--- J-Ai Survecu a Auschwitz - K Zywulska 60

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KRYSTYNA YWULSKA

KRYSTYNA YWULSKA(1914 - 1993: nacida Sonia Landau)

J'ai survcu AuschwitzPour ma mre

Distribu par A.F.M.D. (association des Amis de la Fondation pour la Mmoire de la Dportation)31, bd St Germain75005 PARIS

(Premire edition en langue francaise : DITIONS POLONIA, VARSOVIE 1956)J'ai survcu AuschwitzKrystyna ywulska

Krystyna ywulskaJ'ai survcu Auschwitz

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.... Krystyna ywulska, comme tant de ses pareils, chapps par miracle de lanantissement, ne vit pas dans notre monde civil de thories humanitaires et de prurit sadique Elle a une autre chelle de valeurs, elle ne parle pas la mme langue. La sienne est dun dpouillement quun critique littraire qualifierait de classique dans sa scheresse... Celui qui voudrait v trouver des chiffres, des dates, une tude historique sera... du, car rien n'est moins historique que ce livre, rien n'est moins tmoignage (selon un terme trop la mode) qu'uvre d'une fille qui pourtant a su faire sortir du camp, pour tre communiqu la rsistance, un long document sur les fours d'Auschwitz et sur les excutions.

Croit de la critique de J.B. Neveux dans des Comptes Rendus de la Revue dHistoire de la Deuxime Guerre Mondiale

Jacek et Tadeusz ANDRZEJEWSKIToutes droits de reproduction pour a des fins non-lucratifs (partielle ou intgrale) autorises.

Table des matires

GLOSSAIRE5PRFACE7PREMIRE PARTIE11AUSCHWITZ11PREMIRE JOURNE12LA QUARANTAINE29AUSSEN47LE TRAVAIL SOUS UN TOIT60LE REVIER72DEUXIME PARTIE95BIRKENAU95LES CRMATOIRES96LES NOUVEAUX102LA PETITE FILLE A LA CORDE A SAUTER111LA POUDRE BLANCHE126LES GRENOUILLES132LES GRECQUES141LES TZIGANES148TROISIME PARTIE152DANS LE FEU15220.000 PAR JOUR153LE CANADA161ON TRANSPORTAIT DU BOIS172VARSOVIE ARRIVE182LE GHETTO DE D193QUATRIME PARTIE196LE FRONT APPROCHE196RAID ARIEN197UN SOUFFLE DE LIBERT202NOTRE DERNIER NOL213LA FIN D'AUSCHWITZ219FIN228Postface229

GLOSSAIRE

Aufseherin- gardienne SSAussenKommando- Kommando travaillant l'extrieur du campBekleidungskmmer- vestiaireBlock- barque se composant de deux pices (stube) o couchaient les dtenuesBtocklteste- (Blokowa, en polonais) - dtenue responsable de l'ordre dans un BlockBlockfhrer- SS responsable d'un BlockBlockfhrerstube- pice rserve au BlockfhrerBunker- cachotDurchfall- dysenterieFrauenkonzentrationslager- F. K. L. camp de concentration des femmesHftling- dtenue d'un camp de concentrationHauptscharfhrer- adjudant SSKapo- dtenue responsable d'un Kommanando de travailKommando- quipe de travailLagerfhrer- commandant de l'administration du campLagerkapo- Kapo responsable de tout le campLagerkommandant- commandant de la garde du campLagerruhe- couvre-feuLeichenkommando- Kommando des mortsOberAufseherin- femme SS, chef du camp des femmesPolitische Abteilung- section politiquePosten- sentinelleRapportschreiber- secrtaire du rapport, dtenue collaboratrice du commandantRumungsKommando- Kormmando de nettoyageRevier- infirmerieSchreiberin- dtenue charge du secrtariatSchreibstube- secrtariat du campSonderbehandlung- traitement spcial qui signifiait lexterminationSonderKommando- Kornmando charg du service aux fours crmatoiresStrafKommando- Kommando disciplinaireStubendienst- (Sztubowa en polonais) - dtenue responsable d'une stubeVernichtungsKommando- Kernmando responsable des chambres gazVolksdeutsch- une catgorie de citoyens des pays occups, d'origine allemande, auxquels les Allemands accordaient certains droitsVorarbeiterin- contrematre responsable d'une quipe de travailWaschrume- lavabosWiza- de l'allemand Wiese - prairieZhlappel- appel des numrosSauna- salle de douches

