence et,selon les termes du Conseil fdral, carter le soupon que la Suisse ait puvouloir senrichir des biens de victimes dvnements abominables.16 Or, cetarrt navait en ralit pas su rsoudre le problme. Le mandat confi la CIEtenait compte de toutes ces lacunes.Il fallait donc se placer davantage dans la perspective des victimes. Ce qui aouvert un ensemble de questions relatives aux droits de la personne, de laproprit et de la restitution. Deux premiers rapports, intermdiaires, sur loret sur les rfugis sont alls dj dans ce sens: partir de lattitude suisse enversles personnes et les biens spolis, ils ont suivi la trace linjustice et les actes

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  • criminels perptrs dans le Troisime Reich. La question dune coopration desbanques, des compagnies dassurances, des industries, des intermdiaires finan-ciers, des politiciens et des fonctionnaires de la dfense nationale avec lAlle-magne nazie a une dimension morale; elle se rattache cette autre questionessentielle: quelle attitude ont eu les acteurs suisses lpoque lgard desvictimes et de leurs biens? Les droits de ces victimes ont-ils t respects, leurdroit de proprit honor? Comment se sont exprims lgard des personnespoursuivies et spolies le sens de la justice et les principes lmentaires du droitque lon considrait en Suisse comme les fondements de lordre public? Quelusage les entreprises surent-elles faire des possibilits daction que leur ouvraitle droit en vigueur? Des intrts particuliers sont-ils intervenus pour sopposer,au nom de rgles intangibles, une solution originale qui seule aurait permisune restitution correcte des biens des victimes: aux survivants, la parent desdisparus, ou des organisations collectives agissant au nom des victimes? Quelrle ont jou entreprises prives, associations conomiques, administrations etautorits publiques? LEtat fdral aurait-il d intervenir, chercher les propri-taires ou leurs hritiers ou, dfaut, apporter son soutien aux organisations quiles reprsentaient? Ou ne pouvait-il assumer quun rle subsidiaire? Etait-ce auxentreprises qui avaient travaill pour lAllemagne quil fallait adresser desdemandes de restitution, ou plutt lEtat allemand, cest--dire laRpublique fdrale, successeur en droit du Troisime Reich partir de 1949 etds lors responsable dun vaste programme de rparations?Autant de questions qui se rfrent surtout aux annes de laprs-guerre. Ellesdoivent tenir compte dune volution de la socit et des institutions politiques,dune modification de la conception de lordre juridique en Suisse. Mais cesphnomnes sinscrivent eux-mmes dans un contexte international plus large:le cas helvtique doit tre mis en parallle avec dautres pays et compris enfonction dune volution plus gnrale des esprits.Ces observations nous amnent un second ensemble de questions: celles dusavoir des gens de lpoque. Il est lgitime de nous intresser leur connaissancede ce qui se passait. Dabord pour valuer les marges de manuvre dont avaientdispos les acteurs et comprendre leurs dcisions. Qui est bien inform voitsouvrir davantage de possibilits, reconnat dautres priorits et se voitventuellement incit tenir compte dune situation dexception pour sortir dela routine, du business as usual devenir prudent, sabstenir de telle ou telleinitiative. Le savoir, dautre part, implique la responsabilit. Celui qui aconnaissance de linjustice, des crimes commis, aborde la dimension morale desproblmes de son entreprise dune autre manire que celui qui prfre ignorer.Accueil ou refoulement des rfugis, transactions sur un or confisqu ou pill,trafic de biens spolis (titres, uvres dart, bijoux, timbres-poste, argent

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  • liquide), polices dassurances verses au fisc nazi et non aux clients, cessions lEtat allemand de comptes bancaires privs, rachat bon compte dentreprisesaryanises: autant doprations que lon estimera diffremment selon le niveaudinformation des responsables. Que pouvait-on savoir? Quaurait-on d savoir?Sinformer est une dmarche active. Une dmarche qui dpend de la culturepolitique dun pays, mais aussi des mentalits, des conceptions thiques desdiffrents milieux de la socit. Le savoir nest pas un tat donn, mais leffetdune volont, dune disposition au risque aussi: cest donc un acte moral. Unepersonne sensible linjustice accde plus rapidement aux informations quellesouhaite que celle que le souci moral ninquite gure; elle peut agir en cons-quence. Savoir, cest agir. Ignorer, cest viter de sengager. A quoi correspondentles ractions face linformation. A larrive dune nouvelle terrible, les uns yaccordent foi parce quils lestiment crdible, venant dun pays, dun rgimecapable dactes monstrueux; les autres prfrent la refuser, lattribuer unepropagande mensongre, y voir une manifestation de guerre psychologique. Unautre aspect du savoir est son anticipation. Lorsquil devient vident aprs coupo devait conduire telle circonstance, on croit volontiers quon lavait toujourssu, ou pour le moins prvu. Do limportance de linstant du savoir: quelmoment linformation est-elle apparue, par quel canal, retenue peut-tre par lacensure? Que pouvait-on connatre en 1933, en 1938, de la perscution desJuifs, dautres minorits de race infrieure ou dindsirables de toutes sortes?Sur les spoliations, sur les camps dextermination: que savait-on, dans quelsmilieux, quel moment? Est-il permis dassimiler les responsables qui nesavaient rien (ou ne voulaient rien savoir) ceux qui savaient mais nagirentpoint en consquence?Mais voici un troisime questionnaire, plus largement conu: celui des justifi-cations empruntes la situation o se trouva la Suisse de 1933 1945. Quellespressions a-t-elle subi de la part du rgime nazi? A quels dfis sest-elle vueconfronte et comment les a-t-elle relevs? Comment concilier la svrit desfrontires fermes aux rfugis avec la permabilit de ces mmes frontires pourlchange de biens et de services? Pour aborder pareilles questions, il fautdpasser la contradiction apparente entre volont de rsistance et disponibilit ladaptation, entre bonnes et mauvaises actions; et faire la distinctionentre ce qui fut coopration consentie ou simple accommodation aux circons-tances du moment. Autrement dit, il faut partir dune double perspective cellede la rsistance et celle de ladaptation pour comprendre comment la Suisse apu associer dans une mme politique sa coopration avec la puissance qui lamenaait, et son dispositif de dfense dirig contre cette mme puissance.17 Etcomment, dans ce contexte, fut mis en avant et interprt le principe sacr dela neutralit.

