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1 Pour citer cet article : Emma ARTIGALA, « "Chats de Schrödinger", mises en abyme et esthétique fractaliste chez César Aira : une réalité multidimensionnelle », Réflexion(s), juin 2013 (http://reflexions.univ-perp.fr/). « Chats de Schrödinger », mises en abyme et esthétique fractaliste chez César Aira : une réalité multidimensionnelle 1 L’oeuvre de César Aira 2 est un creuset vers où convergent de précieuses sources de réflexion, où la philosophie s’allie à la science, comme deux soeurs jumelles, quand elle ne s’allie pas à la poésie… La profusion baroque de mises en abyme, que contient son oeuvre, permet à chacun de ses livres d’entrer en correspondance avec les autres et c’est cet échange permanent qui donne sa respiration à l’oeuvre entière et fait son unité. Mais, par-dessus tout, le monde de César Aira est un monde du souvenir, entre présence et absence, où d’innombrables échos murmurent des paroles d’un autre monde, qui est donc émaillé, d’un livre à l’autre, de nombreuses mises en abyme qui empruntent à la physique actuelle, que ce soit à la théorie des fractales ou à la physique quantique. César Aira réconcilie ces deux versants « fâchés » de la science : le monde des fractales, qui explore les formes de notre univers quotidien macroscopique, plus récent et peut-être plus « révolutionnaire » et plus « subversif » 3 que le monde de l’infiniment petit de la physique quantique. L’exploration airienne, à l’image de l’expansion entropique galopante de l’univers décrite par les physiciens, semble s'accélérer en direction d’une réalité aussi multidimensionnelle que possible. 1 Cet article a vu le jour en souvenir de Françoise Haffner, notre amie disparue trop prématurément, et figure partiellement dans Profusion et unité - Pour Françoise Haffner, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2013. Le début, qui contenait notre hommage à Françoise, a été remanié pour ne garder que le contenu de l’article ayant trait aux romans de César Aira. 2 Ecrivain argentin, né en 1949. 3 Alain Boutot, L’Invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 10-13.

« Chats de Schrödinger », mises en abyme et esthétique fractaliste chez César ... · 2019-06-14 · César Aira réconcilie ces deux versants « fâchés » de la science : le

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Page 1: « Chats de Schrödinger », mises en abyme et esthétique fractaliste chez César ... · 2019-06-14 · César Aira réconcilie ces deux versants « fâchés » de la science : le

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Pour citer cet article : Emma ARTIGALA, « "Chats de Schrödinger", mises en abyme et esthétique fractaliste

chez César Aira : une réalité multidimensionnelle », Réflexion(s), juin 2013 (http://reflexions.univ-perp.fr/).

« Chats de Schrödinger », mises en abyme et esthétique fractaliste

chez César Aira : une réalité multidimensionnelle1

L’œuvre de César Aira2 est un creuset vers où convergent de précieuses sources de

réflexion, où la philosophie s’allie à la science, comme deux sœurs jumelles, quand elle ne

s’allie pas à la poésie…

La profusion baroque de mises en abyme, que contient son œuvre, permet à chacun de

ses livres d’entrer en correspondance avec les autres et c’est cet échange permanent qui donne

sa respiration à l’œuvre entière et fait son unité.

Mais, par-dessus tout, le monde de César Aira est un monde du souvenir, entre

présence et absence, où d’innombrables échos murmurent des paroles d’un autre monde, qui

est donc émaillé, d’un livre à l’autre, de nombreuses mises en abyme qui empruntent à la

physique actuelle, que ce soit à la théorie des fractales ou à la physique quantique.

César Aira réconcilie ces deux versants « fâchés » de la science : le monde des

fractales, qui explore les formes de notre univers quotidien macroscopique, plus récent et

peut-être plus « révolutionnaire » et plus « subversif »3 que le monde de l’infiniment petit de

la physique quantique.

L’exploration airienne, à l’image de l’expansion entropique galopante de l’univers

décrite par les physiciens, semble s'accélérer en direction d’une réalité aussi

multidimensionnelle que possible.

1 Cet article a vu le jour en souvenir de Françoise Haffner, notre amie disparue trop prématurément, et figure partiellement dans Profusion et unité - Pour Françoise Haffner, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2013. Le début, qui contenait notre hommage à Françoise, a été remanié pour ne garder que le contenu de l’article ayant trait aux romans de César Aira. 2 Ecrivain argentin, né en 1949. 3 Alain Boutot, L’Invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 10-13.

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I) Une géométrie fractaliste de l’écriture

Ainsi, la répétition à l’infini des mêmes reliefs contribue à l’exploration d’une réalité

multidimensionnelle et ancre La Guerre des gymnases4, roman écrit par Aira en 1993, dans

une géométrie fractaliste de l’écriture :

L’invariance d’échelle est une symétrie qui se retrouve à toutes les échelles. Elle implique la récurrence, un motif à l’intérieur d’un motif. (…) L’invariance d’échelle des formes monstrueuses comme la courbe de Koch tient au fait qu’elles présentent le même aspect quel que soit leur grossissement. Elle est liée à la technique de construction de ces courbes – on répète la même transformation à des échelles de plus en plus petites. C’est une propriété facilement reconnaissable, dont on retrouve des illustrations partout dans la culture : dans les réflexions infinies d’une personne se tenant entre deux miroirs parallèles, ou dans l’image du poisson qui en avale un plus petit qui en avale un plus petit qui en avale un plus petit.5

En effet, la répétition du motif du gymnase grandeur nature (le Chin Fu I) en gymnase

miniature se caractérise par une « invariance d’échelle » (elle-même signification du terme «

fractal »), telle que Gleick a pu la définir, dans sa Théorie du chaos.

I. a) La mise en abyme du gymnase dans le théâtre ou l’illusion d’optique

Le Chin Fu I est mis en abyme dans un théâtre de marionnettes6, lui-même mis en

abyme dans le bar de Gerardo, le petit ami de Valencia :

Au fond, sur une estrade, on avait dressé une sorte de petit théâtre de marionnettes, dont le rideau était ouvert. Le décor représentait un gymnase vide, avec des appareils amoureusement reproduits en miniature (…). La scène (…) se finissait par un décor peint de manière hyperréaliste, avec des appareils de musculation qui se confondaient avec les miniatures, et cette longue perspective aboutissait à des portes-fenêtres en verre… qui étaient de vraies vitres coulissantes, qui s’ouvraient (elles étaient entrouvertes) sur une terrasse en trois dimensions (et non peinte), qui devait mesurer deux ou trois centimètres et qui avait son propre éclairage, dont l’intensité diminuait comme un crépuscule. Ferdie (…) se rendit compte que ce gymnase n’était autre que le Chin Fu7.

4 Nous nous limitons principalement, dans cet article, à deux romans de César Aira : La Guerre des gymnases et Les Larmes. Mais nous évoquerons, néanmoins, quelques passages des Nuits de Flores et d’Anniversaire. 5 James Gleick, La Théorie du chaos. Vers une nouvelle science, Paris, Flammarion, 1991, p. 137. 6 Après la « (re)naissance » de Ferdie de l’« utérus-gymnase » (Nous développerons la notion en I. d (texte et note 24) et II (note 62)), il paraît logique que nous apparaissent ses premiers pas dans le monde de l’enfance et son premier jeu symbolique, un théâtre de marionnettes. Pour Bachelard, les « jeux des miniatures (…) interviennent souvent dans les contes de fées » et « Les “miniatures” de l’imagination nous rendraient tout simplement à une enfance » (Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 19706, p. 140-141). Le conte et son retour à l’enfance sont un aspect très prégnant de La Guerre des gymnases et de l’œuvre de César Aira en général, à ceci près que, dans ce « conte », les créatures sont soit miniatures, soit géantes. 7 César Aira, La Guerre des gymnases (trad. Michel Lafon), Arles, Actes sud, 2008, p. 117.

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Ce gymnase miniature et sa terrasse sont l’exacte réplique du gymnase et de la terrasse

du Chin Fu I. Il s’agit bien là de l’ « auto-similarité et [de] la répétition métamorphique de

détails à différentes échelles »8 de l’esthétique fractaliste. La mise en abyme du gymnase dans

le gymnase, à l’image de la mise en abyme du théâtre dans le théâtre cornélien9, est ici déviée

de sa trajectoire, déplacée dans un lieu autre (Le gymnase miniature est dans le théâtre de

marionnettes, qui, lui-même, est dans le bar). Il y a donc transposition oblique, biaisée, de la

mise en abyme, dès lors objet d’une subversion et d’une illusion d’optique provoquée par les

prémices d’une délocalisation quantique10 dans le monde fractaliste.

Ce double gymnase permet ainsi d’initier un double déploiement « infra cosmique »

vers le microcosme et « supra cosmique » vers le macrocosme, sous le sceau de la

délocalisation, de l’illusion et du hasard.

I. b) La dissolution des frontières entre deux mondes opposés

Or, ce gymnase miniature est un des reflets métonymiques de Chin Fu, propriétaire

géant du gymnase, lui-même miniaturisé non par le pouvoir d’Hokkama, propriétaire du

gymnase concurrent, dont le gymnase porte aussi le nom, ni par ses « démons » qui pensent

être la cause de sa miniaturisation11, mais par lui-même12. Et de la même manière que le

double déploiement « infra » et « supra cosmique », initié par la trajectoire opposée que suit

la mise en abyme des deux gymnases, était appréhendé par la délocalisation quantique du

gymnase miniature dans le monde fractaliste, de la même manière Chin Fu se gigantise et se

miniaturise dans « un mouvement dans les deux directions »13.

En outre, le jeu métonymique sur le même, entre l’identité du propriétaire et celle du

gymnase, permet la réification de l’ « humain » (le géant Chin Fu) et l’anthropomorphisation

de la chose (le gymnase) : il y a donc égalisation, équivalence, équation entre le monde des

êtres et celui des choses, ainsi mis en miroir, qui se fondent l’un dans l’autre.

8 Laurence Dahan-Gaida, « Géométrie du hasard et art du chaos : la théorie fractale dans le roman de César Aira », in Aira en réseau, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2005, p. 130. De plus, en disant que « le géomètre voit exactement la même chose dans deux figures semblables dessinées à des échelles différentes » (La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 19706, p. 140), Bachelard avait déjà l’intuition de la géométrie fractaliste. A ce titre, C. Aira procède comme un « géomètre » de l’écriture. 9 Ce procédé est utilisé par Corneille dans L’illusion comique. 10 La délocalisation est le propre de la téléportation quantique, comme nous le verrons plus loin. 11 La Guerre des gymnases, p. 146. 12 Ibid. : « C’est moi qui me réduis naturellement, pendant quelques heures, une fois tous les mille ans, et ça tombait justement aujourd’hui ». 13 Ibid., p. 146.

