Methode Naturelle Texte Original de Freinet

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  • 7/28/2019 Methode Naturelle Texte Original de Freinet

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    Bibliothque de lEcole Moderne n8-9

    Mthode naturelle de lecture

    C.Freinet

    1961

    L'erreur des mthodes faussement scientifiques de la scolastique

    Vers des voies plus naturelles et plus efficientes de l'acquisition

    Si vous demandez une maman, - serait-elle agrge ou mme professeur de grammaire et dephontique - selon quelle mthode elle a appris parler son enfant, elle vous regardera tonne.Comme s'il pouvait y avoir deux faons d'enseigner le langage son enfant ! Comme s'il pouvaitmme exister une faon d'enseigner le langage ! Il y a seulement une faon pour l'enfant d'apprendre parler, selon le seul processus naturel et gnral de ttonnement exprimental que nous avons dfinidans notre livre : Essai de Psychologie Sensible Applique l'Education (Editions de l'Ecole

    Moderne Cannes (A.-M.)

    L'enfant jette un cri plus ou moins accidentel, plus ou moins diffrenci. Et il se rend compte - d'unefaon, certes, plus intuitive et inconsciente que formelle - que ce cri a un certain pouvoir sur le milieu,non sans analogie avec les cris qu'il entend autour de lui. C'est ce cri, lentement modul, puis articul,

    qui deviendra le langage.

    Sous quels mobiles, selon quelle norme se fera cette volution, se parfera cette conqute ?

    Nous rsumerons ici ce processus, qui n'est d'ailleurs pas particulier l'acquisition du langage :

    a) L'tre humain est, dans tous les domaines, impuls par un mystrieux principe de vie qui le pousse monter sans cesse, crotre, se perfectionner, se saisir des mcanismes et des outils, afin d'acquriret d'accrotre sa puissance.

    Si ce besoin n'existait pas, toutes nos sollicitations, toutes nos inventions pdagogiques seraientfoncirement inoprantes comme elles le sont dans les tentatives, pourtant patientes et mthodiques,d'ducation des singes.

    b) L'individu prouve une sorte de besoin physiologique, plus que psychologique, fonctionnel,d'accorder ses actes, ses gestes, ses cris avec ceux des individus qui l'entourent, de se mettre l'unisson. Tout dsaccord, toute disharmonie sont ressentis comme une dsintgration, cause desouffrance. Il ne s'agit pas seulement d'imitation : c'est plus profond et plus organique et plusimpratif : c'est un geste qui suscite un geste semblable, un rythme qui impulse les muscles d'unefaon uniforme, un cri qui appelle un cri identique.

    En vertu de cette loi, il est naturel que l'enfant, qui veut crotre en puissance, s'efforce mettre sesgestes et ses cris l'unisson des gestes et des cris de son entourage.

    c) Comment se ralisera cette conqute ?

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    Il n'existe pas d'autre processus que celui du ttonnement exprimental, puisque la science elle-mmen'en est que l'aboutissant.

    Dans son effort pour mettre ses cris l'unisson des cris ambiants l'enfant essaye successivement toutes

    les combinaisons et possibilits qui lui sont offertes par son organisme : mouvement de la langue etdes lvres, action des dents, inspiration ou expiration. Il retient, pour les rpter et les utiliser, lesessais qui ont russi et qui se fixent en rgles de vie plus ou moins indlbiles.

    L'enfant parvient ainsi, en un temps record, l'imitation parfaite des cris qu'il entend. Aprs uneinfinit d'expriences certes, mais l'individu ne mnage jamais sa peine quand c'est toute sa vie qui estengage. Pas plus que le joueur qui lancera tout un jour, et des annes, des boules vers le but pourapprocher de la perfection de ses gestes.

    Et la preuve qu'il n'y a que ttonnement exprimental, et non raisonnement, c'est que :

    L'enfant ne parviendra pas imiter parfaitement s'il entend imparfaitement, si, par suite de quelque

    malformation organique, certaines inflexions ne sont pas perues par son oreille dficiente ;

    Si, bien qu'entendant parfaitement, la gamme des expriences possibles est entame par une faiblessecongnitale ou accidentelle ;

    Et qu'il imite aussi bien les dfauts du langage que ses qualits. Il se met tout simplement l'unissonparfait du langage ambiant. D'o la persistance des accents, des idiomes locaux, comme aussi decertaines prononciations dfectueuses communes une famille ou un groupe vivant.

    d) Seulement, autre principe essentiel qui donne toute son minente valeur l'action ducative : leprocessus de ce ttonnement exprimental peut tre perfectionn et acclr.

    Un milieu aidant qui lui prsente des modles les plus parfaits possibles, qui lui facilite sonexprience personnelle, qui le dirige dans la systmatisation des russites en diminuant les risquesd'erreurs, est sans nul doute dcisif dans cette acclration.

    Mais l'homme commettrait une erreur toujours fatale s'il prtendait changer ce processus, baser sespratiques ducatives sur d'autres principes, faire appel, par exemple, au raisonnement, la logique, lammoire, l'intelligence, une science faussement idalise qui parviendrait, en effet, brler parfoisles tapes, mais au dtriment des individus qui en seraient dsaxs au plus profond de leurs aspirationsvitales.

    *

    C'est pourtant l'erreur commise par la scolastique qui prtend substituer au processus par ttonnementexprimental une mthode apparemment logique et scientifique qui supprime ce ttonnement.Pourquoi laisser l'enfant s'attarder une infinit de gestes mal coordonns, une marche rampante ou quatre pattes, de longues expriences mal diriges le long des meubles ou d'une chaise l'autre,pour arriver enfin cette matrise qui seule importe : la marche rgulire, la course ou le saut. Il suffitde dcomposer scientifiquement les gestes, les mouvements, les contractions ou la dtente des musclesncessaires l'harmonie et l'quilibre, d'enseigner ces gestes - et seulement cela en passant par-dessustous les inutiles essais prparatoires - pour obtenir une ducation plus rationnelle de la marche.

    A dire vrai, ce raisonnement n'a point encore t appliqu ni l'apprentissage de la marche, ni celui

    du langage ; - ou, s'il l'a t, il faut croire que l'chec a t trop patent pour que reprenne l'exprience.O est-ce plutt que, par ses buts particuliers, l'Ecole n'a procd qu' partir des enfants sachant

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    marcher et parler et que, lorsqu'elle s'est attaque la phase prcdente, elle a lamentablement choul o n'avait pu russir la mthode naturelle

    Toujours est-il qu'on distingue arbitrairement entre les acquisitions strictement familiales et lesacquisitions scolaires, et c'est ce qui explique l'tonnement de la maman professeur qui on suggrel'identit des diverses conqutes humaines, et la ncessit donc d'harmoniser les mthodes qui doiventtre galement valables et efficaces dans l'un et l'autre cas.

    Or, comment procder et que vaut cette mthode scolastique ?

    Dans tous les domaines, elle tend supprimer le ttonnement exprimental qu'elle remplace par unexercice et un raisonnement mthodiques.

    C'est le dessin qui dbute par le trait net et droit - sans considrer quel point il est la lente conqutedu ttonnement exprimental - par la courbe mathmatique et mcanique, qui se perfectionne par lacopie servile de modles, avec naturellement interdiction formelle de se livrer tous autres tracsfantaisistes de lignes, ces gribouillages que l'Ecole pourchassait nagure et qui se rfugiaient

    obstinment, plus vivaces, plus expressifs, plus originaux encore, sur les couvertures de livres, enmarge des pages crites, sur le sable, sur le trottoir, sur les portes et les murs. Et nous serions curieuxde savoir dans quelle mesure exacte cette activit ttonne clandestine n'est pas l'origine desmeilleurs succs de la mthode scolastique, jusqu' quel point la vie irrpressible n'a pas, malgr lesrgles, domin la scheresse et la mort de la scolastique.

    C'est l'criture qui dbutait nagure encore par ces cahiers de modles o le trac d'un crayon inexpertest contraint de suivre des pointills, et se continuait par la copie servile de lignes de mots et dephrases, puis de paragraphes ou de pages entires de manuels incomprhensibles et incompris. Et cela,en interdisant avec la mme rigueur le danger toujours renaissant d'une fantaisie qui voudrait bienessayer l'outil nouveau pour la besogne personnelle de puissance et de vie qui, seule, importe.

    Mais l'cole avait beau faire : la fantaisie se glissait malgr tout dans la forme originale des lettres,dans la persistance de particularits graphiques, orthographiques ou syntaxiques qui taient, ellesaussi, la tenace protestation de la vie contre la rgle insense. Et Il resterait encore tablir jusqu'quel point les succs les plus retentissants de l'Ecole ne sont pas venus de ces inconscientesprotestations de la vie qui, malgr les rigueurs de la rgle, a trouv le chemin de l'expressionpersonnelle.

    C'est la lecture qui commente invitablement par le a e i o u, pa pe pi po pu, prliminaires de la suiteapparemment logique et rationnelle de tous ces vocables et expressions barbares par lesquels onaccde enfin la lueur vacillante des pages de lecture courante.

    L'enfant tourne anxieusement les feuillets, la recherche d'une pense qui lui est familire et quianimerait quelque peu l'aridit de cet exercice rationnel.

    Si on interdisait . l'enfant d'imprgner de son propre langage et de ses riches penses l'aridit de cetapprentissage ; si on avait le pouvoir inhumain d'imposer la rptition exclusive de ces vocablesgradus, l'enfant, comme le singe, se fermerait dfinitivement toute exprience logique. Ilchercherait lui aussi, dans la musique ou le chant le moyen de parer cette mortelle erreur ducative.Et ce n'est pas la faute de l'Ecole sans doute si les enfants apprennent lire. Ils apprennent d'ailleurs lalecture comme on la leur prsente - une technique spcifiquement scolastique, sans rapports avecl'expression de penses ou de sentiments intimes, un outil dont on ne se sert qu' l'cole, et qu'onrejette comme inutile dans le foss ds qu'on a franchi dfinitivement le seuil de la classe.

    L'enfant gazouille et chantonne, puis tapote, chante et siffle, sans se soucier de gammes et de tons. Etl'Ecole vient interdire ce ttonnement pour imposer sa mthode soi-disant rationnelle, qui commence

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    naturellement par ce que les scoliastres croient tre le commencement, c'est--dire la gamme et lavocalisation, avec dfense de chanter... tant qu'on ne saura pas chanter juste ! Et l, il n'y a pas d'erreurpossible : si la masse des enfants sait encore chanter et aimer la musique et le chant, c'est parce qu'ilsont chant et siffl hors de l'cole, en conduisant les boeufs, en imitant les trilles des oiseaux joyeux ausoleil levant, ou en jetant en hommage au soir dclinant le concert harmonique de voix pures, chaudeset passionnes exaltant une indestructible confiance en la splendeur de la vie, L'outil soi-disant offertpar l'cole n'est jamais utilis hors de l'cole.