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  • Cest un fait que la Suisse fut utile au Troisime Reich, financirement et parson industrie. Mais comment doit-on interprter ce fait? A-t-il t leffet duncalcul, associ la menace dune taxe dentre et dun prix de sjour levs,pour dissuader lenvahisseur? Mais comment fonctionne la dissuasion? Il y acommunication et perception de la dissuasion;18 cest--dire dun ct,celui de la Suisse, un effet recherch, en se rendant utile tout en organisant larsistance arme; mais de lautre la faon dont cet effet est pris en compte parladversaire potentiel: cest cette perception qui peut le retenir. Adaptation etrsistance ne sopposent pas mais se combinent. Comment les acteurs lont-ilscompris? Comment cette complexit a-t-elle t enregistre dans la mmoiredes diffrents groupes sociaux ou de la nation dans son ensemble?19Toutes les questions ici poses soulvent le mme problme: celui des critresqui doivent prsider linterprtation historique des phnomnes observs. Ledbat en cours sur la Suisse et la Seconde Guerre mondiale oppose deux concep-tions, deux responsabilits: celle de la raison dEtat, et celle de la morale dEtat.Depuis la formation des Etats modernes et des identits nationales fortementstructures, la raison dEtat a impos le principe que la fin justifie les moyens.LEtat national doit dabord garantir son indpendance, sa souverainet et sapuissance cette dernire accrue en gnral autant que possible. La moraledEtat, en revanche, le soumet un ensemble de valeurs universelles, au respectdes droits de lhomme. En temps normal, les Etats sobligent entretenir entreeux des relations civilises, codifies par le droit. Mais sous la menace, lEtat seprotge lintrieur par des lois dexception, lextrieur en saffirmant par tousles moyens sa disposition. Largument revient alors souvent quil seraitirresponsable, face au danger, de se soucier des valeurs que ladversaire, lui, nerespecte de toute faon pas; et donc de compromettre les fondements de lEtat,la libert et la dmocratie, par un attachement unilatral et naf ce que loncroit vrai, juste et beau. Le dbat sur lattitude de la Suisse nest gure sorti dece dilemme entre raison et morale dEtat, entre intrt national et droits fonda-mentaux de lhomme et de la libert.

    Etat des recherches

    Un premier essai significatif de travail sur lhistoire de la priode fut le mandatgouvernemental confi lancien conseiller dEtat blois Carl Ludwig pourtudier la politique de la Confdration lgard des rfugis. Son rapport, en1957, provoqua un dbat bref et sans suite.20 Linitiative suivante elle aussivint den haut: en 1962, lanne du fameux Meldebeschluss, larrt qui aurait drgler laffaire des comptes en dshrence, le Conseil fdral sadressa lhis-torien Edgar Bonjour et lui confia une vaste recherche quil mena seul surla neutralit. Le fait est remarquable. Car jusque-l, lautorit stait efforce

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  • avec constance dtouffer tout ce qui aurait pu mettre en cause cette neutralit comme les arrangements conclu entre le gnral Guisan et le haut comman-dement de larme franaise. Pendant une bonne dcennie, toute recherche surla Suisse pendant la guerre avait ainsi t bloque.21 Ds lors purent paratre, une cadence rapide, des travaux qui, pour certains, consolidrent limagefamilire du rduit national, et pour dautres ouvrirent aussi de nouvellesquestions. Louvrage monumental de Bonjour parut au dbut des annes 1970.Il fit une forte impression, mme sur ses critiques; et son auteur fut respectcomme le Grand Old Man de lhistoire contemporaine en Suisse.22 Lui encore,pourtant, avait tendance nattribuer qu quelques boucs missaires lidedune adaptation de la Suisse au Troisime Reich: aux initiateurs dumanifeste des deux cents,23 un Rothmund, un Frlicher, un Pilet-Golaz etautres. Mais dsormais, quelques tabous taient briss, quelques zones dombresouvraient la recherche. Une nouvelle suite de travaux sattaqua limage quela Suisse stait faite delle-mme. On relativisa limportance accorde ladfense purement militaire en clairant le rle des changes conomiques et desservices financiers or et devises. Lide simposa que la scurit du pays avaittenu finalement un ensemble complexe de facteurs et de circonstances. Mmeles personnalits les plus respectes et les plus populaires furent soumises rvision du jugement quelles avaient inspir: le gnral Guisan lui-mmeapparut plus nuanc que le mythe dans lequel limage dEpinal lavait enferm.Les publications se sont multiplies partir du milieu des annes 1980 et jusquedans les annes 1990, en diversifiant progressivement les centres dintrt.24Toute la littrature scientifique na pu empcher que le dbat amorc vers 1995ne drape vers des excs parfois grotesques. Sagissant des transactions sur lor,les rvlations de la presse ne firent que reprendre des faits connus depuis unevingtaine dannes et analyss en dtail par Werner Rings en 1985.25 Laquestion des biens pills et transfrs en Suisse et celle de leur restitution navaiten revanche pas encore fait lobjet dune approche attentive: il tait ds lorsfacile, et peut-tre tentant, de produire des spculations sensation. CestJacques Picard qui le premier attira de faon lattention sur ce point.26 Unrapport de Peter Hug et Marc Perrenoud27 a apport entre temps maintes prci-sions.En mai 1997 parut le Rapport Eizenstat demand par le gouvernementamricain. Sa thse sur le prolongement de la guerre et limage propose duneSuisse devenue le centre nerveux des finances et le carrefour de lor provoqurentde trs vives ractions.28 Pourtant, moins du quart des 205 pages de ce rapportest consacr la guerre; cest surtout laprs-guerre qui retient son attention; etil ny est pas question de la Suisse seulement, mais aussi des Etats-Unis. Lerapport avance que la Suisse, sous le couvert dun business as usual, aurait soutenu