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De plus, cette dissolution des frontières entre deux mondes opposés est perceptible

dans le processus de miniaturisation du géant, qui rend relatifs et interchangeables les

domaines de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. L’infiniment grand est toujours

l’infiniment petit d’un univers encore plus grand. Cette conception nous met sur la voie d’un

univers en expansion et l’existence d’univers mis en abyme dans un, voire dans des

« multivers »14.

I. c) Le Granero15 ou la grange fractaliste

Pour Benoît Mandelbrot, « l’homothétie interne [ou l’autosimilarité] fait que le hasard

doit avoir précisément la même importance à toutes les échelles, ce qui implique qu’il n’y a

plus aucun sens à parler de niveaux microscopique et macroscopique »16. Pourtant, le fait que

le gymnase Chin Fu soit miniaturisé au sein d’un bar qui s’appelle Granero fait apparaître une

dimension paradoxalement déterministe du hasard : « granero » signifie « grange », autrement

dit le bâtiment qui abrite les céréales contenant des grains. Or, la « graine » intervient dans le

« contexte du pseudo-aléatoire » du « pseudo-dé » qui illustre la « notion de hasard primaire »

aux yeux de B. Mandelbrot :

Très souvent le résultat d’opérations déterministes mime l’aléatoire que décrit le calcul des probabilités. La question se pose déjà de façon particulièrement exemplaire dans le contexte du pseudo-aléatoire que l’on simule sur ordinateur, de façon délibérée et artificielle. C’est ainsi que les dessins prétendument aléatoires que l’on trouve dans la suite de ce livre ont presque tous été construits de façon parfaitement déterminée. Le procédé utilise une suite de nombres, qu’on traite comme s’ils avaient été les résultats de jets d’un dé à dix faces (0 à 9), mais qui en réalité sont créés par un “ pseudo-dé ”. Celui-ci consiste en un programme sur ordinateur, combiné avec un nombre qu’on appelle “ graine ”. Ce nombre peut être choisi arbitrairement (disons, le numéro de téléphone du programmateur). Mais le programme est tel que, chaque fois qu’on “ plante ” la même graine, le pseudo-dé “ fait pousser ” la même suite pseudo-“aléatoire ”17.

C’est ainsi que le narrateur, plantant, par trois fois, la « même graine » Chin Fu,

déclinée sous la forme de Chin Fu I, Chin Fu II et Chin Fu III, le « pseudo-dé fait pousser la

même suite pseudo-aléatoire » de lignes constituant l’ « ensemble triadique de Cantor »18.

14 Cette notion est largement développée dans le livre de Brian Greene, La Réalité cachée. Les univers parallèles et les lois du cosmos, Paris, Robert Laffont, 2012. 15 La Guerre des gymnases, p. 115. 16 Benoît Mandelbrot, Les Objets fractals. Forme, hasard et dimension, Paris, Flammarion, coll. Champs sciences, 2010, p. 44. 17 Ibid., p. 46. 18 Jorge Luis Borges se serait inspiré de la hiérarchie d’infinis de Cantor dans sa « Bibliothèque de Babel » (Fictions, Paris, Gallimard, 1983) et dans Le Livre de sable (Paris, Gallimard, 1990), où le livre n’a ni commencement, ni fin et représente l’infini. Il existe donc une filiation littéraire thématique entre Borges et Aira.

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I. d) Le tertium exclusum19 d’un ensemble triadique fractaliste

Sur les trois gymnases appartenant au géant Chin Fu, seuls deux d’entre eux, le Chin

Fu I et le Chin Fu III, feront l’objet d’un « déploiement » narratif. Le narrateur évoque, par la

bouche d’un personnage, l’existence du Chin Fu II20. Mais ce gymnase ne sera ensuite plus

évoqué : il n’a donc aucune existence, aucune légitimité, à la différence du Chin Fu I qui

occupe l’ensemble de la première et de la deuxième parties du roman et du Chin Fu III qui en

occupe la dernière partie. Le Chin Fu II se présente donc, dès le départ, comme le « tiers

exclu » de l’ensemble triadique fractaliste.

Nous avons là une illustration ingénieuse de l’ « ensemble triadique de Cantor », qui

est une structure géométrique constituant un ensemble fractal et « [faisant] partie de cette

“galerie de monstres” dont parle, avec d’autres, H. Poincaré pour désigner les êtres

mathématiques paradoxaux apparus au XIXème siècle »21. Mais parachevons l’illustration de

ce « tiers exclu », en mettant en regard la phrase du narrateur avec l’ « ensemble triadique de

Cantor » :

Les trois gymnases du géant se trouvaient sur l’avenue Rivadavia, à cent mètres l’un de l’autre22.

L’ « avenue Rivadavia » constitue la première ligne continue de l’ « ensemble

triadique de Cantor ». Cette ligne, qui va de 0 à 1, est divisée en trois parties qui

correspondent aux trois Chin Fu23 :

Le tiers central de la première ligne, c’est-à-dire le Chin Fu II, est retranché de la

deuxième ligne de l’ « ensemble triadique de Cantor », ce qui explique que ce « vide » soit un

19 Pour Joël Thomas, « le sens (…) réside avant tout dans le tertium non inclusum, dans la relation entre deux instances “antagonistes” » (« L’imaginaire gréco-latin et la science contemporaine : la pensée du complexe. Etat des lieux et prospectives », Euphrosyne, 1997, XXV, p. 372). 20 La Guerre des gymnases, p. 118. 21 Alain Boutot, L’Invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 39. 22 La Guerre des gymnases, p. 118. 23 Notre construction de l’ « ensemble triadique de Cantor » correspond à celle de la p. 40 de l’Invention des formes d’A. Boutot.

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véritable « tiers exclu », absolument inexistant dans le roman. Les « pleins » restants

symbolisent les Chin Fu I et III :

Le tiers central du premier « plein » de la deuxième ligne est, à nouveau, retranché de

la troisième « série » de lignes de l’ « ensemble triadique de Cantor ». Le deuxième « plein »,

qui correspond au troisième tiers initial (2/3 1), n’est pas fractionné comme le

premier parce qu’il en est le miroir symbolique et n’a donc pas besoin d’être fragmenté. Les

« vides » sont manifestés par l’absence de Ferdie, le personnage principal, voire des autres

personnages, dans les gymnases :

En effet, de la p. 26 à la p. 42, Ferdie s’absente du gymnase avec Valencia, une cliente

du Chin Fu qu’il ne connaît pas encore (et dont il découvrira plus tard que c’est un garçon

déguisé) : la scène est bien délimitée et précède son retour chez ses parents. De la p. 59 à la p.

62, les absences de Ferdie sont plus floues24 et entrecoupées de longs passages en focalisation

interne. De la p. 68 à la p. 76, Ferdie rentre chez lui : un long passage en focalisation interne

précède son retour chez ses parents, en compagnie - involontaire - de Valencia.

Cette troisième absence est en écho à la première : chaque fois la présence non désirée

de Valencia précède le retour de Ferdie chez ses parents. La deuxième absence de Ferdie est

moins bien délimitée et plus floue, comme si elle se voulait un peu présence et représentait le

« tiers exclu » entre deux véritables absences bien délimitées. Entre chaque absence de Ferdie

du gymnase, ses moments de présence sont soulignés par les intervalles « pleins » 0/ 1/27 ;

2/27 1/9 ; 2/9 7/27 et 8/27 1/3.

De la p.110 à la p.134, dans le « tiers (central initial et) exclu » de l’ « ensemble

triadique de Cantor », que représente l’absence du Chin Fu II, les quatre personnages (Ferdie,

Valencia, Julio et Marta) vivent une véritable (re)naissance, en passant par un « trou (…) fait

24 La Guerre des gymnases, p. 59 : « Pendant un jour ou deux (…) les gens qu’il croisait dans la rue (…) ».

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dans le grillage »25 de la terrasse du Chin Fu I, pour sortir du gymnase attaqué par les

« démons »26 du Hokkama. C’est à cette occasion que Ferdie, nu pendant une « vie intra-

utérine » de trente et une pages, naît à sa vie de femme, en revêtant la « robe grise »27, « à

bretelles »28, et les « chaussures roses »29 de Valencia.

Le troisième tiers initial (2/3 1) représente la présence constante des quatre

jeunes gens dans le Chin Fu III. Ce dernier tiers n’est pas segmenté comme le premier parce

qu’il en est le miroir symbolique et n’a donc pas besoin d’être divisé.

En effet, si les « pleins » du premier tiers, dans le Chin Fu I, représentent le trajet

symbolique des quatre personnages, qui va de la vie à la naissance, à rebours, en passant par

la vie intra-utérine, c’est-à-dire une remontée dans le temps, le troisième tiers, dans le Chin

Fu III, sorte d’antichambre de la « Voie lactée »30 , où se produit le processus de

« métensomatose »31, représente le trajet, tout aussi symbolique, des quatre personnages, qui

va de la naissance à la réincarnation, en passant aussi par la vie intra-utérine. Ce dernier tiers

est donc la répétition et la continuation du premier et de sa remontée dans le temps. De la p.

