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  • 7/30/2019 Lukacs Artlibreouartdirige

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    Art libre ou art dirig ?Par Georg Lukcs

    Traduction Anne ForestierCe texte est la traduction de lessai de Georg Lukcs Szabad vagyirnytott mvszet ? Il a t publi dans le cahier 9 de la revueEspritde septembre 1948 (pages 273 292). Il figure en allemanddans le recueil Schriften zur Ideologie und Politik, sous le titreFreie oder gelenkte Kunst, pages 434 463.

    On pose aujourdhui cette question de toutes parts, comme

    une question importante, actuelle et, surtout, dlicate . Etprcisment parce que cest une question dlicate il ne fautpas lluder ; il faut y rpondre avec franchise et nettet.Mais si nous nous contentons de chercher les voies de lasolution uniquement sur le plan des interrogations et desrponses habituelles de nos jours comme pour toutes lesquestions importantes de lpoque nous ne sortirons pas

    du ddale des fausses alternatives. La fausse alternative laplus largement rpandue actuellement snonce comme suit :

    On dit, dune part, que lart, la littrature nest quepropagande (ventuellement sous la rserve quil sagitdune propagande conduite avec des moyens particuliers).La tche exclusive de lart est de prendre position dans lesluttes du temps, de la socit, de classes sociales ; de

    favoriser la victoire sociale dune tendance dtermine, lasolution dun problme social. Tout ce qui dpasse ce butappartient dj lart pour lart , la retraite dans la tour divoire , etc., et doit tre en tant que tel rejetsans condition. A lchelle internationale, Upton Sinclairreprsente cette tendance de la manire la pluscaractristique.

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    caractrise les tenants des deux branches de la faussealternative nonce plus haut.

    Or, quelle est la vrit ? Si nous essayions dimaginercomme simple exprience intellectuelle quelle serait larponse dEschyle ou de Giotto ce dilemme, nousdcouvririons quil serait impossible mme de leurexpliquer de quoi il sagit.

    Et ce nest pas l le fait du hasard. Car au-del desfrontires de lart et de lidologie artistique les faits et les

    formes de la vie qui jouent ici un rle dterminant et, parconsquent, les notions qui expriment ces faits, ont subi aucours de lhistoire une volution qui en modifieprofondment la qualit et la structure. Et cela est vrai enpremier lieu pour la notion mme de la libert.

    Il nest pas possible dappliquer purement et simplement auproblme de la libert dans lart, des constatations faites

    dans dautres domaines, et surtout sur le plan de la thoriepure. Le reconnatre ne signifie cependant en aucunemanire adhrer au prjug moderne selon lequel lesexpriences sociales gnrales seraient sans rapport avec lesproblmes intimes de lart, et mme, que ce qui apporte ladsagrgation, par exemple sur le plan de la morale sociale,serait la prise de conscience vritable pour lart. On nestque trop enclin aujourdhui accepter de telles conceptions,surtout lorsque lon croit voir dans le dchanement desinstincts, lincarnation de la libert vritable. Sur ce point,pourtant, mme les esprits les plus minents de la dcadencemoderne concevaient des doutes, Nietzsche que personnene peut considrer comme ladversaire par principe du cultedes instincts a dit clairement que la vie instinctive delartiste produit, dans sa conscience dartiste, sans cesse etindistinctement du bon et du mauvais, du prcieux et de

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    linutile, et que ce qui fait lartiste est prcisment la facultconsciente dexercer un choix dans ce domaine.

    Pourtant, mme sil apparat que la notion philosophiquemoderne de la libert, fonde sur 1troite assise de1instantanit, ne peut pas tre applique lart purementet simplement, cela ne veut pas dire que le problme de lalibert dans lart ne soit pas un problme spcifique quilfaut saisir dans sa propre particularit, naturellement, dansle cadre de lvolution sociale et spirituelle gnrale.

    Cest en ce sens que lon peut et doit poser la question :lancien artiste tait-il libre ? Ce quon appelle aujourdhuilibert, est-ce vraiment la libert ?

    Au sens actuel du mot, lartiste ancien pour plus desimplicit, nous considrons ici lensemble des contraintesauxquelles il tait soumis, bien que nous sachions quilexistait entre elles des diffrences fondamentales lancien

    artiste ntait pas libre ; il ne comprenait mme pas ce quenous appelons aujourdhui la libert de lart. Danslantiquit, au moyen ge, et mme pendant la Renaissance,lart ancien faisait partie de la vie publique et les artistestiraient sans hsitation toutes les consquences que ce faitentranait. Cela revient dire quils ont t dirigs dans leuridologie, dans leurs thmes, dans la forme de leurexpression par la socit o leur cration entrait commepartie de la vie publique. Pour nous exprimer dune manireplus concrte : pour lidologie, le thme, le contenu et laforme, ils sorientaient selon les critres de la classe sociale laquelle ils appartenaient par la naissance, ou par leursconvictions acquises au cours de leur vie. Ils ne pouvaientmme pas simaginer quil pt en tre autrement.