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  • la machine de guerre allemande trs au-del de ce que lon pouvait tolrer dunEtat neutre;29 quelle aurait financirement contribuer soutenir le rgimenazi et prolonger son effort de guerre et serait devenue la fin de la guerreune des nations les plus riches dEurope.30Ce rapport na dailleurs pas livr des faits nouveaux et sensationnels. Dans lamesure o il tait fond sur les sources, il a permis dapporter prcisions etnuances sur des circonstances dj connues dans leurs grandes lignes. Lamention de lor des morts dans les livraisons de la Reichsbank la Banquenationale montra la ncessit dapprofondir la question. Linterprtation globaledonne par Eizenstat a dautre part rappel, une fois de plus, la perception singu-lire que les Amricains se font de la neutralit. Dautres tudes avaient djsuggr quils en avaient une ide fort loigne de celle des Suisses. Tandis queceux-ci saccrochaient leur neutralit sans exclure une coopration qui allaitconomique au-del du courant normal les Amricains taient sortis en1941 de cet isolement qui les avait retenus nagure dadhrer la Socit desNations. Cette divergence de leur politique trangre devint la source de malen-tendus entre les deux Etats quelque peu carts, en juin 1998, par le secondrapport Eizenstat, avec son approche plus nettement multilatrale et son essaide comparaison entre les attitudes de plusieurs pays.

    Science historique et science juridique

    La CIE avait le mandat de procder un examen historique et juridique. Nondans le sens dun tribunal qui rend un jugement, mais dans celui dune entre-prise scientifique qui tablit des faits, les interprte et en propose unevaluation. Il nous incombait donc de faire le lien entre lhistoire et le droit, plusparticulirement lhistoire du droit. Or, il savre que ces deux approches serencontrent plusieurs niveaux, dont celui du rapport entre droit et politique.Car le droit peut tre un instrument de lexercice du pouvoir. Mais il peut aussibien tre regard comme un miroir de la socit. Et il existe un droit au-dessusdu droit, fond sur des valeurs universelles et au nom duquel le droit ordinairedoit tre valu.Pour lhistorien, la science du droit applique le principe da mihi facta, dabo tibijus (donne-moi les faits, je te dirai le droit) et cest une fonction essentielle.Car le juriste contribue par l lobjectivit en se rfrant aux normes en vigueur lpoque des faits (lex lata) sans les confondre avec celles que lon pouvaitenvisager (lex ferenda) et moins encore avec le droit conu plus tard (lex posterior)ou actuel. Il se met dans la peau dun juge dalors. En dautres termes: apprcierles vnements du temps de la Seconde Guerre mondiale laune dun droittabli ultrieurement serait commettre un anachronisme.Mais il est dautre part fort utile de comprendre comment le droit a pu intgrer,

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  • et donc reflter, les mentalits de lpoque considre, les intentions politiquesou conomiques. Les conceptions national-socialistes du droit ont-elles pu, etdans quelle mesure, influencer le droit et la jurisprudence helvtique? Ce quirevient poser la question de savoir si le droit fut en mesure de se fixer sespropres critres de lgitimit, et de les faire valoir. La Constitution a-t-elle faitses preuves de garante de lEtat de droit? A-t-elle permis dassurer et de grerla structure politique et lordre de la socit? Sest-elle oriente sur les principessuprieurs de la justice tels que le philosophe allemand du droit GustavRadbruch les a dfinis aprs la guerre en les opposant au positivisme juridique?Etait-elle en accord avec le nouveau droit international qui sest mis en place enraction au droit inique du rgime nazi et qui fonde dsormais la lgitimitde lEtat de droit?31 Ces questions montrent aussi que le relativisme positivistepour le rgime nazi qui suppose la non-rtroactivit des normes tablies, a poureffet de favoriser pnalement la criminalit de lEtat.32Lhistoire du droit tente de dgager le sens des lois et de leur application au seindune socit en volution. Mais elle est attentive aux effets de la jurisprudence, ses possibilits dorienter la socit, ses rsistances aussi, ou sa propredynamique. On ne peut noyer ces aspects dans un contexte historique gnral:il faut ici une analyse spcialise. Car le droit nest ni un simple appendice dupouvoir, ni une ralit qui vit pour soi, hors des tensions sociales et des conflitspolitiques. Avec sa relative autonomie, le droit reste cependant un facteurcomplexe, de lorganisation de la vie publique: il ncessite un examen subtil.Cest ainsi que la CIE la compris et intgr dans sa recherche.La CIE tait compose surtout dhistoriens. Elle comportait un seul juriste,tandis quun autre a travaill parmi les collaborateurs. Pour approfondir tout cequi le mritait, il a t fait appel des experts: onze avis de droit ont t solli-cits;33 nous les avons publis afin quil puisse tre pris connaissance de cetteperspective juridique. Mais les principales conclusions de ces avis de droit ontt intgres dans nos travaux: elles contribuent, conformment au mandat, linterprtation des faits.