145 à la p. 151, les quatre personnages débouchent sur la « Voie lactée », où les résultats du

processus de « métensomatose » se dissolvent dans le vaste cerveau de l’univers (Nous

l’analyserons plus loin) : le cerveau dédoublé et délocalisé de Ferdie, métamorphosé en lièvre

géant32, comme dans la « légende du Lièvre légibrérien »33, Chin Fu non plus minaturisé,

mais gigantisé, et les quatre personnages, assis sur les épaules du géant, réintégrant, en tant

qu’atomes-gamètes symboliques, leur forme initiale, pré-prénatale, où la vie est en germe et

25 La suite confirme l’impression de descente intra-utérine des embryons symboliques, à la sortie du cerveau-utérus géant, dont le Chin Fu I est la métaphore (Nous développerons aussi la notion en II (note 62)) : « Ils se laissèrent glisser sur un toit voisin, deux mètres plus bas. Ils suivirent un mur jusqu’à l’échelle métallique providentielle d’un réservoir d’eau (Julio, qui les guidait, donnait l’impression d’avoir déjà emprunté ce chemin), par laquelle ils aboutirent à la cour intérieure d’un appartement en rez-de-chaussée » (Ibid., p. 110). 26 Ibid., p. 89. 27 Ibid., p. 109 et 132. 28 Ibid., p. 109. 29 Ibid., p. 110. 30 Ibid., p. 145. 31 Croyance en la « migration des âmes » des pythagoriciens. Voir Léon Robin, La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique, Paris, Albin Michel, 19733, p. 91. On retrouve cette croyance en la « métensomatose » dans Anniversaire, avec l’épisode d’Omar (« Omar me racontait son idée comme si c’était une chose qu’il avait crue “lorsqu’il était enfant”, autrement dit dans un très lointain passé, alors qu’il n’avait pas encore dix ans ») (Anniversaire, Trad. Serge Mestre, Paris, Bourgois, 2011, p. 15). 32 L’âme de la mère de Ferdie, atteinte de « léporose » (p. 40), une maladie « génétique » qui la fait ressembler à un lièvre, semble migrer du cerveau de Ferdie (qui lui a été volé) jusqu’au lièvre géant, qui devient vraisemblablement sa nouvelle enveloppe. Le potentiel congénital de ce mal, déjà vraisemblablement inscrit dans ses enfants (« la maladie de sa mère était génétique, (…) sa sœur et lui portaient ce mal dans leurs langages personnels » (p. 74)), paraît s’actualiser à l’extrême en la mère, lors du processus de « métensomatose ». 33 La Guerre des gymnases, p. 144.

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peut procéder à une autre cycle de renaissances. Ce passage constitue l’un des stades de leur

purification, avant leur « rédemption finale », une étape de leur « palingénésie »34.

En outre, le Chin Fu III est le théâtre d’une représentation qui va exhiber une « galerie

de monstres » triadique : un géant miniaturisé qui redeviendra géant et un cerveau qui se

métamorphosera en lièvre géant. Le « tiers exclu » est le cerveau, puisque, lorsque le lièvre

apparaît, le cerveau disparaît : le lièvre est donc potentiellement présent et en germe dans le

cerveau. Nous constatons donc, ici aussi, l’existence d’un « ensemble triadique de Cantor »,

obtenu à partir de la métamorphose du cerveau en lièvre. Nous pourrions donc représenter

ainsi la ligne de l’ « ensemble triadique de Cantor », dont le cerveau est retranché du tiers

central : [géant miniaturisé / (cerveau) / lièvre]35.

Ainsi, le processus de « métensomatose » s’accomplit à la sortie du Chin Fu III,

parallèlement à celui de la (re)naissance des quatre personnages, qui s’effectuait à la sortie du

Chin Fu I : ce parallélisme du résultat du « delivery »36 des deux gymnases-utérus constitue

l’ultime aspect d’ « autosimilarité » dans l’ « ensemble triadique de Cantor ».

34 L. Robin, La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique, p. 91. 35 De la même manière, juste avant son apparition, le lièvre représente le « tiers exclu » entre le géant et le cerveau, dès l’instant où il est seulement potentiellement présent et en germe dans le cerveau. Il y a interchangeabilité des « tiers exclus ». En effet, la même démonstration est encore possible avec la mise en abyme du « cygne » (p. 139), dernière entité symbolique de la « cérémonie » donnée dans le Chin Fu III. A la différence des autres créatures, le cygne n’est pas géant. De ce fait, il est tout naturellement un autre « tiers exclu » de l’ « ensemble triadique de Cantor » : [géant miniaturisé / (cygne) / (cerveau)-lièvre]. Ce « grand cygne blanc surgi de nulle part » (p. 139), disparaît avec la disparition des géants et le départ du public : il symbolise le signe linguistique et poétique d’une « langue nouvelle », « pure », au sens mallarméen du terme (Voir II (texte et notes 47 et 48), II. a, II. b. 2 (texte et notes 83 et 85)), dont le signifiant est forcément soustrait au regard du lecteur, quand celui-ci a fermé son livre. La fin du roman verrait ainsi la naissance de l’écrivain-magicien et le départ du public, après que celui-là a terminé sa démonstration, symbolisant le lecteur qui ferme son livre. De plus, contrairement au cygne mallarméen, prisonnier dans la glace (« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », Poésies, « Plusieurs sonnets II », 1885), le cygne airien s’envole dans la « Voie lactée » (p. 145) et semble donc rejoindre son idéal. Ici, le cygne devient l’expression allégorique du désir et de l’inspiration, de la jouissance poétique et créatrice. En outre, le cygne incarne ici la blancheur et la lumière de la « nuit, lunaire et femelle », puisque la scène se passe la nuit, de même que le lièvre, lui aussi lié à la « lune » et à la « vieille divinité Terre-Mère, au symbolisme des eaux fécondantes et régénératrices (…), du renouvellement perpétuel de la vie ». Les deux créatures sont donc unies dans une même perspective de fertilité. De la même manière, si le lièvre « participe de l’inconnaissable, de l’inaccessible » et est un « intermédiaire entre ce monde et les réalités transcendantes de l’autre », de même le cygne lunaire, qui relie le liquide à l’aérien, possède les mêmes aptitudes (Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, article « cygne », p. 332 et article « lièvre », p. 571-572). Ainsi, le symbole de fertilité (créatrice), associé aux deux créatures, et leur fonction d’intercesseurs du cosmos est lié au processus de la « métensomatose ». Nous développons le lien écriture / « métensomatose » en II. a (note 69). Enfin, la différence d’ « échelle » entre le cygne et le lièvre participe de cette même volonté de mise en abyme de l’infiniment petit microcosmique dans le cosmos, comme un infime reflet spéculaire et stellaire de l’infiniment grand macrocosmique. 36 C’est sur l’image de la « constellation “Delivery” » que s’achève le roman Les Nuits de Flores (Trad. M. Lafon, Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 148). Cette « constellation » est l’espace imaginaire et infini de l’auteur qui vient d’ « accoucher » de son roman. Dans Les Larmes (Trad. M. Lafon, Arles, Actes Sud, 2007), elle devient une syllepse de sens en possédant, à la fois, le sens propre et le sens figuré d’« accouchement » du texte et de délivrance des enfants accouchés (avec la grossesse de Claudia et « celle » du narrateur).

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Enfin, la superposition des « séries » de lignes de l’ « ensemble triadique de Cantor »,

dans La Guerre des gymnases, est à l’image de celle des « série de vies », dans Les Larmes.

Ces superpositions de reflets ont en commun la répétition à l’infini des mêmes reliefs que

constitue la géométrie des fractales, mais aussi le « principe de superposition » de

l’indéterminisme quantique.

II) L’indéterminisme quantique mis en abyme dans la géométrie fractaliste

En effet, dans un autre roman d’Aira, Les Larmes, la vie du narrateur homodiégétique

se superpose à celle de Claudia, sa femme, puis les trois « séries de vies »37 du narrateur se

superposent les unes sur les autres : vie amoureuse, « bruyante »38 et connue du lecteur, avec

Claudia, vie amicale, intermédiaire entre les deux autres, avec Laura, qui correspond à un

« changement d’idées »39, et vie amoureuse, silencieuse et méconnue du lecteur, avec Liliana.

D’autres « séries de vie »40 du narrateur, se prolongeant peut-être vertigineusement hors de

l’espace-temps terrestre, renvoient, une fois de plus, à la « métensomatose »41 des

pythagoriciens.

Ainsi, ce jeu de superpositions, fût-il à l’infini, correspond à la définition de

l’indéterminisme quantique :

Formellement, l’indéterminisme se décrit à l’aide du principe de “superposition”. Si un électron peut être “ici” ou peut être “un mètre à droite d’ici”, alors cet électron peut tout aussi bien être en état de superposition d’ “ici” et d’ “un mètre à droite d’ici”, donc être “ici et à un mètre d’ici”. Dans cet exemple, l’électron est délocalisé en deux endroits à la fois. Il peut sentir ce qui se passe “ici”, par exemple dans l’une des fentes de Young et sentir ce qui se passe à “un mètre à droite d’ici”, dans l’autre fente de Young (le nom de Thomas Young (1773-1829) est associé à une célèbre expérience dans laquelle une particule passe simultanément par deux fentes voisines). Il est donc bien “ici et un mètre à droite d’ici”. Par contre, si l’on mesure sa position, on obtient, au hasard, soit le résultat “ici” soit le résultat “à un mètre d’ici”42.

37 « Avoir une vie, qu’est-ce d’autre que d’avoir une série ? Une série d’êtres aimés, de lieux, d’objets, d’occasions. Qu’est-ce qui nous empêche, alors, d’avoir une autre série, c’est-à-dire une autre vie ? Je veux dire que s’il y en a une, il peut aussi bien y en avoir une autre » (Les Larmes, p. 83). 38 « La nouvelle de l’accouchement [de Claudia] (…) fit le tour de la planète » (Les Larmes, p. 81-82). 39 Ibid., p. 25. 40 Dans la citation suivante, on peut deviner une autre « série de vies », liée à un secret que cache le narrateur à son fils : « Je vois [dans les yeux de mon fils] toute la dimension de mon malheur (…) Je me sens victorieux, sadique, presque gai de ne rien partager de la douleur du monde (…), père de famille exemplaire, petit-bourgeois, éclatant de cynisme satisfait. Mes enfants ne le sauront jamais ! me crié-je intérieurement » (Les Larmes, p. 86-88). 41 La physique actuelle étant déjà en germe chez les présocratiques, cette conception philosophique est naturellement liée, ici, à la théorie des fractales et à l’indéterminisme quantique. 42 Nicolas Gisin, L’Impensable hasard. Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 73.

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La superposition du narrateur et de Claudia ressemble à l’image d’un « électron

délocalisé en deux endroits à la fois ». En effet, Claudia et le narrateur forment une seule et

même personne ; l’épisode du « tremblement », dans une salle de restaurant43, atteste de cette

unicité de la personne :

Claudia, elle, parlait, du moins je la voyais remuer ses lèvres dans une espèce de tremblement permanent, qui était une de ses attitudes caractéristiques. (…) Laura quant à elle continuait à parler. De fait, elle avait pris mon tremblement pour une forme d’attention nouvelle et supérieure, et elle s’était lancée dans le discours intarissable de son âme44.

Sans transition, le narrateur passe du tremblement de Claudia au sien, comme s’il

s’agissait du même tremblement. Une seule personne (le narrateur), divisée en deux (Claudia

et le narrateur), tremble. Ainsi, la femme du narrateur, Claudia, apparaît bien plus qu’un

double de celui-ci : Claudia est le narrateur. Le narrateur est Claudia. Leur vie est la vie d’une

seule personne.