    L'enfant n'attend pas davantage d'tre l'Ecole pour procder d'incessantes expriences naturelles oupour s'initier globalement la mcanique mathmatique. Quand il remue le sable, patauge dans l'eau,ttonne autour du feu, prouve prudemment la solidit ou l'quilibre d'une planche, ne se livre-t-il pasaux plus essentielles des expriences scientifiques ? Et lorsqu'il aligne des btons, compare des tas denoix ou de pommes, rpte une comptine, ne procde-t-il pas cette initiation mathmatique based'expriences ttonnes recommandes par les meilleurs de nos pdagogues contemporains ?

    Mais, fi donc de ce cheminement prhistorique et de ces inutiles hsitations ! L'Ecole gnreusevitera aux lves ces longs dtours par des chemins inconnus. Elle les conduira par la main sur des

    routes scientifiquement jalonnes de lois et de thormes auxquels il suffira de se rfrer pour parvenir la matrise de la connaissance.

    Ce sont l encore pour l'enfant des outils trop perfectionns ; les routes trop droites, trop unies et tropbien encadres, auxquelles il prfre les caprices d'un sentier tortueux dont les tournants rompent lamonotonie de la marche, dont les haies cachent des nids ppiants et des chants d'oiseaux et dont leruban changeant s'allonge comme une chane familire devant les cours de fermes et les porchesd'glises.

    Nous ne croyons pas tre injustes ni malveillants en affirmant que le peu que l'enfant moderne - nousparlons de l'enfant du peuple - a conquis dans le domaine des sciences, il le doit non pas l'enseignement formel de la scolastique, mais au ttonnement exprimental poursuivi sans relche hors

    de l'cole. Si le commerant calcule avec virtuosit, si le vendeur distingue au toucher la fibre et latrame des toffes, si le marchand sur la foire estime avec une tonnante prcision le rendement desbtes qu'il convoite, ce n'est point l'cole, ni ses mthodes, qu'ils doivent leur matrise, mais uneefficiente exprience ttonne qui a t servie par un milieu plus comprhensif que l'Ecole faussementrationaliste.

    Nous avons d'une part la sret et l'efficience de la mthode naturelle, dans l'acquisition destechniques de marche, d'quilibre et de langage ; d'autre part, l'impuissance notoire d'une scolastiquetoujours dpasse par la vie.

    N'est-il pas naturel que nous mettions en doute les techniques de cette scolastique et que nous nous

    demandions si par hasard nous n'obtiendrions pas des rsultats autrement positifs en gnralisant auxdisciplines scolaires le processus de ttonnement exprimental qui a montr son excellence pour lesacquisitions familiales ?

    Nous savons qu'il y a quelque sacrilge abandonner au XX e sicle des voies traces et prpares pardes sicles de pratique scolastique, sous la direction de personnalits d'une considrable minence.

    Fidle pourtant l'esprit des vrais rationalistes et aux injonctions mme des savants qui ont jet lesfondemants logiques et humains des vraies sciences exprimentales, nous osons ce sacrilge ; nousnous engageons pratiquement dans les voies d'efficience naturelle ; nous repoussons l'abstractionscolastique. Conformment au conseil de Claude Bernard, nous rflchissons, nous essayons, nousttonnons, comparons et combinons pour trouver les conditions exprimentales les plus propres

    atteindre le but que nous nous proposons (Claude Bernard - Introduction l'tude de la mdecineexprimentale.)

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    Nous ne nous jetons point aveuglment dans un sentier par dpit de nos checs sur la routetraditionnelle. Nous exprimentons, nous comparons, nous mettons au point des techniques que nousestimons tout autant scientifiques que celles que nous prtendons dtrner.

    C'est une tape de cette laborieuse mise au point que nous allons vous faire assister dans les pagesqui suivent.

    Notre observation exprimentale concerne le processus d'acquisition par l'enfant de la technique del'criture et de la lecture, en liaison naturellement avec la vie, et donc avec le langage qui en est unedes manifestations les plus expressives.

    Nous prenons notre sujet vers deux ans. C'est une fillette, Bal., qui a des possibilits intellectuelles etfonctionnelles normales, qui est place dans un milieu peu prs normal aussi - avec cette rservecependant qu'elle ne connatra gure que par ou dire les mthodes scolastiques, condition d'ailleursindispensable pour que l'enfant puisse, dans sa lente volution, suivre un processus peu prs normalet que nous jugerons ses rsultats.

    Nous allons suivre pas pas cette volution, en expliquant et en interprtant les documents qui enmarquent les principales tapes. Nous ferons ensuite une critique objective de cette observationmthodique et nous terminerons par des considrations pdagogiques qui, ainsi dgages de toutapriorisme, pourront tre considres comme une base solide pour d'autres observations similaires etl'laboration d'une technique plus efficiente et plus rationnelle.

    INITIATION A LEXPRESSIONCRITE ET A LA LECTURE

    PAR LA MTHODE NATURELLE(Observation exprimentale)

    LE DESSIN,ACTIVITE TATONNE PAR EXCELLENCE.

    COMME tous les enfants normalement dvelopps, Bal. a aim de bonne heure prouver sa puissancepar des mouvements mcaniques d'abord, puis par des gestes de plus en plus coordonns de sesmembres, et notamment de ses mains. Quelle joie lorsqu'elle peut balayer la table d'un geste circulairequi fait tomber tout ce qui se trouve sa porte, ou que, aprs avoir prudemment ferm les yeux, ellefrappe de ses mains ouvertes dans la cuvette dont l'eau clabousse en un ravissant jaillissement ! Oulorsque, de ses doigts englus de confiture, elle pose de larges virgules sur la table, sur les murs ou surun tablier tout propre du matin ! Et quel enchantement, le jour o, trempant ses doigts dans l'encrier,elle a produit, par la seule magie de ses gestes, de larges taches qui prennent des airs d'arbres,d'hommes ou de monstres, vivants, mobiles et transformables ! Expriences ttonnes dans toute leursplendeur constructive.

    Bal. m'a vu crire au crayon sur une belle page blanche, et elle a prouv aussitt le dsir de m'imiter ;elle prend un crayon qu'elle saisit maladroitement comme un manche... De ce ct, dception ! rien nemarque. Mais de l'autre, merveille ! chaque mouvement de la main laisse sa trace magique. Leslignes se doublent ou se croisent d'ailleurs au hasard, sans aucun essai de coordination et pourtant, dece premier et informe dessin, nous allons voir, progressivement, natre se prciser et s'panouir la

    subtile expression graphique.

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    Mais l'enfant n'est pas satisfaite de son oeuvre, Elle a vu d'autres enfants sucer consciencieusementleur crayon avant d'crire, et elle se demande intuitivement si le secret de leur russite ne tiendrait pastout dans ce geste rpt comme un rite. Alors Bal. mouille et remouille son crayon et continue sur lafeuille ses traits informes qui sont par eux-mmes pourtant un premier succs.

    Le graphisme, d'abord absolument informe, s'organise lentement. Les doigts acquirent une certainematrise qui aboutit des tracs en quelque sorte spcifiques auxquels l'enfant se cantonne pendantplus ou moins longtemps. Cette premire domination de l'outil est incontestablement un progrs et unevictoire.

    Ce graphisme sera, selon les individus, le trait droit vertical, ou la ligne brise, ou le geste circulaire,ou les mandres - ou des combinaisons de ces lments - ou bien encore des figures gomtriques plusou moins rgulires qui se superposent en se juxtaposant.

    L'enfant continue son ttonnement. Si certains graphismes vont se prcisant et se rptant. il ne fautvoir l aucun parti pris automatique. A ce stade, la fillette ne se dit point je vais dessiner une barre, ouun serpent, ou une maison. Elle exerce sa main, et dans l'infinit des graphismes qui en rsultent, elle

    remarque ceux qui lui donnent le plus de satisfaction et qui sont, quelque titre que ce soit, unerussite. Et elle tend les reproduire de prfrence aux autres. C'est, dans toute sa fconde puret, leprincipe du ttonnement exprimental : Un essai russi tend se reproduire aux dpens desralisations moins heureuses, et cela, en vertu d'une loi de scurit et d'conomie qui fait partie denotre comportement naturel.

    C'est aprs coup, toujours, selon les rsultats de l'exprience, que l'enfant ajuste ses ractions.

    Nous passons un peu rapidement sur ces diverses tapes du dessin enfantin, nous rservantd'approfondir ailleurs ce sujet passionnant pour prciser les divers cheminements du ttonnementexprimental dont nous ne montrons ici que les grandes lignes (voir la srie des Genses (Nosspciauxde l'Educateur) : gense des oiseaux, gense de l'homme, gense des autos, gense des maisons-

    Editions Ecole Moderne Cannes (A.-M.))

    Aujourd'hui Bal. a bauch un graphisme qui lui procure une intime sensation de russite, et qu'ellereproduit diverses reprises avec une prcision croissante dans ses gestes. Elle s'aperoit alors aprscoup , que cela ressemble quelque chose. Pour peu qu'on la stimule ou la suggre dans ce sens pardes questions familires, l'enfant voit dans sa russite une maison, un cheval ou un bb. A partir de cemoment-l, plus ou moins inconsciemment, elle orientera, son graphisme vers les catactristiquesfondamentales du type ainsi dfini verbalement.

    Bal. dessine une figure gomtrique : C'est la maison... Je fais des maisons, encore des maisons !...Tout devient maison !...

    Ou bien, elle dessine un vague rond et dit par hasard, ou par suite d'une concidence fortuite : c'est unouah ! ouah !... Et tous ses dessins deviendront des ouah ! ouah !...

    A 2 ans 5 m., Bal. avait t impressionne par le mystre d'un grand bassin circulaire plein d'eau. Ason retour la maison, elle a russi dans son graphisme un cercle peu prs rgulier qu'elle a ombrd'un gribouillage accident. Un bassin ! Nous nous exclamons de l'opportunit tonnante d'une telleralisation. Pendant plusieurs jours, tous les graphismes furent des bassins.

    A cette phase du graphisme simple, pour ainsi dire non encore diffrenci, succde un graphisme deux lments, conditionn toujours par la loi du ttonnement et de la russite. Bal. ne se dit pas : Jevais dessiner une maman dans la maison... Mais, en contemplant son graphisme elle s'crie, parfois parhasard, ou on ne sait la suite de quelle mystrieuse correspondance intrieure : a c'est la maison, eta la maman dans la maison. (Pl. 1).

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    C'est une russite. Bal. va maintenant la reproduire systmatiquement, en perfectionnantprogressivement sa technique : Les mamans dans la maison.

    Le mme processus de ttonnement prside la naissance des bonshommes, d'abord informes boules

    simples, puis russites qui, au fur et mesure de leur rptition, vont se prcisant et se diffrenciant engraphismes lments multiples.

