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S O N D E R D R U C K A { J S STUDIA LEIBNITIANA SONDERHEFT 13 ZEITSCHRIFT FUR GESCHICHTE DER PHILOSOPHIE UND DER WISSENSCHAFTEN I M A U F T R A G E DER GOTTFRIED-WILHELM-LEIBNIZ-GESELLSCHAFT E.V. HERAUSGEGEBEN VON KURT MOLLERt, HEINRICH SCHEPERS UND WILHELM TOTOK SONDERHEFT13 LEIBNIZ' DYNAMICA SYMPOSION DER LEIBNIZ-GESELLSCHAFT IN DER EVANGELISCHEN AKADEMIE LOCCUM, 2. BIS 4. JULI 1982 FRANZ STEINER VERLAG WIESBADEN GMBH STUTTGART

LEIBNIZ' DYNAMICA

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Page 1: LEIBNIZ' DYNAMICA

S O N D E R D R U C K A{JS

S T U D I A L E I B N I T I A N A S O N D E R H E F T 1 3

ZEITSCHRIFT FUR GESCHICHTE DER PHILOSOPHIE UND DER WISSENSCHAFTEN

IM A U F T R A G E D E R

GOTTFRIED-WILHELM-LEIBNIZ-GESELLSCHAFT E.V.

H E R A U S G E G E B E N V O N

KURT MOLLERt, HEINRICH SCHEPERS UND WILHELM TOTOK

S O N D E R H E F T 1 3

LEIBNIZ' DYNAMICA S Y M P O S I O N D E R L E I B N I Z - G E S E L L S C H A F T I N D E R

E V A N G E L I S C H E N A K A D E M I E L O C C U M , 2 . B I S 4 . J U L I 1 9 8 2

FRANZ STEINER VERLAG WIESBADEN GMBH • STUTTGART

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Dynamique et fondements métaphysiques

Par ANDRÉ ROBINET (PARIS - BRUXELLES)

Les Acta Eruditorum de 1695 font connaître, par le 5pecime« (iy^aracMm, une synthèse fort attendue des pensées de Leibniz sur la dynamique, cette «nouvelle science». Les §§1—7 exposent le lexique leibnizien sur lequel s'établit cette dyna­mique par le procédé ramiste de la dichotomie: une science des forces, des forces actives et passives, des forces actives primitives et dérivées, des forces passives pri­mitives et dérivées, des forces vives et des forces mortes, des forces vives totales ou partielles, des forces partielles respectives ou directives. Les §§ 8 - 1 6 dressent le devenir des concepts précédents et mettent en place historiquement l'originalité des éléments du lexique leibnizien. Cet ensemble compose une P a r s I qui dé­crit le matériau lexical et conceptuel de la dynamique dans sa prospective histo­rique. La P a r s II met ces forces en relation avec l'ensemble divin de la nature, en détermine les lois principales, en s'attachant essentiellement au concept de mouvement et à sa nouvelle estime dans le champ des physiques de l 'époque' .

1. Genèse et structures dans le Spécimen Dymmicum

La leçon d'épistémologie génétique effectuée par Leibniz dans les §§ 8—13 prend consistance à partir de la distinction entre force morte et force vive.

Le premier acte de l'histoire des forces n'a concerné que la force morte, seule connue des anciens. Il ne s'agit que du «primo conatu» que les corps observent entre eux avant que r«impetus» ne se mette à agir. Les ouvrages de mécanique traitaient alors des grandes questions classiques: levier, poulie, plan incliné, coin, vis, équilibre des liqueurs etc. . . (§ 8).

Le second acte (§ 8) fut décisif pour l'entrée du concept de force vive dans la mécanique. Galilée en a rendu compte le premier en expliquant comment naît le mouvement dans l'accélération des corps pesants qui chutent. Descartes distin­gua à juste titre la vitesse de la direction dans le choc des corps, mais il ne sut pas effectuer l'estimation de la petite modification qui affecte la vitesse. Il y eut bien des «lapsus» dans la doctrine cartésienne que ne purent éviter ni Fabri, ni Marci, ni Borelli, ni Pardiès, ni De Chasles.

Le troisième acte (§ 9) est l'œuvre des Huygens qui a libéré la théorie de ses

1 C e t h è m e p r é s e n t é a u S y m p o s i u m d e L o c c u m a é t é a p p r o f o n d i d e p u i s e n f o n c t i o n d e n o t r e o u v r a g e sur Architectonique disjonctive et automates systèmiques dans l'œuvre de Leibniz: du simple et du composé.

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paralogismes pour parvenir à «la pure et claire vérité». Wren, Wallis, Mariette, ont contribué à préciser de très bons résultats, surtout expérimentaux.

Le quatrième acte (§ 9) est celui de l'inversion épistémologique oil, après avoir expliqué par des «raisons», on commence à expliquer par des «causes». Les vraies ressources de la dynamique n'ont pas encore été révélées, même si Hobbes a entrevu ce que Mariotte a exposé.

Leibniz se situe à ce quatrième acte (§ 9) en opposant à tous ses prédécesseurs « q u o d m i h i c e r t u m v i d e t u i ; r e p e r c u s s i o n e n i sive r e f l e x i o n e m n o n nisi a vi e las t i ca , id est i n t e s t i n i m o t u s ren i su p r o f i c i s c i . N e c n o t i o n e m i p s a m v ir ium q u i s q u a m a n t e n o s e x p l i c a v i t ; q u a e res

h a c t e n u s turbavi t C a r t e s i a n o s a l i o s q u e . . .»

Car la quantité de la force vive ne peut s'expliquer par la quantité du mouvement. Cependant ce quatrième acte comporte deux épisodes distincts qui ont trait au

développement propre de la pensée leibnizienne. Le souvenir d'une époque de jeunesse entraîne le rappel de l'Hypothesis physica

nova avec les difficultés causées notanmient par le transfert de l'effet entier du corps choquant au corps choqué, qui amenèrent Leibniz à douter de la suffisance des concepts purement mathématiques pour rendre compte du choc des corps. Les «principes de la vraie métaphysique» étaient mis en défaut par les incohérences d'une notion des corps réduite aux concepts d'étendue et de grandeur. A cette époque, Leibniz défendait la doctrine du «mouvement universel unique» (MUU), qui ne faisait aucune place au concept de «cause seconde» ou de «forme substan­tielle» .

Le second acte (§ 11) est le retour aux origines d'une dynamique non mécani-ste constituant une «systematica remm explicatio». La considération du concept de force exigeait le rappel de notions «praeter pura mathematica et imaginationi subjecta», et le rappel d'un «principium quoddam massae materiali superius, et ut sic dicamformale,addendum».Cette exigence du praeter-mathématique coïncide avec l'exigence mille fois répétée du praeter-mécanique qui, loin des concepts car­tésiens d'étendue et de matière, fasse place aux concepts leibniziens de force et de forme substantielle. La fin du § 11 met la doctrine dynamique au couronnement de l'histoire: « q u a n d o q u i d e m o m n e s v e i l l â t e s r e r u m c o r p o r e a r u m e x so l i s a x i o m a t i b u s log i s t i c i s e t g e o m e -t n c i s , n e m p e d e m a g n o e t p a r v o , t o t o et par te , f igura et s i tu, co l l ig i n o n p o s s i n t ; sed alia, de cau­

sa et e f f e c t u , a c t i o n e q u e e t p a s s i o n e , a c c e d e r e d e b e a n t , q u i b u s o r d i n i s r e r u m r a t i o n e s sa lventur . Id p r i n c i p i u m F o r m a m , a n e n t e l e c h e i a n , an V i m a p p e l l e m u s , n o n r e f e r t , m o d o m e m i -

n e r i m u s per s o l a m v i r i u m n o t i o n e m inte l l ig ib i l i t er e x p l i c a r i » .

Grâce à ce changement de «topos» dialectique, la doctrine passe de (MUU) à (MPV), aux mouvements particuhers et variés. L'appel à une entélèchie m é t a ­p h y s i q u e constitue le fin mot de l'exphcation d y n a m i q u e . L'interpéné­tration des champs lexicaux est assumée et féconde. Mais qu'est-ce que ce «praeter» que le concept d ' e n t é l è c h i e permet de définir? Et qu'est-ce que cette e n t é l è c h i e dans le champ des interprétations post-aristotéUciennes de l'heure? C'est après l'appel à la «forma substantialis» (FS), la recherche d'une intelligibilité plus évoluée du concept de force, grâce au concept d'«Entelecheia é prêté» (EP).

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Soulignons avant d'aller plus loin que Leibniz complète cette analyse d'épisté-mologie génétique en la développant dans la simultanéité. Le concept d'entéléchie fournit l'occasion de dénoncer, aussi bien que le «lapsus» cartésien, les déviances de certains auteurs qui pressentaient l'insuffisance de l'explication mécaniste et la né­cessité d'un retour des forces moins matérielles. Tel est le cas de la philosophie corpusculaire de Hobbes, dont le «conatus» n'est pas étranger aux nouvelles idées de Leibniz; si l'allusion à Hobbes est retirée de la version publiée, c'est vraisem­blablement parce que Leibniz doit trop, aux origines de sa réforme, à la pensée de Hobbes. Un autre passage retiré lançait publiquement la polémique contre les newtoniens. La nature du mouvement ne peut pas plus que du cartésianisme s'ac­commoder d'un espace conçu comme «esse absolutum quiddam et reale». Car comment, sans autre principe, expliquer la singularité des mouvements? Le § 12 récuse la philosophe mosaïque de Fludd, parce qu'elle renie le concept de matière. Si les corps n'ont plus de force propre, alors l'univers est une création divine per­pétuelle; la dynamique a pour tâche de fonder la nature dans son être propre. Le § 13 récuse Henri More, auquel Leibniz doit tant pour le concept de «monade», car la doctrine des archées interprète tout dans la nature par le jeu d'esprits et d'une finalité qui aboutissent à nier l'apport des causes mécaniques. Il ne faut donc pas tomber dans l'excès inverse de celui des matérialistes et la solution tempérée est celle que propose Leibniz:

« O p t i m u m m e o j u d i c i o t e m p e r a m e n t u m e s t , q u o p i e t a t i e t s c i en t iae sa t i s f i t , u t o m n i a qu i -d e m p h a e n o m e n a c o r p o r e a a c a u s i s e f f i c i e n t i b u s m e c h a n i c i s p e t i p o s s e a g n o s c a m u s ; sed ipsas

l e g e s m e c h a n i c a s in u n i v e r s u m a s u p e r i o r i b u s r a t i o n i b u s der ivar i i n t e l l i g a m u s ; a t q u e ita c a u s a e f ­f i c i e n t e a l t i o r e t a n t u m in g e n e r a l i b u s e t r e m o t i s c o n s t i t u e n d i s u t a m u r » .

n sera bien difficile d'expliquer les données de la dynamique leibnizienne sans se référer à cette métaphysique du «praeter» et de r«altior». Nous ne sommes plus dans le monde à plat du mécanisme, mais dans dans un univers orienté et hiérarchi­sé, où les forces sont diverses q u a l i t a t i v e m e n t . E v a l u e r q u e l e s t l e r a p p o r t d u q u a l i t a t i f a u q u a n t i t a t i f c o n s t i t u e l a t â c h e m a j e u r e d e t o u t e é t u d e d e s f o n d e m e n t s d e l a d y n a m i q u e e f f e c t i v e d e L e i b n i z . Architectoniquement, les lois mé­taphysiques de la finalité dominent et ordonnent les lois mathématiques de la dy­namique. Mais, épistémologiquement, les lois de la dynamique sont indépendantes des concepts qui décrivent la nature métaphysique des «substances corporelles», quelque soit l'automate systémique de référence; «Forma substantialis» (FS), «Entelecheia ê prôte» (EP), Monade dominante. - Monade dominée (MO), «Vincu-lum substantiale» (VS). La place architectonique de la dynamique se trouve du côté du premier membre de la disjonction majeure qui commande l'architectonique fon­damentale et constante de Leibniz, le complexe monado-phénoméno-congruentiel (D*), opposé à la considération des automates systémiques (D^). Dans cette dis­jonction majeure (D' A D^) l'exercice de la science de forces se comprend dans le cadre des phénomènes, non dans celui des automates systématiques.

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Ce tableau génétique de la science dynamique met en place le devenir des forces mortes et des forces vives, exclut les fausses explications et amorce les schèmes véri-diques. Si l'on pénètre maintenant l'organisation structurelle de la dichotomie con­ceptuelle présentée, on s'aperçoit qu'y joue la quadruple racine d'un principe lexical suffisant. Le lexique commande la distribution des concepts: mais soulignons que cette disposition dichotomique n'est pas la seule, et que Leibniz propose aussi bien la distribution à partir des concepts de force primitive et de force dérivative qu'à partir, comme au début de la P a r s I des forces actives et passives. Le lexique de la dynamique qu'il s'agit de faire comprendre est relayé par trois autres genres de concepts relevant du lexique métaphysique, du lexique mécaniste et du lexique mathématique. Un tableau de correspondance serré entre ces quatre réseaux lexi­caux apparaîtra au terme de notre étude. Comment le lexique métaphysique peut-il s'articuler sur la dichotomie dynamique, sinon en faisant appel à une entéléchie, définie comme être «per se», à des modifications de cette entéléchie qui relèvent de r«inter se», aux concepts du «matière première» et de «matière seconde» qui ont une prégnance aristotélicienne forte et, au demeurant, à ce qui n'est pas «per se», mais qui est «per aggregationem». Il est évident que l'affrontement interne au lexique métaphysique dans sa relation avec le lexique dynamique consistera à sta­biliser, sans succès, les plages de correspondance et à délimiter les champs respectifs du «per se», de r«inter se» et du «per aggregationem». Le lexique de la physique classique est également requis, mais il subit des distorsions profondes par rapport à ses emplois mécanistes: il faudrait en analyser les tensions subies en fonction de (D' A D^) pour les concepts de matière, de masse, d'étendue, d'antitypie, d'impé­nétrabilité, de diffusion, de choc, de pression, d'élasticité, de dureté etc. . . La pré­sence d'un quatrième réseau qui relève des mathématiques va de soi au fond, mais ne se laisse pas aisément maîtriser dans le détail des concordances: qu'est-ce qui, dans ce tableau des forces, est quantifiable. jusqu'où, par quel artifice, et quelle en est la formulation mathématique représentative? Il est certain qu'aucun des exposés plus ou moins complexes et longs de Leibniz, qui portent le titre de «dynamique» n'a jamais répondu à cette quadmple exigence de précision et de correspondance. Et c'est pourquoi la dynamique qu'il n'a jamais cessé d'avoir l'intention d'écrire reste une dynamique possible. Pour faire apparaître cette quadruple correspondance,il faut prendre une à une chacune des déterminations du concept de force dynamique.

C'est par leur contenu conceptuel explicité beaucoup plus que par leur emplace­ment mouvant dans les dichotomies que l'on peut identifier et assembler les con­cepts déterminants du concept général de force. Si l'on veut bien comparer la dicho­tomie, relativement simple et claire, du premier brouillon du Spécimen, avec celle du texte édité, complexe, confuse dans la disposition de ses liaisons, on aura une première impression de la difficulté d'établir un tableau cohérent de la classification leibnizienne. Si l'on pousse la comparaison avec d'autres tableaux dichotomiques envoyés aux uns ou aux autres, on aboutit à la plus totale indistinction dans des classifications dont 0 faut d'abord repérer, pour les comprendre, les articulations majeures.

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Le brouillon du Spécimen a l'avantage d'avoir un § 2 limpide. Il y a deux genres de forces actives: la primitive et la dérivative. La primitive est ou bien la «vis agen-di» de l'entéléchie, ou bien la «vis patiendi» de la «materia prima». Quant à la force dérivative, elle est retenue pour désigner l'objet de la physique, opposé à celui de la métaphysique dont traite la force active primitive;elle convient pour désigner en général le terme de force dans l'écrit actuel. C'est cette force active dérivative qui est subdivisée au § 3 en force vive et force morte. D en va différemment dans la rédaction publiée. La force active est certes ou primitive ou dérivative. Mais la description du primitif se complique par sa conséquence. Si la force primitive est bien la «vis agendi» ou la «vis patiendi», Leibniz décide de faire place au concept de matière seconde en introduisant une «vis derivativa patiendi» qui devrait, nor­malement, être axée sur les sous-divisions de la «vis derivativa». La description de la force dérivative au § 3 du texte pubUé, qui conduisait dans le brouillon directe­ment à la distinction entre force morte et force vive, conduit maintenant à la dé­nomination des concepts qui aident à la compréhension du mouvement: «conatus», «impetus», «nisus». Et c'est de là («Hinc», § 6) que naît la sous-division de la force morte et de la force vive.

Si l'on prend un texte plus tardif comme le Beilage Gerhardt en date de mai 1702 (GM, VI,98 sq.), le «dynamique» est décrit selon la force passive et active, la force active comme force active primitive et force active dérivative, laquelle est divisée en morte et vive. Si l'on se réfère enfin à la dichotomie établie pour Des Bosses en 1715, on s'aperçoit que la puissance active et passive primitive est casée dans le champ de la substance composée et que la puissance active et passive déri­vative est dans le champ des modifications, un certain nombre d'autres concepts relevant de l'être par agrégation.

Le seul moyen de venir à bout de cette fluidité des dichotomies et du flou qu'elle engendre, est d'en interroger les plages terme à terme pour en exprimer les correspondances, et donc de décrire les concepts directeurs de la classification des diverses forces.

2. Première architectonique: le mouvement universel unique (MUU)

Tentons maintenant de relier les premières pensées explicites de Leibniz sur la physique avec les structures dominantes de la pensée mûre. L'Hypothesis physica nova, les pièces qui la précèdent et qui la suivent, sont soumises à deux fortes ten­sions. Dans le sens d'une métaphysique, encore provisoire, s'affirme une tendance qui demeurera dominante dans la composition des lois de la dynamique future: faire découler tous les phénomènes de la nature de la seule et unique puissance divine, source des mouvements, commandée par le principe intellectuel de l'harmonie. Dans le sens d'une géométrisation, encore sans mathématiques, s'impose une ten­dance vers l'hypothético-déductif et le démontrable, vers un «a priori» tiré du prin-

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cipe du mouvement universel unique (MUU), et en fonction d'un «a posteriori» te­nant compte des récents travaux des « reformate res».

La Confessio naturae contra Atheistas se satisfait de l'hypothèse des corps ré­duits à l'étendue, mais pose la question-clé qui dominera les objections de Leibniz; comment expHquer la multiplicité, comment rendre raison de la singularité des corps? La consistance fournit une réponse suffisante si on la réfère aux hypothèses atomistes. Mais quelle est la raison de l'insécabUité des corps? Sans songer encore à un autre principe physique, Leibniz renvoie immédiatement au principe d'une harmonie concertée par un être incorporel unique «qui pourrait rendre raison de la consistance mieux que la grandeur, la figure et le mouvement». Cette «mens totius mundi rectrix» est Dieu, qui confère directement son intelligence et sa puissance aux corps s a n s a u c u n r e l a i s d e p u i s s a n c e i n t e r m é d i a i r e . Il faut donc admettre à l'analyse de ces textes que Leibniz, dans les années 1668-1670, se s a t i s f a i t d e l ' h y p o t h è s e o c c a s i o n a l i s t e , dans un contexte non mathématique, excluant la considération de la force naturelle.