Krystyna ywulskaJ'ai survcu Auschwitz

- 48 -PRFACE

Il existe travers le monde une confrrie d'hommes et de femmes de toutes les races, de toutes les nationalits, de toutes les classes sociales, de toutes les religions. Elle se distingue par un numro tatou sur le bras gauche. Que deux porteurs de ce signe de reconnaissance se rencontrent l'usine ou sur une plage, New-York ou Paris, Berlin ou Varsovie, Rome ou Odessa, Alger, ou Bruxelles, ils cessent d'tre des trangers l'un pour lautre et peuvent se dire: Tu te rappelles? Car ils ont connu Auschwitz-Birkenau.Le matricule sur le bras traduit immdiatement une communaut de souvenirs gravs dans la chair et dans le cur, une similitude de cauchemars et de vocabulaires, une mme rserve en la mmoire de visages effacs, de squelettes chancelants, de cadavres et de fumes qui font brusquement irruption dans leur vie d'aujourd'hui, brouillant les pages d'un livre ou les traits d'un visage aim. .,,Tu te rappelles?Lorsque le dernier tatou d'Auschwitz aura disparu, lorsqu'il ne restera plus un seul tmoin vivant, combien de temps se souviendra-t-on encore? Combien de temps la pense des peuples se tournera-t-elle vers le muse d'Auschwitz-Birkenau qui conserve pieusement les baraques, les cours o l'herbe repousse, les cheveux qui grisonnent comme des cheveux vivants, les robes, les chaussures pour des enfants qui n'ont jamais grandi, les poupes terrifiantes: elles ont cess d'tre des jouets pour devenir preuve et symbole du crime le plus monstrueux de tous les temps, le massacre rationnellement dlibr des innocents.Dans ce temps-l, des tudiants des gnrations nouvelles trouveront dans une bibliothque les tmoignages de ceux qui, par miracle, survcurent. J'espre qu'ils seront d'abord incrdules, que dans ce temps-l il n'existera rien dans le monde qui puisse leur servir de point de comparaison avec l'univers dment difi par les nazis pour dblayer l'espace vital o s'talerait leur victoire: le camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, le monument le plus significatif du nazisme.Cest en pensant aux lecteurs de demain que j'ai lu le livre de Krystyna ywulska. Trs populaire en Pologne, et dj traduit en anglais, il arrive en France son heure au moment o les Franais, grce aux rescaps, aux livres qu'ils ont crits, aux films, aux musiques in memoriam, grce aux plerinages et l'effort de ceux qui luttent contre l'oubli, commencent savoir ce que signifie Auschwitz-Birkenau, ralisation la plus parfaite du systme concentrationnaire et choisi ce titre comme leitmotiv du film Nuit et Brouillard. Le livre de Krystyna vient son heure parce que l'actualit ne nous permet pas de considrer que les souvenirs d'Auschwitz sont entrs dans lhistoire et ne corrompent plus le prsent. Il vient l'heure o sinstruit Kiel le procs de Clauberg, le mdecin dont les expriences, destines donner corps aux conceptions dmographiques trs particulires des SS, marquent encore la chair des rares survivantes du block 11. Il vient l'heure o les officiers suprieurs SS, jusqu'au grade de lieutenant-colonel inclus, vont pouvoir encadrer la nouvelle Wehrmacht. Ils ne risquent pas de reconnatre un jour le tatouage sur le bras d'un de leurs soldats: les enfants passs par Auschwitz se trouvaient pour toujours dispenss de service militaire. Il vient l'heure o, dans un monde inquiet, fbrile, svissent toujours le racisme et les squelles du nazisme, mais o crot inluctablement le nombre de ceux qui veulent jamais l'abattre.La dernire fois o j'ai t Birkenau, tandis que je parcourais les cours abandonns et encore vnneuses, les blocks o les pas font bruyamment s'envoler des oiseaux silencieux bien des visages se levaient devant moi: amis disparus, survivants intgrs dans leur vie ressuscite, travaillant dans leur laboratoire ou leur atelier, faisant leur march, berant un enfant, et Il mtait difficile de les imaginer, squelettes vtus de hardes et couverts de furoncles, errant dans ces rues du camp, fuyant la sinistre cour du block 25. Je pensais aussi aux diverses scnes du livre de ???. J'essayais de situer dans les blocks, dans les bois, les rencontres, les supplices et les rvoltes des victimes.Louvrage se prsente sous une forme romance, parti pris qui peut heurter l'historien mais rend plus accessible aux non initis l'atmosphre vritable du camp, en intgrant dans la vie quotidienne des scnes d'horreur qui risqueraient d'apparatre pour un esprit non averti, une exagration morbide. Cette forme romance rend vident le fait que des tres sous la constante menace de la mort, dont la mort devient llment naturel, gardent l'atroce pouvoir du souvenir mme si leur affectivit est mousse par la faim et l'extrme tension nerveuse mme si cette tension les conduit la folie. La forme adopte par Krystyna permet d'admettre l'ubiquit du personnage principal, lauteur elle-mme. Elle reste la jeune rsistante polonaise, incarcre Varsovie avant d'tre initie aux rites du camp, mais elle devient aussi une sorte de conscience collective, un symbole de la dporte consciente. Ainsi, elle peut faire sortir son double du block, le mettre en rapport avec tous les lments du camp, le faire assister tous les vnements quotidiens ou inhabituels, les arrives et les slections, et l'entassement du troupeau dans la chambre gaz, et les cris de rvolte des mres et les suicides, et la folie. Vers Krystyna-symbole peuvent converger tous les mystres du camp, tous les secrets des curs. Elle peut arbitrer les tas de personnalits, de nationalits ou de races, tenter mme de deviner si les SS sont des tres humains, participer aux efforts dsesprs d'entraide et de survie qui s'appellent la Rsistance au camp.Il faut souligner aussi que l'horreur qui baignait la vie de tous les dports comportait des nuances diffrentes pour les divers groupes des multiples nationalits. Si les Juifs polonais taient, comme tous les autres Juifs promis l'extermination rapide, les Polonais aryens pouvaient plus longtemps survivre et garder plus longtemps leur conscience d'tres humains. Ils n'taient pas perdus dans un no man's land sans limite. Ils pouvaient calculer la distance entre le camp et leur ville natale. Ils pouvaient rver d'vasion. Certains recevaient des colis, des lettres qui tiennent une place importante dans le livre de Krystyna. Pour qui connat bien les conditions de la vie au camp, il est ais d'imaginer les sentiments des prisonnires affames, des Franaises, des Belges ou d'autres lorsque les heureuses ouvraient les colis qui pour elles, signifiaient chez nous. Les manifestations individuelles de la solidarit ou de l'amiti ne pouvaient pas panser toutes les blessures. Ceux qui recevaient des colis, ceux qui occupaient dans le camp une situation privilgie pouvaient garder un minimum de spcificit humaine. Dans la vritable ville que reprsentait Birkenau, avec le seul espace d'une rue entre le camp des hommes et celui des femmes, on conoit que des contacts aient pu se produire, des intrigues se nouer, mais infiniment rares et dangereuses, sur fond de terreur et de mortSeuls aussi, les privilgis pourvus de fonction dans le camp avaient des chances de percevoir des SS, hommes ou femmes, autre chose que l'aspect monolithique d'une machine donner la mort.Il arrivait aux SS de parler avec des dtenus mdecins ou chefs de blocks, au rouage infime de la hirarchie intrieure du camp quitte froidement les dsigner l'instant d'aprs pour la prochaine slection. Ces prcisions me paraissent indispensables pour clairer les divers aspects du livre de Krystyna, pour souligner les traits qu'il n'aurait t possible aucune dporte franaise de mettre en lumire. Pourtant Krystyna peut, elle aussi, dire tu te rappelles ses camarades franaises lorsquelles se retrouventParce que laisse apparatre la complexit des relations entre nationalits dans les camps, parce que n'adoucit pas l'horreur des haines raciales persistant dans l'enceinte de Birkenau, mme si les lments les plus conscients tentent de s'opposer ensemble lanantissement prevues par les nazis et parient ensemble pour l'avenir, Krystyna apporte une pierre supplmentaire la muraille que, trop disperss encore travers le monde, des hommes veulent dresser contre la haine, la btise, l'oppression, la volont de puissance et le sadisme, matriaux essentiels de la doctrine nazie. Sous tous les cieux de l'Europe occupe, cette doctrine a fait lever des constructions de pierre, de bois, de toile, de sueur, de cendres et de sang qui avaient nom Buchenwald, Struthof, Ravensbruck, Dora, Bergen-Belsen... Le livre de Krystyna aidera ne pas oublier que cette doctrine se traduit aujourd'hui et sub specie aeternitatif par cette effroyable quation:

Auschwitz-Birkenau = six millions de morts.