    Puis vient la phase du graphisme lments juxtaposs. Dans un coin de la feuille, Bal. a dessin samaison traditionnelle avec la petite fille la fentre. Et, par hasard, parce que le papier tait grand,qu'elle n'en avait pas d'autre et qu'elle a rempli les blancs comme elle a pu, il s'est trouv dans un autrecoin une silhouette de bonhomme. Simple concidence l'origine. Pourtant, les voir ainsi juxtaposs,certaines relations profondes, ou au contraire purement verbales, s'tablissent dans l'esprit de l'enfant :a c'est la maison avec la petite fille la fentre. Et a ici c'est le petit garon qui s'en va parce qu'ilest fch avec la petite fille (on devine l le rsultat probable d'un vnement rcent qui a t l'origine de l'explication a posteriori).

    Nouvelle russite. Bal. reproduira maintenant des maisons et des enfants qui s'en vont. Elle iraperfectionnant sa technique non seulement au point de vue graphique mais aussi par rapport lalogique d'explication. Le dessin explicatifest n. (Pl. 2).

    Pendant une certaine priode, ce dessin explicatif se dveloppera concurremment avec une phaseautomatiquede lajuxtaposition graphique.

    L'enfant a russi un dessin qu'elle reproduit facilement, plus ou moins semblable, sur la mme grandefeuille. Simplement par plaisir, d'abord, de reproduire peu de frais une russite, sans autre but que deperfectionner le graphisme. Et voil que, une fois encore, le spectacle de cette juxtaposition veille despenses nouvelles.

    a, c'est des fleurs :

    Et puis voici des fleurs malades qui vont se coucher. (Pl. 3).

    Les termes successifs et parallles de cette volution peuvent d'ailleurs tre juxtaposs sur une mmefeuille, par simple concidence, en tous cas sans intention pralable d'un complexe quelconque. Pourrdiger la planche ci-dessous, l'enfant ne s'est pas dit : Je vais dessiner des marguerites, des rosiers etpuis des petites filles qui vont cueillir les roses... Non : c'est encore le processus qui a jouintgralement. Bal. a commenc par reproduire en srie des lments graphiques, nagure isols,qu'elle estimait russis, et qui lui donnaient, avec un minimum de peine et un maximum de satisfactionau moment donn.

    Et puis, comme par hasard sans doute, peut-tre la suite d'une erreur dans le graphisme de srie, lesommet des tiges s'est orn d'appendices qui auraient pu tout aussi bien se muer en oreilles mais dontla disposition autour de la tige centrale reprsente aussi des fleurs. L'enfant s'en rend compte et, enamliorant un petit peu son graphisme dans ce sens, elle obtient des fleurs. Et elle explique alors :

    1 a c'est des marguerites (on dirait plutt des silhouettes humaines qui ont volu par accident versle genre fleur).

    2 Pas d'explication. C'est la srie intermdiaire.

    3 a, ce sont des rosiers !...

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    Et au-dessous, comme il restait de la place et qu'elle tait sans doute lasse de ce genre de graphisme,Bal. reproduit un autre graphisme systmatique, des bonshommes fabriqus en srie, selon une facturequi a prcdemment russi et laquelle l'enfant se tient par conomie d'efforts et par scurit dans larussite, jusqu' ce que le hasard ou l'accident suscitent une nouvelle volution.

    Et, en considrant cette nouvelle juxtaposition, tout fait accidentelle, puisqu'elle n'aurait pas eu lieusi la page n'avait pas t aussi vaste, Bal. organise un complment d'explication a posteriori.

    4 Les petites filles qui vont cueillir les roses. (Pl. 4),

    Comme on le voit, l'explication a posteriori cadre parfaitement avec la loi du ttonnement qui guidel'volution du graphisme enfantin. Ce n'est nullement la pense qui dirige et qui rgle l'acte decration. C'est de la cration que naissent l'origine l'explication, la comparaison et la pense. Lechangement et le progrs nous apparaissent comme une consquence rgulire et gnrale del'accident que l'individu a saisi, interprt, utilis avec un -propos dont la sret pourrait bien tre undes signes essentiels de l'intelligence. Les exemples abondent et nous sommes contraints de nouslimiter.

    Dans la rptition systmatique des bonshommes, Bal. a donn un coup de crayon maladroit sur l'oeild'un des personnages. Et elle explique : Regarde ce qu'elle a dans l'oeil. Elle s'est mis le doigt dansl'oeil, tant pis pour elle ! (Pl. 5).

    Voici les mmes bonshommes :

    1 Par hasard, la bouche est large et les dents forcment longues pour remplir cet ovale dmesur : La petite qui rit... elle est contente .

    2 Cette autre, au contraire, a une expression bien diffrente : Celle-l n'est pas contente, elle voulait

    un placard et il n'y en a pas .3 A cette troisime, elle se rend compte qu'elle a plac le bras trop haut. Qu' cela ne tienne : a faitrien si j'ai mis le bras trop haut... Elle lve le bras . (Pl. 6).

    Ces explications a posteriori sont tout fait caractristiques.

    Dans la planche, un trac supplmentaire s'est trouv accroch au doigt : Le bb a pris un panier ...

    Et comme il faut rtablir l'quilibre, la figure ct aura un panier chaque main. (Pl. 7).

    Les deux planches qui suivent sont parfaitement caractristiques de nos deux principes d'explication a

    posteriori et de juxtaposition accidentelle dclenchant une relation explicative. (Pl. 8).

    Au 1, une erreur graphique a produit un appendice latral. Bal. Explique : une poche !

    La figure 2 a l'air mcontente et irrite : Celle-l, elle veut le goter... C'est pas encore quatreheures... Elle a le goter dans sa poche .

    Le 3 tait mal russi. Le gribouillage envahit les jambes : Le pantalon qui est trop long .

    La juxtaposition des figures suscite de plus ces deux explications de relation : Les petites filles ontdes jupes, le garon a des pantalons (4) et celle-l rit de la petite qui est mal coiffe (5). (Pl. 9).

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    Bal. a ajout la main d'une de ses figures deux traits ( peu prs srement accidentels) quiressemblent des ciseaux.Elle reproduit ct cette russite. La juxtaposition des figures suscite lesexpressions, de relation suivantes :

    1 et 2 : Ils ont les cheveux noirs.

    3. La petite fille qui pleure. Elle veut couper les cheveux au petit frre.

    d'lments peuvent tre interprts de diffrentes faons selon les besoins du moment. Un rond sur lapage peut tre aussi bien une assiette qu'un bassin ou un champ. Et on sait comme il est facile dedclancher sur un de ses dessins la volubilit explicative d'un enfant qu'il suffit pour ainsi dire demettre sur la voie : Qu'est-ce qu'il fait ton petit crayon ?... Mme si on ne distingue pas minehumaine.

    - que l'enfant ce stade est incapable d'illustrer un texte, c'est--dire de conformer son dessin unepense donne a priori. Quand, dans nos coles travaillant l'imprimerie, les enfants au-dessous de 8ans illustrent leur texte journalier, leur dessin n'a jamais qu'un rapport fortuit, ou du moins trs lche

    avec la pense imprime. C'est une ralit dont nous devons tout simplement prendre notre parti.

    Il se peut que le dessin, cette phase ttonne, rponde certaines ncessits subconscientes. Maisl'ide est tout instant trahie par l'imperfection technique. C'est, d'une part, travers cetteimperfection, d'autre part l'examen des explications a posteriori que nous devrions tudier le dessinenfantin. Mais nous ne faisons que signaler ici le problme approfondir.

    Bal. est ce stade au dbut de sa quatrime anne :

    - Elments diffrencis reproduits systmatiquement, soit sur la mme page, soit sur des pagesspares.

    - Apparition d'lments nouveaux au hasard des graphismes et des juxtapositions.- Explication a posteriori tant des lments isols que des relations entre lments juxtaposs.

    Elle n'prouve aucun besoin de lecture ni d'criture. L'expression verbale, la prsence corporelle, lamimique lui suffisent pleinement pour la satisfaction de ses besoins. Il n'y a point chez elle ce besoind'expression intime que nous placerons plus tard au centre de nos techniques de travail. Et c'estpourquoi aussi le dessin ne saurait, ce stade, tre expression. Il se prsente exclusivement commeactivit ttonne, essai permanent et ingnieux d'une force jeune qui part la conqute du monde,griserie d'une cration qui, de rien, fait jaillir des formes, des ressemblances, des penses et dessentiments.

    Et c'est parce que, cet ge, le dessin n'est pas encore expression ni communication consciente, qu'il

    ne s'impose pas l'esprit enfantin. C'est un moyen de cration parmi beaucoup d'autres. L'enfant, quidispose d'autres possibilits d'expriences et de cration, qui peut essayer sa puissance sur les plantesde son jardin ou les animaux de sa basse-cour, qui peut manier des outils simples, crer de ses mainsdes formes nouvelles ou aider l'panouissement de la vie, cet enfant ne pense mme pas au dessin.Le dessin n'est qu'un moyen commode, puisqu'il a l'avantage de ne ncessiter qu'un crayon et un boutde papier, une sorte de substitut des activits essentielles qui supposent, elles, matriel, outils et milieuaidant.

    Ceci dit pour remettre sa vraie place dans le processusde formation, la question du dessin, qui estsurtout, notre avis, une tape indispensable pour l'accession normale l'criture et la lecture -lesquelles ne sont pas, elles non plus, quoi qu'en pense la scolastique, des activits majeures,indispensables l'quilibre et la puissance, mais des outils que le disque, le cinma, la radio et latlvision sont d'ailleurs en train de dtrner et de dpasser.

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    Donc, Bal. n'prouve aucun besoin de communiquer sa pense par le dessin ou par l'criture. Elle n'aaucune ide de la signification profonde de la lecture. Elle ne comprend absolument pas pourquoilisent les enfants et les adultes, ni ce qu'ils peuvent bien lire. Il lui arrive pourtant de prendre elle aussi,un livre sur lequel elle lit, imperturbablement, sans hsiter, et le plus srieusement du monde... ce quiest dans sa propre pense... sans se douter qu'il puisse y avoir une autre solution ce problme de lalecture. Elle ne fait point cela comme jeu mais parce qu'elle croit vraiment que ceux qui lisent,dchiffrent sur le papier ce qui est en eux, comme elle lit, elle, sur des dessins, ce qui est dans sapropre pense, et exclusivement cela.

    Ne nous tonnons pas trop, car nous n'avons, nous-mmes adultes, franchi que trs relativement cettetape et que nous sommes rarement rompus la lecture objective totale, l'examen non intuitif d'undessin. Et c'est tant mieux, dirons-nous !

    Nous verrons pourquoi.

    DU DESSIN A L'CRITURE

    Dans cette monte incessante du ttonnement exprimental l'influence aidante du milieu est vidente.Mais l'ducation traditionnelle elle-mme n'est-elle pas une influence, autrement exigeante, puisqu'elleimpose ses penses, ses gestes, ses rythmes et ses lois ?