La correspondance entretenue avec J. Thomasius montre un Leibniz concor-dantiste, qui effectue une première tentative de «philosophia aristotelica refor­mata». Si la règle générale des «reformatores» en physique est de n'admettre que la grandeur, l'étendue et le mouvement, rien n'est plus facile que d'en répérer les équivalences dans les textes aristotéliciens. Ce sont des moines ignares de la scolas-tique qui prétendent que les mathématiques n'expliquent pas par les causes, con­trairement à l'enseignement àts Analytiques. La physique d'Aristote est déjà une physique du point, de l'étendue, de la superficie, du mouvement. La série matière-forme-changement est ainsi superposée à la série grandeur-figure-mouvement. Les formes substantielles jouent dans cet ensemble un rôle individualisant qui prouve qu'elles ne sont pas entièrement rejetées. Pour passer du corps mathématique au corps physique, il faut ajouter à l'étendue l'antitypie, qui est la première forme du «praeter extensionem». Le ralliement à l'hypothèse occasionaliste est confirmé par ce fait que, dans son interprétation de réduction des formes, Leibniz exclut ce qui tend à conférer aux formes substantielles une puissance singulière propre, ce «per se» qui deviendra leur caractéristique au temps de la dynamique mûre. S'il y aune puissance active dans la nature des choses, elle ne provient pas d'une puissance naturelle accordée aux formes substantielles, mais du mouvement unique qui a son origine en Dieu. Leibniz combat ici c e q u i s e r a s a p r o p r e d o c t r i n e f u t u r e . Car les formes substantielles ne sont que des motifs, puisque, selon le dualisme des substances, elles ne sont ni corps ni esprits. On peut y faire appel, mais mieux vaut ne pas en user. Aristote ne s'élevait-il pas contre ces formes-forces que les moines ont imaginées? En aucun endroit il n'a fait appel «à ces formes sub­stantielles existantes par soi ( p e r s e ) et cause du mouvement dans les corps». Or c'est là ce qui sera précisément reproché plus tard à Aristote et qui entraîne­ra le passage de (FS) à (EP). On mesure combien l'unicité de la systématique (MUU) évince (FS), le recours à des formes substantielles douées de forces propres.

Espace et temps commencent à être conçus comme des «manières d'êtres», des

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«habitudines» selon lesquelles la différenciation du mouvement unique des corps, considérés comme phénomènes, devient possible, ce qui renforce l'interprétation dans le sens de l'occasionalisme. La cause du mouvement est «extra corpus», donc seulement dans l'esprit. Faire intervenir des êtres doués de forces naturelles, c'est multiplier les êtres sans nécessité, et c'est «miner la voie la plus adcçtée à la dé­monstration de l'existence de Dieu». Leibniz a donc été malebranchiste bien avant la pamtion de la Recherche de la vérité, car quand celle-ci paraîtra, en 1675, il commencera à ne plus se satisfaire de l'occasionalisme. «Le mouvement n'est pas, dit-il encore, un être réel dans le corps. . . il tient sa réalité de la motion continuelle de l'efficience divine», efficience contrôlée par l'entendement. Tout élément «su-peradditus», comme les formes substantielles, conduit à un contre-sens dans les exigences systématiques. Le «solus motor», le seul «per se», est l'esprit actif et intelligent de Dieu.

Leibniz ne se géne en rien, face à Thomasius et à Arnauld, de récuser d'autres concepts cartésiens au nom de (MUU). Si le mouvement unique est universel, il devient impossible de maintenir la force de repos, les globules durs du second élé­ment, les lois du choc des corps qui font la part trop belle à cette force de repos. Tout ce qui est en repos, est-il déjà exposé en 1671 à Arnauld, «peut être poussé ou divisé par un corps aussi petit qu'il soit». D'ailleurs un corps en repos n'est pas «assignable», il ne diffère pas d'un «espace vide». Par contre la doctrine de l'élasti­cité universelle s'affirme. Quant aux mouvements cartésiens de diverses natures, ils sont éliminés par le postulat du (MUU), qui entraîne dans le plein l'existence d'un mouvement circulaire homogène, dont dépendent tous les mouvements que consta­te la physique.

Et tel est effectivement le propre de VHypothesis physica nova dont on éclaire ainsi l'originalité: un mouvement universel unique (MUU) circulaire, que des bulles, plus souples que les atomes, différencient. Cette hypothèse entraîne une déduction dans le champ d'une épistémologie descendante, sans autre recours à l'expérience. Des expériences, il y a en a eu de très nombreuses d'effectuées: aucune n'a conduit à une solution valable. C'est qu'il faut changer l'approche de la physique et la ren­dre hypothético-déductive, et non pas expérimentale. De la théorie rationnelle viendra une meilleure connaissance de la «praxis» expérimentale. Le De Rationibus motus passant au crible les sept règles du mouvement de Huygens ne les trouve pas satisfaisantes face aux «philosophemata» de (MUU). La doctrine des «conatus» supplante la relation instaurée entre force de repos et force de mouvement. Le «conatus» est le début d'un mouvement: or personne n'a jamais expliqué cela. VHypothesis est désormais pensable: «Ceci étant donné, il m'est venu à l'esprit de rendre raison par un mouvement universel et unique (unicus universalis) de tous les phénomènes de notre terre, dont nous connaissons la multitude et la variété dans les espèces». La plus simple et la plus extensive, cette hypothèse répond à la préoc­cupation des «reformatores» de tout réduire aux données géométrisables, à la figure et au mouvement.

Disons d'abord que nous n'avons relevé dans les pièces de l'époque aucune mise

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en question du principe de la conservation de la même quantité de mouvement. Le système (MUU) est compatible avec la règle générale de Descartes, de Huygens et de Wallis. Puisqu'il n'y pas de centre de force intermédiaire, le «conatus» ne saurait être interprété comme centre conflictuel de forces, mais seulement comme com­mencement d'un mouvement infiniment petit. Mais ce mouvement, contrairement à ce qu'en pense Descartes, dure au-delà de l'instant et persiste dans ses effets. La phoronomique est la doctrine de ces pulsions réelles que subit un corps donné dans l'ensemble du mouvement universel.

La consistance et l'antitypie naissent des mouvements internes de ces bulles élas­tiques, mouvements dépendants de (MUU). VHypothesis, pas plus que les pièces qui l'entourent, ne fait appel à ces «semina rerum» sous forme de forces individuées. Pesanteur, élasticité, aimantation, sont expliquées à partir de (MUU), sans relais naturel de substance-force.

Sans doute touchons-nous là l'origine absolue de la distinction entre force morte et force vive: une structure à forte analogie s'y rencontre avec la distinction des bul­les ordinaires et extraordinaires. Les premières sont dotées d'une action naturelle que rien ne caractérise en dehors de l'ordre général du mouvement, si bien que, si rien ne les trouble, elles restent en repos. Si ce repos est troublé par le mouve­ment des masses universelles, alors ces bulles deviennent extraordinaires et sont animées d'un mouvement violent, «motus violentus», prennent un essor propre, sans que celui-ci puisse être décrit comme «per se», puisqui'il est au contraire «per motum universalem».

Cette indication différenciatrice entre un état du corps en repos et un état du corps en mouvement, entre le «naturel» et le «violent», est confirmé au § 58 quand Leibniz distingue r«impetus» et le «nisus».

La recherche d'une méthode mathématique appropriée à une telle analyse du concept de mouvement conduit Leibniz à proposer la méthode des indivisibles de Cavalieri. Ces indivisibles permettent de saisir le début et la fin du mouvement d'un corps. Un point n'est pas ce qui n'a plus de parties, mais ce dont l'étendue est nulle, dont les parties sont indistantes, dont la grandeur est inassignable, plus petite que toute grandeur donnée. Le «conatus» est interprété sur ce modèle emprunté de l'intelligibilité mathématique. Le «conatus» est au mouvement comme le point est à l'espace ou comme l'un est à l'infmi. Et ce qui se meut, d'un aussi petit mou­vement que l'on veut, se propage dans le plein quels que soient les obstacles». On peut de plus considérer que «dans un même corps coexistent plusieurs «conatus» contraires». Une telle modélisation fait intervenir l'infini, mais elle n'entraîne à aucun moment le traitement de forces concrètes, existant «per se». L'Hypothesis repose entièrement sur (MUU) avec son corrollaire immédiat d'occasionalisme.

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3. La différenciation dialectique entre les axiomes «de magno et parvo» et «de causa et effectu»

Je n'hésite donc pas à diagnostiquer une période du développement des pen­sées de Leibniz en physique, antérieure à la dynamique, qui est même une anti­dynamique au sens où elle sera instaurée plus tard. Comme dira Malebranche, puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu, il n'y a qu'une seule source d'action. J'ai relevé les arguments de Leibniz dirigés contre l'attribution de forces individuelles aux corps, notamment sous la forme systémique (FS). Disons que dans ce contexte (MUU) la doctrine des forces indiviJuées à caractéristique (FS) est combattue. S'il y a dynamisme, c'est un dynamisme de la force unique et solitaire, celle de l'esprit-puissance qui englobe la totalité des phénomènes.

D faut se souvenir de ces remarques pour aborder l'étude des pensées de Leibniz durant la période parisienne et jusqu'aux déclarations qui vont radicalement modi­fier la nature des substances corporelles en les dotant de la «vis insita». Le passage de la «vis exsita» à cette «vis insita» s'effectue plus lentement qu'on ne le dit: et c e r e t a r d e m e n t e s t d û à c e t e n g a g e m e n t p r e m i e r d e L e i b n i z e n f a v e u r d ' u n e p h y s i q u e o c c a s i o n a l i s t e, dont l'objet est dénué de toute force «per se». Ce développement s'effectuera dans le champ d'une possession de mathématiques nouvelles, dont Leibniz entreprend la création à son arrivée à Paris. Ces mathématiques infinitistes n'auront plus rien à voir avec celles de Cavalieri, ni avec celles des cartésiens.

La faiblesse du principe cartésien «que le mouvement ne se perd pas» est dénon­cée dés les premiers travaux entrepris avec Mariotte. Le grand principe du ressort «est la cause véritable de tous les phénomènes du choc des corps». C'est donc au­tour du concept d'élasticité que Leibniz opère le tournant qui le conduira de l'oc-casionalisme physique à la conception de substances corporelles particulières et va­riées (MPV). Autour du concept d'élasticité, Leibniz commence à combattre le «mi­racle perpétuel» d'une physique cartésienne qui n'a rien destiné dans la nature à la différenciation des mouvements, puisque les corps durs du second élément ne peuvent expliquer la réflexion des corps. Défini comme «similitude dans la variété», le prin­cipe d'harmonie de la Confessio philosophi procure la «raison» de la diversité des phénomènes, rendue possible par la constitution élastique des corps. Ce n'est qu'en 1690 que Leibniz forgera le néologisme de «dynamique». Pour l'heure il s'agit d'une science de 1'«élastique». Une «élastique» est la discipMne physique qui, par le biais du ressort, explique la variété dans le contexte (MPV), sans avoir recours à (FS). Les concepts de «force morte» et de «force violente» commencent à se fai­re jour dès juillet 1673, sans pour autant entraîner une conception dynamique de la force. Si l'expérience commence à ébranler l'édifice cartésien, seule la raison hypothético-déductive peut dégager ce que Leibniz va appeler pendant longtemps «une nouvelle mécanique», axée sur le système global d'une «vis insita» encore in­différenciée (MPV), mais qui commence à faire problème face à (MUU).