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    Est-ce dire quil sagissait l dun assujettissementcomplet, dun art absolument dirig , dune absencetotale de libert ? Nullement. Mme si nous prenons le

    moment le plus facilement saisissable : le momentidologique et politique. Je ne songe pas ici lexpressionpersonnelle, aux nuances individuelles ; ce serait l un champ daction beaucoup trop troit pour le vritableartiste. Mais la socit, la vie publique, dont le processus decration et la cration elle-mme forment une partieintgrante, nest pas une unit rigide et immobile, ni mme

    une progression sens unique laquelle la crationartistique pourrait simplement se joindre. Cette unit est larsultante de contradictions, de forces antagonistescomplexes et perptuellement changeantes ; chaque facteurnexiste quen tant qulment constitutif de cette unitmouvante, et lunit elle-mme en tant que runion desluttes alternantes. Dans ces conditions, si une uvre dart

    prend naissance, une reprsentation de lensemble ou dunepartie significative de lensemble, quelle que soit lacontrainte quant la forme et au contenu, si forte que soit la direction idologique et politique, il est par principeimpossible qu lintrieur mme de cet assujettissement, lalogique ncessaire des choses, la ralit dialectique et sarflexion ne crent pas un certain champ daction pour

    la libert idologique. Plus exactement : il est impossiblequelles nexigent pas la libert de la cration, prcismentpour raliser sous une forme adquate ce qui est socialementncessaire dans le moment donn.

    Si cela est vrai pour lart en tant quidologie, en tantquexpression de certaines tendances sociales, cela estencore plus vrai pour toute activit spcifiquement

    esthtique. Car ce nest que dans les thories modernes,

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    dans les conceptions dune partie importante des artistesdaujourdhui, dans lide quils se font du processus de leurpropre cration, que lart est en premier lieu expression .

    Objectivement : il est une forme particulire de limage dela ralit, qui la reflte pour cette raison mme, et silsagit dun artiste authentique reflte le mouvement decette ralit, sa direction, ses orientations essentielles danslexistence, de la permanence et la transformation. De plus,ce reflet encore une fois : sil est question dun artisteauthentiqueest la plupart du temps, plus ample, plus large

    et plus profond, plus riche et plus vrai que lintention, lavolont, la dcision subjectives qui lont cr. Le grand art,celui du grand artiste, est toujours plus libre quil ne le croitet ne le sent lui-mme ; il est plus libre que ne semblentlindiquer les conditions sociales de sa gense objective. Cetart est plus libre justement par ce quil est plusprofondment li lessence de la ralit que ne le font

    apparatre les actes qui se manifestent dans sa gensesubjective et objective.

    Il nest cependant pas admissible que des considrations dece genre si justifies soient-ellesnous fassent perdre devue la diffrence fondamentale qui subsiste entre les notionsancienne et moderne de la libert dans lart. Cette diffrenceest de nature objective. Il ne suffit pas de savoir que lartiste

    ancien ne se sentait pas libre, quil ne ressentait mme pasle besoin de la libert, alors que cette libert est, pourlartiste moderne, lexprience fondamentale de saconscience dartiste. Objectivement, lart fait toujours partiede la vie sociale. Un art par dfinition sans cho,incomprhensible pour autrui, un art ayant le caractredun pur monologue ne serait possible que dans les asiles

    dalins, tout comme une philosophie qui pousserait le

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    solipsisme jusqu ses ultimes consquences. La ncessitde lcho, tant au point de vue de la forme que du contenu,est la caractristique insparable, le trait essentiel de toute

    uvre dart authentique dans tous les temps. Le rapportentre luvre et son public, une socit dtermine, ou telleou telle partie historiquement dtermine de cette socit,nest pas un indice qui sajoute ultrieurement, plus oumoins accidentellement, luvre subjectivement cre etobjectivement existante. Ce rapport est la base constitutive,le facteur effectif de luvre, tant dans sa gense que dans

    son existence esthtique. Cela est vrai pour lart anciencomme pour lart moderne.

    O est donc la diffrence ? Et si elle existe, en quoiconsiste-t-elle ? Pour nous exprimer brivement, nouspourrions dire quentre lartiste ancien et son public existaitun rapport direct et, par consquent, une interaction vivanteet fconde. En apparence, contrainte pour lartiste, art dirig.

    Mais ce nest quune apparence. Car cette interaction (quine soffre de nos jours que dans les rapports entre luvredramatique, la scne et le public, et encore sous un aspectdform) et la contrainte qui stablit la suite de cetteinteraction, ont une valeur fcondante pour lart ; cest cettecontrainte, prcisment, qui cre en mme temps pour lartle champ daction lintrieur duquel linvention

    cratrice, la facult de saisir ce qui est rellement essentiel,peuvent se manifester le plus librement. Pensons seulement la limitation du sujet dans tout lart ancien ; pensons auxrapports entre la sculpture et larchitecture, dans lAntiquitet le Moyen-ge; pensons aux rapports entre la fresque etlarchitecture ; pensons linfluence du rcit effectif sur ledveloppement des formes piques, sur la cration de styles

    vritables, etc. Et il faut toujours tenir compte ici du fait que

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    la contrainte, qui stablit dans ces divers cas, ne peut pastre ramene aux problmes isols ni de la forme ni ducontenu. Toute contrainte, que son point de dpart immdiat

    concerne la forme ou le contenu, se transmet ncessairementau cours de son application concrte dans le domainerest libre lorigine. En apparence, le rcit effectifnimplique de contrainte quau point de vue formel, mais ilagit si profondment sur la construction de lensemble, surla structure, la composition, la reprsentation despersonnages et de leur destin, quil devient chaque instant

    contrainte pour le contenu. La contrainte impose au thmeapparat aux yeux de lobservateur superficiel commeintressant uniquement le contenu, mais le thme nest passimplement une matire premire ; il ne peut devenir thmeque sous un rapport idologique dtermin. Au cours decette transformation, les possibilits contenues dans cethme se transforment immdiatement en forces rgissant

    les problmes les plus profonds de la forme et de lastructure. (Le thme dOreste ; la Cne chez Giotto,Lonard, Tintoret, etc.)