Septembre 1956

OLGA WORMSER

J'ai survcu AuschwitzKrystyna ywulska

PREMIRE PARTIEAUSCHWITZ

IPREMIRE JOURNEPawiak, cellule 44. L'une des prisonnires lit mon avenir dans les cartes. Elle y voit des personnages officiels, un voyage, une croix... Les regards de toutes les femmes de la cellule sont fixs sur elle. L'atmosphre est lourde des plus sombres pressentiments. Toutes les penses se rsument par ces mots: le convoi pour Auschwitz.Cette peur du changement peut paratre bizarre. Tout le monde sait qu' Pawiak on fusillait et on battait sans piti, et pourtant nous avions une peur panique du convoi.Parfois, dans le silence, nous pouvions entendre au loin le bruit des tramways roulant sur les rails, les chos d'une ville anime. Nous pouvions recevoir un mot de nos parents, d'un tre cher. On nous battait, bien sr, mais cela se passait Varsovie, et cette seule pense nous aidait supporter les coups.Et bien qu'aucun prisonnier de la Gestapo n'ait cru srieusement la possibilit d'tre libr, il nous suffisait de savoir qu'un pas seulement nous sparait de la libert.Mais quand on nous emmnerait, ce serait la fin, plus d'espoir possible. Et surtout pour Auschwitz...Nous imaginions le camp de diverses faons, d'aprs les bruits qui couraient. Mais personne de nous ne savait ce qu'tait Auschwitz en ralit, et personne ne voulait le savoir. La seule certitude, c'tait qu'on n'en revenait pas.La cartomancienne guettait nos ractions et continuait lire dans les cartes uses, salies. Aucun doute pour le voyage et la croix, et, chose bizarre, la prdiction tait la mme pour toutes. La voyante tait ravie de semer la terreur parmi nous. On aurait entendu voler une mouche dans la cellule. Le bruit de la cl dans la serrure rompit ce silence.Wylup, un SS, terreur de la prison, apparut. Le visage de cet homme ne pouvait annoncer que la mort.Nos pressentiments et les prdictions de la cartomancienne se ralisaient. Il appela des noms, le mien en troisime lieu. Je quittai la cellule comme un automate, accompagne par les soupirs douloureux de celles qui restaient.C'tait arriv. A ct de moi se trouvait Zosia, ple, les lvres blmes. J'essayai d'esquisser un sourire.- Allons, ce n'est pas la mort!- Tu crois? Oui, si tu veux, mais des tortures nous attendent, et c'est rien encore.- Tu pensais peut-tre qu'on allait te librer? Mme l-bas les gens vivent, et puis nous y allons ensemble. Sois forte, les autres nous regardent!- Tu as raison. On m'a crit de chez moi, ils ont fait des dmarches...- Tu pensais qu'elles aboutiraient?- Je l'esprais un peu...- Espre toujours. Survivre, cela dpend en grande partie de nous-mmes...- Je le pense aussi.- Alors souris!Zosia sourit au moment mme o le SS Wylup passait prs de nous. Il la regarda, comme s'il voulait la frapper, mais, surpris, il se contenta de hausser les paules et alla plus loin.On nous conduisit dans la cellule des convois. Des femmes, venues d'autres tages, du secret et de la quarantaine, s'y trouvaient dj. Certaines avaient pass un an Pawiak, pensant que la Gestapo les avait oublies, d'autres qui venaient peine darriver, taient encore imprgnes du parfum de la libert et hles par le soleil que la prison ne connaissait pas.Dans la cellule des convois, des femmes prient avec ferveur, d'autres voquaient tout ce qu'elles savaient sur Auschwitz et sur les camps en gnral, d'autres encore tombaient dans un humour macabre.- Ils te feront une belle coiffure (nous savions qu'on rasait la tte).- Ils te mettront un numro, comme a tu ne te perdras pas...- Tu vivras dans la chastet: on n'a mme pas le droit de parler aux hommes.- Ferme-la, grogna Stefa.Stefa pleurait sans cesse. On l'avait arrache son petit garon et elle ne shabituait pas l'ide qu'elle pourrait ne plus le revoir. Elle me disait qu'elle tait hante par les yeux pleins de reproche de son petit, qui n'arrivait pas comprendre comment sa maman, si intelligente, s'tait laisse prendre par ces bandits. En me serrant la main, elle me rptait avec des larmes dans la voix: - Que fait-il en ce moment, mon petit? Il doit m'attendre. Mon Dieu, si les miens apprenaient mon dpart!...Je ne pouvais plus l'entendre. Que lui dire? Moi aussi, je pensais aux miens. Lorsqu'ils apprendraient mon dpart... Je voyais maman, courant d'une surveillante l'autre, tendant le colis refus... et j'avais envie de pleurer.- coute Stefa, nous ne devons pas pleurer, nous ne sommes pas seules souffrir, c'est la guerre!Rien n'y faisait. Je regardais autour de moi. Plus de plaisanteries, plus de conversations. L'une aprs l'autre, toutes se mettaient pleurer, et finalement un seul grand sanglot nous secoua toutes, comme si ce sanglot pouvait pulvriser les murs et rendre la libert.Mais aucun miracle ne se produisit. Par contre, madame Pawlicz devint folle. Elle sautait au milieu de la cellule, en faisant des gestes dsordonns, sa bouche tordue par un effrayant rictus, ses yeux pleins d'un dsespoir fou.- Savez-vous o nous allons? Au bal. Vous navez encore jamais vu pareille fte. Je mets mon chapeau neuf, regardez, il ny a que des femmes belles et jeunes! Nous danserons au son de la musique. Vous verrez...Ses lvres taient couvertes d'cume, elle avait le regard fixe. Nous l'entranmes vers un lit. Elle cria longtemps. Elle finit par se taire.- Eh bien! les filles, prions et essayons de dormir. Demain un voyage long et pnible nous attend.Toutes s'agenouillrent. D'une autre cellule parvenait le murmure de la prire du soir. Par del le petit vasistas, en haut du mur, on devinait la lourde et chaude nuit d'aot. Quelque part, tout prs, et pourtant si loin, des gens se promenaient sur les bords de la Vistule.Quelque part, tout prs, et pourtant si loin, dormait le petit garon de Stefa. Quelque part, tout prs, et pourtant si loin, ma mre veillait, les yeux ouverts.Rares furent celles qui dormirent cette nuit-l.A six heures du matin, le SS Wylup entra. Il nous ordonna de sortir. On fit l'appel des noms. Les chiens de Pawiak aboyaient avec rage. Personne ne devait rien emporter.Ce misrable nous dit que nous reviendrions bientt, qu'on allait seulement nous compter. Ce que nous possdions, les vtements chauds, la nourriture, que la sollicitude de nos camarades nous avait procurs, tout resta dans la cellule.Mal rveilles, puises, nous sortmes dans la cour de la prison. Tout ples, les hommes se penchaient aux fentres. On en dportait environ huit cents, c'tait l'un des convois les plus considrables.Le SS, gros, repu, nous fit mettre en rangs par cinq, nous bouscula en hurlant. J'tais prs de Zosia et je m'efforais de cacher mon nervement, mais en vain. Les camions arrivrent enfin et nous transportrent la gare.Pour traverser la ville, nous tions escortes de soldats, arms et casqus. Les passants qui se rendaient leur travail regardaient avec terreur les camions surchargs, y cherchant des visages de connaissance.Je dvorais des yeux ces gens heureux qui se promenaient librement dans les rues de Varsovie. Peut-tre quelqu'un de mes proches allait-il passer, m'appeler.A la gare, on nous entassa dans des wagons bestiaux, portes closes, fentres condamnes. Quelqu'un gmit:- Nous sommes enterres vivantes!Le train manuvra, changea de quai, avana, recula, enfin une secousse, et il partit.Soudain, spontanment, notre hymne s'leva de tous les cts la fois: La Pologne ne sera jamais vaincue...Le train roulait de plus en plus vite, couvrant notre chant. Il rythmait une seule et terrible phrase:Vers Auschwitz, vers Auschwitz.Vers dix heures du soir, il stoppa dans un champ.- Aussteigen! - On ouvrit les portes du wagon. Des chiens se prcipitrent vers nous en aboyant furieusement.De nouveau, nous nous mmes en marche. en rangs par cinq, presses par les hurlements des SS. Nous avancions en silence.- Devant nous s'tendait le camp. Les barbels, o passait un courant lectrique, tincelaient et les miradors semblaient suspendus en l'air. Nous marchions au pas cadenc.C'tait donc cela le camp!... Je regardai Zosia. Elle marchait la tte haute, les lvres serres. Elle savait que je l'observais et elle n'osait pas me regarder.A ce moment-l, nous franchmes l'entre du camp. Je me retournai. J'avais compris que j'tais rellement Auschwitz, dans le camp d'extermination, d'o l'on ne revenait pas...- Nous voil donc dans l'enfer - dit Zosia d'une voix lointaine, trange, et, avec ironie, elle ajouta. - On va nous rtir, qu'en penses-tu?- Je pense que nous mourrons d'une autre faon, je prfre ne pas y penser. Ne regarde pas les fils barbels, regarde plutt les baraques o dorment des tres humains comme nous; le matin, on se mettra au travail, la nuit ne dure pas ternellement. Rflchis, la guerre finira peut-tre bientt. Nous devons survivre; une nuit, comme celle-l peut-tre, tu te rveilleras, et il n'y aura plus de fils barbels autour de toi, ni de chiens, ni de baraques, mais une fort ou une ville et la libert. Cela ne vaut-il pas la peine de souffrir pour vivre cette minute, pour voir leur dfaite?- Bien sr, mais cela dpend si peu de nous!- On verra bien, mais, en attendant, jurons que rien, rien ne pourra nous briser, rien!Nous entrmes dans une baraque. Nous nous tendmes par terre Zosia, Stefa, Hanka, toutes les prisonnires de Pawiak, unies jusqu' la mort par la terreur, la douleur, la peur et l'amiti. Une seule pense nous hantait et ne nous permettait ni de dormir ni de rester tranquilles:

Que nous rservait le lendemain?

Chacun de nous, dans son enfance, a cout des contes de fes. Dans chacun de ces contes ou presque, il y a une mchante fe, une fe Carabosse, califourchon sur son balai. Cette Allemande qui portait un triangle noir[footnoteRef:1] en tait certainement la plus fidle incarnation. [1: )La couleur du triangle et l'initiale dsignaient la nationalit t la nature du dlit. Par exemple, le triangle rouge avec la lettre P dsignait une Polonaise condamne politique. Les Juives portaient une toile six branches, les droits communs. un triangle vert, les asociales un triangle noir.]

C'est elle qui fit sur nous la plus forte impression. Elle tait assise dans la baraque o l'on nous avait conduites, sur un petit tabouret, les jambes cartes, un bton la main, grasse, flasque, trange. Personne n'osait l'approcher. Enfin, l'une de nous, une fille courageuse, lui demanda en allemand:- Va-t-on nous donner manger?Nous avions toutes envie de poser la mme question, nous avions terriblement faim.L'Allemande n'entendit pas ou ne voulut pas entendre.Une autre dit:- Quand va-t-on nous donner manger?La fe Carabosse se gratta le bras comme une bte, changea son bton de main plusieurs reprises (quelques-unes d'entre nous s'loignrent prudemment), puis, brusquement, elle se mit rire, ou plutt hurler, d'une grosse voix enroue d'ivrogne.- Hi, hi! vous voulez bouffer, verfluchte Schweine![footnoteRef:2] Pourquoi tes-vous si presses, vous attendez peut-tre votre chocolat et vos croissants beurre? Voil plusieurs annes que je n'en ai pas bouff et je sais encore rire! [2: )Sales cochons.]