    Programme et tapes du travail

    Lors de sa mise en place, la Commission Indpendante dExperts ne pouvait serfrer aucun modle pour lorganisation de son travail. Le privilge excep-tionnel dont elle fut dote, celui de laccs sans rserve aux archives prives, avaitexclu le recours aux structures ordinaires, notamment celle dun projet dans lecadre du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Cette structureaurait permis de rpartir le travail en plusieurs domaines ou modules; chacunde ceux-ci, mis au concours, aurait t attribu un ou plusieurs chercheurs enfonction de la qualit de leur offre; ils auraient travaill chacun de leur ct. Mais

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  • les avantages de cette solution prouve auraient t incompatibles avec leprivilge daccs aux sources prives et avec le secret de fonction qui en dcoule,auquel furent et restent soumis la Commission, ses collaborateurs et sesmandataires. Seules les informations pertinentes au sujet chappent ce devoirde discrtion. Cest pourquoi la Commission a demble envisag de publier tousles rsultats pertinents auxquels elle parviendrait, pour autant quils rpondent lexigence indispensable de qualit scientifique.Telles taient les conditions de dpart dont la Commission eut tenir compteau dbut de 1997. Son mandat lui ouvrait un questionnaire. Mais aussi un dfi.Sa mission, trouver la vrit sur ltendue et le sort des avoirs ayant aboutien Suisse lpoque nazie, exprime toute la perplexit que lon ressentait alors.De quelles transactions sagissait-il au juste? Quel volume avaient-elles repr-sent? Comment et par qui avaient-elles t conduites? Quel rle avaient pujouer des entreprises de toutes sortes, des individus, les pouvoirs publics?Durant des mois, une atmosphre de crise entretenue par la presse fit circulertoutes sortes de rumeurs, un amalgame de faits avrs et de suppositions, derevendications justifies et de soupons extravagants. Dmler pareil cheveauparut dabord simplement impossible. Lintention politique qui avait conduit crer cette Commission ntait-elle pas dexonrer la Suisse des redoutablesaccusations dont elle tait assaillie? La Commission, pourtant, na pas comprisainsi son rle. Elle a entendu conduire sur cinq ans un projet scientifique, avecles ressources relativement importantes qui lui taient accordes cette fin. Ellea accd au vu gouvernemental daborder en priorit les deux sujets les plussensibles, lor vol quavait acquis la Banque nationale et la politique envers lesrfugis; elle y a consacr deux rapports intermdiaires. Elle a pourtant dembleenvisag un horizon plus large de ses recherches et conu son plan de travail enconsquence. Il tait clair quelle navait pas identifier des avoirs individuelsni leurs ayants droit: ctait l une responsabilit confie, pour le domainebancaire, lIndependent Committee of Eminent Persons (ICEP): une rpartition destches fut tout de suite convenue. LICEP, avec des moyens financiers etpersonnels infiniment plus grands, soccuperait des biens individuels devictimes du rgime nazi et de lholocauste; la CIE analyserait la situation sur unplan plus large et tenterait dexpliquer les circonstances dans lesquelles cesmmes biens staient trouvs en Suisse et sy trouvaient encore.Les emplois de chercheurs au service de la Commission furent mis au concoursau printemps 1997. Quelque 500 candidates et candidats sannoncrent:lintrt port ce travail tait vident. Vingt collaborateurs ou collaboratricesfurent engags en Suisse et une dizaine ltranger; ils se mirent aussitt latche, coordonns par la direction des recherches. La Commission engagea leprojet sur deux niveaux. Dune part, un examen systmatique de toutes les

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  • archives disponibles, trs disperses videmment; les chercheurs partirent donc la dcouverte, communiquant leur trouvailles de faon rgulire la centrale,qui les enregistrait et les classait. Mais dautre part, la Commission seffora desuivre le plan quelle stait trac et quelle rendit public en juin 1997 enindiquant les axes principaux de ses efforts.34 Des axes qui correspondaient, biensr, au questionnaire contenu dans le mandat, le prcisaient en termes plusconcrets tout en restant trs large. Les sujets majeurs taient les relations inter-nationales dans leur ensemble; les affaires financires; les avoirs en fuite et lesbiens spolis; les prestations suisses lies lconomie de guerre des belligrants;la politique des trangers et des rfugis; la mmoire collective et lapprochepublique du pass aprs 1945.Les cinq annes de travail de la Commission se sont articules en plusieurstapes, distinctes par leur objectif et donc par lorganisation du travail. Cestdabord lexploration des sources qui prvalut, sur lensemble des problmesenvisags. Trs tt cependant, ds lt 1997, des groupes furent constitus pourchaque thme, chacun avec un but dfini. Un virage important fut pris lorsquela Commission prit la dcision dinviter ces groupes mettre en forme leursrsultats; elle sengagea ne pas en faire de simples matriaux en vue dunrapport final, mais de les publier comme tels. Les quipes y gagnrent enautonomie, sous la rserve dun contrle strict et continu de la Commission afinden garantir la cohrence et la validit scientifique. Cest ainsi quun plan depublication sesquissa lautomne 1998, prvoyant 17 tudes, 6 contribu-tions plus brves et deux recueils consacrs aux questions de droit. LaCommission a accompagn ce travail trs attentivement; elle a dsign parmises membres les parrains de chaque quipe. Des discussions ont eu lieu ainsi,trs fructueuses, pour mesurer ce qui tait faisable et raisonnable et pour assurer ces textes la meilleure qualit possible.La richesse des sources, une approche des problmes de plus en plus fineouvrirent cependant des pistes si nombreuses, et toutes passionnantes, quilfallut faire des choix. Donc des sacrifices. Un exemple: sagissant des industries,il na pas t possible de soumettre tous les secteurs et toutes les entreprises lamme attention chimie et pharmacie, alimentaire, machines, textiles, etc. Ilfallut concentrer la recherche sur des cas exemplaires choisis en fonction derponses possibles au questionnaire initial surtout sur les transferts financierset sur le travail forc. Nous nous sommes laiss guider aussi par des considra-tions pragmatiques la qualit des archives; ou limportance quavaient eu telleentreprise, tel secteur, dans les exportations suisses. En outre, le temps que nousavons consacr aux transactions sur lor et aux rfugis, donc la prparation derapports intermdiaires et de leurs annexes nous a obligs abandonner dautresdossiers, parmi lesquels un projet lites et idologie, un autre sur la