    Parce que nous avons soustrait Bal. la tyrannie des mthodes scolastiques, nous n'avons pas fait pourcela le voeu de la faire vivre l'cart du monde, telle un nouveau Robinson, ni d'interveniraucunement dans son ducation. Seulement, nous intervenons d'une faon diffrente, nous contentantde lui montrer des exemples les plus parfaits possibles, de mettre sa disposition les outils propres satisfaire son besoin de cration, d'expression et de relation. Nous sommes aidants pour acclrerson exprience ttonne d'abord, puis, son amnagement personnel ensuite.

    Tout en relatant en dtail l'volution du processus d'acquisition, nous ne manquerons pas d'indiquer aupassage les formes techniques de l'aide qui constitue l'essentiel de notre apport la formation et auxacquisitions des enfants.

    Bal, me voit crire avec une grande facilit, comme si je faisais une chose naturelle. Comme pour lalecture, cela ne l'tonne pas davantage. Puisqu'il est si facile de lire d'ailleurs, il n'est certainement pasplus difficile d'crire, (Pl. 10),

    Voici la planche 10 qui est caractristique de cette tape de l'exprience de Bal. : lmentssystmatiques juxtaposs en groupes homognes superposs.

    1. Des fillettes vont l'cole : elles portent le panier du goter ;

    2. L, ce sont des arbres au bord du chemin ;3. Le petit enfant ne veut pas rentrer l'cole : il a perdu son panier.

    Tout cela, non contente de l'exprimer oralement en une explication a posteriori, Bal. l'crit d'unmouvement rapide du crayon qui dnote dj une certaine matrise du geste, mais o ne se distingueencore aucune trace de diffrenciation.

    Baloulette a remarqu que, dans l'inscription des adresses, je souligne le nom des villes, et que jesouligne de mme mon nom dans ma signature. Elle a, sans doute, eu alors comme l'intuition que cetrait avait une importance dterminante dans le processus d'criture. Cette observation oriente sonttonnement vers une technique primitive laquelle elle se tient pendant plusieurs semaines. Quandelle a termin sa page, elle signe et souligne. (Pl. 11).

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    Bal, a donc maintenant abord une tape nouvelle dans sa page, il y a, d'une part, le dessin et, d'autrepart, un texte manuscrit qui en est le complment ncessaire pour l'explication narrative du dessin - ouqui n'est peut-tre rien d'autre qu'un essai qui va se perfectionnant dans l'imitation d'une techniquedont l'adulte fait ostensiblement grand cas.

    (Pl. 12).

    Bal. commence donc signer.

    Puis, selon le mme principe toujours de rptition des graphismes russis, elle crit deux fois, troisfois le mme motif - soulign naturellement.

    Maintenant, le mme motif soulign et rpt prend place dans le corps mme du dessin et non plus enappendice. (Pl. 13).

    Et puis, voici apparatre, en plus de ce motif primaire qu'on n'abandonnera que lorsque, remplacavantageusement par d'autres russites, il sera devenu inutile, voici donc apparatre d'autres signes

    peine diffrencis qui ont tout l'air d'tre un essai plus analytique d'criture.

    Dans les planches suivantes, nous mesurons pas pas la lente diffrenciation de l'criture. (Pl. 14).

    On voit apparatre le premier signe diffrenci : la croix qui imite le t. C'est une premire russite, etd'une reproduction facile et simple. Ce n'en est pas moins pour l'enfant une conqute dfinitive, unemarche franchie qui servira comme de point d'appui et d'tai pour les autres conqutes. On remarqueaussi, dans cette planche 15, un retour au dessin juxtapos et superpos avec texte compltant la page.Apparition des e ou 1.

    En plus des t et des 1, les o ou les a se diffrencient lentement.

    Planche 15. - Remarquer, en plus des signes prcdents la disposition synthtique du texte avec titre(soulign) et signature (souligne).

    Nous sommes l'aube de l'criture vritable.

    LCRITURE se dgage du dessin

    Une premire grande tape de l'criture est maintenant franchie.

    L'criture, d'abord simple signature, puis texte indiffrenci incorpor au dessin, puis complment du

    dessin, commence maintenant son histoire autonome. Le dessin, lui aussi, continuera son volution pardes voies qui lui sont particulires et que nous n'examinons pas ici.

    Mais, partir de cette sparation, il faut, pour que l'volution se poursuive, qu'intervienne un lmentnouveau sans lequel l'criture n'aurait aucune raison d'tre.

    Le dessin, lui, peut se suffire. Il produit de la beaut, de la vie, ou du moins l'image de la vie. Il est unecration exaltante, surtout lorsqu'il se pare de la magie des couleurs.

    Le texte manuscrit livr son propre sort n'est que gribouillage sans signification intuitive ni attirantebeaut. Il ne prend sa valeur que par sa fonction d'outil, de truchement pour exprimer un dsir, unepense ou un ordre. Mais encore faut-il qu'on prouve le besoin d'exprimer ce dsir, cette pense, cet

    ordre ; et que, impuissant les exprimer directement ou par l'intermdiaire d'autres truchements pluspratiques (la voix, le geste, la mimique), on sente la ncessit d'avoir recours cet outil.

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    C'est l une condition essentielle au maintien de cet lan fonctionnel qui, jusque l, a impuls tout lettonnement. A l'emploi de ce moyen non naturel d'expression, il faut donc trouver une motivationparticulire qui le ncessite. C'est en partie, faute d'avoir dcouvert cette motivation que l'Ecole a denseigner par l'extrieur et par la contrainte - ou le jeu - une technique dont l'enfant ne sentaitnullement la ncessit vitale. Cette motivation, d'ailleurs, nous le reconnaissons, n'tait gure possibleau temps pas bien lointain o l'homme n'avait pour ainsi dire jamais correspondre avec des hommesloigns. Le cercle de vie tait rduit la zone de travail et la parole suffisait pour les relationsnormales d'individus individus, et mme de gnration gnration. Dans les cas graves, l'individuse dplaait lui-mme pour aller porter au loin, par la parole et les gestes, sa propre pense.

    Les temps ont radicalement chang ce point de vue. Les dcouvertes mcaniques intensifiant lesdplacements humains, ont rendu ncessaires les moyens de communication longue distance. Lasocit y a pourvu, parce que c'tait pour elle une question d'efficience et de vie. Elle y a pourvu parl'organisation d'un service acclr des Postes, par l'utilisation toujours perfectionne de l'criture et del'imprimerie, puis par la photographie, le tlgraphe et le tlphone, et enfin par le cinma, les disques,la radio et la tlvision.

    L'Ecole, elle, est reste timidement au stade primitif, hsitant utiliser ces moyens, se ratatinantarbitrairement sur elle-mme, pour que soient superflus ces moyens intensifis de communicationraliss par la science moderne. Dans ces conditions, nous le rptons, toute motivation de l'crituretait impossible. L'exprience, dont nous rendons compte, est, on le voit, la consquence directe del'introduction dans nos coles des nouvelles techniques d'expression et d'intercommunication,notamment par l'Imprimerie l'Ecole, le journal scolaire et les changes,

    Pour ce qui concerne ce premier degr scolaire, les changes constituent la meilleure et la pluspratique des motivations. Elle est techniquement soutenue, ne l'oublions pas, par la pratique del'Imprimerie l'Ecole et du Journal scolaire.

    Notre Ecole est en correspondance avec d'autres coles sur la triple base des journaux scolaires, del'envoi de lettres et d'objets divers par colis. Bal. baigne dans cette atmosphre de communication distance, de correspondance. Elle reoit des lettres, avec photos et jouets. Elle comprend alors, ouplutt elle sent la raison d'tre de l'criture et de la lecture. Cette sensation est encore accentue par lefait qu'elle nous voit souvent crire, qu'elle cachette elle-mme les enveloppes qui portent nos joies,nos peines, nos dsirs, nos sollicitations vers la mm, vers la marraine ou la petite cousine. Nouscultivons chez Bal. ce besoin de correspondance tant scolaire que familiale. C'est ce besoin qui sera lemoteur de l'exprience ttonne qui continue dans cette branche diffrencie maintenant de l'criture.

    Sous cette impulsion donc - et cette considration essentielle - Bal. crit maintenant ses premireslettres indpendantes du dessin, qui n'ont plus ni la mme fonction, ni la mme destination intime.

    L'enfant ne fait pas de devoirs d'criture, pas plus que bb ne fait des exercices de langage ou demarche ; elle crit mm ou marraine, tout comme bb parle pour influer sur son entourage etmarche pour atteindre un but dont il a conscience.

    Voici les premires lettres indpendantes, crites 4 ans 3 mois. On constatera tout la fois lapersistance mcanique des premires acquisitions : signature souligne, croix (t), et la diffrenciationprogressive et globale de l'ensemble du graphique, (Pl. 17).

    A 4 ans 4 mois, Bal. crit sa cousine, et voici une de ses lettres :

    De l'examen plus particulier de ces deux documents, nous dduisons des progrs qui sont d'indniablesconqutes dans la voie du ttonnement :

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    - les lignes sont peu prs rgulires, avec une marge caractristique - qui est certainement unerminiscence imitative - dans la planche 16.

    - de ce graphisme global mergent avec une nettet croissante les premiers signes diffrencis : t, o, a.Les e et 1 sortent de l'ombre et prennent forme de plus en plus selon les principes dcisifs duttonnement exprimental.

    A ce stade d'criture autonome, vers cinq ans donc, Bal. spare dfinitivement ces deux activits,dessin et criture, et commence, en consquence, s'intresser la technique de l'criture, Elle se rendcompte qu'il ne s'agit plus ici seulement d'un graphisme intuitif, mais qu'il peut y avoir certainesrgles, et des formes fixes imiter.

    C'est partir de ce moment-l seulement qu'elle s'intresse vraiment au texte rdig en commun enclasse et s'essaye le reproduire ! Elle copie quelques lettres ou mots d'un livre ou d'un journal. Elles'applique pendant quelques jours la reproduction des chiffres qui sont des signes nettement spars,d'une forme plus gomtrique et moins capricieuse que les lettres.

    Nous allons assister d'abord l'volution de ces exercices spontans, ou plutt poursuivis noncomme devoirs, mais sous l'impulsion des besoins ns de notre puissante motivation.

    Dans la planche 18, Bal. aprs avoir li un commerce plus intime avec l'criture, copie visiblementpour acqurir la matrise de la technique, comme bb monte et descend les marches d'un escalier parpur exercice motiv.

    Laplanche 19 est une merveille de documents pour notre dmonstration :

    - Bal. essaye sa matrise et elle s'en tient ici aux signes pour le trac desquels elle a prcdemmentrussi : 2-4 1 0 8 (combinaison simple du 0 et de la barre).

    - Les lignes sont soulignes : rminiscence des graphismes prcdents non encore abandonns.- Bal. a copi sa signature et la perfection de sa russite est certainement l'aboutissant de nombreuxexercices pralables. La signature est, elle aussi, souligne.- Ce graphisme de la signature, on le remarquera, est tout prs du dessin. Les signes, loin d'tre rigideset heurts comme dans une criture base analytique, sont souples et lis et forment une sorted'harmonie synthtique.- N'est-il pas caractristique, enfin, que l'enfant ait prouv le besoin de doubler cette signature qui estun mlange dlicieux et expressif du dessin et de l'criture. Il y a l plus que de la fantaisie, maisl'expression subconsciente de la suite d'un processus qui ne souffre d'aucune coupure.