43 La répétition à l’infini des mêmes reliefs de la géométrie fractaliste se poursuit à travers les vertigineux jeux de miroirs de ce même restaurant, où se superposent et se reflètent les couples narrateur-Laura et Claudia-Hokkama. Hokkama porte le même nom que le propriétaire du gymnase concurrent du Chin Fu dans La Guerre des gymnases. Ce nom résonne donc en écho, d’une œuvre à l’autre, comme dans un jeu de miroirs. De plus, la mise en abyme du nom du Japonais Hokkama des Larmes, dans le gymnase Hokkama (et son propriétaire) de La Guerre des gymnases, intrique, met en abyme et englobe les différents univers « parallèles » de chaque œuvre de l’auteur, les uns dans les autres, et fait de l’ensemble de l’œuvre d’Aira un « multi-univers » ou « multivers ». Ainsi, le nom d’Hokkama se répercute d’un livre à l’autre, comme à travers le processus réfléchissant des miroirs qui contribuent à doubler et multiplier les scènes (« (Je voyais tout cela comme la succession des cases d’une bande dessinée, car les miroirs avaient bougé et multipliaient maintenant par deux mon champ de vision) » (Les Larmes, p. 31)). Le motif du miroir, reflet d’un autre réel, approfondit les propriétés réfléchissantes de l’infini et « l’invariance d’échelle », (« symétrie qui se retrouve à toutes les échelles ») de la géométrie fractaliste, tel un kaléidoscope où le hasard et l’illusion formeraient, en se projetant, un couple dialectique, inversable et interchangeable à souhait : de même l’image du couple « Claudia – Hokkama » y apparaît comme une formation dialectique, inversable, interchangeable à souhait avec celle du couple « Narrateur – Laura » (« J’eus même la pensée que ce que j’étais en train de regarder, dans un miroir que j’avais au bout des doigts ou du nez, c’était notre propre scène à Laura et à moi » (p. 29)). Cette scène des deux couples en miroir dans les doubles miroirs (« Les deux reflets enchaînés ») ressemble à une expérience d’ « intrication » de deux objets quantiques qui fonctionnent comme un seul. De la même manière, l’intrication quantique de deux électrons les fait se comporter comme un seul objet quantique. Le narrateur opte pour un indéterminisme de la superposition des miroirs et des scènes enchâssés et de leur grossissement : « Les deux reflets enchaînés qui me révélaient mon épouse et son amant les agrandissaient énormément, en les situant tout près de moi, alors qu’ils devaient être assez loin, dans un autre secteur de la grande salle en L ; je ne pouvais pas les voir directement. Je me disais que l’effet était en grande partie fortuit, aléatoire ; l’effet inverse aurait pu se produire, et alors je les aurais vus petits comme des insectes, dans le lointain. De fait, il me semblait les avoir à portée de la main, en plus grand qu’au naturel » (p. 29). Ces lignes sont exactement reflétées dans un passage de La Guerre des gymnases, écrit un an après, qui fait mention d’un conte dans lequel un protagoniste croit voir un « monstre aux dimensions colossales qui descend de la montagne vers sa maison », alors que ce n’est qu’une « araignée qui pend à son fil, tout contre son œil… » (p. 106-107). L’effet de hasard, lié à la disposition des miroirs, dans un cas, et à la distance et à l’échelle dans l’espace, dans l’autre, donne lieu à un effet agrandissant (au lieu de l’effet inverse d’une miniaturisation) causé par une illusion d’optique et un effet de trompe-l’œil créés par les miroirs et la distance. Il y a donc mise en abyme d’un passage dans l’autre, d’un livre dans l’autre et du conte dans le roman. Et comme pour réaliser l’effet enchâssé d’un double miroir, la même histoire est répétée deux fois par le même personnage (p. 107). 44 Les Larmes, p. 27-28.

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Mais, plus que de simples personnages, ils sont la manifestation45 de deux systèmes

quantiques intriqués :

L’intrication peut ainsi être définie comme la capacité de systèmes quantiques à produire le même résultat quand on mesure sur chacun d’eux la même grandeur physique. Elle se décrit à l’aide du principe de superposition appliqué simultanément à plusieurs systèmes. Par exemple, deux électrons peuvent être “l’un ici et l’autre là” ou être “le premier un mètre à droite d’ici et l’autre un mètre à droite de là”. Selon le principe de superposition, ces deux électrons peuvent également être dans l’état “ici et l’autre là” superposé à “le premier un mètre à droite d’ici et l’autre un mètre à droite de là”. Cet état est un “état intriqué”. Mais l’intrication est bien davantage que le principe de superposition ; c’est elle qui introduit les corrélations non locales en physique. Par exemple, dans l’état intriqué ci-dessus, aucun électron n’a de position prédéterminée, mais si une mesure de la position du premier électron produit le résultat “ici”, la position de l’autre électron est immédiatement déterminée à “là”, même sans mesure de la position de ce deuxième électron46.

La superposition des vies du narrateur et de Claudia en une seule et même vie, à

l’image de deux électrons intriqués qui produisent le « même résultat », se poursuit jusque

dans leurs grossesses respectives. Claudia est enceinte de « quintuplés »47, tandis que le

narrateur est « enceint » de son chien « Rintintin », symbole de sa « difficulté à s’exprimer »48.

Le narrateur est donc « enceint » de son propre texte, qui ne parvient pas à jaillir parce qu’il

n’arrive pas à « accoucher » d’une « langue nouvelle »49 :

Je le vis en train de courir sur la place du Parlement de Bretagne… Il était comme une grossesse… un nœud, une croissance organique… (…) Si quelque chose commençait à croître à l’intérieur de moi, c’était l’incompréhension. Cela au moins pouvait croître… mais croître jusqu’où ? Jusqu’à se transformer en Rintintin ! Et Rintintin existait déjà, il avait déjà atteint sa plus grande extension50.

45 Ils sont aussi la transposition de signes linguistiques en symboles métaphoriques. 46 N. Gisin, L’Impensable hasard. Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques, p. 74. Aira intrique des objets macroscopiques, mais dont les symboles sont souvent microscopiques (Un personnage peut symboliser, en réalité, un atome, par exemple). Sa « logique intuitive » a « devancé » une expérience suisse récente d’ « intrication » transposée à des objets macroscopiques (deux cristaux visibles à l’œil nu se comportant comme un seul objet quantique), menée par l’équipe de Nicolas Gisin du Groupe de physique appliquée de l’université de Genève, qui tranche en faveur de Niels Bohr et sa conception probabiliste, aux dépens d’Einstein et son « Dieu ne joue pas aux dés » déterministe. 47 Les Larmes, p. 82. 48 « Ce qui lui était arrivé à lui était ce qui m’était arrivé à moi – et que je continuais à ignorer ! Le problème de Rintintin tenait dans cette classique formulation : “la difficulté de s’exprimer”. (…) Maintenant, soudain, la destruction de notre couple le précipitait dans un silence que lui-même ne comprenait pas… elle le plaçait dans un espace qui n’était pas celui de la mort (…) mais de la disparition. Il se trouvait dans une langue nouvelle et il avait (…) “des difficultés”. Est-il besoin de dire que ma capacité créatrice était à zéro ? » (Ibid., p. 64-65). 49 Ibid., p. 65. 50 Ibid., p. 72-73.

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Cette « grossesse » en « extension » du narrateur est en miroir de celle de Claudia.

Claudia et le narrateur paraissent « intriqués » par leur point commun et nodal, Rintintin,

c’est-à-dire leur « grossesse » :

Sa grossesse se passait bien… Il y avait une certaine normalité dans tout cela. Et je crus moi-même qu’une nouvelle normalité était en train de se former. Une normalité provisoire et menacée, toutefois, car si tout le reste semblait continuer à rouler sur les rails du temps, il y avait quelque chose d’irréversible, et c’était la relation qui unissait Claudia à Rintintin, et à moi à travers lui ; cela ne s’effacerait jamais, et son absence continuerait donc à être une absence. Jusqu’à quand ? Pour toujours. (…) Claudia serait la mère d’un enfant japonais, et cela aussi serait irréversible, il y avait deux toujours superposés et une vie coupée en deux histoires… Mais cette vie, était-ce celle de Claudia ou la mienne ? (…) Il y avait un Japon en train de se poser doucement sur l’Argentine, (…) centimètre par centimètre, dans la douleur, une douleur suave, bleue, violette51.

Les deux grossesses se superposent et sont un seul et même enfantement symbolique 52.

Cette superposition rend irréversible, définitive la superposition intriquée de leurs deux

absences. En effet, leur vie est « une vie coupée en deux histoires ». « Une vie » ne veut

vraisemblablement pas dire que Claudia forme la « chair de sa chair », mais bien plutôt que le

narrateur est, à la fois, homme et femme, que, de ce fait, il est composé de deux absences,

puisque quand l’essence féminine émerge, l’essence masculine disparaît et vice-versa. Le

narrateur se demande quelle est l’essence la plus prégnante en lui : l’essence féminine ou

l’essence masculine ? (« Mais cette vie, était-ce celle de Claudia ou la mienne ? »).

Ces deux polarités peuvent aussi symboliser les « images sexuelles de l’âme »

androgyne53, l’animus et l’anima, ici séparés l’un de l’autre, puis s’unissant dans l’image du

« Japon en train de se poser doucement sur l’Argentine ».

En outre, les deux personnages sont l’objet d’une métonymie gigantisée, prise dans les

rets d’une dialectique des contraires : l’Argentine féminine symbolisant le narrateur masculin

ou l’animus et le Japon masculin représentant Claudia féminine ou l’anima.

Puisque le narrateur et Claudia sont une seule et même personne, le narrateur est

« coupé en deux » : les deux parties de cette scission et de cet agrandissement

« schizophréniques »54 se posent l’une sur l’autre, comme au début d’un acte d’engendrement,

mais, cette fois, en solitaire, ce qui réactive l’image du chien Rintintin, qui symbolise la

51 Ibid., p. 79. 52 A cet enfantement se superpose, dans une mise en abyme répétant à l’infini les mêmes reliefs, le résultat de celui du couple formé par Liliana et le narrateur : « Je passe entre les deux rangées de petits lits » (Les Larmes, p. 88). 53 Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l’Imaginaire de Gilbert Durand, Paris, Dunod, 199211, p. 444. 54 Cf. « Le régime diurne de l’image » dans Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire de G. Durand, p. 151.

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difficulté à « accoucher » d’une « langue nouvelle », dont la « douleur » est contenue en

germe.