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  • protection des victimes suisses, ou encore celui qui devait clairer la mthodo-logie de lhistoire orale. Inversement, quelques aspects ont t retenus en coursde route qui navaient pas t envisags au dpart. Des sujets exigeant descomptences particulires ont t confis des spcialistes sous mandat de laCommission, notamment, comme nous lavons dit plus haut, la dimensionjuridique des problmes abords.Le privilge singulier daccs aux archives des entreprises a fortement influencles choix de la Commission et son programme de travail: la priorit a tclairement donne lconomie prive. Nous ne savons pas, en effet, dans quellemesure les entreprises concernes consentiront ouvrir encore leurs archives auxchercheurs aprs 2001. De toute faon, les archives publiques, celles de Suisseou de ltranger ( Washington ou Moscou, par exemple) peuvent aussi livrerdes informations de premier ordre sur le comportement et les stratgies desentreprises. Il fallait compter encore sur les rsultats de lICEP et rflchir aumoyen den intgrer une partie dans nos propres analyses.Au printemps 2000, la direction scientifique du projet commena prparerldition des tudes. Chacune de celles-ci fut soumise aux membres de laCommission, qui les commentrent, demandrent des corrections et souvent uncomplment de recherche; des spcialistes externes ont t consults; les entre-prises et les administrations ont pu prendre connaissance et commenter tout oupartie des tudes qui les concernent: leur avis, souvent utile, leurs prcisions etleur contestation de tel ou tel point dinterprtation ont t retenus dans toutela mesure o ils sont apparus pertinents. En 2001, une collaboration intensesest mise en place avec la maison Chronos, de Zurich, chez qui sont paruestudes et contributions la recherche, en trois vagues daot 2001 mars 2002.En mme temps slaborait le rapport final de synthse; son plan avait tesquiss ds 1998 et sans cesse adapt aux nouvelles dcouvertes et auxrflexions de la Commission. Les membres de celle-ci ont tous participactivement cet ouvrage.Le projet de recherches auquel la Commission sest consacre durant ces cinq anssest rvl fascinant; mais aussi ambitieux et difficile. Il couvrait un champmin par des interrogations dordre moral mal rsolues; et par les ralits, elles-mmes troublantes, dont nous avons rendre compte. Nous ne livrons passeulement des informations notables sur le sort davoirs ayant abouti en Suisseou transit par elle du fait du rgime national-socialiste. Nous retenons toutautant les destines humaines, qui sont lessentiel. Quant ltendue de cesavoirs, il nest pas possible den proposer une valuation globale satisfaisante.Les sources ne sy prtent pas; une bonne part de ces transactions nont pas laissde traces. Des donnes quantitatives sres ne sont disponibles que trs partiel-lement. A cet gard, le travail ralis na pas simplement atteint les limites

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  • dune stratgie de recherche dlibrment choisie. Il a puis les possibilitsoffertes un tel projet.

    1.3 Les sources et le privilge daccs aux archives

    Deux gnrations staient dj pos la plupart des questions sur lesquelles laCommission eut se pencher. La nouveaut de son mandat fut de proposer uneanalyse globale, de tenter de cerner les problmes, en sappuyant sur les faits etsur des concepts thoriques. Pour y parvenir, une connaissance approfondie dela littrature spcialise et des sources dj connues naurait pas suffi. Il fallaitpouvoir exploiter dautres sources, jusque-l soustraites la consultation maissusceptibles dapporter un clairage neuf.La Commission se trouva cet gard privilgie. Elle put disposer des ressourcesncessaires, de conditions de travail favorables, mais aussi de ses comptencesexceptionnelles daccs aux informations, particulirement dans les archivesdentreprises. Larticle 5 de larrt fdral du 13 dcembre 1996 faisait devoiraux entreprises et aux services concerns de laisser les membres de laCommission Indpendante dExperts Suisse Seconde Guerre mondiale et leurscollaborateurs consulter tous les documents qui peuvent tre utiles leursrecherches. Cette obligation prime toute obligation lgale ou contractuelle degarder le secret. La rgle valait pour toutes les archives, publiques et prives.Elle revtait pourtant une importance particulire pour les secondes, trsrarement accessibles auparavant. Or ces sources prives peuvent seules rvler descomportements, des processus de dcision qui sont au cur des problmes quenous avions rsoudre. Elles peuvent aussi clairer dautres dimensions dudveloppement politique. Cette garantie daccs ces sources pendant les cinqans du mandat a donc t dcisive. Elle tait parfaitement logique. Elle crapourtant un problme. Car ce privilge rserv un petit groupe de savants pourune dure limite est en contradiction avec un principe fondamental de touterecherche: la validit scientifique doit pouvoir en tre vrifie; et elle doit ouvrirla voie aux recherches ultrieures, lapprofondissement des questions souleves.La Commission, dautre part, sest montre trs attentive la protection desdonnes laquelle personnes physiques et morales ont droit, donc une limiteincontournable de la communication des sources. Ses membres nen ont pasmoins souhait vivement que le corpus des documents rassembls soit intgra-lement conserv en un mme dpt. Le Conseil fdral en a dcid autrement.Sa dcision de juillet 2001 permet aux entreprises qui le souhaiteront dercuprer les photocopies que nous avons faites dans leurs archives: un total dequelque 12 000 dossiers.