    La question dj effleure revient ici sous une forme plusconcrte. La ralit sociale qui cre cette contrainte semodifie constamment. Et ce changement ne rend passeulement possible comme nous le disions plus haut le

    champ daction de la libert artistique, mais le prescritmme imprieusement : dans de telles conditions, celui-lseul peut raliser une uvre dart significative qui a quelquechose d essentiel dire au sujet des transformations rellesde la socit. Car seul un message essentiel et suffisammentprofond et puissant pour saisir les forces agissantessouvent souterraines de la socit, et les modifications

    actuelles de ces forces, de manire quil en rsulte un

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    dveloppement fcond et organique de la forme et ducontenu. En de telles poques, un changement srieux de laforme ne peut prvaloir qu travers un contenu

    essentiellement nouveau; lintroduction du second acteur,par Eschyle, nest quen apparence une innovation purementformelle. En ralit, il sagit de la naissance, dans lart, duconflit tragique.

    Cest ce contact direct entre lart et le public qui fut presqueentirement aboli par lvolution capitaliste. Il ne nous estpas possible desquisser, mme brivement, le processus

    historique concret dans ce domaine. Peut-tre pourrions-nous le mieux mettre en lumire la situation ainsi cre encitant les termes de Goethe dans une lettre quil crivit Schiller sur ce problme, alors que la conception modernede la libert artistique venait seulement de natre : Malheureusement, nous, les nouveaux venus, naissonsgalement parfois artistes et parcourons pniblement toute

    cette diversit de lart, sans savoir vraiment o nous ensommes son sujet ; car, si je ne me trompe, lesdterminations spcifiques devraient venir du dehors et cestloccasion qui devrait dterminer le talent. On le voitdonc : Goethe sentait le relchement, et mme la disparitionde lancienne contrainte, mais il tait encore loin de lesconsidrer comme une libert que lon devait accueillir

    favorablement, ni comme la libert artistique enfindcouverte. Au contraire. Il voyait dans cette libert,impose aux artistes par la ralit sociale, un srieux danger,une difficult quil sagissait de surmonter.

    Plus le systme de production capitaliste spanouit dans saperfection, plus la nouvelle libert devient absolue. Toutecontrainte thmatique cesse ; la libert totale de linvention

    devient en ralit une servitude. Les rapports directs

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    disparaissent entre les diffrents genres et leur public ;autrement dit, disparat linteraction entre les dimensions, lastructure, le mode de prsentation et un genre concret,

    dtermin, de la rceptivit: L encore, tout est abandonn linvention personnelle de lartiste ; totale est la nouvellelibert de lart. (Pour luvre dramatique, le contact nesubsiste quen apparence. En mme temps que le thtredevient une entreprise capitaliste, que le public sy renduniquement pour samuser, se perd dans une trs largemesure linfluence concrte et fconde du thtre sur la

    forme dramatique. La technique thtrale devientindpendante de luvre dramatique et se transforme en uneindustrie littraire particulire ; de son ct, luvredramatique devient son tour autonome son propredtriment au cours du XIXe sicle : luvre dramatique,faite pour tre lue, prend naissance.)

    Tout cela signifie bien davantage que le relchement, ou

    mme la disparition, du contact et de linteraction directsentre lartiste et son public. Ce public devient anonyme,amorphe ; il perd sa physionomie. Lartiste ancien savaitexactement qui il sadressait avec ses uvres ; lartistenouveau se trouve objectivement, en considrant lafonction sociale de lartdans la situation du producteur demarchandises par rapport au march abstrait. Sa libert est

    en apparence aussi grande que celle du producteur demarchandises, en gnral (sans libert, il ny a pas demarch) ; dans la ralit, objectivement, les lois du marchle dominent au mme titre quelles dominent en gnral leproducteur de marchandises.

    II est naturellement ncessaire de donner cetteconstatation une forme concrte, pour viter que sa vrit

    gnrale ne se fige, par lexagration, en erreur. Lvolution

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    capitaliste a transform en march, dans une mesuretoujours plus large, les rapports entre le public et toutes lesproductions artistiques. Lnumration des faits nous

    semble ici superflue. Chacun connat les rapports du film,du journal, de la maison ddition, etc., avec le grandcapital ; chacun sait le rle du bureau de concerts pour lamusique, du marchand de tableaux pour les arts plastiques.Le rapport entre lartiste et son public a non seulementperdu son caractre immdiat ; mais un intermdiairenouveau, spcifiquement moderne, sest insr entre eux : le

    capital. Et cela dans une mesure toujours croissante,englobant lart dans son ensemble. Le XIXe sicleconnaissait encore des lots non capitalistes dans la mer ducapitalisme. Des thtres dessais, des diteurs anims desoucis purement littraires, des revues cres par descrivains, etc. A ses dbuts, le capitalisme sest jet surtoutsur la littrature mauvaise dans son norme majoritqui

    formait lobjet de la vritable consommation de masse. Mais mesure que le capitalisme stendait sur tous les domaines,ds lors quil sest avr que lart authentique pouvait aussidevenir une bonne affaire, que lart le plus oppositionnel, lextrme pointe de lavant-garde, pouvait servir dobjet une spculation de longue chance, ces lots disparaissaientlun aprs lautre. Lart tout entier fut subordonn au

    capitalisme : le bon comme le mauvais, le chef-duvrecomme la plus conventionnelle platitude, lart le plusclassique comme le plus avanc.