Le « Japon en train de se poser doucement sur l’Argentine » semble être aussi

l’illustration de la superposition des deux structures quantiques (que sont le narrateur et

Claudia) paradoxalement gigantisées. Ici encore, nous retrouvons l’égalité, la parité,

l’interchangeabilité entre l’infiniment petit quantique et l’infiniment grand.

De plus, la vie des deux protagonistes, qui est une seule « vie coupée en deux

histoires », l’une au Japon, l’autre en Argentine, ressemble à l’indéterminisme de la position

de l’électron qui peut être, à la fois, « ici » et à « un mètre à droite d’ici » ou à la particule qui

passe simultanément par deux fentes : la « fente Japon » et la « fente Argentine ». Ce même

résultat est le fruit d’un « même » hasard quantique pourtant « vrai » et « non local »55. Ce

hasard est ubiquitaire : selon Nicolas Gisin, « le vrai hasard peut se manifester [simultanément]

en plusieurs endroits »56 de notre univers.

De fait, le narrateur parle de « la relation qui [unit] Claudia à Rintintin, et à [lui] à

travers [le chien] »57, comme « quelque chose d’irréversible », de définitif qui se produit hors

des « rails du temps » et en fait « une normalité provisoire et menacée ». Or, en physique

quantique, les « corrélations non locales [entre deux événements distants] semblent, en

quelque sorte, surgir de l’extérieur de l’espace-temps »58. Ces « corrélations proviennent de

l’intrication [des particules] qui est décrite comme une sorte d’onde qui se propage dans un

espace bien plus grand que notre espace à trois dimensions »59.

A ce titre, du « couple » quantique et microcosmique narrateur-Claudia au couple

macrocosmique Argentine-Japon, il y a la même accélération du processus que celle que l’on

peut distinguer dans le mouvement de « l’infiniment petit [s’amplifiant] tel un macrocosme en

expansion »60. En effet, la vie du « couple » est symbolisée à différentes échelles, comme

l’était le Chin Fu I, à l’instar des « objets fractals [qui] possèdent tellement d’échelles

différentes, aux harmoniques si entrelacées qu’au lieu de se distinguer clairement les unes des

autres, elles se fondent en un continuum. L’impression de continuité résulte de l’itération

virtuelle des mêmes contenus, de l’imbrication scalaire des mêmes motifs »61.

55 Nicolas Gisin, L’Impensable hasard. Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques, p. 73-74. 56 N. Gisin, Ibid., p. 61. 57 Ce qui unit Claudia au narrateur est le point nodal et axial de leur « grossesse commune » et emblématique. Mais Rintintin symboliserait aussi la frontière, le passage, l’interface entre l’animus et l’anima. Cette frontière, ce passage se situent hors de l’espace-temps, comme le processus d’écriture, que symbolise aussi le chien. 58 N. Gisin, Ibid., p. 79. 59 N. Gisin, Ibid., p. 80. 60 L. Dahan-Gaida, « Géométrie du hasard et art du chaos… », p. 134. 61 L. Dahan-Gaida, Ibid., p. 135.

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En outre, la notion d’ « expansion » renvoie à l’image d’un univers « en accéléré »,

c’est-à-dire à une sorte de respiration accélérée ou de « coït »62 de l’univers, non loin de l’idée

d’ « univers en rebond » de Martin Bojowald, pour lequel « l’univers se comporte comme une

balle, rebondissant indéfiniment dans une succession de cycles de contraction-expansion »63.

62 Ce « coït » et cette respiration de l’univers renvoient au chaos, à l’ « accouchement » du cerveau du Chin Fu, « espace en train de se contracter » (p. 89), dans La Guerre des gymnases, analogue à l’ « orgasme » de l’écrivain qui, dans la douleur et la jouissance, parvient soudain à faire jaillir l’ « éclair » (p. 90) de génie, dans une sorte de big-bang de l’écriture. En effet, écrire est un acte d’amour : cet « orgasme » aboutit à un « accouchement », une création. Le cerveau est, ici, un sexe-ventre, dont le Chin Fu est la métaphore. Ainsi, le gymnase est la métaphore de la gestation et de l’accouchement intellectuels débouchant sur une création esthétique et littéraire. La mise en abyme du « cerveau rose » (p. 141) de Ferdie, « rose organe de sa pensée » (p. 142), cerveau-sexe, dans le cerveau-ventre-« coupole » (p. 145), du Chin Fu III, analogue à la « coupole » (p. 93) que forme le soleil fondu dans le ciel, au-dessus de la terrasse du Chin Fu I, et au cerveau-« hémisphère » (p. 98) du Chin Fu géant de la « légende des Jumeaux du Cerveau » (p. 98), est interchangeable avec celle du cerveau du Chin Fu dans le cerveau-ventre de Ferdie (« Ils vont donner [le Chin Fu miniaturisé] à manger au cerveau de Ferdie » (p. 120)). Cela signifie, sur un autre plan, que si l’écrivain peut faire naître des personnages nouveau-nés, comme Ferdie et sa sœur, dans la « légende des Jumeaux du Cerveau », à la suite d’un « accouchement » cérébral, de même un personnage peut, à son tour, dans une mise en abyme dialectique et chiasmatique, « digérer » des « nouveau-nés » (tel le « Chin Fu miniaturisé », « digéré » par Ferdie), et faire naître, avec le résultat de cette digestion, d’autres « nouveau-nés », par innutrition de l’œuvre de son créateur, par une sorte d’eschatologie cyclique, de « métensomatose » organique, qui crée les êtres les uns à partir de la digestion des autres. 63 Martin Bojowald, L’univers en rebond, avant le big-bang, Paris, Albin Michel, 2011, quatrième de couverture. Cette « expansion » sexuelle, respiratoire et cosmique est illustrée par la vitesse des hommes, dans le souterrain des Nuits de Flores (« Plusieurs silhouettes d’hommes se déplaçaient à toute vitesse dans les tunnels » (p. 145)), comparable à celle de la lumière, ou à celle des neutrinos dans les accélérateurs de particules des physiciens, ou bien encore à celle des gamètes mâles, après un coït, ou enfin à celle des informations qui passent, à travers les dendrites des neurones, d’une synapse à l’autre, dans le cerveau humain. Les monstres sexuels qui hantent le souterrain font donc figures de particules et d’ondes, dont est constituée la lumière, ou bien de neurones ou d’électrons, plutôt que de véritables personnages. Le souterrain est ainsi la métaphore du cerveau et de l’inconscient, puisqu’il est caché, mais encore du sexe-ventre car il est situé dans les entrailles de la terre : il s’agit donc d’un cerveau situé dans la matrice, donc d’un cerveau-matrice. En biologie, le ventre est un deuxième cerveau : il possède sa propre circulation. A cet égard, il est aussi possible de concevoir le Chin Fu I, de La Guerre des gymnases, comme un cerveau-ventre géant représentant le cerveau de l’écrivain au travail et cherchant à lire les pensées de son personnage-neurone-atome-particule, auquel il vole le cerveau, par « délocalisation », mettant en abyme, dans la diégèse, ce même vol du cerveau de Ferdie (p. 106) par la bande concurrente du gymnase Hokkama, auquel appartient Gerardo, qui lit les pensées de Ferdie dans la partie du cerveau qui lui a été volée, et connaît, par conséquent, son ancienne adresse et l’existence de sa sœur jumelle (p. 29). De fait, le gymnase Chin Fu I et le souterrain des Nuits sont non seulement la métaphore et la mise en abyme du cerveau de l’écrivain enchâssé dans le vaste cerveau de l’univers, mais aussi de l’univers mis en abyme dans le cerveau de l’écrivain, dont le savoir coïncide avec ses secrets. Les humains pourraient être les électrons-neurones du cerveau de l’univers. L’univers serait, en réalité, le cerveau-matrice d’un « géant macrocosmique ». A ce titre, dans La Guerre des gymnases, la « légende des Jumeaux du Cerveau », d’inspiration platonicienne, qui mêle microcosme organique, biologique et macrocosme cosmique, est mise en abyme dans la diégèse et, à leur tour, les atomes-neurones-embryons du roman, que symbolisent Ferdie et sa sœur jumelle, sur leur balcon, leur « ciel » utérin (p. 98) du « sixième étage » (p. 96), « sorte de sphère divisée en deux moitiés, comme les deux hémisphères cérébraux » (p. 98), sont mis en abyme dans le cerveau du Chin Fu géant de la légende, qui « “se met le casque”, c’est-à-dire (…) enfonce l’hémisphère sur sa tête et (…) se met à penser » (p. 98). Il y a donc mise en abyme de la légende dans le roman et du roman dans la légende (et même de la vie de l’auteur dans le roman : « C’est Aira, un écrivain dégénéré » (p. 123), créant ainsi une interpénétration de la légende, du roman et de la vie, qui annihile les frontières entre la fiction et le réel), comme dans une « série » de reflets spéculaires infinis. Ainsi, Ferdie et sa sœur symboliseraient les atomes-neurones du cerveau androgyne de Chin Fu, lui-même mis en abyme dans le Chin Fu I, mis à son tour en abyme dans le cerveau-univers. Le motif métaphorique du « casque » est repris dans l’image de la « coupole » (p. 93) que dessine, dans le ciel crépusculaire, au-dessus de la terrasse du Chin Fu I, la « grande rose charnelle » du soleil couchant, analogue à la « coupole de verre » (p. 145) du Chin Fu III, que fait « éclater » Chin Fu avant de s’en évader. De

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Enfin, comme Claudia et le narrateur sont liés par leur « grossesse », c’est-à-dire,

comme l’animus-narrateur est lié à l’anima-Claudia, à travers la « difficulté [de l’animus] à

s’exprimer », difficulté d’être homme, mais aussi écrivain, il y a échappatoire dans la

possibilité pour les « images sexuelles de l’âme » androgyne de migrer hors de l’espace-temps

lors de la « métensomatose », occasionnant ainsi une mise en abyme de « séries de vies » en

« expansion » dans l’univers, lui-même pris dans une « entropie galopante ». Cette « série de

vies », mue par le hasard, semblable à l’« onde qui se propage dans un espace bien plus grand

que notre espace à trois dimensions », n’en est pas moins « prisonnière » d’une

« métensomatose », donc fixée par une destinée. C’est pourquoi L. Dahan-Gaida a pu

remarquer que « deux réseaux d’images antagonistes : d’un côté, le système qui renvoie à

l’ordre des lois déterministes et des trajectoires prévisibles (…) ; de l’autre, le chaos qui est

associé aux turbulences climatiques et aux désordres synaptiques » structurent Un épisode

dans la vie du peintre voyageur64.