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  • Ce privilge daccs aux archives a donc t essentiel. Mais il ne garantit pas lui seul, bien sr, une parfaite transparence dvnements vieux dun demi-sicleou davantage. Les archives ne racontent jamais quune partie de lhistoire, ouune histoire parmi dautres possibles. Quelle source peut nous apprendre ce quine fut jamais not dune faon ou dune autre? Dinterminables discussions nontsouvent laiss quune dcision formule en quelques lignes. Diffrends etcontroverses, discussions de couloir, entretiens tlphoniques, propos changsau hasard dune rencontre sont retombs dans le silence, et ceci dautant pluslorsquil sagissait dune affaire dlicate, de propos confidentiels. Mais encore:chaque entreprise dcide selon des critres qui lui sont propres ce quelle entendconserver ou non. Les documents que nous, historiens, regardons comme dessources pour notre travail ont pour les entreprises qui les dtiennent un autresens, un autre intrt. Ils ne livrent pas forcment une version neutre,innocente des faits auxquels ils se rapportent; ils tendent situer ces faits dansune perspective donne; ils peuvent suggrer telle interprtation, de faonexplicite ou non. La valeur documentaire des sources prives est donc relative.Elle nen est pas moins immense. Ces sources introduisent dans les mcanismesde dcision des entreprises; elles permettent une approche diffrencie dudveloppement historique dans toute sa complexit. A condition toutefois debien distinguer les perspectives et les motifs de chacun des protagonistes, dontles tmoignages peuvent diverger singulirement. Cest ce que montrent defaon exemplaire les sources de laffaire dite Interhandel, du nom de cetteholding financire qui fit couler tant dencre.35 Suisses, allemands ou amri-cains, les documents qui sy rapportent prsentent une tout autre coloration ce qui a conduit des interprtations opposes, en fonction des intrts desparties. Or lexamen de cette affaire partir des archives de la socit a abouti cette constatation dcevante: lUnion de Banques Suisses, qui avait acquis Inter-handel et ses archives dans les annes 1960, fit dtruire quelque 90% de celles-ci en 1994. Ce qui subsiste, confront dautres fonds darchives publics etprivs, suisses et trangers, permet tout de mme, heureusement, une reconsti-tution plausible de cette affaire complique.Lexprience que nous venons dvoquer incite la prudence. Chacun sait quetoutes les archives, publiques ou prives, sont soumises valuation, donc desliminations routinires, fonctionnelles, mais aussi parfois prmdites.Sagissant des administrations publiques de Suisse, le traitement de leursarchives est en gnral transparent, laccs rgl lgalement et valable pour tous.Une grande partie de la paperasse produite, rptitive, est dtruite; mais tousles domaines importants de lactivit de lEtat demeurent solidementdocuments. Confisques par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, unepartie des archives du rgime nazi sont conserves Washington, Londres et

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  • Moscou; ces fonds sont fragmentaires et disparates, mais ils sont indispensables.Ce sont ces documents dorigine allemande (microfilms Washington aprs1945) qui ont permis la reconstitution dtaille des livraisons dor que nousavions dresse dans notre rapport sur les transactions entre la Reichsbank et lesinstituts helvtiques. Ces microfilms, quoique de mdiocre qualit, sontdevenus dautant plus prcieux que les originaux restitus lAllemagne y ontdisparu.Ltat des archives des entreprises suisses est passablement disparate. On nesaurait sattendre ce que ces entreprises conservent intgralement toute lamasse de papiers que produit leur gestion. La lgislation sur les socits lesoblige garder les actes concernant leurs affaires courantes pendant dix ans;pass ce dlai, ils peuvent tre dtruits. Quel intrt une compagnie peut-elleavoir les dtenir plus longtemps, moins quils ne servent son illustrationou ne documentent une culture dentreprise? Vaut-il la peine de faire plus quela loi ne lexige? Nous avons constat cet gard une grande diversit decomportements de la part de compagnies bancaires, dassurances ou indus-trielles comparables par leur taille et leur mode de gestion; et par consquent,nous avons dcouvert des archives fort ingales en volume et en qualit.36La conservation du matriel documentaire a t rendue plus difficile au coursdes dernires dcennies par la croissance conomique acclre et par lvolutionrapide des techniques de gestion. Fusions ou reprises ont pu conduire desdestructions systmatiques ou des pertes accidentelles; la tendance gnrale rduire les frais de gestion a pu induire renoncer lentretien darchives ou debibliothques dentreprises. Nous sommes donc confronts bien des lacunes;et laccs ce qui reste est souvent mal commode. Les matriaux ont t parfoisaccumuls sans tre rpertoris; ltablissement dinventaires, sil a t entrepris,a pu tre interrompu ou nglig. La mmoire de lentreprise sest vanouie, tantcelle de sa propre histoire que les archives qui auraient pu la conserver. Et pourtant: ce quil est possible de trouver dans les entreprises est proprementimpressionnant. Il y eut presque toujours quelquun, tel employ ou retrait dela compagnie, sensible limportance dune mmoire historique travers tousles bouleversements quelle a pu connatre, pour sauver ce quil pouvait, aumoins lessentiel. Mais rarement tout.Car au-del des destructions darchives arbitraires, par manque de place etsurtout de sensibilit leur richesse patrimoniale, il y a eu aussi liminationprogramme de documents jugs compromettants. Ce nest assurment pas unhasard si les rapports annuels de lentreprise darmements Oerlikon-Bhrle S.A.manquent trs prcisment pour les annes 1939 1945. Il serait naf de ne pascompter avec des liminations de cette sorte dans notre valuation de ltat dessources. Mais linverse, il serait vain de tomber dans le pige dune thorie de