    Cette situation dtermine le caractre de la libert de lart ausens moderne, son contenu vritable et les illusions quilaccompagnent ncessairement. Il est inutile de dpeindreici des faits universellement connus. Chacun sait comment

    la production capitaliste de masse a cr les formes

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    spcifiquement modernes des varits les plus diverses de navets : depuis le bestseller distingu , et mme lenavet d avant-garde (de lavant-garde dhier), jusquaux

    formes multiples du roman-feuilleton fabriqu la chane.Chacun sait comment le grand capital cre dans ce domainedes modes aussi irrsistibles que dans lindustrie de lachaussure ou dans la confection.

    Ce serait pourtant une vulgarisation simpliste que de croireque cette situation dtruit compltement et dune faonmcanique toute libert dans lart. Nous ne parlons mme

    pas du fait que la grosse industrie capitaliste ne peut pas sepasser non plus surtout lorsquil sagit de crer unemodede linitiative, de la trouvaille, du got personnels ;cette vrit se manifestant dans une proportion accruelorsque cest lart mme qui devient marchandise. Pour lecapitaliste, lartiste reprsente une valeur, un produit de marque , prcisment en tant quindividualit ; plus cette

    individualit se manifeste clairement, plus elle sexprimeavec vidence allant jusquau manirismeplus sa valeurpeut devenir grande, dans certains cas particuliers, pour lecapitaliste. Naturellement, la libert ainsi produite,1 individualit ainsi mise en valeur, sont loin de garantirque ce qui est cr de cette manire est rellement de lart.Bien au contraire. Ce qui caractrise, dans la littrature

    capitaliste, le navet distingu et suprieur , cestprcisment loutrance de loriginalit, de linventionartistique libre.

    Mais que devient lart authentique ? La libert de lartistevritable ? Nous navons pas oubli cette question, et sinous avons esquiss un cadre aussi exact que le permet soncaractre sommaire, cest prcisment pour pouvoir

    dterminer concrtement, laide de ce cadre, le champ

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    daction rel de lart authentique dans la socit capitaliste.Andr Gide a un jour constat que de notre temps toutelittrature authentique est ne contre lpoque. Cela est

    entirement vrai, tant pour la forme que pour le contenu.Cette opposition par sa porte dpasse de loin le simplerefus des formes et des contenus de lart protg par lecapitalisme. On pourrait dire quelle stend au systme toutentier. Il na jamais exist dordre social aussi tranger sespropres grands artistes que le capitalisme.

    tranger. Ce mot comprend tout le pathtique et toutes les

    limitations de la libert artistique moderne. Le pathtiqueest celui de la dfense dsespre. Ce qui menacedengloutir lart authentique, ce nest pas seulementlappareil de production et de distribution de marchandisescr par le capitalisme. Lartiste doit donc mener une lutte mort incessante, non seulement contre cet appareil, contre lepompirisme, le navet et toutes les autres formes de faux art

    mis en circulation par cet appareil sous ltiquette art ,mais aussi contre les formes dexistence et les contenushumains qui ont engendr ces formes et qui en rsultent.Alors que les anciens artistes furent les enfants de leurpoque et de leur socit, avec un naturel naf ou avec unenthousiasme conscient, la majorit des artistes moderneset prcisment les meilleurs parmi eux contemplent avec

    colre, dsespoir, et mme horreur le grouillement de lasocit qui les entoure, qui veut les rduire saressemblance. De ce moment, la libert artistique se fondesur la subjectivit exacerbe ; elle ne revendique la libertquau nom de cette subjectivit et uniquement pour elle. Lapersonnalit artistique revendique son droit souverain dechoisir le sujet et la forme de ce quelle reprsente,

    uniquement en fonction des exigences de sa propre

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    inspiration. La notion de la libert est donc, chez lartistemoderne, une notion abstraite, formelle et ngative : elle necontient que la revendication de dfendre quiconque

    dintervenir dans cette souverainet personnelle.Ce caractre abstrait, formel et ngatif, trace les limites dela libert artistique moderne. Ces limites se manifestentdans deux directions. En premier lieu, elles poussent de plusen plus les artistes senfermer exclusivement dans leursubjectivit intime. Les artistes renoncent chaque jour denouveaux domaines, de nouvelles formes de

    reprsentation, considrant que ces formes et ces domainessont entirement pntrs par le prosasme invincible ducapitalisme et, par consquent, ne mritent plus que lartistesen occupe. Finalement, il ne reste la libert artistiquedautre champ daction que la vie intrieure, luniversdes expriences purement subjectives. Cet universobstinment arbitraire, livr lui-mme par le dfi dont il

    procde, ne cherchant son but quen lui-mme, est uneprotestation dsespre contre un monde o la souverainetartistique ne peut se manifester que dans un aussi petitdomaine. (Que de nombreuses uvres et manifestationscratrices proclament la signification cosmique de cette puresubjectivit ne change rien au fait lui-mme.)

    Ainsi sest tablie cette situation paradoxale : lancien art,

    plus li que celui-ci, moins consciemment libre et souverain,avait des rapports beaucoup plus libres avec sa proprepoque que ce nest le cas pour lart moderne. La conqutede la libert abstraite, ngative, formelle, fut paye au prixde labandon de la libert concrte : lart moderne a renonc la conqute de la ralit objective, en change de la libertsubjective.

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    Cette contradiction nous apparat plus clairement encore sinous examinons dune manire plus concrte les relationsde la souverainet artistique subjective avec les conditions

    sociales travers lesquelles elle se manifeste dans la ralit.Cest l le deuxime moment de la limitation objective de lalibert du sujet. En apparence, dans limagination subjective,le repliement sur soi, le refus radical du monde extrieurcapitaliste est le geste le plus rvolutionnaire qui soitpossible en face dun monde extrieur absurde et oppos lart. Le pathtique profondment ressenti de ce geste, la

    volont obstine de refuser tout compromis, ont brl etbrlent chez de nombreux excellents artistes. Reste savoirquelle est la signification et la valeur objective de ce geste ?Ou plus exactement quel est le rapport entre ce geste etlobjet quil refuse et condamne, le monde extrieurcapitaliste ?