Elle continuait se gratter en brandissant son bton. Dans la pnombre de la baraque, elle ne semblait pas relle.Zosia ferma les yeux d'une manire si drle que je me mis rire.- Pince-moi - dit-elle. - Est-ce que je ne rve pas?Qui est-ce? Une femme?- Sans doute... Et peut-tre tait-ce une femme comme les autres, qui avait sa maison, sa vie. C'est ici probablement qu'elle est devenue une bte.- Tu veux dire que nous pouvons devenir comme elle?- Non, nous ne serons jamais comme elle, et c'est pour cela que nous ne survivrons pas.Notre camarade qui avait eu le courage de poser une question, continua:- Est-ce qu'on meurt tout de suite ici?- Pourquoi tout de suite? Je suis enferme depuis huit ans, avant la guerre j'tais dj en prison, et je vis, mais sur quatre-vingt et quelques, je suis la seule survivante.Elle dit cela d'une voix presque humaine. Nous tions bouleverses. Sur les cent quatre-vingt-dix que nous tions, combien seraient encore en vie dans un an ou deux?- De quoi sont-elles mortes?- D'un rhume, du dummes Arschloh![footnoteRef:3] Brusquement, elle se leva et commena hurler. De la mort - auf Tod dans un camp de concentration, on meurt de la mort, comprends-tu? Non, tu ne comprends pas, mais tu comprendras srement, quand tu crveras! [3: )Espces de culs!]

Zosia ferma les yeux, sans connatre l'allemand, elle comprenait. Je me recroquevillai comme si l'on m'avait battue. La fe Carabosse se rassit en grommelant encore quelque chose. Nous n'osions plus poser de questions.- Eh bien! nous savons dj quelque chose - dis-je tout haut. - Si a continu ainsi, nous arriverons tenir le coup pendant quinze jours.De la nuit, personne ne dit plus rien.Le matin, les portes de la baraque s'ouvrirent. Affames, fatigues, nous regardions le lever du soleil Auschwitz. Des silhouettes bizarres, couvertes de haillons rays, sans cheveux, jetaient des coups d'il dans la baraque. Elles passaient, tranant de gros sabots. Elles demandaient en polonais do nous venions, s'il y avait parmi nous telle ou telle personne. Quelqu'un entra et chassa les ombres rayes.Voil comment nous serions. Nous le savions sans qu'on nous l'ait dit.- a te tourmente? - demandai-je Zosia. - Tu regrettes qu'on te coupe les cheveux?- Je ne regrette rien, j'ai faim. Est-ce qu'on nous donnera manger?On nous fit mettre en rangs pour le tatouage. Quelques unes s'vanouirent, d'autres crirent. Mon tour vint. Je savais que cette douleur serait drisoire en comparaison de ce qui nous attendait. Qu'est-ce qu'une douleur qui dure une minute ct de celle qui peut durer des annes?Une dtenue de la section politique, avec un petit numro et sans P dans son triangle rouge (volksdeutsche[footnoteRef:4]), prit mon bras et commena piquer le numro 55908. [4: )Allemandes de race.]

Ce n'tait pas mon bras qu'elle piquait, c'tait mon cur. A partir de ce moment, je n'tais plus un tre humain. Je ne sentais plus rien, je ne me souvenais plus de rien. Ma libert, ma mre, mes amis, les maisons, les arbres, tout cela avait cess d'exister. Je n'avais plus de nom, plus d'adresse. J'tais l'Hftling[footnoteRef:5] n 55908. A cet instant, aprs chaque piqre, une priode de ma vie se dtachait de moi, cependant que m'envahissait la torpeur dans laquelle j'allais dsormais vivre ma vie de numro. [5: )Dporte.]

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La Sauna[footnoteRef:6] tait le btiment o devait passer chaque convoi pour l'pouillage. Les autorits du camp estimaient que chaque tre humain, qu'il ait t prcdemment en prison ou en libert, tait couvert de poux. Nous ignorions encore la terminologie trs complique du camp, mais le mot Sauna revenait chaque instant. On nous y conduisit. A une table taient assises des dtenues portant des numros anciens Leurs cheveux avaient repouss et elles taient vtues de tabliers noirs. Elles inscrivirent nos noms, nous enlevrent nos vtements et nos papiers. [6: )Salle de douche.]

Soudain une tte rase appart la fentre. Nous reconnmes une camarade de la prison de Pawiak, arrive ici avec le convoi prcdent.- Un pull-over - murmura-t-elle distinctement.- Que veut-elle - demanda Zosia.Elle veut qu'on lui donne un pull. On va nous l'enlever de toutes faons.- a doit tre dfendu.- J'ai l'impression que tout l'est ici, mais on veut vivre...

Zosia enleva rapidement son pull-over qu'elle passa par la fentre. Au mme instant, elle reut une gifle. Devant nous, se trouvait l'Aufseherin[footnoteRef:7] allemande en uniforme SS, qui tenait la main le pull-over de Zosia; elle le brandissait en hurlant: [7: )Femme surveillante. SS.]

- Lorsque tu partiras d'ici, tu rclameras tes affaires... L-dessus elle dvida un chapelet de mots orduriers.

Zosia ne comprenait pas, elle ttait sa joue brlante, ses yeux lanaient des clairs menaants.- Ma petite Zosia, du calme, elle a dit que lorsque nous partirions d'ici...- Elle a vraiment dit cela?- Aussi vrai que je voudrais tre libre...Zosia sourit.- Alors, que veux-tu, il faut shabituer aux coups, ce n'est pas la dernire fois. Et cela ne fait pas tellement mal...Cela ne fait pas mal - pensais-je. - Mais si on pouvait gifler de toutes nos forces ce singe vert avec sa tte de mort, si on pouvait, un jour ... On nous dshabilla, quelqu'un entassa nos vtements dans des sacs, une dtenue nous demanda notre tat civil, une autre nous poussa en avant. Zosia tait devant moi, la tte moiti rase, les cheveux qui lui restaient bouclaient encore. Une jeune fille la tondit.- Ne regarde pas - demanda Zosia.Aprs, ce fut mon tour. Mes cheveux glissaient rapidement le long de mes paules.Zosia tait auprs de moi.- Cela te va trs bien, ton nez parat seulement deux fois plus grand. Mais ce ne sera pas de si tt, je le crains, que quelqu'un s'extasiera sur tes cheveux dors.

Nous essayions de plaisanter, mais nous tions pitoyables. Nous nous ressemblions toutes. Je ne savais pas que nos cheveux nous donnaient tant de personnalit. Nous avions du mal reconnatre les visages familiers; mon entre dans la baraque fut accueillie par des rires. J'tais vexe.- Pourquoi riez-vous? Vous vous croyez plus belles que moi?- Si Greta Garbo subissait le mme traitement, elle perdrait aussi de son charme.Je prfrerais tre la place de Greta Garbo, mme tondue, et me trouver maintenant Hollywood - Oh! oui, gmit Zosia, l-bas, on nous donnerait srement un peu manger.Depuis deux jours et deux nuits, nous n'avions eu ni boire, ni manger. Nous entendions un bruit d'eau qui coulait.

J'abordai une dtenue de service: - Est-ce de l'eau potable?- On peut en boire, mais on peut aussi attraper le Durchfall[footnoteRef:8]. [8: )Dysenterie.]

- Qu'est-ce que c'est que le Durchfall?- Tu ne peux pas tout savoir ds le premier jour. Tu l'apprendras, n'aie pas peur!