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  • la conspiration et de croire les entrepreneurs systmatiquement occups effacerderrire eux les traces de leurs affaires. Cest plutt le hasard que notreexprience des archives dentreprises met ici en cause. Car nombre de pices,dindices, subsistent, qui souvent rvlent des cas sur lesquels on se seraitattendu ce que les responsables fassent silence. La Commission na vu aucuneraison de suspecter tout le monde. Mais elle nen avait pas davantage de rcom-penser des liminations en renonant, faute de sources, aborder des questionsqui lui semblaient pourtant pertinentes. Face de telles situations, nous avonstout mis en uvre pour substituer aux sources dfaillantes des informationsempruntes dautres fonds: ceux des Allis, ceux en provenance des puissancesde lAxe, ceux des archives fdrales, cantonales ou judiciaires. Ils ont rendupossible au moins lapproche indirecte de ces questions.Larrt fdral du 13 dcembre 1996 mit fin momentanment la libert desentreprises (celles actives avant 1945) de disposer de leurs archives. Larticle 4,sur lobligation de conserver les pices, interdit de dtruire les pices suscep-tibles de servir les recherches [de la CIE], de les transfrer ltranger ou dencompliquer la consultation daucune manire.37 On sait que des liminationsont pourtant eu lieu lUnion de Banques Suisses peu aprs lentre en vigueurde ces dispositions. Au dbut de 1997, un veilleur de nuit attentif sauva inextremis de la dchiqueteuse quelques documents pertinents; il sagissait entreautre de procs-verbaux de la Banque Fdrale, que ses affaires avec lAllemagneavaient conduite la faillite en 1945 et dont les actifs avaient t repris parlancienne UBS. Les documents vous la destruction concernaient en parti-culier des rnovations dimmeubles Berlin entre 1930 et 1940 puis aprs1945; on pouvait y souponner un cas daryanisation (achat avantageux debiens juifs), ou certainement des affaires sensibles. Une enqute pnale futouverte pour violation ventuelle de larrt fdral; la banque de son ct portaplainte contre le veilleur de nuit pour violation du secret bancaire: il avait remisles documents sauvs la Communaut isralite de Zurich, qui rendit publiclincident. Les deux procdures ont t abandonnes par la suite.

    Le papier et la parole

    Il reste relever ici quelques autres difficults que la Commission a rencontressur son chemin. Dabord, celle de la masse des sources. Prenons celles de lOfficesuisse de compensation, qui enregistrait et surveillait la plupart des changesentre la Suisse et lAllemagne. Rduites dj dun huitime vers 1950, puis deprs des trois quarts entre 1959 et 1961, et transfres dune dizaine de bureauxzurichois Berne, les archives de cet Office remplissent encore plus de 1000cartons. Elles sont ouvertes la consultation, lexception leve en 2002 durapport Rees.38 Une analyse de 1996 a valu 45 ans, le temps quil faudrait

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  • une personne pour matriser linformation de cette masse de papier sur lessujets relevant du mandat de la Commission.39 La Banque nationale conserveelle aussi des archives considrables, peine exploites. Sans parler de lnormematriel rassembl dans les archives amricaines, britanniques, allemandes,franaises, italiennes, nerlandais, russes, polonaises, autrichiennes. Toutes seprtent ltude des diffrentes questions soumises la Commission la listedes archives que nous avons consultes se trouve en annexe.Pour notre travail, cest surtout lidentification et lexploitation des sourcesprives pertinentes qui se sont rvles complexes: celles des entreprises et cellesdes organisations fatires. La Commission avait commenc par adresser unquestionnaire toutes les grandes entreprises concernes. Toutes ont rpondu,sauf une (Burrus S.A., Lausanne). Il savra trs vite que malgr les lacunes,cest une masse de matriaux qui nous attendaient. Comment sy retrouver danscet ensemble trs htrogne, fragmentaire, dispers, en gnral non ordonn etdpourvu dinventaires dresss professionnellement? Quelques exceptionspourtant ont offert une recherche facilite; les archives historiques de quelquesgrandes compagnies sont gres par un personnel qualifi. Mais tant dautres aucontraire ont t trouves dans un tat dplorable. Il fallut commencer par terla poussire, mettre un peu dordre. Dans bien des cas, les responsables eux-mmes ignoraient tout de ce quils conservaient. Un exemple: en 1945, laSocit de Banque Suisse avait repris la Banque commerciale de Ble, devenueinsolvable en raison de ses trop gros engagements en Allemagne et en Europede lEst; elle la revendit en 1989 un institut luxembourgeois; mais personnene songea alors aux archives de la Banque commerciale, enfouies dans une cavede la SBS dont on avait dailleurs gar la clef. Cest seulement lorsque leschercheurs de la Commission en rclamrent laccs que la banque savisa quelledtenait encore un bien qui ne lui appartenait plus.Le privilge daccs aux archives prives tait limit au territoire national; or,maintes entreprises suisses avaient eu dans les annes 1930 dj des activits ltranger. Si la documentation concernant de simples tablissements dansdautres pays est en gnral conserve au sige central, les socits filialesdtiennent leurs propres fonds darchives. Laccs celles-ci a pu tre assur pardes accords avec ces compagnies: Algroup, Lonza et Nestl nous ont ouvert lesarchives de leurs filiales allemandes.A dfaut dinventaires plus ou moins complets, cest au savoir du personnel quilfaut pouvoir se fier: il dtient en gnral la clef qui permet de saventurer dansla richesse ou le chaos des sources et de dresser un plan de la recherche. L,les difficults ont pu nous accompagner jusquau dernier moment. Difficultscres notamment par lexistence dun double niveau, asymtrique, de linfor-mation. Les recherches conduites pour le compte de lICEP dans le secteur