    En examinant la question dans sa perspective historique, on

    constate ce paradoxe tragi-comique : le rapport est pluttamical. En effet, reconnatre et constater quelinvestissement des capitaux et lchange des marchandisescapitalistes rgnent aujourdhui sur lart dune faonpresque absolue, ne signifie nullement que le capitalismeinterdise, rprime et condamne au silence dsormais touteforme dart qui ne sert pas directement les intrts

    immdiats du profit capitaliste. Ne nous arrtons mme pasau fait que, dans certaines conditions, le ralisme le pluscritique peut aussi reprsenter une bonne affaire et quilnexiste pas de capitaliste qui refuserait un gain important,uniquement parce quil aurait sa source dans luvre deZola ou de Steinbeck. Mais le commerce dart, la politiqueartistique de la socit bourgeoise prend des formes

    multiples : nous avons vu qu loccasion le champ

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    daction accord la personnalit de lartiste, sa libertartistique subjective, peut tre assez grand. Lesrglementations trs svres ne sappliquent quau navet

    destin aux couches larges des masses travailleuses.(Hollywood.) Quant lart destin la consommation desclasses suprieures, lesprit de rvolte abstraite dcrit plushaut ne constitue nullement un obstacle ; cet esprit netouche jamais les intrts vitaux du capitalisme ; plus larvolte est intime, plus elle est abstraite, moins elle menacelexistence du capitalisme.

    La libert ainsi accorde recle de trs grands dangers pourlvolution des artistes. Le repli sur soi quivaut en lui-mme labandon des problmes sociaux objectifs. Laconvention trs rarement exprime ouvertement quistablit entre lartiste et le capitaliste, lequel joue le rledintermdiaire entre lartiste et le public, cette conventionaccepte souvent en parfaite bonne foi subjective par

    lartiste, na pas dautre base. Cette convention stipule quilest interdit de parlez de certaines choses, sur un certain ton,dune certaine manire ; lintrieur du cadre ainsi donn,lartiste peut agir avec une souverainet illimite. Le terme convention rend un son pnible, mais nous ne pensonspas quil soit ncessaire de lillustrer par des exemples, tantil sagit dun fait universellement connu. Tout crivain

    averti sait parfaitement quel journal, quelle revue, quellemaison ddition est susceptible de publier tel ou tel de sescrits et soyons sincres ! dans bien des cas, cette possibilit influe dune manire plus ou moins avouesur le choix du sujet et jusque sur la rdaction mme deluvre. Nous ne parlons mme pas des cas, qui sont loindtre rares, o ces conventions avoues ou tacites

    dtournent certains artistes des voies de lart, pour les

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    entraner la production de masse conventionnelle,grossire ou distingue .

    On peut donc dfinir la libert moderne de lart comme lalibert subjectivement souveraine de lexpressionindividuelle immdiate dexpriences artistiquesindividuelles immdiates. Il sensuit dans la plupart des casque, mme si la vie sociale, le monde extrieur objectif estla matire de ces expriences, ils apparaissent tels quils semanifestent dabord, dans lexprience immdiate. Or,chacun sait que cette manifestation ne saurait tre identique,

    en aucune socit (dans la socit capitaliste, moins quentout autre) lessence, aux vritables forces agissantes dumonde social. La majorit des crivains modernes se voientcontraints renoncer la connaissance de ces forces, silsveulent sauver la libert abstraite de leur vie intrieure et deson expression. Les raisons les plus diverses les poussentdans cette voie. Nous navons esquiss ici que les

    interactions entre lart et la structure conomique. Mais ilconvient de mentionner ici lalination, socialementdtermine, de lartiste par rapport la vie publique. Nousavons parl ailleurs, en dtail, de cette question. Cestencore sous ce rapport quil faut parler de lvolutionpolitique ractionnaire des dernires dizaines dannes,volution qui a donn ce repli sur soi, ce dtachement de

    la socit, un caractre de protestation comprhensible etsouvent digne de respect. Cette protestation est, nous lerptons, souvent respectable, mais lexprience subjectivede la simple protestation nest une garantie de suprioritpositive, ni du point de vue idologique, ni du point de vueartistique. Dostoevski voyait clairement ce fait, lorsquilcaractrisait lindividualisme n de ces circonstances,

    comme un individualisme du soupirail .

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    Mais quel que soit lenchanement, lenchevtrement descauses, les faits demeurent les faits : lart moderne a paydun prix trs cher sa nouvelle libert. Il a renonc la

    libert vritable de lart authentique : donner lunivers relde lhumanit lexpression la plus profonde, la pluscomplte, parmi toutes les manifestations humaines. Larelation troite avec lessence objective de la ralit, lafidlit inbranlable cette ralit : voil la libert vritable,objective, de lart ; objective, parce quelle est, dans laplupart des cas, plus grande que ne le sait, pense ou veut

    lartiste lui-mme. Lvolution moderne loigne lartprcisment de cette voie royale de la libert artistique.Subjectivement, ce repli des artistes sur eux-mmes est uneprotestation, une opposition contre les tendancesantiartistiques de lpoque, de la socit ; maisobjectivement, il acclre et approfondit le processus crpar les conditions extrieures. Lillumination intrieure est

    le pire des clairages , disait Chesterton.Il est rellement le pire, car il dforme la fois la ralitintrieure et la ralit extrieure. Et ceci est trsimportant cette dformation est dautant plus forte que lerepliement sur soi est plus profond, que sonapprofondissement lui confre le caractre dune vritableidologie. Cest ce qui sest produit ds le dbut de

    lvolution moderne, presque tout de suite aprs que Goetheeut signal les effets dfavorables des transformationssociales sur lart. Tieck, le pote reprsentatif de la premiregnration du romantisme allemand, a dj chant dans unpome dont lenthousiasme prend les accents dun hymnevritablecette signification idologique du repliement sursoi.