même, le « bocal » (p. 139), autour du cerveau de Ferdie, est analogue au « casque » autour du cerveau de Chin Fu. Les multiples enchâssements et duplications reflètent la même image démultipliée à l’infini, comme dans une « série » de miroirs fractalistes, et s’achèvent sur l’image du cerveau dédoublé et « délocalisé » de Ferdie dans un « bocal », à la fin du roman. A ses côtés, l’image du « Chin Fu miniaturisé », dans une « cage », réactive la mise en abyme, en partant d’une dimension encore plus réduite. De plus, cette image révèle que même un géant est un atome par rapport à l’univers. L’infiniment grand est infiniment petit dans un univers encore plus grand. Mais le Chin Fu III, théâtre de cette vertigineuse mise en abyme, représenterait aussi le lieu atemporel où l’âme des neurones-atomes-embryons du cerveau-univers change de corps, lors du processus de « métensomatose ». Ici, l’infiniment petit subatomique est superposé et analogue à l’infiniment grand cosmique : l’analogie de deux polarités opposées marque la naissance métaphorique du « chat de Schrödinger » quantique et de sa « superposition d’états » opposés, dont nous allons parler : l’univers peut-être à la fois infiniment grand et infiniment petit. En outre, cette idée de « cerveau-utérus » est aussi présente chez Brueghel l’Ancien, dans son tableau La Chute des anges rebelles (1562), où une sorte de poisson-lune, au cerveau « enchâssé » dans le reste du corps, possédant des yeux, des dents et des poils d’humains, symbolise un ange récalcitrant, combattu par un ange soumis à Dieu. Des créatures similaires, possédant des torses sans cou, avec une tête s’enfonçant dans le corps, rapprochant cerveau et matrice, peuplent les tableaux de Jérôme Bosch. Ces êtres, par leur forme « sphérique », se rapprochent de l’ « espèce androgyne » du Banquet de Platon (189d-190d). Par ailleurs, les êtres sans cou, la tête séparée du tronc ou étranglés, symboles de cette correspondance cerveau-ventre, mais aussi de l’asphyxie, sont nombreux dans l’œuvre d’Aira. A ce titre, le « bocal » contenant le cerveau de Ferdie possède une connotation asphyxiante, résolue par l’éclatement de la coupole de verre par le Chin Fu géant. Nous avons relevé l’analogie perceptible entre certaines créatures d’Aira et les monstres de Bosch, dans une note de notre article : « Temps de la faute, temps de l’angoisse dans l’Imaginaire du Mal de Jérôme Bosch » (in Topographies du mal, Les Cahiers Echinox, n°24, 2013, à paraître). 64 « Géométrie du hasard et art du chaos … », p. 130. En effet, la plupart des œuvres airiennes fonctionnent sur ce système de coïncidence et de « superposition d’états » opposés (indéterminisme / déterminisme, anima / animus, etc.), que constitue le « chat de Schrödinger » quantique.

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II. a) La téléportation quantique

De fait, la liberté quantique prenant paradoxalement une « expansion » universelle

monstrueuse, le narrateur en arrive à être téléporté de l’Argentine jusqu’à Rennes, en

Bretagne :

Je sentis soudain que je me trouvais très loin, très très très loin, là où j’aurais voulu être si dans cet instant de pure horreur j’avais pu vouloir quelque chose. Parfois, c’est comme si les circonstances voulaient à notre place. Pas dans la pièce d’à côté, ou dans la rue, mais dans un autre pays, dans un autre continent. Où non seulement je ne pourrais pas l’entendre, mais où on parlerait une autre langue, pire que le chinois. L’instant déployait une puissance véritablement échevelée. Il m’emportait à l’autre bout du monde, des heures et des saisons. J’étais dans une ville où je n’avais jamais été et où je n’avais aucune possibilité raisonnable d’être jamais. C’était… Rennes, un café dans le centre de cette ville bretonne, juste en face de la place du Parlement de Bretagne65.

Ici, le hasard ubiquitaire en extension, dédouble le narrateur et prépare son animus à

vivre une « autre série », c’est-à-dire une « autre vie », à un autre endroit de l’univers et de

l’âme, tandis que son anima reste en Argentine, par superposition spatiale et littéraire, à la

fois, de la « délocalisation ».

En effet, ce passage possède une résonance rimbaldienne : nous y sentons l’écho du

poème « Aube » (« L’instant déployait une puissance véritablement échevelée » / « Je ris au

wasserfall qui s'échevela à travers les sapins »). Cette « autre vie » téléportée semble donc

avoir partie liée avec l’écriture, d’autant que, pour le narrateur, « l’objet ultime de tout récit,

en fin de compte, est de nous faire accéder à une autre vie »66. Cette « autre vie » ne va pas

sans concilier infini spatial et espace imaginaire, qui sont les miroirs l’un de l’autre,

seulement accessibles par la « téléportation » mentale, ici métaphorisée par la téléportation de

l’ « état physique », dont N. Gisin explique le mécanisme quantique :

Aristote avait déjà proposé de considérer un objet comme constitué de deux ingrédients : la substance et la forme. Aujourd’hui, les physiciens diraient la matière et l’état physique. Par exemple, une lettre est constituée de papier et d’encre d’une part, qui sont la matière, et d’un texte qui est l’information ou l’état physique du papier et de l’encre. (…) En téléportation quantique, on ne téléporte pas tout l’objet, mais seulement son état quantique, donc sa “forme”, dirait Aristote. (…) En effet, l’état quantique est la structure ultime de la matière ; on ne téléporte donc pas simplement une description approximative, mais tout ce qu’il y a à téléporter. (…) Quand on téléporte l’état quantique d’un objet, l’original doit nécessairement disparaître, sinon on aboutirait à deux copies, ce qui contredirait le théorème de non-clonage. On a donc bel et bien disparition de l’original ici et apparition de l’état téléporté là-bas67.

65 Les Larmes, p. 68-69. 66 Ibid., p. 83. 67 N. Gisin, L’Impensable hasard, non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques, p. 100.

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La « forme », pour Aristote, ou « l’état physique », pour les physiciens d’aujourd’hui,

constitue la seule chose téléportable : la matière ne peut donc être téléportée. De même que le

papier et l’encre de la lettre ne peuvent être téléportés, le corps physique du narrateur, qui est

matière, ne peut l’être. Seul, son corps « narrativisé », écrit, informatif peut l’être, s’agissant

d’un « être de papier » fictif et « trompe-l’œil »68.

Le narrateur n’est pas cloné, l’original disparaît d’Argentine pour apparaître69

vraiment à Rennes et se retrouver devant « une bière à moitié consommée, en train de

regarder par la fenêtre, une cigarette fumante entre les doigts (…), le stylo dans l’autre main

et le cahier ouvert sur la table »70.

Ici, la téléportation peut aussi être conçue comme une illustration métaphorique et

littéraire de la migration de l’âme des pythagoriciens, la « métensomatose »71, où « on ne

téléporte donc pas simplement une description approximative, mais tout ce qu’il y a à

téléporter » et où il y a « disparition de l’original ici et apparition de l’état téléporté là-bas »…

Mais la téléportation du narrateur illustre aussi le moment précis où, à une échelle

« non locale », planétaire, les atomes-personnages (le narrateur et Claudia) superposés et

intriqués, qui fonctionnent comme un seul objet quantique, sont délocalisés en deux endroits à

la fois : pendant que Claudia devient plus « introspective »72, c’est-à-dire pendant qu’elle est

projetée mentalement au Japon, où elle doit partir accoucher, le narrateur est téléporté en

Bretagne. Et pendant que Claudia partira au Japon, le narrateur restera en Argentine, où il se

retrouvera père de possibles quintuplés73, en miroir des « quintuplés »74 de Claudia.

Ainsi, à la grossesse de Claudia se superpose la « grossesse » du narrateur75, pendant

sa téléportation : « enceint » du chien, métaphore de sa « difficulté à s’exprimer » et à

68 Expression de Nathalie Sarraute pour désigner le personnage, dans L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 88. 69 Cette superposition de disparition et d’apparition est déjà présente dans l’Enéide de Virgile et n’est pas étrangère à l’innutrition philosophique et scientifique des deux auteurs. Voir notre article "Didon dans l'Enéide : épiphanie d'une disparition", in Transports. Mélanges offerts à Joël Thomas, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2012, 399-424. Virgile aurait-il eu l’intuition de la superposition et de la téléportation quantique ? 70 Les Larmes, p. 69. 71 La téléportation est le pivot du « couple » écriture / « métensomatose ». Dans les deux cas, il y a « téléportation » par « délocalisation ». 72 Les Larmes, p. 68. 73 « Je passe entre les deux rangées de petits lits » (Les Larmes, p. 88). 74 Les Larmes, p. 82. 75 Les deux « delivery » agissent de façon complémentaire, à travers la superposition de l’hypothétique création du texte (le narrateur va-t-il parvenir à créer le processus d’identification entre le personnage-narrateur et le lecteur ?) et de la « certitude » de l’accouchement de Claudia. La superposition de ces deux « états » opposés est encore un « chat de Schrödinger » (Voir II.b).

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« accoucher » d’une « langue nouvelle », il « accouchera » peut-être du texte76, c’est-à-dire la

diégèse de ses possibles quintuplés, résultat de sa vie, méconnue du lecteur, avec Liliana,

pendant que Claudia, symbolisant un espace « hors-temps » de la diégèse, accouchera de

« quintuplés ».

Il y a donc une mise en abyme de diégèses, comme autant de « galaxies » différentes :

celles, avec Claudia et Laura, qui se situent avant le commencement du récit et celle, avec

Liliana, qui se situe sans doute après, à la fin du roman : c’est, en effet, vers la fin du roman,

que le narrateur s’interroge, ou plutôt nous interroge :

Le récit devrait commencer… Comment ? Peut-être par (…) quelque chose d’incompréhensible (…) En réalité, je n’avais encore rien vécu, il n’y avait eu que des mots… Mais j’allais la vivre, il n’y avait pas le moindre doute sur ce point, j’allais la vivre, et de fait j’étais déjà en train de la vivre77.

Le narrateur fait se superposer et coïncider un futur hypothétique avec un présent de

certitude. Il n’a pas encore vécu une situation et c’est justement pour cela qu’il va la vivre et

la vit. Le fait de ne pas vivre quelque chose enclenche automatiquement sa survenue. Etre

déjà en train de vivre quelque chose qu’on n’a pas encore vécu constitue, métaphoriquement,

un « chat de Schrödinger ».