Avant 1670, il fallait déjà dans le corps «autre chose que l'étendue»: la force

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divine apportait la réponse. Dés le début du séjour parisien, il faut toujours dans le corps «autre chose que l'étendue»: les concepts de ressort, de force morte et de force vive amorcent une nouvelle description de l'expérience dont les conclusions ne coïncident plus avec les règles cartésiennes. L'idée d'une «réforme» de la phy­sique se met à dépasser la physique des «réformateurs».

Un second concept se met alors en place, celui d'impénétrabilité, qui ouvre à son tour un «au-delà de l'étendue». C'est dans ce que Y. Belaval appelle «les premières Animadversiones sur les Principes de Descartes» que s'impose l'idée d'une «qualité» qui soit présente dans les corps «praeter extensionem». Cette qualité est l'impéné­trabilité, la seule qui ne puisse être retirée au corps, suivant la démarche critique appUquée à la fin des Secondes Méditations. Si on enlève l'impénétrabilité, il n'y a plus de corps. Cette conception d'une «nouvelle mécanique» est donc aussi une conception «praeter-mécanique», qui rend le mouvement tributaire de l'impénétra­bilité propre à chaque corps, et qui s'oppose à l'interprétation d'une «force de repos». Jusqu'à cet écrit, la règle générale du mouvement n'avait pas été mise en question.

Les détails de la physique leibnizienne s'accommodaient du principe de la con­servation de la même quantité de mouvement. Or c'est la même quantité de «cona-tus» qui se conserve: «C'est que les <conatus> ne sont jamais détruits, mais compo­sent entre eux, et il peut se faire que de deux (conatus) opposés égaux s'ensuive le repos, ou du moins un mouvement plus lent s'ils ne sont pas égaux, la quantité d'action ou de <conatus> étant néanmoins conservée». C'est «en supposant l'élasti­cité» que l'examen de détail des sept lois cartésiennes est effectué, et c'est en se référant aux nouvelles mathématiques que la mécanique sera réduite à la pure géométrie. «Toute la question, dit Leibniz à Oldenburg le 27 août 1676, dépend d'un très bel axiome métaphysique», «à savoir que l'effet est égal à la cause».

Le De Arcanis motus et mecanica ad puram geometriam reducenda. qui met fin à la période parisienne, permet de relever les points suivants: 1° Les lois du mouve­ment doivent être réduites à un principe unique qui est lui-même tributaire des égalités analytiques. 2° La distinction entre la «vis mortua» et la r«impetus vivus et validus» s'accentue par la distinction maintenant tranchée entre les lois archimé-diennes de l'équilibre et la connaissance des mouvements acquise par Galilée et Huygens. 3° Un «lapsus» historique considérable a été commis par ceux qui pré­tendent qu'il faut la même force pour élever une livre à cent pieds ou cent livres à un pied; ils ne tiennent pas compte du nouveau principe général: l'égalité entre la cause pleine et l'effet entier, principe analogique à celui qui commande la géo­métrie: l'égalité entre le tout et toutes les parties. «Le vrai principe a priori de la mécanique», Leibniz le dégage de la dialectique classique: «Ut geometria pendet ex metaphysicis de toto et parte, ita mecanica ex metaphysicis de causa et effectu». 4" Si ce principe n'était pas respecté, «le mouvement universel s'ensuivrait». Or cet­te différenciation tirée de l'invention dialectique ramiste est celle qui, comme nous l'avons cité en commençant, commande les structures du Spécimen dynamicum.

Telle est «la physique véritable et sans hypothèse, sans suppositions ni principes

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d'expérience, mais fondée sur la réalité du calcul et de la géométrie». Le change­ment de principe dialectique directeur contribue à la radicalisation de la nouvelle physique. Ce n'est pas des principes de la géométrie que cette physique peut se déduire, c'est des principes de la métaphysique de la cause et de l'effet. Cependant si l'argumentation que nous venons de rencontrer se poursuit dans toute l'œuvre, son point d'application manque encore de référence au calcul sur le plan mathé­matique, d'élaboration d'une doctrine dynamiste des forces en physique, et d'un principe métaphysique naturel qui en permette l'exercice. Quant à la formule mv^, elle n'est pas encore avancée. Mais on voit clairement que c'est en changeant de «topos», en fonction de ses connaissances et de la pratique de la dialectique, ra-miste notamment, que Leibniz profite de la doctrine de l'invention classique pour contre-proposer d'autres principes fondamentaux. La dialectique est donc à la base du renversement structural qui différencie la nouvelle physique de la pure géomé­trie.

Ce sont les travaux de janvier 1678 qui formulent la nouvelle loi générale, op­posable aux lois cartésiennes, générale et particulières: «La même force subsiste, non quand demeure la même quantité de mouvement ou somme des facteurs par les vitesses des corps, mais la somme des facteurs par le carré des vitesses des corps» («sed summa factorum ex quadratis celeritatum in corpora»). Le principe de l'harmonie joue maintenant sur l'administration des preuves qui doit rendre les lois particulières cohérentes, en amorce du futur «principium quoddam générale». C'est dans le cours d'une longue rédaction De Corporum œncursu que l'on assiste à la naissance de la nouvelle formule, tirée de tableaux aux résultats non homogènes.

Il a donc fallu une longue maturation pour que l'on en vienne à l'énoncé de la loi et à son expression quantifiée. Du moins voit-on alors nettement que mv^ dé­signe la constance du rapport entre cause pleine et effet entier. Mais comment cerner la cause pleine et l'effet entier, si ce n'est par la sous-division de l'ensemble des «conatus» qui interviennent dans la transmission et dans la direction du mou­vement? Bref la «substance corporelle», de plus en plus détaillée dans l'analyse de son action physique, différemment cernée mathématiquement, répondant main­tenant à un autre principe que géométrique tiré de la doctrine dialectique de l'invention, est devenu un univers à part, avec sa complexité interne des c o n a ­t u s , des forces vives et mortes, et sa dépendance d'un principe causal de l'éga­lité entre action initiale et action terminale. Bref t o u t se p a s s e c o m ­m e s i l e c o r p s i n d i v i d u e l a v a i t e n l u i l a c a p a c i t é « p e r s e » d ' a g i r e t d e r é a g i r , de répondre au principe de la cause et d'entraî­ner un principe de l'effet équivalent, comme si la loi générale de communication des mouvements s'appliquait, non plus au niveau général des corps, forces occasionnelles, mais au niveau singulier des corps, forces propres et singulières. Avec la reconnais­sance du principe de l'invention dialectique que l'effet est égal à la cause, la physi­que nouvelle ne se réduit plus au principe de l'invention mathématique qui con­tinue à reposer sur «le tout est plus grand que la partie».

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4. A la recherche d'un cadrage métaphysique adéquat: les automates systémiques (FS), (EP), (MO), (VS)

A partir de janvier 1678, la «nouvelle mécanique» étant ainsi amorcée, on assiste à la montée corroUaire d'une nouvelle affirmation concernant le «praeter-extensionem». Si cet au-delà de l'étendue a d'abord été conçu à la manière oc-casionaliste comme un recours à la force universelle unique divine, avec une indi-viduation des corps relative, commandée par les concepts d'élasticité et d'impéné­trabilité, ni la règle générale des lois du mouvement, ni la possibilité d'une réduc­tion de la mécanique à la géométrie, ni la nature des corps pourvue d'une force autonome et spontanée n'ont été mises en question. Par contre, du moment où la règle générale du mouvement cartésien n'est plus valide, du moment où le prin­cipe de la physique devient l'égalité de la cause pleine et de l'effet entier, du mo­ment où la différenciation par le «conatus» et la différenciation entre les «conatus», s'accentue, le principe d'harmonie, qui prive, dans son interprétation occasionaliste, la nature de toutes forces multiples et singulières, peut au contraire devenir, dans le champ de la causalité naturelle retrouvée, un principe d'ajustement et de conco-mittance entre des substances douées de forces finies. Effectivement, si l'on dépiste le devenir du «praeter extensionem» dans les textes de 1678 et suivants, on s'aper­çoit que ce «praeter» se.met à désigner, outr£ l'étendue, une «force» particulière, et que le concept de force jusque-là utilisé dans son impact post-cartésien, se met à être utilisé avec un impact anti-cartésien et anti-malebranchiste. Les commen­taires sur la Recherche de la vérité de 1675, sur les Eclaircissements de 1678, met­tent en évidence les failles de la force de repos que Malebranche conserve et l'erreur d'un occasionalisme qui ne possède pas de principe naturel de l'individuation; ils réclament un principe naturel réel, marqué par une force autonome et spontknée, désignée par l'ensemble des «conatus» qui se manifestent au physicien dans la communication des mouvements: le rappel des formes substantielles en 1679.

Les pièces de 1684-1685 tireront les conséquences, cette fois pré-dynamistes, de cet ensemble évoluant. La Brevis demonstratio fera connaître la nécessité de recourir à une conception du «praeter» qui exige la réhabilitation du concept de force; la Nova meîhodus introduira le terme de «nouvelles mathématiques» et de nouvelle «méthode» en mathématiques; le Discours de métaphysique explicitera ce concept de force en établissant l'automate systémique (FS): «Il me fallut rap­peler les formes substantielles. . .». S'il y a du «per se» en physique, si une expres­sion des effets du «perse» est justifiable des nouvelles méthodes mathématiques, la métaphysique se doit de fournir le concept adéquat à cette récupération du «per se»: celui des formes substantielles (FS), qui se mettent à fonctionner par la con­struction d'un automate systémique, réglé en fonction du second membre (D^) de la disjonction architectonique majeure.

Mais en même temps se formule un autre réseau des pensées leibniziennes, qui devient très sensible dans les brouillons du Discours et dans les manuscrits prépa-

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ratoires des lettres à Arnauld. La nature disjonctive de la pensée leibnizienne se met à sécréter les deux membres d'une disjonction majeure pour le devenir de l'œuvre mûre: on peut certes recourir au «praeter extensionem» interprété par le recours à la doctrine réalistique des forces substantielles. M a i s on pourrait aussi estimer qu'il n'y a pas de «praeter extensionem», que seule la «substance-force» existe, et que l'étendue n'est qu'un principe de l'esprit au nom duquel les phénomènes des corps se rangent dans le simultané, cependant que, dans le suc­cessif, ils s'ordonnent en fonction du principe intellectuel du temps. Notre ouvrage porte, pour ses dispositions majeures, sur cet aspect conflictuel des deux membres de la disjonction majeure, l'un architectonique, l'autre prenant la forme de systèmes automatisés et circonstanciels, qui commande désormais les écrits de Leibniz et qui fournit la charnière de la structure de base de ses pensées.