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    Lindividualisme de la fin du sicle dernier et du XXe siclene fait, bien des gards, que moduler sur ce qui avait tdj mis dans le romantisme en claire perspective. Il apporte

    pourtant une diffrence qui nest pas ngligeable : leromantisme naissant nourrissait encore lillusion que cesubjectivisme idologique, ce parti pris de repliementdeviendrait le moteur de la conqute du monde par lart.Lvolution artistique du romantisme lui-mme a djdtruit cette illusion. Lorsque cette attitude idologiquedevint plus tard de nos jours dominante, elle portait dj

    en elle, mme si ce ntait pas conscient, les traces intimesdanciens checs, de retraites rvolues. La force explosivede sa foi saffaiblissait et, paralllement, se renforait latendance dformer la ralit, car bien que ce ne soit pasconscient non plus ce nest quau prix de cettedformation quon peut maintenir lillusion que le repli sursoi prsente pour lart une valeur rdemptrice.

    Cest de nos jours que ce paradoxe se manifeste avec le plusdacuit. La tendance qui se situe lavant-garde extrmedes dernires dizaines dannes le surralisme aconsciemment exclu lobjectivit du monde extrieur, afinde sauver la souverainet subjective absolue de lartiste,Dune manire paradoxale, la plus violente des protestationsartistiques contre leffet dshumanisant de la socit

    capitaliste a produit, dans ses consquences, ladshumanisation de lartiste. Le pote commence olhomme cesse dtre homme. Ce nest pas moi qui discela ; cest Ortega y Gasset qui le constate. Et il le dit enpartisan enthousiaste de cette volution. Il va mme plusloin : il montre les rapports avec la nature du monde objectifreprsent de cette manire dprouver et de reprsenter.

    Car, naturellement, mme dans lart le plus subjectif, le plus

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    surraliste, il existe un monde extrieur. Mais comment seprsente-t-il ? Ortega y Gasset laffirme : il nest pasncessaire de changer lessence des choses, il suffit de

    renverser leur valeur, de crer un art o les traitssecondaires de la vie apparaissent au premier plan dans unegrandeur monumentale .

    IICette volution nest pas rectiligne, ni exempte de crises. Ilnest naturellement pas possible de dcrire, ce propos,

    mme dans les grandes lignes, les courants dopposition.Jai dcrit ailleurs comment le grand ralisme est n chezcertains artistes lpoque capitaliste. Jattire seulementlattention ici sur la critique dart de Carlyle, de Ruskin, deWilliam Morris, sur leur critique de la culture ; par desvoies diffrentes, ils voulaient tous rtablir le rapport direct,le lien antique, cest--dire la libert ancienne. Je me rfreseulement Tolsto, qui appelait lart moderne de son temps,lequel pourtant tait loin davoir atteint un dveloppementcomparable celui de nos jours, un provincialismeartistique , en opposition avec luniversalit de lart ancien ; Tolsto qui voyait clairement que seule une reprise decontact direct avec les formes de la vie populaire peut sortirlart authentique du labyrinthe de la vie moderne. (Jai faitailleurs une critique dtaille de lesthtique tolstoenne.)

    Nous arrivons ainsi au problme de lart dirig . Ladmocratie populaire tout comme la forme la plus voluede la dmocratie : le socialisme place ncessairement leproblme suivant au centre de sa politique culturelle :rtablir le rapport direct entre la culture dans son ensemble,et donc entre lart dans son ensemble, et le peuple laborieux,en premier lieu, la classe ouvrire et la paysannerie, jusque-l presque entirement exclues de la culture. Et cela

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    activement et passivement la fois : faire de toutes lesacquisitions prcieuses de la culture la proprit du peuple ;lever le peuple, de manire le rendre capable dassimiler

    la culture. Mais en mme temps : crer une culture quipuisse devenir vraiment, sincrement et profondment laproprit du peuple, une culture dans laquelle le peuple sereconnaisse et quil puisse sincrement revendiquer commesienne. Ce programme culturel a donn naissance chez lesamis, comme chez le ennemis au faux mot dordre de lartdirig.

    De longs dveloppements philosophiques et historiquestaient ncessaires pour que ceci apparaisse clairement : ilsagit dun mot dordre faux. Ce ne peut tre quune faussealternative si lon veut nous obliger, de quelque ct que cesoit, choisir entre Upton Sinclair et la potique dusubjectivisme intgral, du renversement systmatique detoutes tes valeurs de la ralit. Il ne faut pas mconnatre

    que les deux points de vue disposent dun nombre importantde partisans qui ne manquent pas de poids. Il existe unetendance qui exige que lartiste soccupe exclusivement desproblmes actuels de la reconstruction, quil y puiselensemble de ses sujets, que la forme dexpression quilemploie soit telle que le plus simple paysan, louvrier lemoins cultiv puisse le comprendre et le goter