En même temps, il y a apparition d’un temps multidirectionnel, en boucle, dont le

futur, se produisant en même temps que le passé, donne accès à un présent hybride.

Enfin, l’enchâssement du « chat » entre la « disparition ici » et l’ « apparition là-bas »,

du narrateur, enchatonne le « chat », lui-même, dans une répétition fractaliste à l’infini des

mêmes reliefs.

II. b.) Le « chat de Schrödinger » quantique78

Ainsi, l’épisode de la téléportation comporte plusieurs « chats de Schrödinger », mis

en abyme dans la géométrie fractaliste de l’écriture airienne. Le « chat » ajoute la notion

d’ « états » quantiques à celle de « superposition ». En effet, le « chat de Schrödinger » est

76 La téléportation du narrateur « narrativisé » et « enceint », dans un autre espace-temps, qui devait l’aider à « accoucher » de son texte, a-t-elle vraiment eu lieu ? Ou bien est-elle aussi capable d’illusion que l’apparition du texte même ? S’il n’y a pas identification du lecteur avec le personnage, un texte en est-il vraiment un ? En effet, on ne sait pas quand le narrateur revient de sa téléportation à Rennes. Le récit continue, comme s’il n’y avait pas eu de téléportation, et le narrateur se retrouve en Argentine sans que le lecteur en soit averti, il vend son appartement et prend possession de celui de Claudia. 77 Les Larmes, p. 71 et 76. 78 Le « chat de Schrödinger » est le nom donné à une classe d’objets quantiques d’après l’expérience de pensée développée en 1935 par Erwin Schrödinger, dans laquelle un chat – conceptuel - peut être à la fois mort et vivant.

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une classe d’objets formés d’une « superposition d’états » quantiques, comme, par exemple,

une particule au repos et excitée à la fois79.

Le narrateur va, au fil des Larmes, « déliter » le « chat de Schrödinger ». En effet, il

commence par un « pur » « chat », puis, pendant et après sa « délocalisation », par

téléportation, à l’échelle planétaire et universelle, le hasard ubiquitaire étant dans son

« expansion » optimale, la superposition des deux états opposés a tendance à prendre

plusieurs acceptions possibles et donc à « altérer » le « chat de Schrödinger », dans le sens

d’une désintégration extensive, lui aussi pris dans un monstrueux processus d’ « expansion

entropique ».

II. b. 1) Un « pur » « chat de Schrödinger »

Le hasard ubiquitaire, étant réduit avant la « délocalisation », par téléportation, du

narrateur, celui-ci fait un « pur » « chat de Schrödinger » de la pensée de son chien :

Et que pensait le chien ? Il est trop facile de répondre : Rien. Parce que même s’il ne pensait rien, il pensait, et même plus, il était lui-même une pensée80.

Ici, Rintintin ne pense pas et pense à la fois, à l’image de l’atome qui peut être à la fois

dans un état excité et non excité, résultante de l’expérience d’intrication qui découle du

principe de superposition d’états quantiques. Ce « chat de Schrödinger »-là se veut très précis

parce qu’il caractérise une seule et même « particule » : le chien et n’a donc qu’une seule

acception possible.

II. b. 2) Un « chat de Schrödinger » « altéré »

A l’inverse, lors de la « délocalisation » du narrateur à « l’extérieur de l’espace-

temps », son « atterrissage » est marqué par la coexistence de deux « états » quantiques,

opposés seulement en apparence :

Et j’étais là, devant une bière à moitié consommée, en train de regarder par la fenêtre, une cigarette fumante entre les doigts (mais je ne fume pas), le stylo dans l’autre main et le cahier ouvert sur la table…81

79 Cette opposition dans le même est aussi l’illustration de la « dialectique des contraires, dans le règne de l’imagination » (Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 292). Ici, s’associent la physique et le système de représentation qu’est l’Imaginaire, en la coïncidence des opposés que représente cette superposition d’états contraires et simultanés. 80 Les Larmes, p. 60.

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Nous pouvons déceler et « superposer » plusieurs acceptions dans ce passage :

La première indique que le narrateur fume et ne fume pas, mais ces « états »-actions

superposés et opposés ne se passent pas tout à fait à la fois et en même temps, même s’ils en

donnent l’impression. De plus, les deux « je » ne symbolisent vraisemblablement pas la même

instance narrative. Ces deux aspects évoquent donc une métaphorisation « altérée » et

« impure » du « chat de Schrödinger ».

En effet, le fait que « je [puisse être] un autre », crée un décalage spatio-temporel entre

les deux instances narratives ; « je » (celui qui fume) est le narrateur, et « je » (celui qui ne

fume pas) pourrait être l’auteur lui-même s’amusant, dans son jeu complice avec le lecteur, à

livrer un commentaire entre parenthèses. De fait, l’espace-temps du narrateur et de l’auteur

n’est pas le même : le récit au passé, du narrateur, qui situe l’action en Bretagne (« J’étais là

(…) une cigarette fumante entre les doigts82 »), se distingue spatio-temporellement du présent

de l’auteur (« Je ne fume pas ») et du lieu où il se trouve.

Mais la suite du passage révèle une curieuse confusion temporelle, comme s’il n’y

avait plus de barrière entre les deux instances narratives, en calquant le présent du narrateur

sur celui de l’auteur : « Mais, curieusement, le papier blanc de mon cahier, en revanche, ne se

met pas à briller »83. Il n’y a donc superposition d’états quantiques que dans l’illusion trompe-

l’œil du « présent » de l’écriture qui autorise toutes les coïncidences.

En outre, le « je » entre parenthèses, c’est-à-dire peut-être l’auteur, est un « je » qui vit

dans un autre monde, une autre sphère que l’autre « je », en se mettant réellement entre

parenthèses dans une « autre série », une « autre vie », comme si le véritable « je » était le

« je » littéraire, cet « autre moi », celui qui n’est pas entre parenthèses, c’est-à-dire celui qui

peut jouir d’une liberté et d’une expansion narrative84.

Pendant que le « je » auctorial vit dans l’espace-temps qui nous est connu, le « je »

littéraire et narrativisé du narrateur homodiégétique vit quelque part hors de l’espace-temps,

dans la mémoire atemporelle de l’auteur, avant de vivre une vie « indépendante », comme

« être de papier ». C’est ainsi que les « corrélations non locales » entre les deux « je »

surgissent d’un espace mémoriel « hors-temps ».

81 Ibid., p. 69. 82 Ici et dans la citation suivante, c’est nous qui soulignons, par l’emploi des italiques. 83 Les Larmes, p. 71. 84 Nous retrouvons, dans la conception airienne, l’esprit de Rimbaud, pour lequel « Je est un autre », dans sa « Lettre à Paul Demeny » (15 mai 1871), mais aussi celui de Proust, pour qui le « livre est le produit d’un autre moi » (Contre Sainte-Beuve, 1908-1909, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1954, p. 222) et « la seule vie (…) réellement vécue, c’est la littérature » (Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. III, 1927, p. 895).

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Un deuxième sens possible pourrait révéler que le « je » entre parenthèses symbolise

un narrateur second85, qui ne se serait pas présenté comme tel, et qui serait le narrateur

silencieux de l’histoire et de la « série » qu’il partage avec « Liliana », autre femme du

narrateur, qui n’apparaît qu’avec la disparition de Rintintin, « bloquée », « coincée » dans un

lit, contre la dernière page, « dernière pièce secrète du labyrinthe »86 du roman. Le « secret »87

est tel que le narrateur se borne seulement à nous la présenter (« C’est mon épouse, la femme

85 Un autre passage, incluant aussi une superposition de deux « états » quantiques opposés, illustre de façon similaire cette hésitation que l’on peut éprouver sur la nature de l’instance narrative reléguée entre parenthèses (auteur ou narrateur second ?) : « Comme Li Po, je pouvais dire : Je suis seul, je lève ma coupe en direction de mon chien ; avec mon ombre, nous sommes déjà trois ; avec l’ombre que projette mon corps exposé à la lumière de Rintintin ; un animal, un homme et une ombre. Ma coupe est vide (je suis abstème) et la lumière du chien est sombre » (Les Larmes, p. 65). A première vue, la phrase « Ma coupe est vide (je suis abstème) », propose une coïncidence narrateur (premier) (hors parenthèses) - narrateur second ou auteur (entre parenthèses), exactement l’inverse de l’exemple fumeur / non fumeur. Ici, il semble y avoir adéquation non buveur / non buveur : « Ma coupe est vide » (= je ne bois pas) / « (je suis abstème) » (= je ne bois pas). Or, rien ne dit que, lorsque le narrateur a « [levé sa] coupe en direction de [son] chien », il n’a pas bu le vin juste après (ce qui annihilerait la coïncidence, comme dans le premier cas fumeur / non fumeur), surtout si l’on conçoit que le narrateur se trouve, quatre pages après, « devant une bière à moitié consommée »… A moins que la coupe ne soit bue et pas bue à la fois, comme dans la superposition d’ « états » quantiques simultanés et opposés… De même, le narrateur fait de son « ombre » un autre « chat de Schrödinger », en désignant à la fois la disparition et l’apparition de l’écrivain : celui-ci n’est plus que l’ombre de lui-même en l’absence d’inspiration, et, en même temps, la polysémie d’ « ombre », au sens de « fantôme », d’ « apparition », indique que cette « ombre » contient en germe l’œuvre à venir. L’écrivain tente de faire jaillir la langue de l’ « incompréhensible » (Les Larmes, p. 71) : la langue commune et compréhensible résiste et l’auteur ne parvient jamais à fixer une langue vraiment nouvelle, « pure » et débarrassée de ses scories, au sens mallarméen du terme. C’est en ce sens que Rintintin est à la fois le double du narrateur et sa « grossesse », c’est-à-dire son potentiel créateur même, débouchant sur sa naissance en tant qu’écrivain. L’auteur est donc enceint de lui-même, de son potentiel, de son œuvre à venir, de l’écrivain qui est en germe en lui. Selon Stéphane Lupasco, un « potentiel » énergétique ne peut être totalement « actualisé » (totalement « accouché »), sans courir le risque d’une « désintégration totale ». (La Tragédie de l’énergie, Paris, Casterman, 1970, p. 81). Un tertium non inclusum médiateur semble donc être nécessaire à la réalisation même du processus créatif. De fait, Rintintin est aussi le symbole de cette faiblesse de l’ « actualisation » du « potentiel » énergétique inventif du narrateur, de son manque d’inspiration, de sa disparition en tant que créateur d’une « langue nouvelle » : « Ce qui lui était arrivé à lui était ce qui m’était arrivé à moi – et que je continuais à ignorer ! Le problème de Rintintin tenait dans cette classique formulation : “la difficulté de s’exprimer”. (…) Maintenant, soudain, la destruction de notre couple le précipitait dans un silence que lui-même ne comprenait pas… elle le plaçait dans un espace qui n’était pas celui de la mort (…) mais de la disparition. Il se trouvait dans une langue nouvelle et il avait (…) “des difficultés”. Est-il besoin de dire que ma capacité créatrice était à zéro ? » (Les Larmes, p. 64-65). En outre, « la lumière du chien est sombre » car elle est vidée de l’« enthousiasme », cette possession par le divin ou « grâce divine », que constitue l’inspiration, pour Claudel, et de la connaissance que l’écriture est censée répandre sur les hommes. De plus, l’ « ombre » du narrateur, née de la « lumière sombre » du chien, est, à l’instar du deuxième gymnase de La Guerre, un tertium exclusum qui brille par son absence, mais aussi inclusum car elle recèle le « potentiel » créateur et le mystère de l’origine de son élan. Enfin, ce passage semble être l’illustration d’une théorie scientifique actuelle (corollaire de celle de Platon et de son image de la grotte), selon laquelle la « réalité se déroulerait dans un autre espace que le nôtre » : « nous [n’en] verrions que des ombres » (N. Gisin, L’impensable hasard, p. 81). Le narrateur et le chien représenteraient ainsi deux particules, séparées en diagonale par la projection de notre espace à trois dimensions, où « un événement dans le grand espace projette deux ombres », qui « peuvent être éloignées l’une de l’autre ». Ces deux ombres se réuniraient dans « l’ombre que projette [le] corps [du narrateur] exposé à la lumière [sombre] de Rintintin » (qui constituerait une deuxième ombre). 86 Les Larmes, p. 89. 87 Le narrateur d’Anniversaire affirme : « Ecrire n’a jamais été, en ce qui me concerne, rien d’autre qu’un secret » (p. 23). Le secret d’une « langue pure » réside peut-être dans le « changement d’idée », lors du passage de la « série Claudia » à la « série Liliana », qui voit la « naissance » d’une « langue nouvelle ». Le « décryptage » de ce « secret » suppose un lecteur actif, capable de donner un sens à la dimension « incompréhensible » du texte.