En tant que telle la dynamique, puisque le néologisme est lancé de Florence en 1690, se satisfait de l'hypothèse que nous appelons monado-phénoménale. Mais si l'on veut recourir aux principes qui commandent la dynamique on peut alors, in­dépendamment du membre monado-phénoménal de la disjonction majeure, intro­duire la considération d'un «praeter extensionem» qui exige que le corps soit une substance, différente de la substance simple, une substance composée, dont le principe unifiant est un principe réel et substantiel également, et prend nom de forme substantielle (FS). Or la relation entre l'analyse du champ métaphysique et les nécessités du champ physique est sans cesse soumise à des tensions en pro­venance de la bi-polarité résultant de la disjonction m^eure, et provoque une série de descriptions qui engagent Leibniz à reconsidérer la correspondance des deux réseaux conceptuels parallèles de la dynamique et de la métaphysique.

Le cadrage selon l'automate systémique (FS) est très net, du Discours de mé­taphysique jusqu'en 1691. La nouvelle physique, qui s'explique en fonction d'un principe causal fort, a porté son attention sur le concept de force en mécanique; ce concept de force a pris les commandes des nouvelles argumentations et des nouveaux calculs. Pour lui donner un corrélat métaphysique, Leibniz réhabilite le concept de formes substantielles que nous l'avons vu éliminer très lucidement en 1670. Ce concept métaphysique de forme substantielle est seul à intervenir en analogie avec le concept physique de force jusqu'en 1691.

A la mi-169I, un nouveau terme intervient, qui est celui d'entéléchie (EP). Or l'entéléchie permet une description plus fine du concept de force et de la rela­tion entre métaphysique et physique. En effet l'entéléchie comprend deux compo­santes: le principe d'unité qu'elle dénomme et le rapport à une matière première dont elle n'est pas isolable. Ainsi se constitue au niveau de la disjonction majeure, un rééquilibrage dans le champ explicatif du «praeter extensionem». L'intégration des éléments nécessaires à la Dynamica de Florence s'effectue grâce à ce dédouble­ment que permet le concept d'entéléchie. Au niveau de la «substance corporelle», l'entéléchie désigne le concept analogue à la substance singulière, qui n'est pas corporelle, concept qui est toujours accompagné de celui de «matière première» au niveau de laquelle prennent place l'élasticité et l'antitypie. Ce rappel des con-

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cepts, plus aristotéliciens que scolastiques, entraîne la remise en valeur du concept de «matière seconde», pour l'explication de ce qui se passe au niveau phénoménal des communications entre les corps dans leurs chocs. Cette structure automatique (EP) («entélékeia é prôté») fonctionne à travers toutes les pièces de physique et de métaphysique, sans pour autant abolir le fonctionnement de (FS), jusqu'en 1696.

Un troisième reclassement s'effectue alors, avec l'introduction du terme de «monade» pour désigner la «substance simple», la substance ne pouvant être jusque-là désignée comme «simple», et ne l'ayant d'ailleurs jamais été. Avec les dérivés de «monade», un nouveau vocabulaire s'implante, qui s'associe et se sub­ordonne les vocabulaires propres des automates systémiques (FS) et (EP).

L'automate systémique (MO) fait problème car il faut distinguer deux prin­cipes explicatifs, l'un qui relève du premier membre architectonique (D ' ) de la disjonction majeure, l'autre qui relève du second membre systémique (D^). En effet, (MO) devrait entraîner la visée monado-phénoménale avec explications phy­siques portant sur de simples phénomènes, les substances réelles relevant de la métaphysique. Mais, et c'est très sensible dans les lettres à De Volder, Leibniz se met à inventer un troisième automate systémique dérivé de (MO), qui cadre avec le vocabulaire réalistique de la forme substantielle et de l'entéléchie, et qui en épouse les sous-divisions par ses propres sous-divisions de monade dominante et de monades dominées, langage impropre à la rigueur, face aux structures monado-phénoméno-congruentielles (MOL).

Un quatrième automate systémique sera fabrique' pour Des Bosses, à la fin de la correspondance, qui cherchera à équilibrer une «philosophia peripatetica emenda-ta» avec le rappel du concept, scholastique celui-là, de «vinculum substantiale» (VS). Cet automate (VS) concerne l'exphcation de l'union entre l'entéléchie et sa matière première. C'est dire qu'il est plus sophistiqué que (EP). Mais nous sommes là dans le problème de 1'«union» qui relève de la métaphysique, plus que dans le problème de la communication des mouvements, qui relève de la dynamique. Bien qu'essentiellement conçu pour l'explication théologique de la transsubstantiation, l'automate systémique (VS), qui se déploie lui-même en quatre modules diffé­remment articulés, comporte des applications métaphysiques et dynamiques in­téressantes.

Le livre que nous avons achevé porte sur les relations de ces divers automates systémiques avec l'architectonique monado-phénoménale. Il va de soi que le de­venir de la dynamique est en étroite corrélation avec chacune de ces phases par lesquelles passe la pensée de Leibniz sur les fondements et sur les expositions ex­plicites possibles dans le contexte métaphysico-mécanique de son temps.

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5. L'excroissance interne de l'analyse mûre de la force

Nous pouvons maintenant revenir sur le Spécimen dynamicum. C'est dans le contexte de l'automate systémique (EP) que se comprend cet écrit de 1695. Le concept de «forme substantielle» est dépassé, le concept de «monade» n'est pas encore apparu. Le tableau d'épistemologie génétique et de déploiement lexico-graphique que nous décrivions en commençant a son origine dans (EP). Précisons quelle est la relation de la dynamique et de la métaphysique dans le Spécimen, notamment par l'analyse d'un concept de force très enrichi.

La f o r c e a c t i v e , «vis activa», «virtus», «dunamikon», répond au concept métaphysique de r«entelekeia ê prôté». C'est la force prise au sens actif, en acte; contrairement à la conception scolastique (FS), ce n'est pas une «simplex poten-tia», ni une «receptivitas actionis». Cette force active enveloppe un «conatus», une «tendance à l'action».

La f o r c e p a s s i v e est la matière première, la masse. Elle est définie par la résistance à la pénétration au mouvement, ou inertie naturelle de Kepler, et par l'antitypie ou impénétrabilité.

On voit à cette distinction que l'antitypie ou l'impénétrabilité sont loin de re­présenter, dans ce contexte dynamiste, le principe d'individuation du corps.

La force active est «vulgairement» appelée «forme substantielle»; elle agit «per se», est un analogue de l'animal ou de l'âme. C'est, dira Leibniz à de Volder, un principe qui se définit par sa «vitalitas», par son «actuositas». Par elle seule, cette entéléchie serait insuffisante pour rendre compte de la diversité des phénomènes. Elle ne sert qu'à rendre compte des «causes générales» et elle correspond, dans la substance corporelle à un «aliquid reale et absolutum».

Force active et force passive ne sont pas isolables l'une de l'autre, et il n'est pas d'entéléchie qui ne soit tributaire d'une matière première.

La f o r c e a c t i v e d é r i v a t i v e enveloppe le champ des modifications qui résultent de la coexistence des corps et de leurs conflits. Elle concerne le mou­vement local, la vitesse, la direction, ce «conatus» et cet «impetus» qui la subdivi­sent en deux autres forces, «morte» et «vive».

Quant aux f o r c e s p a s s i v e s d é r i v a t i v e s, elles concernent la matiè­re seconde, avec la masse du corps considéré comme agrégé et en voie de modifica­tions phénoménales incessantes.

La dichotomie entre forces primitives et forces dérivatives est suivie d'une di­chotomie entre les forces dérivatives, celle des forces mortes et des forces vives. Les forces dérivatives s'expriment en général par le concept de «nisus» qui se dif­férencient en «conatus» et en «impetus»^.

2 N o t r e a n a l y s e p r e n d p o u r c e n t r e le Spécimen dynamicum, G M V I , p p . 2 3 8 - 2 3 9 . D a n s l 'édi ­t i o n M e i n e r , o n c o n s u l t e r a d ' a b o r d la p r e m i è r e v e r s i o n d e ce t e x t e a u § 3 , p p . 6 6 - 6 7 d o n t le v o c a b u l a i r e e s t b i e n p l u s r i c h e q u e c e l u i d e la v e r s i o n p u b l i é e , m ê m e é d i t i o n §§ 5 - 7 , p p . 1 2 - 1 4 . S e u l e la p r e m i è r e par t i e est p a r u e d a n s IssActa Eruditomm d'avril 1 6 9 5 , p p . 1 4 5 -1 5 7 . E l l e sera l a r g e m e n t c o m m e n t é e d a n s la c o r r e s p o n d a n c e a v e c J e a n BernouUi , n o t a m -

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16 A n d r é R o b i n e t

Le «conatus» est une f o r c e m o r t e , une puissance endormie (sopita), ébau­chée (inchoata), embryonnée (embryonata). La force morte est première, élémen­taire, infiniment petite. Elle est appelée en général sollicitation (solicitatio ad. . .) à l'action, une tentative de mouvement (tentatio), une tendance au mouvement (tendentia). Elle est insensible: c'est un être mathématique.

L'illustration est celle de la force centrifuge; la boule dans un tube qui tourne sur une de ses extrémités, la pierre dans une fronde. C'est aussi celle de la force centripète, la pesanteur avant qu'elle ne fasse un effet violent. C'est enfin ce qui se passe dans l'élasticité des corps et la tension des arcs.

De ces forces mortes, les anciens avaient la science par la loi de l'équilibre et la statique archimédienne: mécanique des leviers, des poulies, du plan incliné, des coins, des spirales, l'équilibre des liqueurs etc. . .

Le «conatus» est précisé par la vitesse prise avec la direction («velocitas sumta cum directione»). Le mouvement à proprement parler n'y existe pas encore. C'est pourquoi la définition de la force morte ne fait pas intervenir la considération de la masse.