    Dans la planche 20, Bal. a continu ses exercices . Elle a copi des mots au hasard, dans ungraphisme trs li, qui est lui aussi tout prs du dessin.

    LE SENS DES MOTS

    Et voici un nouvel chelon de franchi. Bal. est au dbut de sa 6e anne.

    Dans sa lente exprience ttonne, elle est maintenant parvenue une matrise suffisante de songraphisme crit pour reproduire avec une sret, une rapidit et une perfection satifaisantes la plupartdes mots qu'elle copie.

    Alors seulement, une fois atteinte cette matrise lmentaire, un rapport s'tablit dans l'esprit de

    l'enfant entre le graphisme des mots et la parole ou la pense. Naturellement ces rapports s'tablissentd'abord avec les mots les plus courants. Pour Bal. ces mots sont les noms de ses amies.

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    Elle a maintenant cinq ans et demi. Elle dessine des enfants. Son dessin est plus parfait dans sa formeet elle a dfinitivement franchi le stade de la juxtaposition et de l'explication a posteriori. Son dessinest maintenant une composition, c'est--dire la ralisation dlibre de graphismes diffrencis etorganiss les uns par rapport aux autres pour exprimer un rsultat consciemment ou inconsciemmentvoulu.

    Dans la pratique pourtant ce rsultat n'est pas toujours celui que l'enfant se proposait d'obtenir. Lepassage d'un stade l'autre est naturellement gradu. Le processus du ttonnement joue encore et Bal.modifie parfois son graphisme en cours d'excution, ou change mme l'explication selon le hasard desrussites (reliquat d'explication a posteriori). Dans son allure gnrale, pourtant, l'explication n'est plusa posteriori. Le dessin devient une expression, un langage.

    Bal, conjugue intimement ce langage aux premires conqutes de l'criture.

    Dans laplanche 21, elle a dessin des enfants qui se promnent dans un cadre qui lui est familier, Souschacun des personnages elle inscrit le nom. Pas spcialement d'ailleurs pour ajouter plus de sens audessin mais plutt par besoin d'allier sa matrise de l'criture la matrise du dessin, de faire

    fonctionner l'outil nouveau dont elle s'est saisie.

    Elle s'appliquera ainsi copier, sur les dessins, ou sparment, les noms propres qui lui sont familiers :Papa Maman. Mm, Max, Foune, Pigeon, Germaine, etc...

    Elle utilise au mieux ces premires conqutes. Tout comme le bb qui est parvenu prononcercorrectement quelques mots qu'il rpte inlassablement en vertu du mcanisme d'acquisition ttonneet de rptition, dans un but de scurit et de succs, des essais qui ont russi. Pendant longtemps cespremiers mots connus seront, eux aussi, comme les pivots de tous les graphismes, et nous les verronslimins ou minimiss dans leur emploi, mesure seulement que s'enrichira le vocabulaire.

    Il y a, dans tout ce processus, un double aspect de fixation au pass et d'audacieuse pousse versl'avenir. Une expression vulgaire rsume fort bien ce processus plus gnral qu'on ne croit : Ne passe lcher des mains avant de toucher des pieds . Ce qu'il a acquis, ce qui s'est incorpor son devenir,les outils et les techniques qui lui valent de la puissance, l'enfant ne les abandonne pas tant qu'il n'estpoint assur d'un mieux vident et qui a dj fait ses preuves, qui limine pratiquement lecomportement dsuet.

    Le paysan n'est jamais des premiers acqurir une automobile. Il a son char--bancs auquel il attelleun mulet, d'ailleurs bon tout faire. On lui reprsente bien les avantages de l'auto. Mais il en voit aussiles inconvnients, Ce n'est que le jour o la pratique courante et la ncessit auront plac l'auto dans lecircuit vital de l'homme que seront limins les procds arrirs et dsuets de locomotion.

    L'enfant procde de mme, avec une excessive prudence, paradoxalement lie une imperturbableintrpidit. Ou plutt ce sont l les deux termes qui se balancent d'un mme et ncessaire quilibre. Aucours de l'volution qui va suivre, nous verrons sans cesse de nouvelles acquisitions s'ajouter auxconqutes primitives, s'y intgrer ou s'y juxtaposer plus ou moins logiquement. Mais ces conqutespersistent alors mme qu'on n'en voit plus l'utilit, comme ces vieux habits uss qu'on n'envisage dequitter que le jour o l'on dispose d'habits nouveaux suffisants, mais qui, mme alors, collent siparfaitement au corps, sont tel point familiers, qu'on ne les abandonne qu' regret, qu'on les retrouveavec plaisir lors des besognes difficiles et qui, mme rejets au tas de chiffons, ne veulent pointmourir.

    Dans laplanche 22, les modalits de ce processus sont caractristiques :

    - lettres crites les unes la suite des autres (rptition graphique dj automatise) ;

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    - noms connus intercals dans le texte : maman, papa, papa, maman, Dd, Lulu, Pigeon, Max, Coco,Fifille et Foune, Line, Nol, Max.- quelques mots ou signes nouvellement connus viennent s'intercaler au hasard dans le texte (le futurqui imprgne l'acquit prsent) : et, lit, 9 ma.- le ? notamment apparat comme une conqute toute rcente, tel point que Bal. lui fait l'honneur dele rpter pour encadrer sa signature ;- des dessins sont juxtaposs au texte pour en complter l'explication (rminiscence du pass, ou ideaujourd'hui plus familire du texte illustr).

    S'EXPRIMERAVANT DE LIRE

    Nous en sommes l. Sans la leon, par la seule exprience sensible impulse d'abord par le dsir decration et de puissance, par la motivation extrieure ensuite, l'enfant est parvenue l'aube de l'critureconsciente. Elle s'exprime par cette criture comme elle s'exprime par le dessin ou le langage, plus oumoins maladroitement encore, plus ou moins imparfaitement. Mais l'outil est en mains : il suffitmaintenant de se familiariser avec sa pratique.

    Arrtons-nous un instant ici pour procder quelques observations qui rpondront d'avance auxquestions inquites de ceux qui doutent parce qu'ils ne sentent plus la vie vibrer en eux ni autour d'eux.

    Bal. a maintenant six ans et ne fait en classe que de trs rares apparitions. Elle ne sait encore crire queles quelques mots que nous venons de voir. Elle n'est donc pas en avance par rapport aux lvesnormaux des coles. Elle serait mme trs sensiblement en retard. Ou plutt il n'y a pas de vraiecomparaison possible puisque ce sont deux processus, deux techniques totalement diffrentes. Commesi on prtendait que ce bb qu'un pre maniaque dresse rpter quelques mots, comme un perroquetdbite ses tirades, est en avance sur tel enfant qui monte normalement mais qui ne sait encoreprononcer correctement aucun vocable.

    A l'cole, les enfants sont dresss de bonne heure imiter les lettres, copier des mots et des phrases,mais ce n'est l poureux qu'acquisition formelle. Pour Bal., l'exprience, si imparfaite soit-elle, est djorganiquement intgre l'tre, et on ne l'en sparera plus.

    Il se peut d'ailleurs que, dans l'ensemble pourtant, et tout compte fait, il y ait effectivement retard dansl'acquisition de cette technique d'criture. L'Ecole actuelle, du fait de l'anomalie de ses techniques, visesouvent des normes qui sont prmatures et qui cessent d'tre valables pour une ducation normale.C'est un peu l'histoire du livre et de la tortue. C'est, en dfinitive, le rsultat final qui compte, c'est--dire la matrise de l'criture en fonction de la formation de la personnalit. Et l nous sommestranquilles.

    Il y a, par contre, un avantage incontestable - et qui compte - que nous pouvons inscrire tout de suite notre actif : du fait de l'erreur initiale des mthodes, l'Ecole traditionnelle doit contraindre l'enfant crire, lire, travailler. Et dieu sait si cet apprentissage est laborieux, A tel point que les instituteursfuient les classes prparatoires o la besogne est si ingrate, alors que la maman voudrait garder sonenfant cet ge dlicieux et mouvant des premires conqutes.

    Pour Bal. et pour tous les enfants qui bnficient des mmes techniques naturelles, il n'y a pas deleons, pas d'obligations, pas plus qu'il n'y a obligations ou leons la maison pour l'enfant qui montedu premier cri jusqu'au langage expressif peu prs parfait. Il suffit d'un milieu aidant et d'uneexprience ttonne suffisante. Baloulette n'a pas mme besoin de venir en classe pour continuer acqurir une technique d'expression.

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    Bal. veut crire des lettres. Elle ne se ccntente plus maintenant de ses graphiques primitifs ; elle serend compte de leur imperfection. Elle demande alors qu'on crive sous sa dicte les lettres qu'elledsire adresser et elle les copie soigneusement, ce qui est d'ailleurs un excellent exercice. Mais commeon n'est jamais si bien servi que par soi-mme, elle prouvera bientt le besoin de se passer desecrtaire et d'crire ses propres lettres.

    Elle n'a jamais subi la moindre leon d'criture. Elle dessine les modles. Trs imparfaitement d'abord,de mieux en mieux ensuite.

    En navigant autour de la casse d'imprimerie, en s'amusant remplir des composteurs et composer, enjouant avec les mots, Bal. a appris le nom de toutes les lettres de l'alphabet.

    La rapidit et la sret de ces acquisitions sont fonction de la richesse du milieu dans lequel volue etagit l'enfant. Si, dans une famille non aidante , l'enfant entend rarement parler, ou si on parleincorrectement, il apprend moins vite parier et moins bien - toutes autres conditions gales - que s'ilse trouve dans une famille aidante , cultive et harmonieuse, au langage prcis et pur. Nous nemconnaissons donc pas la fonction ducative de l'Ecole. Loin de l. Nous pensons seulement que

    cette fonction est mal comprise, qu'elle porte faux et s'exerce donc avec une regrettable inefficience,pour ne pas dire plus. Nous voulons faire mieux, en redressant le processus, en amliorant les outils,en perfectionnant les techniques.

    Bal. ne sait toujours pas lire et ne veut pas lire. Lire la pense des autres ne lui dit rien. Il y aprobablement cela deux raisons : la pense des autres ne la tente pas ; sa propre vie lui suffit. Nonpas par suite de je ne sais quel gocentrisme congnital, mais parce qu'elle a tant faire pour organiserson propre difice avant de s'intresser vraiment l'difice des autres. Pourtant les lettres sont unepremire tape sur la voie nouvelle, la premire antenne dirige vers la vie d'autres enfants. La lectureva natre bientt de la ncessit de lire cette correspondance. Mais, deuxime raison, et qui a savaleur : la lecture est une technique qui la dpasse et qu'elle apprhende. Comme l'enfant qui ne saitpas monter bicyclette et qui a peur de se lancer. Alors, pour l'instant, Bal. se fait lire les lettres qu'elle

    reoit.