On nous laissa enfin approcher de cette eau. Elle tombait d'une douche. Nous en bmes et nous nous lavmes en mme temps, sans savon naturellement. La douche dura trois minutes, aprs quoi on nous emmena dans une autre salle. Pas de serviettes pour nous essuyer. On nous donna du linge et une robe raye. Ma chemise portait des traces jauntres. J'appris que c'taient des lentes dessches. Je jetai cette chemise avec dgot, ce qui me valut une bonne gifle.- Prends-la, imbcile, sinon tu gleras pendant l'appel. - Je ne glerai pas, c'est l't. - Que ces nouvelles peuvent tre btes! Tu verras qu'on gle la nuit, mme en t.

Je ramassai la chemise et me hasardai dire: - Veux-tu m'en donner une autre? - Bon, en voil une. De toute faon, tu ne feras pas de vieux os ici, ni dans celle-ci, ni dans celle-l.Ma robe raye tait trop longue, celle de Zosia lui arrivait aux genoux. Nous les changemes et Zosia constata.- Tu vois. ce n'est pas si terrible, on t'a donn une chemise propre, les robes nous vont ravir. Si seulement on avait une ficelle comme ceinture!On nous lana des sabots. Nous n'arrivions pas les mettre. Zosia plaisantait sans cesse.- Ils font le mme pied que les souliers semelle compense Varsovie.

Nous nous tranions pniblement, dans la tenue du camp. Chacune de nous regardait son numro, ses pieds, ttait sa tte rase.Aprs plusieurs heures de station debout, aprs avoir t comptes, ranges par cinq, pousses et battues, nous remes notre ration de pain (150 g.) et une soupe de rutabagas, trs paisse.

On nous informa que la soupe constituait le djeuner, le pain, le souper et le petit djeuner. Le repas suivant, compos de la mme soupe, aurait lieu le lendemain, midi.Mais cet instant, aucune de nous ne pensait au lendemain.La soupe et le pain furent engloutis en un temps record. Je jetai un regard sur mes compagnes et sur moi-mme. Je compris qu'en 24 heures, on avait fait de nous des btes. Il tait difficile de croire qu'autrefois nous mangions table, en nous servant d'une fourchette._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

On nous emmena en rangs, cinq par cinq, dans la baraque o nous devions passer la priode de la quarantaine. Partout des silhouettes rayes qui portaient deux des trages[footnoteRef:9], charges de quelques briques. Elles marchaient pas lents, et ct, une triangle noir criait: Los weiter, verflticht, noch einmal![footnoteRef:10] [9: )Du verbe tragen: porter. Instruments rudimentaires utiliss pour porter des pierres, de la chaux. etc....] [10: )En avant, merde alors!]

D'autres poussaient devant elles, au milieu du camp, une voiture remplie d'ordures. Derrire la voiture sautillait une Allemande portant un triangle noir. C'tait la fameuse tante Klara, une Kapo qui semblait surgie du moyen ge. Elle hurlait dune voix enroue, en brandissant son bton:- Komm, komm, du alte Zitrone... Ici il y a encore des salets, ramasse den Dreck[footnoteRef:11] [11: )Les ordures.]

L'une des femmes se retourna et ramassa quelque chose. Elle sentit le lourd bton s'abattre sur son dos. Tante Klara criait sans arrt:- Le travail avec moi ne vous plat pas? a sent peut tre mauvais! Attendez, je vous ferai envoyer des parfums de chez Coty...- Je ne voudrais pas travailler avec elle - dit Zosia.- Crois-tu qu'avec une autre a ira mieux? Elle ne me parat pas si terrible...- Mais ce travail, Krysia?- J'aime mieux pousser une voiture dix, que de porter des briques toute seule. D'ailleurs, comment savoir quel travail est prfrable ici?

Nous arrivions devant une baraque. Une Juive au brassard rouge s'approcha de nous. Elle portait le numro Bl. 21. Celle qui nous avait amenes partit, aprs avoir dit combien nous tions.J'appris par la suite que les Blokowa[footnoteRef:12] se recrutaient, pour la plupart, parmi les Juives slovaques. [12: )Blokowa: forme polonaise du mot dsignant la dtenue responsable d'un Block.]

Elles faisaient partie de l'un des premiers convois. C'taient elles qui avaient construit le camp. Elles avaient trouv, leur arrive, des fosss, de la boue et quelques baraques. Elles avaient construit la route, les Waschrume[footnoteRef:13], les cabinets. [13: )Lavabos.]

Sur cinquante mille, une cinquantaine avait survcu, et, naturellement elles s'taient fait des situations. Elles avaient oubli qu'un jour, elles avaient une maison, elles se sentaient au camp comme chez elles, et les nouvelles leur taient indiffrentes. Que pouvions-nous savoir de la souffrances? Rien... Au dbut du moins.

La distribution de soupe avait lieu devant le Block. On nous donna la ntre la Sauna. Prs du tonneau, la grosse Jzka, la Sztubowa[footnoteRef:14], ressemblant plutt un cochon, servait, avec une casserole, celles qui faisaient la queue. [14: )dtenue responsable d'une salle.]

- Vite, approchez, salopes! Comment tiens-tu ton assiette, espce de tordue? Qu'est-ce que tu attends encore, t'en as pas assez? Fous le camp, si je te caresse, ton propre fianc ne te reconnatra plus!C'tait une Polonaise, avec le triangle noir.- Ces foireuses d'intellectuelles! - continuait crier Jzka. - Pardon, S'il vous plat, tu ne sais pas parler comme il faut, merde alors, tu vas l'apprendre!

Soudain, j'aperus un visage connu. Hanka, la jolie Hanka de la prison de Pawiak, partie avec le convoi prcdent.- Comment vas-tu, Hanka?- Krysia, Zosia! - cria-t-elle.Elle s'lana vers nous et nous embrassa de tout son cur.- Qui est arriv avec vous? Stefa, Marysia?- Oui.- C'est magnifique!- Magnifique, vraiment?- Mais oui. En bande, ce sera plus gai. Ce n'est pas si terrible. Ai-je mauvaise mine? Regardez, je suis de bonne humeur, je vais tous les jours aux champs, je suis bronze, les nouvelles sont excellentes, la guerre sera bientt finie...

Effectivement, Hanka avait une mine excellente, malgr ses cheveux rass. D'ailleurs, ils commenaient repousser, elle ressemblait un joli garon. Elle bavardait sans arrt et sa voix avait des accents mlodieux et insouciants. O puisait-elle cette bonne humeur, cet optimisme?

- Vous verrez, le plus dur ce sont les appels. Mais nous nous mettrons en rang ensemble et nous bavarderons, si possible. Pour ce qui est de la nourriture, c'est plus difficile, mais ds que nous travaillerons, nous aurons une Zulage[footnoteRef:15]. du pain et du saucisson les mardis et les vendredis. [15: )Supplment.]

- Quand pourra-t-on crire la maison? - Dans un mois, dit-on, mais comment diable le saurait-on?- Dans un mois, alors quand le premier colis?- Ils doivent bien se douter, chez nous, que nous sommes ici, ils l'enverront avant de recevoir nos lettres. Il suffit d'indiquer le nom et le camp. J'en recevrai srement un, pourvu qu'ils envoient quelques oignons. Tu sais, avec un oignon, on peut acheter la Blokowa et la Sztubowa et, pour nous, a reprsente des vitamines...

Un instant aprs, elle se rappela quelque chose...- Et Pawiak, il y a eu beaucoup de casse? Qui est mort?- On a tu quelques-unes de nos amies, ma petite Hanka. On tue l-bas tous les jours, tu le sais bien.- Oui, je le sais. Rien que pour cela on est mieux ici, on n'touffe pas. Je vous assure, par-del les barbels, il y a des champs magnifiques. Nous cueillons des orties pour la soupe, a pique, mais on s'y habitue. Ici on ne fusille pas. Les dtenues, les Polonaises battent, il ne faut pas se laisser faire; personne ne m'a touche jusqu' prsent, qu'elles essayent un peu...