L'«impetus» est une f o r c e v i v e , une puissance excitée (excitata), dévelop­pée (formata). Leibniz traduit pour Varignon par «impétuosité». C'est le mouve­ment actuel qui est en voie d'effectuation.

Des forces vives relèvent la chute des corps, l'élasticité qui retrouve sa position, le choc des corps, les «effets violents». Tout s'y passe dans la grande dimension et touche la sensibilité. Ce sont les agrégats qui sont concernés, ces assemblages des corps qui relèvent d'un «vinculum» physique et qui les fait se mouvoir ensemble.

La branche suivante de la dichotomie affecte la division des forces vives en force absolue, totale, intégrale, et force partielle.

Cette dichotomie est éclairée par l'abondance des renseignements fournis sur la f o r c e t o t a l e a b s o l u e qui se dédouble à son tour en force respective et force directive: telles sont les forces au niveau desquelles se constitue la dynamique des grandes lois classiques.

La f o r c e r e s p e c t i v e résulte de la considération du corps «en soi», de l'action qui le concerne intérieurement et ajuste ses propres parties ou les éléments d'un agrégat entre eux.

La f o r c e d i r e c t i v e règle des relations d'un corps avec les corps ambiants, définit l'action «extra se».

L'«impetus» fait intervenir la considération de la masse: c'est le produit de la masse par la vitesse («factum est mole corporis in velocitatem»). La quantité de mou-

m e n t , G M III, p. 5 5 2 , 1 8 n o v . 1 6 9 8 ; à d e V o l d e r , via J e a n B e r n o u U i . G M II, p . 1 5 4 , 1 7 d é c .

1 6 9 8 ; à J a c q u e s B e r n o u l l i p l u s t a r d . G M III, p p . 8 1 - 8 2 , 3 d é c e m b r e 1 7 0 3 ; le m ê m e s c h é m a d i c h o t o m i q u e i n t e r v i e n t t o u j o u r s e n t r e t e m p s e t o n le t r o u v e e n c o r e l a r g e m e n t e x p l i c i t é p o u r J . H e r m a n n , d o n t laPhoronomia s ' a n n o n c e , le 1 7 s e p t . 1 7 1 5 , G M IV, p . 3 9 8 . La part ie p u b l i é e d u Spécimen t i e n d r a l i eu d e r é f é r e n c e p o u r L e i b n i z d u r a n t l e s a n n é e s 1 6 9 5 - 1 7 1 6 sur c e t t e p r é s e n t a t i o n d ' e n s e m b l e d e la d i c h o t o m i e d e s f o r c e s . C e s o n t d o n c là d e s c o n c e p t s s t a b l e s e t b i e n r ô d é s à leur p l u s h a u t n i v e a u d e g é n é r a l i t é d u m o i n s .

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vement cartésienne, mv, est l'estime d'un «impetus» momentané; la quantité ab­solue de mouvement leibnizienne, mv^, résulte du remplacement de l'instant par le temps, elle exprime la quantité des «impetus» durant le temps pendant lequel le corps ou l'agrégat est en mouvement.

La relation entre force morte et vive fait l'objet de plusieurs précisions. D est diffi­cile d'imaginer l'une à partir de l'autre et dangereux de se représenter l'une à partir de l'autre. Ainsi la constante mv, qui joue à propos d'un cas particulier des forces mortes, ne saurait être étendue à l'examen des forces vives.

Les forces vives ne sont pas la simple somme des forces mortes. Elles sont cer­tes composées d'une infinité de forces mortes, et elles se déploient à partir de la répétition et de la continuité qui les fait sortir de leur aspect momentané.

Réciproquement, les forces mortes ont leur origine dans les forces vives, car leur état dépend de la circulation des forces vives à l'entour du corps considéré.

Ainsi r«impetus» ne peut se développer sans les petites sollicitations des «co-natus», et réciproquement, les «conatus» subissent la pression ambiante des impé­tuosités.

Une rupture quantitative et épistémologique est implantée entre force morte et force vive. Les premières relèvent de la science de l'infini, les secondes peuvent être traitées selon la symbolique mathématique courante. Nombre de mentions sont fai­tes par Leibniz d'un rapport entre force morte et force vive qui est conmie celui du point à la ligne, du «conatus» au mouvement, de la sollicitation infiniment petite à l'accroissement en grande dimension. Si r«impetus» exige constamment le «cona­tus», il ne relève cependant pas de la même approche.

C'est le nouveau calcul de l'infini qui permet d'aborder la science de la force morte. Pour De Volder, Leibniz lance une autre analogie: selon notre analyse géo­métrique, la sollicitation est exprimée par dx, la vitesse par x et les forces par le carré des x, xx, ou intégrale des x différence de x / xdx. La symbolique infinitiste est requise dans le degré suprême de l'initiation à l'arcane (17 déc. 98, GPII, 156).

Les forces mortes sont exprimées par l e s l o i s d e l ' é q u i 1 i b r e, qui mettent en avant les forces respectives.

Les forces vives relèvent des l o i s d e l ' é q u i p o l e n c e , subordonnées à la relation entre cause et effet, mettant en avant le concept de force totale absolue.

Les lois de transition concernent le moment progressif du passage des forces mortes aux forces vives, ou réciproquement, afin de faire intervenir la loi générale de la continuité et de l'absence de saut dans la nature sur le terrain physique du rapport entre forces mortes et forces vives.

C'est au niveau de cette distinction entre force morte et force vive que se situe la limite entre la statique classique et la nouvelle dynamique. Galilée en a eu l'intui­tion, et même le langage. En consultant les Posthuma de Galilée préparés par Vi-viani en 1690 Leibniz est encouragé à investir définitivement, pendant le séjour à Florence, la tendance lexicale ancienne que nous avons relevée: une structure dif­férentielle entre deux types de forces qui se manifestent différenmient suivant que le corps est en repos ou en mouvement. La Dymmica de Florence définit, en

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18 A n d r é R o b i n e t

1690, cette ancienne distinction dans le contexte d'une dynamique complète: «J'appelle m o r t e la force qui est à l'égard des vitesses comme le fini à l'infini, c'est-à-dire qui est infiniment plus petite que la vitesse; j'appelle v i v e la force qui possède une vitesse et qui est comparable à cette vitesse». La force vive est assimilée à r«impetus» défini comme «quantité du mouvement qui est produit par la masse ou par le poids ayant une certaine vitesse». Les propositions 28 à 33 de la Dymmica, II, I, où sont exposées ces définitions sont encadrées par deux références à Galilée qui a eu le mérite d'envisager que l'estime de r«impetus» ne répond pas à la somme des «conatus», bien que ces «conatus» ne cessent pas d'être présents dans le mouvement du corps doué de vitesse. Le mérite de Galilée est d'avoir estimé que la force de percussion est infinie par rapport à la force de la pesanteur: mais il n'a pas «démontré» la raison de ce rapport infini. GalOée n'avait pas parlé de cela dans sa Nouvelle science du mouvement: mais il s'en est ouvert dans un supplément figurant dans les Oeuvres posthumes.

Si ce texte de GalOée encourage Leibniz à la distinction entre force morte et force vive, nous avons décelé que la structure en est très ancienne. De plus, déjà, VHypothesis distinguait entre un mouvement «naturel» et un mouvement «vio­lent»^. Il faut attendre le Spécimen dynamicum pour avoir l'explication de cette distinction des forces mortes et des forces vives, sur laquelle tous les correspon­dants de Leibniz s'interrogent. Cette structure a été voilée par le refus de publier la Dynamica de Florence: mais eDe apparaît nettement quoiqu'occasionellement dans le Tentamen de motuum coelestium cousis (GM VI, pp. 152—153 et 169— 170, texte de même année que \a Dynamica puisqu'écrit à Rome).

Avant Florence, Leibniz évitera systématiquement de publier ce vocabulaire que l'on ne retrouve que dans les textes approchés que nous avons relevés. Le texte des Posthuma de GalOée a donc joué un rôle de révélation et d'encouragement. La question était cependant suffisamment mûre pour que VEssai envoyé à l'Académie des sciences en révèle le contenu, mais sans qu'O faille dater de cette pièce des pensées qui sont antérieures.

Le Système nouveau de 1695, interprétant métaphysiquement le Spécimen, explique qu'O a fallu réveiller la notion de force «qui est très inteUigible quoiqu'el­le soit du ressort de la métaphysique». Or cette intelligibOité de la notion de force est le fmit de cette longue maturation des structures principales qui différencient

3 L e Beilage p u b l i é par G e r h a r d t après le t e x t e d e la Brevis demonstratio la isse p e n s e r q u e

c ' e s t u n t e x t e d e 1 6 8 4 . Il n ' e n est r i e n e t a u c u n é c r i t n e p o u v a i t c o m p o r t e r e n 1 6 8 4 les

s t r u c t u r e s d i f f é r e n t i e l l e s d e s f o r c e s q u i y s o n t a v a n c é e s ( G e r h a r d t , G M V I , 1 1 9 - 1 2 3 ) .

C o m m e o n le sait par u n e d i z a i n e d ' a l l u s i o n s , c ' e s t v o l o n t a i r e m e n t q u e L e i b n i z , q u i avai t

c o n f i é à F l o r e n c e ia. Dynamica à B o d e n h a u s e n p o u r q u ' i l la p u b l i e , lui d o n n e l 'avis contra i re d è s s o n r e t o u r à H a n o v r e . L e p r é t e x t e e s t q u ' e n y r e p e n s a n t il a t r o u v é d e n o u v e l l e s i d é e s .

N o u s a v o n s p u r e s t i t u e r l e s r a i s o n s q u i o n t c o n d u i t L e i b n i z à n e p a s fa ire parai'tre ctXte Dy­

namica e n r e p é r a n t q u e l q u e s r e m a r q u e s qu ' i l f a i t e x p r e s s é m e n t à c e suje t , e t e n c o m p a r a n t l e s p r o p o s i t i o n s e t d é m o n s t r a t i o n s d e U Dynamica a u x p r o p o s i t i o n s e t d é m o n s t r a t i o n s u l t é ­

r i e u r e s sur l e s m ê m e s p o i n t s p r é c i s .