    immdiatement. Il existe, par contre, une tendancerpandue surtout parmi les artistesqui dit : Trs bien,mettez, si vous voulez, le peuple en contact avec lart ; maislart est ce quil est, les artistes sont ce quils sont : il fautdonc lever le peuple un niveau suffisant pour quil puisseassimiler cet art tel quil se prsente ; si lentreprise nerussit pas, celui qui a donn la preuve de son incapacit,

    cest le peuple ; ce serait la preuve que les penseurs les plus

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    importants du dernier demi- sicle ont dit vrai : la culture est,par essence, de caractre aristocratique. Les conclusionsque lon tire habituellement de ce raisonnement sont trs

    varies. Certains en tirent des conclusions politiques contrela dmocratie et rejettent la dmocratie sous prtexte quelleest lennemie de la culture ; dautres se contentent deconstater que les choses restent, sous la dmocratiepopulaire, ce quelles taient avant son avnement : lesartistes, qui nont rien rapprendre, demeurent aussisolitaires quils ltaient sous la raction ; ils continuent

    poursuivre uniquement la perfection immanente de lart.Leur situation a mme empir en rgime dmocratique, carla couche cultive sur laquelle ils sappuyaient dans le passa disparu ou a perdu son importance ancienne. Je formulenaturellement ces deux points de vue dune manire plusbrutale quils ne se manifestent dordinaire mme dansdes conversations prives.

    Quy a-t-il donc, en ralit, derrire le faux mot dordre delart dirig ? Si nous essayons de donner une forme concrte la politique culturelle de la dmocratie populaire, dans ledomaine dont il sagit, nous rencontrons leffort deconvaincre les artistes quil nest pas seulement dans leurintrt, mais dans lintrt mme de lart, que lvolution delart suive les transformations des bases de la vie sociale,

    quil sengage jouer un rle davant-garde, prcismentsur ce plan. Pourquoi est-ce lintrt de lart ? Je crois yavoir rpondu par tout ce que jai dit prcdemment : parceque la culture capitaliste, et surtout celle de la phaseimprialiste, a conduit lart dans une impasse. Si les artistesrenoncent ce que Dostoevski appelait individualisme etsubjectivisme de soupirail ; sils sefforcent

    reconqurir lantique position de lart, o lart est une partie

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    importante de la vie publique et lartiste prcisment, entant que crateur appartient la vie publique ; silssaisissent loccasion qui soffre maintenant dentrer

    nouveau en contact direct avec leur public devenudsormais le peuple travailleur ; alors, on leur demande unsacrifice, au sens o abandonner une attitude que lonprouvait pendant des dizaines dannes comme tantnaturelle apparat toujours subjectivement comme unsacrifice ; mais on leur demande un sacrifice qui leur serafructueux, la fois aux points de vue humain et artistique.

    La direction , qui est raisonnablement possible, dans lesconditions actuelles, ne peut pas dpasser cette indicationtrs gnrale. Les partisans de la dmocratie populaire sont,en effet, convaincus que la vie ouvrire et paysanne estpleine de possibilits nouvelles qui peuvent crer desrapports nouveaux, rtablir des rapports directs entrelartiste et son public ; de possibilits propres supprimer le

    caractre anonyme et amorphe, labsence de physionomiedu public capitaliste. Et surtout, les partisans de ladmocratie populaire sont convaincus que cette vie, dans sarichesse objective, pleine de promesses davenir, peut trepour lartiste un terrain et une matire plus fertiles quela contemplation du Moi enferm en lui-mme etexclusivement orient vers sa vie intrieure. Mais il ny a, et

    il ne peut y avoir personne qui soit capable doffrir auxartistes ces possibilits sous une forme immdiatementutilisable. Ce ne sont, aujourdhui, que des possibilits, etnon pas des ralits. Tout utopisme, toute tentativedanticiper sur lavenir est dans ce domaineparticulirement dangereux. Nous nous trouvons aux dbutsde grandes transformations. Le danger de toute anticipation

    programmatique est de restreindre les possibilits illimites

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    qui existent rellement, et dont personne ne peut savoirlesquelles savreraient les plus fcondes dans lavenir. Ledanger de tout utopisme est de rester loin larrire de ce

    qui pourra trs probablement se raliser si lon utilisait lespossibilits relles avec souplesse.

    La force convaincante de cette argumentation rside nonseulement dans la justesse de sa perspective gnrale, maisaussi dans les aspects culturels de la politique gnrale de ladmocratie populaire. En disant que le rapport immdiat,aboli par le capitalisme agissant comme intermdiaire, peut

    se rtablir entre lartiste et son public, nous parlons depossibilits socialement relles. Il est vident que lesocialisme, en abolissant le systme capitaliste, limine parsa nature cette mdiation. Labolition du capitalisme nefigure pas comme but propos dans la politique conomiquede la dmocratie populaire. Mais ce qui y figure cest lavolont de briser le pouvoir absolu que le capital de

    monopole runissant la puissance de la grande proprit etdu grand capitala exerc chez nous. Le partage des terres,le dveloppement des coopratives, la suppression desfausses coopratives, la nationalisation des mines et desentreprises-cls crent les bases conomiques de cettesituation.

    La question se pose : comment utiliser cette situation de

    manire supprimer, ou tout au moins attnuer lesproblmes de lart, crs par le capitalisme ? Lvolutiondj parcourue a donn la preuve quil existe pour cela denombreuses possibilits prometteuses. Si, au lieu de ladictature capitaliste, ce sont les organismes sociaux destravailleurs qui reprennent le rle dintermdiaire entrelartiste et son public, non seulement le caractre de simple

    marchandise de luvre dart, la mdiation exerce

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    uniquement en vue du profit, peuvent cesser (avec toutesleurs consquences dfavorables), mais il peut natre, entrelartiste et son public, un contact direct, nouveau, fertile et

    diffrent qualitativement de tout ce qui a exist dans lepass. Lpanouissement de la culture paysanne et de laculture ouvrire peut rendre ce nouveau contact direct fertile,pour lartiste et pour le public, dans une mesure quil estencore impossible de prvoir aujourdhui.