Zosia coutait attentivement. Je voyais qu'elle voulait profiter de ces leons.- Il ne faut pas se laisser faire, c'est vident. Aujourd'hui j'ai t battue par une SS, mais une des ntres ne me touchera jamais.- Quand pourrons-nous entrer dans la baraque et nous coucher? Nous sommes trs fatigues, dis-je.- a c'est plus compliqu. Il faut rester ici toute la journe sur la Wiza[footnoteRef:16]; si tu veux, on peut s'asseoir, par temps sec. C'est seulement aprs l'appel du soir qu'on rentrera dans la baraque. Tchez d'avoir une place prs de notre coya[footnoteRef:17].. [16: )De lallemand Wiese - prairie.] [17: )Cage forme par la superposition des chlits.]

- Qu'est-ce que c'est que a?- C'est une sorte de lit de camp pas trs confortable. Mais que veux-tu, les soldats dorment dans les tranches et les balles sifflent au-dessus de leurs ttes.- Combien y a-t-il de femmes dans une baraque?- Maintenant, plus de 800. Lorsque nous serons mille, le Block de la quarantaine sera complet. On nous pique contre le typhus toutes les semaines. A part cela, nous ne faisons rien. Parfois on prend quelqu'un dans le Block ou sur la wiza pour une corve dans le camp. Aprs la quarantaine, on entre au camp et le travail aux champs est obligatoire.- Qu'y fait-on?- On creuse des fosss, on laboure la terre, on plante des betteraves; tout le terrain aux alentours, appartient au camp, qui doit se suffire lui-mme. On nous fait faire beaucoup de travaux inutiles, pour nous crever. mais aprs tout, nous sommes dans un camp de concentration, pas dans une station balnaire. Allons, bientt, les filles, ce soir!

On nous entrana derrire la baraque, sur la wiza. Nous n'avons jamais compris pourquoi ce lieu s'appelait prairie. Il y avait l des dtenues debout, assises, isoles, en groupe, toutes en loques rayes. Nous errions, Zosia et moi, sans but. Les mmes bribes de conversations nous parvenaient de partout.

- D'o es-tu? Quand es-tu arrive? Cela sera supportable, qu'en penses-tu? Qui est ta Blokowa? Est-ce qu'elle bat beaucoup? Vas-tu au travail?Nous retrouvmes l quelques-unes de nos camarades de Pawiak: Nata, Marysia, Stefa, Janka.- C'est bizarre - dit cette dernire - aprs un mois de secret Pawiak, je me sens bien maintenant. J'ai avec qui parler. Je ne me sens mme pas humilie, nous sommes toutes pareilles...

Nata qui avait t aussi au secret, partageait cet avis. Cela ne me surprenait pas. On emmenait Nata chaque jour la Gestapo, et on la ramenait sans connaissance. Chaque matin, je guettais le bruit de ses pas et je savais qu'elle partait pour l'interrogatoire. Tout le monde le savait et on se demandait si elle allait revenir et dans quel tat. Mais elle revenait toujours souriante, malgr son visage enfl et ses contusions. Son sourire tait doux et radieux. Elle disait invariablement: Tout va bien!. Qu'est-ce qui allait bien, nous ne l'avons jamais su, mais lorsqu'elle le disait, nous la croyions. A ce moment aussi elle dit: - Tout va bien.

Janka s'tait ouvert les veines, en prison, avec un morceau de verre. Elle avait perdu beaucoup de sang. Lorsqu'on entra, le matin, dans sa cellule, on la trouva presque mourante. On la soigna l'hpital et aprs, elle fut envoye Auschwitz. Elle tait heureuse que l'interrogatoire soit fini, que son mari n'ait pas t arrt, que sa fille soit bien soigne.- Tu sais, Krysia, je ne sais pas pourquoi j'ai agi ainsi, en prison. C'tait un moment de faiblesse. Je ne le referai plus. Pense donc, je peux m'en tirer et revoir ma fille, mon mari...- Nous nous en tirerons srement - dit Alinka, la jeune marie, l'hrone de la noce bien connue. A l'glise de la Sainte-Croix on avait arrt tous les invits et Alinka tait arrive Pawiak, les bras chargs de fleurs. Elle n'tait pas bavarde, mais agrable regarder et tout ce qu'elle disait avait du poids.- Si Alinka dit que a ira, je ne pleurnicherai plus. (Stefa n'avait pas cess de pleurer depuis son arrive.)- Ne pleure plus, Stefa! - lui avons-nous toutes demand. - Nous avons bon espoir, nous apprendrons nous adapter la vie du camp, notre devoir est de survivre.- Vous avez raison, mais croyez-moi, je ne peux pas me dominer. Patientez un peu, j'y arriverai srement.Mariais, lamie de Stefa, une de la noce, lui caressait les cheveux et la consolait.- Allons, une si grande fille, mre d'un grand garon, et qui pleure comme un bb, calme-toi!

Le soleil chauffait, les robes rches nous irritaient la peau. Nous ne savions pas encore rester assises par terre, nous ne tenions pas en place.Zosia soupira:- Quand donc cet appel? Quand nous coucherons-nous.- Patience, on nous appellera - dit Nata en souriant.Autour de nous, on entendait toutes les langues de la terre: le grec, le franais, l'allemand, le polonais...Une jeune fille s'approcha:- Avez-vous besoin d'un fichu?- Pour combien?- Un morceau de pain.- On peut l'acheter?- Si tu as assez de volont pour ne pas manger ta ration, ou si tu reois un colis, tu pourras acheter beaucoup de choses sur la wiza. Nous. les Juives, nous ne recevons pas de colis; nous n'avons personne, tous les ntres ont t tus, gazs. Pourtant, nous voulons vivre. Cela vous tonne?- Non, cela nous parat normal, tu es jeune, d'ailleurs on doit tre abruti rapidement ici, l'instinct de conservation doit s'attnuer, en mme temps on ne doit pas avoir assez de volont pour en finir, alors on attend tranquillement la mort...- Oui, mais on souffre tout de mme. Pour vous, c'est plus facile, vous pouvez esprer; vous pouvez attendre un colis, une lettre, mais nous? On nous slectionne, nous savons que finalement nous passerons toutes par la chambre gaz, mais nous essayons de reculer ce moment et de prolonger nos souffrances.- Comment t'appelles-tu?- Maryla.- D'o es-tu?De Bdzin. Je vois que vous venez d'arriver et que vous n'avez pas encore reu de colis. Quand vous aurez du pain, vous me trouverez toujours sur la wiza.Elle s'loigna. Je me rappelais la formule favorite de Hanka: a pourrait tre pire. Il me semblait ce moment que j'tais une privilgie.

Autour de nous s'effectuaient des changes. On troquait des chemises, des culottes, des chiffons, des chandails pour un morceau de pain ou un oignon. C'tait le pull-over qui cotait le plus cher: deux rations de pain.- Combien de temps faut-il rester sans manger, pour acheter un pull-over? - se demandait Zosia.- Inutile, en aot et en septembre on peut bien s'en passer, il vaut mieux avoir un fichu sur la tte, et avec quoi nous essuierons-nous quand on nous permettra de nous laver? Mais Zosia pensait autre chose. Elle interpella l'une de celles qui faisaient du commerce.- Dis-donc, comment vous procurez-vous ces choses?- Cela dpend. J'ai un chandail, parce que je travaille l'pouillage, j'en ai vol un, ils n'ont pas fait attention.- Je volerai aussi - dit Zosia sans sourciller. Je suis sre que c'est surtout une question d'adresse, je risque tout au plus une gifle. Nous tcherons de travailler l o on peut voler quelque chose.Je regardais Zosia, l'lgante Varsovienne qui frquentait la bonne socit, et qui, assise ici, la tte rase, rvait de voler...

Brusquement, un coup de sifflet et des cris se firent entendre: Zhlappell, Zhlappell! Quelqu'un cria:- Block 21, en rangs!En courant, nous nous dirigemes vers le Block. On nous fit mettre en rangs. J'avais surtout peur de Jzka. Je pouvais dire pardon par hasard et m'exposer ses injures. Je me promis de changer ma faon de parler.

Le premier appel au camp ne fut pas terrible. Nous tions ensemble, Zosia, Nata, Janka, Stefa et quelques autres anciennes de Pawiak. Je constatais que je m'tais dj un peu habitue voir des ttes rases et des robes rayes. Le plus difficile, c'tait de marcher en sabots. Pendant l'appel du soir, on distribua du pain. Nous avions reu notre ration la Sauna. Nous esprions qu'on loublierait. Hlas on s'en souvenait. Nous avions dj faim et il fallait attendre jusqu'au lendemain.