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D y n a m i q u e e t f o n d e m e n t s m é t a p h y s i q u e s 1 9

peu à peu l'intérieur du concept de force pour aboutir aux dichotomies du Spéci­men.

lexique dynamique lex. mécanique lex. métaphysique lex. mathématique

vis a c t i v a p r i m i t i v a e n t é l e k e i a é p r ô t é

vis a c t i v a der iva t iva m o t u s l o c a l i s m o d i f i c a t i o n e s

vis pas s iva p r i m i t i v a i m p e n e t r a b i l i t a s m a t e r i a p r i m a

v i s pas s iva der ivat iva m a s s a , m o t u s m a t e r i a s e c u n d a

vis m o r t u a c o n a t u s t e n d e n t i a ad m o t u m m v d x

vis v iva i m p e t u s m o t u s v i o l e n t u s m v ' / d x

C'est par cette grille conceptuelle que se comprennent les lois générales de la nature, commandées par une finalité qui rompt avec l'épistémologie mécaniste. La constitution fluide des corps et leur élasticité est requise pour que soient plus que probables et possibles, réelles, les lois de la continuité, de l'égalité de la passion et de la réaction, de la composition des mouvements en lignes droites composées. La P a r s II du Spécimen dynamicum révêle la structure de ces lois sans en don­ner le fonctionnement mathématique. Les réflexions postérieures à ce sujet abou­tiront à la division très claire des Principes de la nature et de la grâce (§ 11, 1714) qui rappellent quelles sont les lois les mieux ajustées de la conservation des mouve­ments: la loi de la même quantité de la force totale et absolue de l'action, la loi de la même quantité de la force respective ou de la réaction, la loi de la même quantité de la force directive.

Les écrits qui font suite à la parution du Spécimen expliquent aux correspon­dants de Leibniz quelle en est la structure axiomatique et quels en sont les fonde­ments mathématiques. Il est révélateur de suivre à cet égard les progrès de la cor­respondance avec Jean Bernoulli au cours desquels Leibniz dévoile en quatre étapes r«arcanum» de ses pensées sur la dynamique mathématisée. Donnons-en un e x e m p l e * . . .

6. Dévoiler les arcanes axiomatico-mathématiques

La suspicion jetée sur le Spécimen par les amis de Leibniz allait le conduire à révéler peu à peu les lignes explicatives qui manquent au Spécimen, notamment dans le rapport des lexiques métaphysique, physique et mécanique avec une expres­sion mathématique convenable et cohérente. Les principes d'équipolence et de

4 N o u s m o n t r e r o n s p a r là c o m m e n t la d y n a m i q u e se c o n s t i t u e c o m m e u n e s c i e n c e « a p r i o r i » ,

c e q u e L e i b n i z é n o n c e à J e a n B e r n o u l l i , 1 5 j a n v i e r 1 6 9 5 ; G M II, 3 0 8 ; «Il e s t m a n i f e s t e a u s s i q u e ce q u e j e d i s sur c e s c o r p s s e n s i b l e s n ' e s t p o i n t f o n d é sur les e x p é r i e n c e s d u c h o c , m a i s

sur d e s p r i n c i p e s q u i r e n d e n t r a i s o n d e c e s e x p é r i e n c e s m ê m e s , e t q u i s o n t c a p a b l e s d e d é t e r ­m i n e r l e s c a s d o n t o n n'a pas e n c o r e n i e x p é r i e n c e ni règ le s , e t c e l a par ce seul p r i n c i p e d e la c a u s e e t d e l ' e f f e t » .

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20 A n d r é R o b i n e t

congruence sont alors chargés de donner corps aux équations qui soutiennent la distinction des forces. Car il s'agit de fournir la démonstration de ce qu'avance publiquement la Brevis demonstratio et qu'intègre philosophiquement le Discours de métaphysique: «C'est déployer la même force que de soulever quatre livres à un pied ou une livre à quatre pieds», énonce le premier «axiome» de h Dymmica de 1690. Pourquoi est-ce la même force? On peut dire d'abord ce que ce n'est pas: ce n'est pas la même quantité de mouvement définie par le produit mv. Par contre l'effet violent doit s'estimer par la consumation de la force de l'agent, «produit de la masse et de la pesanteur multiplié par la hauteur à laquelle le corps pourrait monter en vertu de son mouvement». On trouve là, «pourrait monter», l'expression la plus incompréhensible pour les mécaniciens non finalistes. Il n'arrive que dans le cas de la force morte que les hauteurs soient comme les vitesses et que les pro­duits des poids par les vitesses soient comme les produits des poids par les hau­teurs. Mais dès que le corps pesant a de l'impétuosité et non plus seulement de la «solicitatio ad. . .» «alors les hauteurs auxqueOes ce corps pourrait arriver ne sont point propres aux vitesses, mais comme les carrés des vitesses. Et c'est pour cela qu'en cas de force vive les forces ne sont point comme les quantités de mouvement ou comme les produits des masses par les vitesses». Ces réflexions de \aDynamica (GM VI, p. 217) prouvent une pensée parfaitement claire à ce sujet, dont les pièces suivantes, de 1691 au Spécimen, sont l'exploitation partielle. Cette force vive doit être estimée par l'effet produit, non par le temps.

Dans le lent dévoOement des arcanes' auquel il procède, qui favorise l'avance­ment de problèmes qu'il n'a pas encore pris le temps d'exposer, Leibniz aboutit à la désignation mathématique des diverses lois générales du mouvement. Soit deux corps A et B et leur progression d'un même côté; avant le choc, le progrès de A est v; après le choc, il est x. Avant le choc, le progrès de B est y, devenu z après le choc. Ces quantités sont positives quand eUes tendent du même côté et négatives si elles tendent en sens contraires. On remarquera, à cette seule position du problè­me, qu'on est en pleine démonstration «a priori» et qu'il s'agit bien maintenant de trouver une expression mathématique adéquate à la complexité des descriptions métaphysiques et dynamiques. C'est par le calcul axiomatiquement considéré que la question doit se résoudre et nous avons relevé des dizaines de textes dans lesquels Leibniz expose à ses plus proches correspondants que l'expérience n'a rien à voir là dedans et qu'il se trouve qu'elle emboîte le pas au calcul.

La puissance déductive de l'axiome dialectique d'égalité entre cause pleine et effet entier se formule dans le champ mathématisé.

(1) La loi de conservation des forces absolues s'exprime par ( 1 ) A w + B y y = A x x + B z z

(2) La loi de conservation de la direction s'exprime par ( 2 ) A v + B y = A x -I- B z

5 A J o h . B e r n o u U i , 1 8 m a i s 1 6 9 6 , G M III, 2 6 1 .

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D y n a m i q u e e t f o n d e m e n t s m é t a p h y s i q u e s 21

Cette expression coïncide avec le principe de conservation du mouvement car­tésien quand les corps vont du même côté aussi bien avant qu'après le choc et pour autant qu'aucun des paramètres soit une quantité négative.

(3) De la première règle qui est à trois dimensions et de la seconde qui n'est qu'à deux résulte la troisième

( 3 ) v - y = z - x

dont voici la démonstration. L'équation (1) procure une équation (4) (4) A w = A x x = B z z - B y y

L'équation (2) procure l'équation (5) ( 5 ) A v - A x = Bz - By

Si l'on divise l'équation (4) par l'équation (5), on obtient (6) ( 6 ) V - y = z - X

ce qui est la même chose que (3), loi qui exprime la conservation de la même vitesse respective, ou du rapprochement, soit de l'arrivée avant le choc, soit du départ après le choc.

La loi (2) peut être obtenue réciproquement à partir de (1) et de (3), en divisant (4) par (6), ce qui donne (5), c'est-à-dire (2).

« E t b i e n d ' a u t r e s c o n c l u s i o n s auss i r e m a r q u a b l e s d a n s ce t A r c a n e » .

On saisit à ces tentatives de symbohque pure à quel point Leibniz est captivé par une axiomatique et par une disposition «a priori» qui permette de résoudre tous les cas, puisque l'axiome dérive en combinatoire réciproque de tous les cas entre eux. Comme toujours avec des variantes, Leibniz exposera quatre fois cet arcane pour ceux qui sont le plus proche de lui: deux fois pour Johann Bernoulli qui élève quelques «objectiunculas», pour Jacob Bernoulli et pour Hermann, avec une forte tendance à en faire part à Varignon et L'Hospital.

La démonstration a priori du principe de conservation des actions motrices met en avant une symbolique spéciale, mais variable, selon les normes du calcul des quantités ordinaires. Le première version figure à la fin de la Partie I de \&Dymmi-ca, quand Leibniz donne un exemple de l'emploi du calcul infinitésimal dans la dynamique phorométrique*. Le tableau des symboles est disposé de manière con-structive et la suite des énoncés permet d'engendrer des vérités de plus en plus com­plexes.

Soit t, le temps; v, la vitesse. La Dynamica fait jouer ensuite e, l'étendue ou volume du corps;g, sa gravité spécifique ou densité, dont se tire m, le poids, produit de eg. L'espace que le mobile parcourt est désigné par r et, en fonction des symbo­les précédents, il est égal à evt. Soit 1 la longueur de l'espace parcouru ou transport, qui est fonction de la vitesse et du temps et égal à vt; si on fait entrer en ligne de compte e, le = r. Si la densité n'intervient pas, r«impetus» y = ve; si elle intervient y = vm = veg. Leibniz désigne alors par vr la protractrice qui est symbolisée par ve. L'effet formel désigné par f = le = r ou tm selon qu'il faille considérer la densité ou

6 Dynamica, I, V , I V , « S p é c i m e n c a l c u l i a n a l y t i c i p r o p h o r o m e t r i a d y n a m i c a » , GM V I , p p .

4 2 5 - 4 2 6 .

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22 A n d r é R o b i n e t

non. L'action formelle, est symbolisée par a = fv, raison composée de l'effet et de la vitesse; mais on a aussi en faisant jouer les symboles précédents et leurs équivalen­ces, a = Imv = ly = mtw, les actions étant en raison composée des temps, des mobi­les et des carrés des vitesses.

De ces théorèmes, Leibniz tire les conclusions suivantes. Les actions sont comme les carrés des espaces parcoums, a = 11, car a = mtw, et que m et t étant constants, a = w ; on avait déjà 1 = vt, si les temps sont égaux 1 = v. Donc, a = 11.

La puissance motrice absolue a = pt: les puissances sont comme les actions uni­formes exercées en des temps égaux, ou en raison composée des temps et des puis­sances si les temps sont inégaux Enfin p = m w : les puissances sont en raison com­posée simple des mobiles et double des vitesses; car a = pt = mtw, donc pt = mtw, d'où p = mw.