    Incontestablement, la mthode traditionnelle parvient par des leons systmatiques, inculquer bienavant six ans les rudiments de la lecture, Cela ncessite des leons, donc de l'obligation et del'obissance, A moins que, par des procds vivants ou par le jeu on parvienne liminer les dangersde la leon et de l'obligation. Mais c'est toujours le mme refrain : il ne suffit pas de partir trop tt et toute vitesse. C'est le point d'arrive et l'tat de l'enfant cette arrive qui importent.

    Il reste alors examiner si, par hasard, le processus naturel de Bal, ne serait pas en tous pointsprfrable et s'il ne mnerait pas plus srement ce but.

    Notre tude rpondra cette question. Il restera, certes, contrler, vrifier nos observations, prouver la technique nouvelle. Ce sera l'oeuvre des ducateurs qui auront rflchi aux possibilits devoies logiques qu'on avait toujours mconnues.

    Contrairement la tradition pdagogique, l'criture et la lecture ne sont pas du tout indispensables audveloppement normal du jeune colier. Et si elles ne sont pas indispensables, elles risquent fort d'trenuisibles en troublant le processus naturel de croissance et d'acquisition.

    Le souci de l'cole actuelle de hter l'acquisition au moins rudimentaire de ces techniques vient toutsimplement de l'indigence du matriel et des mthodes en usage. L'instituteur se considre commesauv - lui, pas ses lves - le jour o le Cours prparatoire sait lire et crire, parce qu'alors il peut leurdonner des devoirs et leur faire rciter des leons, puisque c'est ces occupations que se borne le

    travail scolaire. Avant cette conqute on ne sait trop souvent comment occuper les petits... sauf lesamuser l'aide de jeux pompeusement qualifis d'ducatifs.

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    Mais si nous introduisons l'cole tous les degrs - des outils et des techniques qui permettent untravail rpondant aux besoins fonctionnels des enfants, alors le problme de l'acquisition en criture-lecture ne se pose plus avec la mme acuit. Nous n'essaierons pas de doter les oisillons d'ailes facticespour les prcipiter trop tt hors du nid. Nous laisserons patiemment les plumes fleurir et s'panouir,assurs que nous sommes que l'envol viendra immanquablement, au moment voulu, naturel etpuissant.

    Le processus de perfectionnement de l'criture

    Le propre de notre technique base sur la vie, c'est que l'enfant qui en bnficie veut toujours fairemieux, aller plus vite et plus avant. Sentiment d'ailleurs naturel l'homme, sans lequel il ne saurait yavoir de progrs et que l'Ecole traditionnelle - et c'est l sa plus lourde et plus radicale condamnation -ne sait que refouler jusqu' l'touffer.

    Bal. sait crire les noms qui lui sont familiers, mais cela ne la satisfait pas ; copier ses lettres aprs lesavoir dictes est ressenti par elle comme une inutile dpendance et un asservissement. Ses camarades

    plus ges crivent leurs lettres : elle a hte elle aussi de parvenir cette criture autonome.

    Elle utilise pour cela les outils et les moyens qui sont sa disposition, mais toujours selon les mmesprincipes de ttonnement exprimental. Nous allons pas pas tudier ces outils et ces moyens. Maisnous ne nous presserons pas de gnraliser les conclusions de cette tude. Il y a des chances pour que,dans leur ttonnement conditionn par des contingences diffrentes, d'autres enfants ragissent dans ledtail selon des lignes parallles, certes, mais non identiques. Nous voulons montrer seulement que,dans ses principes essentiels, le processus naturel d'acquisition et de progrs est le mme aux diffrentsstades et pour tous les individus dans quelque milieu qu'ils se trouvent : exprience ttonne, rptitiondes essais russis selon les principes d'conomie, de scurit et de puissance, ncessit cependant dene pas se lcher des mains avant de toucher des pieds, prudence et audace au service de la vie qui

    toujours veut monter et s'affirmer.

    Voyons donc comment procde Bal.

    Elle a remarqu que certains mots et expressions reviennent souvent dans les lettres. Elle apprend lescrire, puis se fixe dans leur utilisation pour les ressortir automatiquement dans tous les crits, commeelle a rpt pendant si longtemps le graphisme qui reprsentait sa signature souligne. Elle procde encela exactement comme le bb qui a appris un mot nouveau ou une expression qui l'enchante et aautour de lui un vident succs et qui mle ce mot ou expression toutes les manifestations primitivesdu langage.

    Bal a aussi appris. Pour le dbut :

    Cher papa, chre maman, chre mm, chre marraine.

    Et pour la fin :

    Je t'embrasse fort, fort. Baloulette.

    Mais comme ce cadre ne suffit tout de mme pas remplir une lettre, elle intercale entre ces deuxextrmes les noms propres qu'elle connat.

    La lettre suivante est absolument typique cet gard. (Pl. 23)

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    Mais l'lan est donn : Bal. sait crire une lettre toute seule, et une lettre qui exprime quelque chose etqu'on comprend. Elle ne s'en tiendra d'ailleurs pas ce rudiment, et va continuer perfectionner sesralisations. Bien sr, il n'est pas question pour elle d'inventer la technique de l'criture qui ne peut trequ'imitation d'une forme fixe et impose par le milieu. Les modalits de cette imitation varieront sansnul doute selon les possibilits offertes, A nous d'en offrir le plus possible.

    Bal. donc glane comme elle peut autour d'elle les moyens d'amliorer sa technique, comme l'enfantglane autour de lui les moyens d'enrichir et de diversifier son langage.

    Sans leon d'aucune sorte, en comparant la pense exprime au texte ralis au tableau puis coul dansle mtal, en navigant autour de la casse d'imprimerie, en classant les caractres ou en imprimant, enillustrant la feuille imprime - toutes activits qui l'attirent et l'intressent, Bal. a appris peu prs lenom de toutes les lettres. Mais, dans l'usage qu'elle en fait, c, c'est aussi bien que, que ke, ou cuei; ssuffit pour crire se ;sdevient d'un emploi gnral pour toutes les expressions : c'tait, cder, casser.C'est une sorte de rationalisation de la langue, fort naturelle en somme puisqu'elle a tent bien desphilologues parmi les plus srieux.

    Bal possde donc la matrise de signes qui signifient que (c), de, r, ne, n, pe, etc... Elle a en main desinstruments suffisants pour crire les mots qu'elle prononce et qu'elle veut transcrire dans ses lettres.Remarquer que le processus est peu prs, ainsi, achev dans son principe : dornavant, l'enfant neprocde plus qu' son ajustement.

    Bal. se contente d'abord d'crire la suite les lettres de l'alphabet selon la valeur qu'elle leur attribuepar rapport leur sonorit :

    On voit que, mme avec ce systme simplifi - parce qu'il est justement trop simplifi - tout n'est pasencore russite. Bal, crit ilichv pouril y avait; ellecrit de la tatepourde la tarte.

    Mais n'empche qu'elle a fait une trouvaille essentielle. Dsormais, la route est libre devant elle. Ellesait crire; elle sait fixer sur le papier les penses qu'elle dsire communiquer. Et, effectivement, nouspouvons lire ses lettres et les comprendre, pas plus difficilement du moins que certaines ordonnancesde docteurs, ou un manuscrit dsquilibr de Ch. Maurras.

    Si l'enfant n'tait pas pouss par ce besoin de perfection et de progrs vers la puissance dont nousavons fait le moteur de notre ducation, il pourrait s'arrter ce stade de communication. Et, en fait,certains arrirs ne poussent pas plus avant, tout comme ils demeurent la phase infrieure del'expression orale.Mais l'enfant normal ne s'accommode jamais d'une telle imperfection.

    En ttonnant, en comparant intuitivement ses propres ralisations graphiques aux textes manuscrits ouimprims qu'elle a sous les yeux, Bal, se rend compte de ses faiblesses et de ses insuffisances. Ou si

    elle ne s'en rend pas compte consciemment ni logiquement, elle sent qu'elle n'a pas encore mis sestextes en parfaite harmonie avec les crits qu'elle admire, et, sans mme raisonner ses efforts, elle vaagir pour parvenir l'quilibre dont son tre a besoin pour acqurir paix et puissance. C'est exactementle mme sentiment qu'prouve l'enfant quand il a russi, par la combinaison ttonne de seszzaiements produire des sons qui ont un sens et comme un pouvoir magique qui n'ont encore qu'unevague ressemblance avec les mots corrects, mais que papa et maman comprennent : Nana, titi, lolo,pp, abon, amo...

    Oui, mais, diront les pdagogues traditionnels, si l'enfant ce stade se contentait de cette russiterelative et ne poussait pas plus avant son effort ! Ont-ils vu souvent des enfants normalementconstitus marcher toute leur vie quatre pattes parce que, un certain moment de leurdveloppement, ils s'taient fixs quelque temps dans un moyen imparfait, certes, mais qui leur

    permettait du moins de se dplacer leur satisfaction ? Et des adultes qui aient gard leur langage petitngre de deux ans, si l'entourage pariait correctement ?

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    Bal. se rend compte de ses imperfections - disons plutt qu'elle sent confusment ces imperfections etqu'elle va s'employer les corriger pour monter vers l'criture correcte. Et elle y russira avec d'autantplus de sret et de rapidit que le milieu aura t favorable et aidant.

    Une objection encore peut venir l'esprit du lecteur mais si, au lieu de laisser ainsi l'enfant faire lui-mme, et pniblement, toutes ces expriences ttonnes, on lui donnait quelques leons, si on l'initiaitdu moins certains principes essentiels qui sont comme l'ossature de l'expression crite ; si on lamunissait d'une plus grande rserve de mots par la rptition mthodique et la copie, ne gagnerait-onpas un temps prcieux en liminant bien des risques d'erreurs dont l'exprience n'est pas forcmentindispensable.

    Les mamans modernes font ainsi quand elles placent prmaturment leur bb de huit mois dans unlger chariot roulettes, Bb ne se tranera plus par terre !... Le voil qui est maintenant droit, commeun enfant de quatorze mois qui marcherait dj !... Il se dplace effectivement d'un coin l'autre de lapice une vitesse intrpide, en se contentant de fermer les yeux l'approche des obstacles... On al'illusion d'un progrs !...

    Mais y a-t-il progrs effectif, et, en dfinitive - puisqu'en l'occurence le but seul importe - l'enfantmarchera-t-il aussi vite et avec une aussi grande assurance que s'il avait longuement march quatrepattes pour se redresser lentement, par un long exercice de ses muscles et de ses nerfs ? L'expriencemontre bien le contraire. Et si mme cela tait, il resterait toujours l'actif de la mthode naturellequ'elle ne ncessite de l'enfant aucun effort anormal, qu'elle s'imbrique parfaitement dans le processusvital, sans leon systmatique. Il suffit que le milieu prsente la plus grande gamme possibled'exprience ttonne et les exemples minents qui sont comme les branches auxquelles l'tres'accroche pour monter toujours plus haut, pour atteindre aux fruits de la connaissance, sans cependantjamais se lcher des pieds pour se mnager toujours de suffisantes possibilits de retraite et derussite.