Nous restmes debout plus d'une heure. La Blokowa surgit! L'une des dtenues avait vol une casserole, une autre avait dchir un morceau de couverture.- Si je vous y reprends, les unes ou les autres, vous resterez toutes genoux pendant deux heures, sales truies! Je ne vais pas risquer ma tte pour vous! Rompez, et plus un mot. Achtung!

On nous compta. L'une des Aufseherin, fine gentille blonde, d'une vingtaine d'annes peine, passa lentement devant le premier rang. Elle nous semblait la plus douce de toutes celles qui avaient le droit de nous rudoyer.Notre Block se trouvait en premire ligne, en bordure de l'alle du camp. Les Aufseherinnen de tout le camp se plaaient devant des pupitres, aprs avoir compt les dtenues sous leur surveillance.De nouveau: - Achtung! Un SS bicyclette arrivait.Lune des anciennes nous apprit que c'tait Taube, le plus grand bourreau du camp. Il venait chercher la feuille d'appel.La nouvelle se rpandit aussitt et fit passer un frisson de terreur.Enfin il s'loigna. Les Aufseherinnen enfourchrent leurs vlos, on siffla, l'appel tait fini. Personne ne manquait.- Parfois on reste plusieurs heures debout - dit quelqu'un - aujourd'hui a a t rapide. On nous laissa entrer dans le Block. Nous tions parmi les dernires, le manque d'air nous suffoquait, le vacarme, les bruits de disputes, les invectives, le brouhaha, le tumulte - nous tourdissaient.- Mon Dieu, que se passe-t-il?Janka me suivait.- Rien d'tonnant, il y a plus de 800 femmes dans le Block.- Comment supporterons-nous cela? - Effrayes, nous restions prs de la porte.

On nous poussa vers le ct gauche, on nous dit de nous installer sur la coya du bas. Pniblement nous nous y introduismes et, aussitt, j'eus l'impression d'tre dans un cercueil. Impossible de lever la tte, on respirait pniblement. En plus de nous, six femmes se trouvaient l. Toutes taient furieuses contre nous, les intruses.- Je me demande combien on va encore en mettre avec nous, c'est pire que des harengs, bon sang!- Mais nous allons touffer ici - dit Zosia effraye.- Vous n'toufferez pas, on ne meurt pas, si facilement.- D'o tes-vous? - demandai-je ; lune de mes voisines.- De Sieradz - grogna l'une.- a ne te regarde pas, merde alors - dit une autre.Les autres parlaient entre elles.Nous essayions, Zosia et moi, de nous tendre sur notre grabat, en occupant le moins de place possible. Zosia mit son bras sous ma tte. Je me bouchai les oreilles. Nous aspirions au calme.Tout coup, une de mes voisines m'interpella:- Mets tes sabots sur la coya, on peut te les voler!- Mes sabots? Mais tout le monde en a!- Pas tout le monde, et puis, zut, fais ce que tu voudras, mais je te conseille d'couter les anciennes.Je descendis. Trop tard! les sabots de Zosia taient l, mais les miens avaient disparu.- Tu vois, trop tard!- Zosia. on nous a vol une paire de sabots!Zosia se dressa sur son sant et se frappa la tte.- Tant pis, on sera mieux pieds nus, on se fatiguera moins.Je plaai quand mme les sabots prs de moi. Au mme moment, survint Jzka, la Sztubowa, les mains sur les hanches:- Mets-les par terre, salop, chez toi, tu couches aussi avec tes godasses? Regardez-la, quelle ducation, bon sang! T'es de Varsovie, peut-tre?Elle cracha avec dgot et s'en alla.Je mis quand mme un sabot sous ma tte, Zosia prit l'autre. Nous nous bouchions de nouveau les oreilles. Je me blottis contre Zosia. Quelqu'un cria:- Lagerruhe! - dormez poules mouilles, on verra demain comment vous irez l'appel. Fermez-la! Vous aurez tout le temps de gueuler avant de crever. Lagerruhe!Le silence s'tablit. Je priai nos voisines de nous cder un bout de couverture. Elles me donnrent un coin que je tirai en vain. Partout on se disputait les couvertures.- Tu veux avoir la couverture pour toi toute seule, regardez-la, la comtesse! Donne la couverture ou j'appelle Jzka!- Je me fous de Jzka, de toi aussi...- Silence, silence!Ainsi se termina notre premire journe au camp. Je ne sais pas comment nous nous endormmes.Un instant avant de sombrer dans le sommeil, j'avais vu en rve ma mre, un appartement de Varsovie, un lit. Mon Dieu, il vaut mieux ne pas penser! Il n'existe pas de lits, il y a partout des coyas, de toute ternit!

IILA QUARANTAINE- Aufstehen! Debout! Je sursautai, effraye, je me cognai, quelqu'un jurait ct de moi Ma langue tait pteuse, la tte me tournait, mon cur battait follement. Je me recouchai pour me calmer. Je savais, je pressentais que le rveil serait le plus terrible. Comment rester calme, comment accepter l'ide d'une nouvelle journe, de beaucoup de journes semblables?- On distribue la tisane - annona ma voisine. - Debout! Il faut plier la couverture, boire la tisane, on n'a plus le temps de rester couches.Je savais qu'elle s'adressait moi, mais je navais pas la force de me lever. J'essayais de m'habituer la pense de ce qui m'attendait, mais en vain. J'avais envie de pleurer, de crier: Je veux aller chez moi, retrouver mon lit, je veux dormir et ne plus penser!Mais quoi bon? D'ailleurs, nous avions dcid, le premier jour, de ne pas nous laisser aller.Je me levai. La tisane tait infecte. De l'eau chaude aurait t bien meilleure.- Ils y ajoutent quelque chose - dit quelqu'un.Nous la bmes cependant, car elle tait chaude.- Zhlappell, sortez, salopes! Vite!

Nous passmes entre les deux ranges de lits d'o descendaient nos camarades. Je tenais la main notre unique paire de sabots. Nous sortmes devant le Block. La nuit tait frache. Personne ne savait l'heure. Par la suite nous apprmes qu'on nous rveillait deux heures du matin.