La lourde symbolique mise en place dans la Dynamica se réduira d'autant plus qu'un certain nombre de concepts définis n'entreront plus dans la démon­stration «a priori» telle qu'elle fonctionne plus tard. Selon les correspondants, Leibniz aligne un tableau préliminaire de 5 ou 6 symboles, chacun engageant à une définition et entrant dans des combinaisons de nombres simples. Ces sym­boles peuvent varier d'un document à l'autre, mais leur identification reste aisée, la plupart restant stables. Ce tableau est toujours donné selon l'ordre d'une dé­monstration croissante, dont les résultats s'accumulent et aboutissent à la loi générale de la dynamique. Mais cet ordre est divers selon les correspondants, c'est-à-dire selon l'estime préalable que Leibniz a de leur formation en la matière, sinon de leur entendement.

Soit l'espace qui est parcoum s, le temps mis à le parcourir t, la vitesse par laquelle il est parcouru v, la puissance p, l'effet e, l'action a^.

(1) s = vt, les espaces parcourus sont le produit (ratione composita) des vitesses et des temps employés. Si l'on connaît s et t, on peut dégager v, v = s:t, la vitesse étant raison directe des espaces et raison réciproque des temps. Dans la Dynamica le symbole était 1, longueur de la traction ou du transport, théorème 9 (longitude tractus, longitudo transiationis), alors que l'espace que le mobile parcourt, théo­rème 7, est désigné par r = evt, e étant le volume ou l'étendue du corps. On observe qu'ici, en supprimant la considération du facteur e, défini au théorème 3 de la£'>'-

7 N o u s s u i v o n s le f i l d e l ' e x p o s é fa i t à J a c q u e s B e r n o u l l i , avri l 1 7 0 3 , G M III, p . 7 0 . L e s c h é m a s o u m i s à H e r m a n n e n c o m m e n t a i r e d e sa Phoronomia e n est très v o i s i n , m a i s r e v i e n t au s y m ­

b o l e 1 (au l i e u d e s) q u i é t a i t e n usage d a n s Xdi Dynamica : m a i s la d é f i n i t i o n e n c h a n g e n o t a ­b l e m e n t e t e l l e e f f e c t u e la c o n d e n s a t i o n d e s d e u x i d é e s e x p r i m é e s d a n s les t h é o r è m e s 7 e t 9 d e la Dynamica, e x p l i q u é s c i -dessus . O n lit e n e f f e t : « l o n g i t u d o spat i i seu l inea m o t u s 1 » ,

à H e r m a n n , 9 s e p t . 1 7 1 2 , G M I V , p. 3 7 9 . C ' e s t le c o n c e p t d e « l o n g i t u d o t rac tus , l o n g i t u d o

t r a c t i o n i s » q u i e s t a ins i préc i sé . D e V o l d e r , v ia J e a n B e r n o u l l i , r e ç o i t u n e e x p l i c a t i o n e n

c i n q s y m b o l e s s e u l e m e n t : il n'a dro i t ni à e ni à c , c e r t a i n e m e n t p a r c e qu' i l e s t c a r t é s i e n e t q u ' i l n e f a u t p a s le h e u r t e r a v e c le c o n c e p t d e « c o r p s » o u d ' « e f f e t » . La d é m o n s t r a t i o n mar­c h e a v e c c e q u i r e s t e , m a i s n e va p a s a u x u l t i m e s e x p l i c a t i o n s . N o u s n o u s r a p p o r t o n s à la

Dynamica, G M V L pp . 4 2 4 - 4 2 5 .

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D y n a m i q u e e t f o n d e m e n t s m é t a p h y s i q u e s

namica comme «volumen seu extensio», Leibniz peut confondre les deux théo­rèmes 7 et 9, plutôt ambigus dans leur énonciation, et distingués seulement par la présence de e dans la définition de r. Retenons que le concept d'étendue du corps joue encore un rôle en 1690, du moins dans les théorèmes préliminaires: il n'en jouera plus par la suite.

(2) e = es, les effets sont le produit des corps mis en mouvement et des espaces ou des lignes par lesquels ils effectuent ce mouvement. Leibniz dispose d'un certain nombre de qualificatifs pour préciser cet effet; formel, pur, abstrait, mathématique qui s'opposent à violent. L'effet formel ne modifie pas l'estime de faction, car il consiste dans la seule distinction entre état antérieur et état postérieur sans regarder au moyen grâce auquel cette distinction est produite: les forces subsistent, comme dans la chute et l'élévation d'un corps. C'est ce que la Dymmica nommait «effet formel» ou «quantité de translation», estimé alors par l'intermédiaire du volume r et dépendant de la densité du corps, théorème 12.

(3) a = ev, l'action motrice est le produit de l 'effet et de la vitesse, par laquelle ces effets s'effectuent. La Dymmica théorème 13 f appelle «action formelle», mais la définition est la même malgré le changement de symbole pour l'effet formel qui était f et devient e. Cette action motrice considère «le corps en soi», et non pas tant ce qui est produit.

(4) a = tp, l'action ou l'exercice des forces est le produit des forces et des temps durant lesquels elles se déploient, ce qu'exprimait déjah Dymmica au théorème 17. La nature de la puissance se comprend par son fruit, à savoir l'action, à condition de considérer l'action comme l'exercice de la force et le résultat du déploiement des forces dans le temps considéré.

(5) p = a:t, les forces sont comme le rapport des actions aux temps, «en raison composée de la raison directe des actions et de la raison réciproque des temps», ce qui ne pouvait être que sous-entendu dans la Dymmica.

(6) Reste à démontrer l'estime des forces: tp = a, mais a = ev, donc tp = ev; or e = es, donc tp = CSV. Mais s = vt, dont tp = cwt , d'où p = cw. C.Q.F.D. «Les forces sont le produit du corps et du carré de la vitesse». La Dymmica disait «produit des mobiles ou des masses» («mobilium seu molium») par les vitesses, «moles» étant l'application au théorème 18 du théorème 15 posant le symbole m, «pondus seu moles».

Tel est le «magnum theorema» : « l e s f o r c e s s o n t c o m m e le p r o d u i t d e s c o r p s e t d u carré d e s v i t e s s e s . D ' o ù s ' e n s u i t ce corroUaire

r e m a r q u a b l e : si l ' o n p o s e q u e les f o r c e s se c o n s e r v e n t e n é g a l e q u a n t i t é d a n s le m o n d e il s ' e n s u i t q u e , p o u r d e s t e m p s é g a u x , la m ê m e q u a n t i t é d ' a c t i o n se c o n s e r v e d a n s le m o n d e » .

Que les mêmes vérités se démontrent par le calcul infinitésimal, lu Dymmica en apporte aussitôt la preuve en dégageant les «quantités inassignables» pour l'estime de l'accélération d'un corps entre deux vitesses proches v et (v). La différence infini­ment petite dx exprime l'accroissement momentané de v entre v et (v). Au terme d'un calcul complexe, l'effet mobile se trouve exprimé par f = / dt / dm v = mt, l'action tp par a = / p dt, la vitesse par v = / de v:e.

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24 A n d r é R o b i n e t

7. La dynamique à venir

Aucun des essais de Dynamique qu'il a composés n'a donnée satisfaction à Leib­niz. Même quand il lève les secrets des arcanes, il reconnaît qu'il y a encore beau­coup à faire pour conférer au principe général de l'élasticité sa pleine expression «a priori». La doctrine d'un éther universel déjà présente dans (MUU) continue à se faire jour par la théorie du fluide fondamental dans lequel baignent tous les corps élastiques. Comme la métaphysique, la dynamique est perpétuellement «emen-data». Le conflit dominant entre une métaphysique de l'union entre substances et une dynamique qui se contente de l'observation phénoménale et des axiomes «a priori» constitue le ressort de la pensée leibnizienne.

Leibniz écrit à Rémond le 22 juin 1715: «Ma dynamique demanderait un ouvra­ge exprès; car je n'ai pas encore tout dit ni communiqué de ce que j'ai à dire là-dessus. . .». De même à Clarke, à la mi-juin 1716, cinq mois avant sa mort, Leibniz déclare: «Je n'entreprends pas ici d'établir ma dynamique ou ma doctrine des for­ces. Ce lieu n'y serait point propre. . .». Il déclarait à Varignon en juin 1712, à propos des forces centrales: «Puisque je crois que la recherche du mouvement, lors­que le mobile est sollicité par un centre ambulant, demande encore quelques médi­tations, j 'y penserai à mon loisir».

La bonne approche du problème de la dynamique leibnizienne me paraît exiger aujourd'hui la méthode suivante: 1° EtabUr les thèses et résultats précis du docu­ment le plus complet sur la question, le très beau manuscrit complexe de la Dyna-mica de 1690, rédigée à Florence, promise à l'édition, puis arrêtée alors que Boden-hausen la lançait sur cette voie; 2° Mettre en évidence les résultats obtenus plus tard, thème à thème, formule à formule, en comparaison avec la grille de lâDyna-mica;3° Dépister par cette comparaison interne les éléments nouveaux et divergents qui ont conduit Leibniz à renoncer à la pubhcation prévue en 1690. Ainsi, par rapport au texte le plus complet et le mieux organisé, on pourrait resituer aussi bien les autres articles de dynamique, que le Spécimen, et que les apports de la correspondance. On verrait alors dans le détail comment cet enrichissement des ex­pressions dynamiques a pu être accompagné des modifications intervenues dans la constitution des automates systémiques successifs. Le regroupement attendu, auquel la Phoronomia d'Hermann est loin de donner satisfaction, exige le «loisir» d'y pen­ser.

Ce loisir, Leibniz ne l'a pas eu. L'aurait-il obtenu que, dès le lendemain, il eût été insatisfait des pensées de la veille. On aboutit ainsi à ce paradoxe que l'œuvre dyna­mique de Leibniz n'existe pas encore! Du moins nous appartient-il de montrer qu'elle existe pour nous si elle n'existe pas ni n'existera jamais en soi!

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D y n a m i q u e e t f o n d e m e n t s m é t a p h y s i q u e s ,

I 25

1 ^ i'' '

j e * .

U Dynamica d e 1 6 9 0 , L H X X X V , 1 1 , 1 8