    Il est vident que les conditions sociales pralables de cecontact direct sont dj en voie dlaboration. Mais il est

    galement vident quelles ne sont quen voie dlaboration ;objectivement et subjectivement, ce ne sont que despossibilits ; elles sont encore loin dtre des ralits. Leurralisation peut tre acclre dans une certaine mesure,mais uniquement dans une certaine mesure. Car il estgalement vident que la plus grande partie des artistesdaujourdhui tels quils se sont forms dans le rgime

    capitaliste ractionnaire de la dernire gnration et unepartie galement considrable de la paysannerie et de laclasse ouvrire qui a port tout le poids de loppression etde lavilissement de ce systme seraient encore incapablesdexercer cette influence rciproque fconde. Des deuxcts, une volution est encore ncessaire ; on doitapprendre et rapprendre pour que cette influence

    rciproque fconde puisse avoir lieu.Ainsi se pose pour les deux parties le problme de lasoi-disant direction . Cette direction ne peut consisteren autre chose qu carter les obstacles sociaux,idologiques et artistiques qui sopposent cerapprochement rciproque, qu rendre conscients tous lesaspects des problmes pour les deux parties, qu rvler les

    perspectives, crer les conditions matrielles, culturelles,

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    idologiques et artistiques de la collaboration, laide deltat dmocratique et des organisations sociales destravailleurs. Celui qui conoit ce problme dune manire

    bureaucratique ou en fonction de critres rglementaires (et il est indiffrent de quel rglement de parti ou de classeil sagit), risque de causer des dommages importants,dtouffer dans le germe des possibilits davenir.

    Dans une de mes confrences plus anciennes 1, j ai essayde dfinir le rle du pote de parti par excellence sous leterme de partisan , pour signaler le champ daction

    indispensable, la libert ncessaire sans laquelle il ne peutexister de posie de parti. Mais ici, il est question dunproblme plus large, plus gnral. Le pote de parti est untype important de la posie, mais il est loin dpuiser celle-ci ; celui qui espre que dans la nouvelle socitdmocratique tous ceux qui criront seront des potes departi, celui-l na pas la moindre ide de ce quest la

    littrature. Un tel espoir ne peut pas tre un idaldmocratique srieux. Le contenu de cet idal nest pas detout simplifier, de ramener tout au mme dnominateur,mais au contraire : la richesse, la diversit, la polyphonie,aussi bien dans lensemble de luvre de chaque artisteparticulier que dans lensemble des arts. Si nous avonsanalys les travers de lvolution des dernires dizaines

    dannes, nous lavons fait surtout parce que nous sommesconvaincus quil sest produit l, malgr toutes les nuancesdu manirisme personnel, un rtrcissement, unappauvrissement dans les questions dcisives. Nous sommesconvaincus, nous savons mme, que cest sur ce plan que lalibration du peuple apportera une aide. Ce ne seranaturellement pas automatique ; rien ne se produira

    1 Cf. Critique, n 819, p. 60. Le Communisme et la Posie.

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    pardessus la tte des hommes, mais tout se fera travers lesdcisions et les actions humaines. Aucune rglementation , aucune institution ou direction

    ne peut donner une nouvelle tendance lvolutionartistique. Seuls les artistes eux-mmes sont capables de lefaire, mais sans tre, naturellement, indpendants de latransformation de la vie, de la socit.

    Tout cela nest pas un problme interne de lart, unproblme datelier ; cest laffaire dune transformationidologique. Le problme de la libert de lart, sans tre

    simplement identique au problme gnral, social,philosophique de la libert, nen est cependant pasindpendant. En conclusion : ces remarques ne tendentnullement convaincre les artistes quil faut crer autrementquils ne lont fait jusqu prsent. Les questions de style nesont pas rgles par des dcisions, mais par la dialectiqueinterne de lvolution des artistes. Mais lartiste vit en

    socit et quil le veuille ou non il existe une influencerciproque entre lui et la socit ; lartiste quil le veuilleou non sappuie sur une certaine conception du mondequil exprime galement dans son style. Cest cetteinfluence sociale rciproque que jai tent de rendreconsciente ; jai voulu introduire dans la pense des artistesce problme idologique. Lensemble de la vie sociale est

    en transformation. Comme en toute transformation socialefondamentale, changent en mme temps la forme et lecontenu de la libert. Ce serait une illusion pour les artistesde croire que cela ne les concerne pas ; que latransformation du monde ne laisserait aucune trace en euxqui sont prcisment la matire la plus sensible du monde.Mais pour tre fconde, une transformation doit tre

    volontaire, libre, fonde sur une conviction profonde.

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    La libert , disait Hegel, nest que la connaissance de lancessit. L se trouve et non pas dans lunivers dusoupirail du Moi enferm en lui-mme la libert nouvelle,

    vritable. Il ne dpend pas des artistes quil y ait ou noncrise dans le monde. Mais il dpend deux de savoir utilisercette crise dune manire fconde pour eux-mmes et pourlart. Il dpend deux de montrer combien de libert ils sontcapables de trouver dans la ncessit inluctable et dansquelle mesure ils peuvent lutiliser librement et dunemanire fconde pour eux-mmes et pour lart.