    Et nous devrons tenir le plus grand compte de ces considrations essentielles dans la mise au pointpdagogique qui sera la consquence et l'aboutissement de nos observations.

    *

    Bal. a donc dcouvert que les lettres sont les signes graphiques de sons qu'elle prononce en parlant etque, en associant et en combinant ces signes, elle peut arriver traduire graphiquement, crire ses mots et ses phrases.

    Elle se lance maintenant avec prudence et audace la conqute toujours plus complte de cettetechnique.

    Prudence et audace, avons-nous dit. Elle procde comme le bb qui part d'un point solide, une chaiseou un meuble, pour atteindre un autre meuble ou une autre chaise qui termine l'aventure, non sanss'tre parfois raccroch en route quelque autre point d'appui considr comme relais.

    Nous trouverons effectivement, dans notre srie de lettres de Bal., ces points d'appui - initial etterminal - et ces relais intermdiaires.

    Nous avons dj vu quelques-uns de ces points d'appui

    Cher papa... Je t'embrasse fort, fort , entre lesquels les noms propres connus sont poss commerelais (Pl. 25).

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    Voici encore trois documents encadrs par les points d'appui habituels et dont l'espace intermdiaire at garni de lignes crites selon le mode exclusivement phontique que nous avons analys. Mais djapparat, parmi ce graphisme phontique une forme diffrencie qui, on ne sait sous l'effet de quellesinfluences, va se perfectionner jusqu' devenir un solide relais. Comment vas-tu ?... Maman,comment va-t-elle ?

    ...fort pase tojour a isi tumedi ra a colIpi que u a fi te comanva tu mapetite Line et sq ta maman vabien ds sou je con cel a napaboquou. tu lui di ra cze v bien.

    Je t'embrasse bien fort.

    Traduction :

    Chre Line,

    Je t'embrasse bien fort. Pense toujours ici. Tu me diras quel pays que tu habites ? Comment vas-

    tu, ma petite Lin ?? Des sous, je crois qu'elle (ta maman) n'en a pas beaucoup...

    Est-ce que ta maman va bien ? Des sous, je crois qu'elle n'en a pas beaucoup. Tu lui diras que je vais

    bien.

    Je t'embrasse bien fort.

    Le document suivant est dj une vraie lettre. Construite sur le mme cadre entre ses deux pointsd'appui, elle apporte dj, de faon suffisamment lisible, les nouvelles essentielles. A ce stade, la lettrede Bal. ne diffre pas beaucoup des lettres de gens du peuple qui, inexperts manier l'outil del'criture, ont besoin de ce mme cadre qui donne au moins l'impression d'une lettre charpente etsoigne : Je mets la main la plume pour vous donner de mes nouvelles qui sont trs bonnes, en

    esprant que la prsente vous trouve de mme... . Suivent quelques nouvelles... Puis la missive setermine par : Dans l'espoir de recevoir bientt de vos bonnes nouvelles, recevez... .

    Bal. a trouv un cadre identique

    Chre Maman, comment vas-tu, moi je vais bien... . Suivent quelques nouvelles. Et, pour terminer : Je t'embrasse fort, fort. Bal. .

    Pendant longtemps, Bal. utilisera ce cadre.

    il y a ve ta posi Jacque a rive il midi papa a di cile fos a les pro men a lor je t di aure voire.

    Je t'embrasse bien fort fort fort fort.

    Baloulette.

    Pl. 27

    LIMPRIMERIEet les textes autonomes indpendants des lettres

    Bal. a 6 ans 6 mois (le processus d'acquisition a, sans doute, ce moment-l, t quelque peu retardpar un accident qui l'a tenue prs de deux mois allonge, l'cart de l'cole).

    Elle sait crire et seule. Non pas copier, mais s'exprimer par l'criture, et d'une faon, ma foi, biensatisfaisante pour son ge.

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    Elle ne sait toujours pas lire, et ne veut pas lire, Quand elle reoit une lettre, elle se la fait dchiffrer. Ilse peut mme qu'il y ait dans cette obstination ne pas lire un certain complexe d'orgueil de l'enfantqui ne veut pas balbutier et montrer son impuissance. Sentiment qui ne lui est d'ailleurs pas particulieret dont on comprend rarement toute la porte dans les ractions des individus.

    Ce qui est nanmoins indniable, c'est que, au cours de ces oprations pour ainsi dire prliminaires, unlent cheminement plus ou moins conscient se produit. Bal. photographie des mots et nous verrons cequi en rsultera.

    La technique d'Imprimerie l'Ecole pratique dans notre classe a, ce stade, une influenceparticulirement aidante. Voici comment Bal. y participe.

    Les petits composent tous les jours, avec de gros caractres corps 36 un court texte qui est l'expressionde leurs proccupations dominantes. Avec les lves plus gs, on choisit en gnral un texte parmiceux qui sont rdigs librement par les lves. Bal. est comme cheval sur les deux groupes : ellerdige des textes qui postulent pour l'impression dans la division des grands. Elle dsire ardemment

    tre imprime, comme elle dsire crire des lettres, et la motivation, on le sait, est de mme nature,Elle y russit puisqu'elle sait combiner, nous l'avons vu, les lettres et les sons. Et ce qui estcaractristique, c'est que cette technique diffrente de la technique des lettres a entran la disparition,pour inutilit, des points d'appui et des relais qui persisteront cependant dans la rdaction des lettres.

    Voici un des premiers textes crits par Bal. (Pl. 28.)

    et pigeon nevou l paet tre alore Foune s lev et elle a etin ?

    et pigeon a goren, Maman a tap au mure et on a dore mi

    Traduction :

    Hier au soir quand Lucienne et Germaine et Pigeon sont venues se coucher, Pigeon ne voulait pasteindre alors Foune s'est leve et elle a teint.

    Et Pigeon a grogn. Maman a tap au mur et on a dormi.

    Et voici ce que ralise Bal. ce moment-l. Son exemple nous montre que l'enfant peut fort bien l'cole se livrer des activits intressantes, voire passionnantes - et pas du tout exclusivementmanuelles - avant mme de possder la technique de la lecture formelle. Nos ralisations lies lapratique de l'imprimerie l'Ecole, et telles que nous les dcrivons dans nos publications, en sontl'illustration vivante.

    Le 30-4-36 (Bal. a 6 ans 8 mois), les tout-petits viennent de recevoir une belle casse corps 36 qui a tclasse et est toute prte pour le travail,

    Bal. s'offre pour faire composer les petits.

    Elle se place devant le tableau et suscite le texte suivant :

    MAX

    Max parle toujours

    de sonoto verte

    et rouge.

    Rrr !...

    Une seule faute dans ce texte :sonoto.

    Elle aide ensuite composer, et il faudrait voir avec quel sr instinct elle fait chercher les lettres !

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    Max a su composer son nom. Quelle joie !

    - Maintenant, dit-il, je veux une feuille. Je veux crire mon nom pour l'envoyer maman.

    ... Tu vois observe-t-il firement, c'est moi qui l'ai compos !...

    Je m'absente un instant. A mon retour, le bloc est prt pour l'impression. Bal. est occupe le disposersur la presse.

    - Papa, me dit-elle, maintenant je voudrais leur apprendre lire et crire.

    Et Bal. qui, apparemment du moins, ne sait pas lire, fait lire les petits. Puis elle les entrane fort bien copier et illustrer. Et la classe est satisfaite.

    *

    LA LECTURE

    Cette exprience attire deux observations :

    Nous disons : Bal. ne sait pas lire ! Par comparaison avec tel lve consciencieux qui nonne des motssans valeur pour lui, comme d'autres dchiffrent les notes d'une porte sans que cela entrane lamoindre notion de l'harmonie et du sens que ces notes reprsentent.

    Il faudrait dire plutt que Bal. ne veut pas se plier une preuve formelle de lecture parce qu'elle ne sesent pas une suffisante matrise. Mais il ne fait pas de doute qu'elle sait lire quantit de motspuisqu'elle les crit ; et qu'elle n'crit pas ce qu'elle ne comprend pas.

    Il s'agit bien l, pour la lecture comme pour l'criture, d'un lent ttonnement exprimental dont leprocessus doit nous retenir.

    Par la parole d'abord, au service de la vie multiple et exaltante, l'enfant se familiarise avec la valeur, lesens, la figure psychique des mots. La profondeur et la richesse de cette premire acquisition ttonneest l'chelon pralable dont dcouleront la rapidit et la sret des acquisitions ultrieures.

    Il est logique, il est naturel que nous nous appuyions sur cet chelon au lieu de le mconnatre et de lengliger comme le font trop souvent les mthodes traditionnelles de lecture et d'criture qui rduisentleur cercle d'exercices des sries de mots plus spcifiquement scolaires, sans tenir compte de la

    splendeur des conqutes vivantes des enfants.

    Deuxime tape : l'enfant crit les mots qu'il connat, soit par copie immdiate d'un modle, soit parune construction phontique qui ira se perfectionnant jusqu' reproduire le plus exactement possible lafigure graphique pour ainsi dire officielle de ces mots.

    C'est par une constante comparaison entre son criture que nous appellerons intelligente et les modlesdes livres que l'enfant pntre toujours plus avant dans cette reconnaissance de signes qui, muette ouexprime, constitue la vraie lecture.

    La dmarche normale de l'apprentissage de la lecture nous parat donc tre la suivante :

    1 Expression orale des mots, de vocables et de phrases obtenue le plus rapidement possible, certes, etavec le maximum de richesse, mais exclusivement par la mthode naturelle de ttonnement

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    exprimental vivant, servie par un milieu riche et aidant, mais l'exclusion de toute leon soi-disantmthodique.

    2 Expression l'usage des personnes loignes par le truchement de l'criture de ces mmes mots,vocables et phrases, par les mmes procds, l'exclusion de toute leon formelle. Richesse du milieupour faciliter et acclrer ce ttonnement exprimental.

    3 Reconnaissance de ces mots lorsqu'on les trouve dans un texte tranger.

    Tant que le nombre de mots ainsi connus et identifis dans un texte n'est pas suffisant pour permettrela comprhension de la pense exprime, l'enfant ne sait pas lire ce texte. Et il ne veut pas le lire. C'estce que remarque Bal. un jour qu'elle lit le mot fort.Elle lit d'abord for-te ... Mais qu'est-ce quecette histoire-l ? Elle voit que a ne colle pas . Elle lit enfin : la fort,mais il lui faut un momentencore pour habiller le mot de sa vraie figure, pour identifier le graphisme et le son, et le sens qu'ilporte.