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  • bancaire ont fortement accru ce que lon pouvait savoir des archives disponibles.Les socits de rvision (Arthur Andersen, Coopers & Lybrand, Deloitte &Touche, KPMG et Price Waterhouse) la recherche des comptes en dsh-rence on pu travailler en coopration avec les quipes dhistoriens et les TaskForces mises en place par les principaux tablissements viss; ceux-ci en ontprofit pour tablir des inventaires informatiss. Il est arriv que la Commissiondt travailler sur la base danciennes listes, ou de listes dresses son intention,volumineuses parfois, mais impropres donner une ide satisfaisante dumatriel, tandis que les banques elles-mmes disposaient leur usage doutilsbeaucoup plus performants. Quelques-unes de ces banques ont chang unecorrespondance linsu de la Commission sur lopportunit ou non de lesmettre notre disposition. La Commission reut en 1997 un inventaire desfonds de la SBS et de lUBS entre temps runies. Ce nest quau dbut de 2001,lorsquil devenait urgent dachever nos recherches, que nos collaborateursdcouvrirent lexistence dun programme qui rassemblait commodment demultiples informations et ouvrait de nouvelles perspectives. Il tait tard pourlexploiter lorsque lUBS consentit enfin nous en faire profiter; il se rvlananmoins dune efficacit dcisive sur quelques points. Cet incident rvle,entre cette banque et la Commission, une conception divergente de ce que sontdes archives. Lune regardait le nouvel inventaire comme un outil de gestion son propre usage et quil ntait pas opportun de communiquer laCommission; celle-ci considrait au contraire un tel inventaire comme partieintgrante du fonds darchives, sa soustraction comme un acte donc incorrect.Lchange est rciproque; la Commission a pu y contribuer. Ses collaborateursfurent toujours suivis par des employs de lentreprise, dits la mode anglo-saxonne explorers; ceux-ci devenaient plus attentifs lorsque nous abordions unproblme nouveau. Car dans ce cas, nous disposions dune avance dinformation,acquise au vu de documents dune autre provenance. Il nest dailleurs pas excluque prcisment sur ces affaires que la Commission aura t la premire rvlerou souponner, les entreprises en viennent publier elles-mmes des sourcesdont nous navons pas pu prendre connaissance. Il faut tenir compte ici de laproportion des ressources mises en uvre. Les 22 millions de francs, budgetglobal de la Commission, sont plus que respectables pour un projet de recherchehistorique. Mais ils ne sont presque rien en regard de ce qui devrait tre fait (etque font certaines entreprises), pour ne pas parler de tout ce qui pourrait tre fait.Les quelques compagnies qui ont vou une attention constante leurs archiveset disposent ainsi dun fonds riche et ordonn dot dinventaires commodes ontt videmment fort utiles pour le travail de la Commission. Elles ont permisde reconstituer des transactions trs complexes et de dmontrer la nature deschanges financiers et commerciaux entre la Suisse et les pays de lAxe. On peut

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  • comprendre que ces compagnies ressentent un certain malaise. Nont-elles pasle sentiment que leur effort pour tenir des archives impeccables se retourneaujourdhui contre elles et les expose davantage travers les tudes que laCommission a pu raliser partir de cette documentation de qualit? Tandis quedautres entreprises paraissent chapper un examen critique parce quelles nedisposent plus de leur mmoire historique ou nen ont pas la clef. Or tel nestpas le cas dans la perspective que la Commission a adopte. Elle a dispos eneffet dautres moyens que les seules archives dentreprises. Par exemple lasurveillance serre que les Allis exercrent pendant la guerre sur les entreprisesquils souponnaient de mener des affaires contraires leur intrt a laiss denombreux indices, notamment dans les archives amricaines de lactionSafehaven; celle-ci avait suivi avec attention les activits de socits suisses impli-ques dans des transactions problmatiques. Vers la fin de la guerre, cest aussilUnion sovitique qui rassembla et conserva tout un matriel prsent fort utile la recherche. Mais en Suisse mme, des dossiers souvent substantiels avaientt constitus sur nombre de cas dlicats: par lOffice suisse de compensation,par plusieurs des offices de guerre ou par divers services de ladministrationfdrale; sans parler des sources laisses par la justice ou par les services derenseignement. De sorte que nos recherches nont pas pargn telle entreprisepour la seule raison quelle na pas conserv elle-mme les traces de son pass:ces traces peuvent se retrouver ailleurs.De toute faon, la Commission navait pas pour objectif de dvoiler des cassinguliers, pas plus que didentifier des comptes individuels. Son rle sestlimit lanalyse des conditions cadres de ces affaires, des mcanismes auquotidien, des comportements et des stratgies caractristiques. Si des entre-prises on pu et su, cette fin, mettre notre disposition une riche et prcieusedocumentation, cest quelles ont compris quil tait dans leur propre intrt long terme de contribuer cette vaste enqute historique: une sagesse laquellela Commission, ses collaboratrices et collaborateurs tiennent rendre icihommage.La Commission a travaill surtout sur les sources crites. Mais elle a aussipratiqu ce quon appelle aujourdhui lhistoire orale, le recours linfor-mation que peuvent livrer des tmoins. Cela sest fait de trois faons. Pour lune,il sagissait dtablir des faits: l o le papier ne suffisait plus satisfaire notrecuriosit sur des points prcis, nous avons interrog des personnes dont laprofession et la situation lpoque permettaient de penser quelles taient mme de nous fournir des renseignements utiles: employs de banque,assureurs, rviseurs, agents fiduciaires, marchands dart ou propritaires degaleries. Les quipes de recherches ont conduit une bonne cinquantaine dentre-tiens avec ces tmoins. Une seconde faon de cette histoire orale fut celle dentre-

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  • tiens plus dvelopps que nos collaborateurs purent avoir avec une demi-douzaine de victimes survivantes du rgime nazi. Il ne sagissait plus dobtenirdeux des indications ponctuelles sur tel point, mais dapprendre connatre desdestins individu