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de ma vie, la première, la dernière et l’unique »). La première ? Et Claudia ? Nous pouvons

imaginer que le narrateur nous a présenté deux « séries »88 : la « série » « hors-temps », « non

locale » d’un « non récit », pourtant logorrhéique, de sa vie avec Claudia, symbole d’une

langue désuète, et la « série » silencieuse, et ancrée dans le temps du récit, de sa vie avec

Liliana, symbole d’une « langue nouvelle », « incompréhensible », qui restera absolument

« secrète », ce qui revient aussi à un « non récit », ou plutôt qui est à la fois un récit et un

« non récit », c’est-à-dire un véritable « chat de Schrödinger ».

Paradoxalement, la femme qui appartient à l’espace « hors-temps » d’un « non récit »,

Claudia, existe « diégétiquement », en jouissant d’une expansion narrative tout le long du

roman, tandis que celle qui est ancrée dans le temps du récit et symbolise une langue nouvelle,

Liliana, se contentant de la dernière et unique page, n’existe pas narrativement parlant.

Comme s’il s’agissait, pour le narrateur, de « construire sa propre série, en préservant

[sa] série personnelle »89 , les deux « séries » seraient deux vies parallèles, dues à un

« changement de sujet »90 et « d’idée »91 (que symboliserait Laura) qu’il s’agirait de « faire

coïncider »92, l’une objet du déterminisme, l’autre jouet du hasard, l’une présente, l’autre

absente, les deux faces d’un même miroir, d’un même tableau, les deux atomes d’une même

superposition par intrication, unis dans un même « chat de Schrödinger ».

II. b. 3) Un « chat de Schrödinger » téléporté dans l’ « ensemble triadique de Cantor »

Enfin, le hasard ubiquitaire passe d’une « expansion » culminante, à l’échelle

planétaire et universelle, avec la téléportation du narrateur, dans Les Larmes, à une

« expansion » maximale transcatégorielle, à l’échelle littéraire, avec la « délocalisation » du

« chat de Schrödinger » d’un livre à l’autre.

En effet, à l’image du hasard, l’ « expansion » ubiquitaire et entropique maximale du

« chat de Schrödinger » s’effectue un an après la fin des Larmes, dans La Guerre des

gymnases.

Le « chat » collectif, englobant tous les autres, est donc, à la fois, « ici », dans Les

Larmes, et « là », dans La Guerre des gymnases. Cette intrication, par superposition, qui 88 Nous éludons volontairement la « série » non « amoureuse » partagée par le narrateur et « Laura » et aussi « hors-temps », « non locale », prolixe, « ancrée » dans un « non récit » que celle vécue par le narrateur et « Claudia ». La « série intermédiaire Laura » serait le pivot axial du « changement d’idée », sorte de passage mouvant entre l’ « idée Claudia » et l’ « idée Liliana ». 89 Les Larmes, p. 83. 90 Anniversaire, p. 9. 91 Les Larmes, p. 25. 92 Ibid., p. 25.

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« introduit les corrélations non locales » qui semblent « surgir de l’extérieur de l’espace-

temps », est indifférente au temps écoulé entre les deux parutions.

Ainsi, mis en abyme à l’intérieur du « chat » collectif, au lieu de désigner une seule

« particule », ce nouveau « chat » va figurer une « entité » de nature plus communautaire, la

« bulle » de la rencontre de Gerardo et de Ferdie, signant ainsi la continuité du déroulement

de son processus de « délitement ».

De fait, la première absence de Ferdie, dans le premier « vide » de la quatrième ligne

de l’ « ensemble triadique de Cantor », de la p. 26 à la p. 42 de La Guerre des gymnases,

contient un « chat de Schrödinger » quantique mis en abyme dans la géométrie des fractales93.

En effet, l’épisode de la rencontre de Ferdie et de Gerardo constitue l’illustration d’une

sorte de vie parallèle vécue dans le « vide » de l’absence de Ferdie, hors de l’espace-temps du

gymnase. A l’intérieur de cette absence, le futur a lieu avant le passé, hors et dans la mémoire

de Ferdie : pour celui-ci, sa reconnaissance par Gerardo a lieu avant leur première potentielle

rencontre, puisque Ferdie ne se souvient pas de l’avoir jamais rencontré. Mais, plus que cela,

la reconnaissance de Ferdie et de leur ancienne rencontre, par Gerardo, a lieu en même temps

que la non-reconnaissance de Gerardo et de cette rencontre, par Ferdie. A l’intérieur de la

géométrie fractaliste de l’ « ensemble triadique de Cantor », l’auteur intègre ainsi un « chat de

Schrödinger », élaboré à partir de la superposition quantique de deux « états » opposés

simultanés, comme la reconnaissance / non-reconnaissance par la mémoire, au sein d’une

même « bulle » atemporelle de rencontre.

De plus, dans une optique lupasquienne, la rencontre « potentielle » de ces deux

« énergies », que symbolisent Ferdie et Gerardo, n’est pas « actualisée » dans le sens où

Ferdie ne reconnaît pas Gerardo, mais l’est dans le sens où ils se « retrouvent ». Ainsi, tout le

sens de la rencontre entre ces deux « énergies » réside dans le « principe d’antagonisme » et

93 Au fil des deux textes, les « chats de Schrödinger » deviennent plus subtils, comme s’ils s’ « éthérisaient ». En effet, dans la Guerre des gymnases, lorsque Marta relate le conte de l’homme qui prend une « araignée qui pend à son fil, tout contre son œil » pour un « monstre aux dimensions colossales qui descend de la montagne vers sa maison » (La Guerre des gymnases, p. 106-107), elle ajoute : « Peut-être qu’avec Chin Fu c’est la même chose » (p. 107). Valencia rétorque : « Je ne comprends pas ». Marta ajoute donc : « Je veux dire que Chin Fu… ». Alors Valencia répond : « Non, ce que je ne comprends pas, c’est ce conte fameux ». Si Valencia a compris l’allusion de Marta à Chin Fu, c’est qu’elle a d’abord compris le sens du conte, sans quoi, elle n’aurait pu comprendre l’allusion à Chin Fu : Valencia ne comprend pas quelque chose qu’elle comprend, en réalité et à la fois. Nous assistons à un procédé d’une subtilité un peu différente, dans un passage des Larmes : « Qu’est-ce que “ce dont j’avais le plus peur”, alors ? Il y a une seule réponse : qu’il y ait quelqu’un d’autre, caché, aux aguets. Ou bien ni caché ni aux aguets. Pis encore : quelqu’un, sans plus… » (p. 85-86). Ici, l’intrication de deux « états » quantiques opposés et simultanés superpose « une seule réponse » à plusieurs réponses, ce qui permet la progression de la pensée et l’accès de l’écriture à un processus de totalisation, à travers sa mise en abyme dans le cerveau de l’univers, due à l’ « éthérisation » des « chats de Schrödinger » dans le cosmos.

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son tertium non inclusum (l’actualisation potentielle de la rencontre) qui permet aux choses

d’ « arriver » et de « se modifier », afin d’échapper à une « mort définitive »94.

Enfin, et toujours dans une « logique d’antagonisme » 95 , les « vides » de

l’ « ensemble triadique de Cantor » sont interchangeables avec les « pleins », dans la mesure

où ils représentent des espaces « hors-temps », mais peuvent aussi représenter l’aspect

temporel, si l’on considère que ce qui se passe dans les gymnases est atemporel : les « vides »

seraient alors l’envers des « pleins ». Cet aspect interchangeable des « vides » et des

« pleins » (le « plein » est « vide » et le « vide » est « plein », à la fois), d’un espace « hors-

temps » et d'un espace temporel constitue déjà, en soi, un « chat de Schrödinger ».

En superposant un « chat de Schrödinger » microscopique à une géométrie fractaliste

macroscopique, Aira fait un autre « chat de Schrödinger », qui sort de son contexte

microscopique. Il y a ainsi une mise en abyme de « chats de Schrödinger », qui, en dissolution

dans une « expansion » entropique galopante, à l’image de l’univers, se métamorphosent en

monstres macroscopiques.

Emma ARTIGALA

94 S. Lupasco, La Tragédie de l’énergie, p. 81. 95 S. Lupasco, Ibid., p. 79.

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