    - Ah ! j'ai compris, dit-elle enfin... Des fois, on sait lire sans savoir lire. On sait lire le mot mais on ne

    sait pas ce qu'il veut dire. C'est comme si on ne savait pas lire.

    Elle a, avec son ingnuit, mis vraiment le doigt sur la plaie habituelle.

    Ce processus nous explique alors le phnomne de l'explosion, dont certains pdagoguescontemporains ont fait si grand cas, jusqu' le considrer parfois comme quelque peu mystrieux etdjouant en tous cas les lois habituelles de l'acquisition.

    Le 3-12-36, cette explosion se produit pour Bal. qui a alors 7 ans 3 mois. Elle a pris un livre et, tout coup, elle se rend compte qu'elle domine vraiment la technique de la lecture et qu'elle comprend ce quiest crit ou imprim. Mais si par hasard elle rencontre un mot qui gne le cheminement de sa pense,

    elle s'arrte, s'enquiert de la signification de ce mot et ne poursuit que lorsque la pense est de nouveau son aise dans la comprhension synthtique des signes. Elle lit : Un jour d'automne, je vis sortir dela chemine un petit... Qu'est-ce que a veut dire a : Savoyard ?Je lui explique et elle continue.

    Nous avons atteint d'emble, sans passer par la phase scolastique de lecture de signes qu'on necomprend pas, au vrai sens de la lecture qui n'est point exercice strile de phontisation de signesmanuscrits et imprims, mais reconnaissance de la pense exprime par le truchement de ces signes.

    Ce point particulier du processus d'acquisition du mcanisme de la lecture a beaucoup plusd'importance qu'on ne croit au point de vue ducatif : l'enfant qui a appris la lecture l'envers ,pourrait-on dire, par la phontisation mcanique des signes, se persuade malgr lui que c'est cettephontisation qui est une conqute : savoir lire les mots qu'on ne connat pas et enrichir ainsi, par ce

    mcanisme extrieur, son propre vocabulaire ! Et c'est cette conqute, en effet que l'Ecole attache leplus d'importance ; c'est cette possibilit qu'elle mesure vraiment la matrise de la technique, envitant la reconnaissance syncrtique qui risquerait de fausser le mcanisme.

    C'est effectivement l une conqute, mais qui n'est pas sans graves dangers : l'enfant qui est soumis cette mthode prendra l'habitude ainsi de lire ce qu'il ne comprend pas ; il fera passer le processus demcanisation avant la participation sensible au contenu du texte. Mais on en a pris une telle habitudequ'on n'est plus sensible l'anomalie d'un tel processus.

    Que diriez-vous pourtant d'un enfant qui irait rptant justement les mots dont il ne connat pas le senspour montrer seulement qu'il sait prononcer les mots difficiles ? Que ceux qui l'ont incit cette manieimbcile ont certainement pris tche de l'abtir en le dressant une pure technique de perroquet !C'est pourtant cette besogne malfaisante que poursuit mthodiquement l'Ecole. Ne nous tonnons passi nous sommes domins, en consquence, par une vraie culture de perroquet !

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    Combien est plus rassurante, plus intelligente et plus humaine l'attitude de Bal. se refusant lire cequ'elle ne comprend pas et voulant connatre le sens des mots nouveaux avant d'aller plus avant,s'obstinant saisir avant tout la pense exprime par les mots, parce que c'est cette communication depense par le truchement des signes qui est la seule raison d'tre de la lecture et sa seule dignitspirituelle.

    On a beaucoup parl de lecture globale depuis une trentaine d'annes, pour l'opposer la mthodeanalytique, en faisant remarquer que cette globalisation est mieux conforme que l'analyse au processusnormal de l'esprit enfantin.

    Je crois qu'on n'a fait ainsi qu'un illusoire pas en avant, et moins dfinitif qu'on ne croit si j'en juge parmes observations sur les enfants qui ont appris lire chez nous selon le processus naturel.

    Bal. n'a pas suivi un processus strictement global. Il y a eu trois phases dans sa conqute : unepremire phase effectivement globale au cours de laquelle elle s'est familiarise avec la figuregraphique des mots qui lui taient familiers et des phrases qu'elle voulait utiliser pratiquement. Puis

    une deuxime phase de reconstitution active, en partant des signes phontiques des mots etexpressions qu'elle cre selon une technique elle d'abord, qu'elle va perfectionnant, mais qui est unexercice montant analytiquement de l'lment la synthse vivante du mot. Au cours d'une troisimephase, Bal. revient l'identification globale : quand elle lit, elle n'nonne pas, c'est--dire qu'elle necherche pas dchiffrer le mot par la lecture successive de ses lments. Si elle en est rduite cettencessit, c'est qu'elle ne comprend pas le mot, et qu'il est donc parfaitement inutile qu'elle essaye dele lire, La lecture, longtemps ido-visuelle avant d'tre vocalise, opre exclusivement paridentification et reconnaissance des mots du texte, ce qui est le propre de la lecture globale.

    Il ne s'agit pas, on le voit, de se jeter aveuglment d'une mode dans une autre. La forme d'ailleursimporte peu. Si la lecture globale est employe pour initier l'enfant la lecture plus ou moins rapide demots dont le sens lui est inconnu, qui ne sont pas lis sa vie, qui lui sont plus ou moins bienexpliqus, et de faon parfois sensible, mais qui ne lui sont point essentiels, alors le vice estexactement le mme que dans la mthode traditionnelle : une fausse technique dforme jusqu'l'aberration le signification profonde de l'criture et de la lecture.

    Nous devrons tenir compte de ces considrations dans la mise au point de notre nouvelle techniqued'criture et de lecture dans le cadre de la vie mme de l'enfant.

    *

    VERS LA MAITRISE DFINITIVE DES TECHNIQUES DCRITURE ET DE LECTURE

    Nou avons anticip quelque peu pour en terminer avec l'apprentissage de la lecture.

    Bal. sait lire. La prcision et la richesse de cette lecture dpendront exclusivement de l'efficience del'exprience ttonne qui va continuer. Et cette exprience n'est jamais termine puisque nous-mmesbutons encore frquemment la lecture de certains textes dont l'expression ne nous est pas familire.

    Bal. perfectionnera donc sa technique par ttonnement exprimental. Mais elle le fera par un doubleprocessus : par l'criture ou la reconnaissance de mots qui font dj partie de son bagage verbal, maisaussi par la comprhension globale de mots nouveaux. Il est ainsi, tant dans le langage parl que dansle langage crit, certains mots pourtant inconnus qui s'clairent par le seul fait de la comprhensionparfaite de la phrase o ils sont intgrs. On ne saurait peut-tre pas en donner une dfinition, mais onsent ce qu'ils signifient et c'est l l'essentiel. On les retrouvera ensuite dans une phrase diffrente, peut-tre avec un sens lgrement modifi. Ce sera comme ces paysages qu'on ne reconnat vraiment quelorsqu'on les a vus sous tous les angles, et aux diverses heures du jour.

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    Processus, on le voit, parfaitement normal, bien qu'il soit comme une tape nouvelle o la lecture issuede la comprhension engendre son tour la comprhension. Juste retour des choses.

    *

    Nous en reviendrons maintenant l'criture, dont l'acquisition parfaite est une affaire longue etdlicate, surtout lorsqu'il s'agit d'une langue aussi subtile et dlicate et complexe que le franais.

    Bal. sait s'exprimer par l'criture. On comprend ce qu'elle crit. La fonction magique de l'criture jouenormalement. L'enfant pourrait s'en tenir l si elle ne portait en elle ce besoin - que la formationscolastique mousse jusqu' le dtruire parfois - de monter, de mieux russir, d'galer en perfection lesexemples qu'il a sous les yeux, de rendre toujours plus efficaces les moyens d'expression et decommunication dont il dispose.

    Vous vous dites : Mais si l'enfant prend la mauvaise habitude d'crire les mots de faon incorrecte ;si, par suite d'habitudes dont la psychologie nous enseigne la tenace persistance, une orthographe

    dfectueuse, une syntaxe irrgulire risquent de gner jamais la technique de l'enfant ? N'a-t-on pasreproch parfois la dicte non prpare le fait,qu'elle laisse l'enfant s'engager dans des formesincorrectes qui prvalent obstinment sur la structure exacte, malgr la meilleure des corrections ?

    De telles proccupations ne sont pas vaines du tout l'Ecole traditionnelle qui dvitalise tous lesproblmes, et qui aborde l'envers, nous l'avons vu, le problme de l'criture e de la lecture. Mais sivous le prenez par le bon bout, alors ne craignez rien, Verrez-vous un enfant marcher quatre pattesplus longtemps qu'il ne le faut quand il voit autour de lui les gens se dplacer librement sur leurs deuxjambes ? S'il entend autour de lui parler une langue pure, s'il a sous les yeux une criture correcte,l'enfant aura une invincible tendance imiter cette correction. Cette tendance rechercher l'unissondes gestes et des penses est une loi gnrale et inluctable de la vie.

    Seulement cette monte reste conditionne par les mmes processus que nous avons vus en actionjusqu' ce jour :

    - ttonnement exprimental ;- exploitation prudente et hardie tout la fois des essais qui ont russi ;- ne pas se lcher des mains avant de toucher des pieds ;- vitalit gnrale de l'enfant en fonction foncirement et techniquement aidante du milieu ambiant.

    Quant au rythme de ce processus, on ne peut le comparer au rythme apparemment plus rapide desmthodes traditionnelles parce qu'il y a entre les deux mthodes une diffrence de nature : l'unes'attache la forme aux dpens du fonds ; 1autre ne saurait sparer cette forme de l'enrichissement

    individuel, de l'augmentation de puissance, de l'quilibre et de la vie qui, seuls, importent.

    Nous reprenons donc le processus d'criture (qui est entirement li au processus de rdaction etd'expression) au point o nous l'avons laiss quand Bal. avait 6 ans 4 mois au 1er janvier 1936.

    Dans ses lettres, Bal. respectera pendant longtemps encore le schma gnral que nous avons indiqu, partir des points d'appui et des relais. Les textes intercalaires, tout comme ceux qui sont rdigs pourl'imprimerie, sont la reproduction, par les graphismes et combinaisons connus, de l'expression oralequ'elle ne fait que transcrire.

    Quels sont ces graphismes connus ?

    Nous allons en donner une ide en analysant ici une cinquantaine de documents chelonns sur plusd'une anne de dveloppement.

    BEM n8-9 : Mthode naturelle de lecture. C.Freinet - 1961

  • 7/28/2019 Methode Naturelle Texte Original de Freinet

    26/44

    ... Pendant les dix premiers documents (jusqu'au 29 janvier), le nombre de mots parfaitementorthographis est excessivement rduit. Hors les noms propres familiers que nous avons nots commetoute premire acquisition, nous avons

    samedi Je t'embrasse fort chezmaman bien vendredi

    parti enfants c'est tout

    chre marraine choses

    Au reste, Bal. construit ses mots le plus naturellement du monde, en utili