Nous avions froid, nous tions pieds nus, mal l'aise. Zosia me donnait la main pour ne pas me perdre. Nous dcidmes de mettre chacune un sabot. Nous essayions de rester bien serres, pour avoir un peu plus chaud. Mais on nous dispersa pour nous ranger par cinq. L'ordre tait maintenu par les Sztubowas du genre de Jzka. Meilleures qu'elle ou pires, toutes avaient le mme comportement. Nous claquions des dents, nous tremblions, puises de fatigue et de froid. Dire que c'tait seulement notre deuxime journe, notre premier appel, et que, dj, nous ne ressemblions plus des tres humains! Dans la pnombre, luisaient des yeux agrandis par la souffrance, par la peur, par l'nervement.C'tait le mois d'aot. Le ciel illumin, au-dessus de nos ttes semblait nous narguer, avec ses innombrables toiles. Tant d'toiles pour un tel troupeau.L'aube se levait. Plus il faisait clair, plus nous paraissions grises. Nous rptions sans cesse:- Si seulement on nous lchait, si a pouvait finir, si nous pouvions revenir dans la baraque...A ce moment, le grabat nous paraissait un lieu idal de repos.Mais l'appel ne prit fin qu' six heures du matin. On ne nous laissa pas rentrer dans la baraque, on nous conduisit vers la wiza. L-bas, nous nous blottmes les unes contre les autres. Chacune de nous voulait tre dans la foule.Peu aprs, le soleil se leva. Nous avions moins froid, par contre la faim se fit sentir. Tant d'heures encore avant la soupe! Le soleil chauffait de plus en plus, nous nous dispersmes.L'une des baraques, au milieu de la wiza, servait de cabinets. En prison, nous avions dj appris faire nos besoins sans nous isoler. Les cabinets d'Auschwitz taient constitus par deux ranges de 50 trous, parallles, o on s'asseyait dos dos. Entre les trous un espace libre, la Kapo y courait, un bton la main, et nous tapait sur la tte.- Assez, ouste, reste pas ici, c'est pas un caf.- Mme les chiens ont le droit de finir - protestaient toutes les filles.Au milieu des cabinets se trouvait un pole, sur lequel chauffait une casserole de soupe. Deux femmes de service aux cabinets mangeaient. Ni l'odeur, ni les bruits, ni les derrires pleins de furoncles ne leur coupaient l'apptit. Jamais je ne m'tais sentie si avilie. Nous nous dpchmes de sortir.- Allons plutt voir le Waschraum - proposa Zosia.Nous allmes vers la baraque suivante, mais on nous interdit d'y entrer. Quelques-unes de nos camarades s'taient procur des casseroles et des bouteilles. Devant la baraque, une triangle noir hurlait et frappait.- A quoi sert le Waschraum, si nous ne pouvons ni nous laver ni boire? - demandai-je une ancienne. - Je ne sais pas, mais il me semble qu'on attend une commission internationale. C'est pour cela qu'on nettoie tous les jours les baraques et que nous n'avons pas le droit d'y entrer. On parle sans cesse de cette commission. Des bruits courent. On dit, par exemple, que c'est la Wehrmacht qui doit prendre la direction du camp.- Mais quand pourrons-nous nous laver?- Qui sait, peut-tre va-t-on vous emmener la Sauna ou dans le Waschraum. Moi, je me suis lave pour la premire fois au bout d'un mois.- Dis-moi, comment fait-on, lorsqu'on a ses rgles?- N'aie aucune crainte, ici on n'en a plus.- Et si on est malade?.- On est considr comme malade, seulement lorsqu'on a plus de 39 de fivre, dans ce cas on t'emmne au Revier. C'est une baraque comme les autres, o se trouvent des malades qui ne vont pas l'appel.- Et les soins mdicaux?- Il y a des mdecins parmi les dtenues, elles se comportent diffremment, mais mme celles qui sont animes de la meilleure volont du monde n'ont pas de mdicaments. On va au Revier in extremis et on en revient rarement. De plus on y court le risque de la slection.- Mme les aryennes?- Oui, celles qui sont gravement malades prennent le chemin du crmatoire. On ne sait jamais ce qui peut leur passer par la tte. Mieux vaut viter le Revier.Javais appris peu prs tout ce que je voulais savoir.Je savais comment on dormait, comment on mangeait, comment taient les cabinets, comment se comportait la direction du camp, ce qu'on pouvait avoir, en change de pain. Je savais que je ne pourrais pas me laver avant longtemps et qu'il ne fallait pas tomber malade. Je savais que j'aurais de plus en plus froid, car l'hiver approchait, je savais que ma maison, Varsovie, taient trs, trs loin, sur une autre plante, peut-tre. La seule chose que j'ignorais, c'tait comment je tiendrais jusqu' l'heure, jusqu'au jour, jusqu'au mois suivants.Et pourtant les jours et les mois passrent.Le plus terrible, c'tait le rveil, le moment o la ralit s'imposait. Ensuite, il fallait avoir le courage de se lever, de commencer une nouvelle journe, de geler pendant des heures, au moment de l'appel et sur la wiza, d'couter les pires grossirets, de supporter sans cesse une faim infernale. Le repas du soir tait englouti pendant l'appel. Personne n'avait assez de volont pour garder un bout de pain jusqu'au lendemain. Vers. dix heures du matin, la faim devenait insupportable.Nous tchions de l'oublier en discutant beaucoup. Nous nous racontions les motifs de notre arrestation, nos interrogatoires, ce que nous faisions avant d'tre internes.L'un des hommes avait dit que la fin de la guerre n'tait qu'une question de semaines.Quelques travailleurs spcialiss, accompagns de surveillants, venaient parfois dans notre camp. C'taient des menuisiers, des charpentiers, parfois un maon ou un serrurier.Les hommes du Scheisskommando[footnoteRef:18] constituaient la meilleure attraction. Ils avaient une voiture de dsinfection et passaient des heures farfouiller dans les cabinets en faisant durer le plus possible cette occupation. Tous taient d'accord sur le rythme du travail. Aprs avoir t rpars, les cabinets fonctionnaient deux jours au plus. Puis. de nouveau, ils avaient besoin de rparations. Alors les garons revenaient. Ils avaient remarquablement bien organis cela. Tout homme venu une fois dans le camp des femmes employait ensuite toute son nergie, toute sa ruse pour y revenir souvent. Il pouvait toujours, profitant de l'inattention de son gardien, passer une demi-heure chez une surveillante du Block ou chez sa remplaante. Celles-ci avaient leurs chambres qui rappelaient la maison. Elles recevaient toutes les rations quotidiennes pour le Block, ce qui leur permettait d'avoir un peu plus de margarine que nous. On leur donnait des pourboires, oignons et pommes de terre. Leurs cheveux avaient repouss, elles portaient une tenue civile, c'taient des anciennes, trs exprimentes. [18: ) Kommando des tinettes.]

Le don Juan venait donc dans la chambre de la Blokowa. Devant la porte, une sentinelle devait prvenir, en cas de danger. Le visiteur recevait des beignets de pommes de terre, qu'il mangeait en se lchant les babines; il disait que la guerre finirait bientt, que les femmes n'avaient rien craindre, que les hommes taient organiss et prts les dfendre, en cas de besoin.

La Blokowa, le plus souvent peu attrayante, ne se doutait pas que pour un homme enferm souvent depuis des annes, toute femme avait du charme. Aussi l'homme n'avait-il aucune difficult la convaincre; elle buvait ses baisers comme un narcotique, elle y puisait des forces nouvelles pour tenir le coup.Nous ne comptions pas en tant que femmes. Seules celles qui avaient un frre dans le camp des hommes, ou bien un ami d'autrefois pouvaient compter sur une aide.

Mais il existait aussi des amours dsintresss qui valaient l'lue un paquet de margarine (10 rations). Aprs cet vnement on chantait partout:

Pour un paquet de margarineil a bais une demi-heure

La margarine tait le symbole du sentiment, comme les fleurs, celui de la libert.Pour gagner les faveurs de certaines femmes, il fallait lutter. tait vainqueur celui qui tait bien avec un cuisinier, dans le camp des hommes. L'heureuse bnficiaire de la margarine tait en butte la jalousie, comme toujours, et des racontars couraient sur son compte. Ses camarades moins chanceuses, affames et rancunires disaient:- Qu'est-ce qu'elle lui trouve cet imbcile? Comment peut-elle, cette putain?En ralit chacune rvait d'un homme qui viendrait la dorloter, lui dire que la guerre finirait bientt, qui l'embrasserait et lui laisserait en partant de la margarine.Malgr le risque qu'ils couraient en cas de contrle, la porte, d'tre envoys au Bunker, ces hommes apportaient aussi des petits mots, cachs dans leurs bottes, cousus dans leurs vestes.

Au bout de trois ou quatre semaines, nous commenmes vivre la vie intrieure du camp. Toute l'attention, toutes les penses taient concentres sur les problmes quotidiens: Comment se procurer une cuillre (on disait organiser),pour ne pas avoir attendre que la voisine ait termine sa soupe Comment organiser un pull-over, une culotte chaude? Comment se cacher pour chapper au triangle noir, qui cherchait des gens pour travailler dans le camp.? Comment entrer aux cabinets sans recevoir un coup de bton, comment faire pour se laver un peu? Deux semaines aprs notre arrive au camp. nous navions pas encore vu l'intrieur du Waschraum.

Un jour, en passant prs d'une vitre de la baraque, je me regardai et j'eus peur. Sur mon front, des traces noires faisaient un effet tragique, avec ma tte rase.- Zosia, pourquoi ne m'as-tu pas dit que j'tais si sale?- Mais qu'est--ce que tu aurais fait, si je te l'avais dit?- Au lieu de boire notre tisane, nous nous rincerons la bouche et nous nous laverons la figure. - Je venais de m'apercevoir que Zosia tait aussi noire que moi.Ce jour-l, en allant j'appel, Zosia se baissa et tira quelque chose de dessous une coya.- Que fais-tu?- Je prends une paire de sabots, j'en ai marre de marcher pieds nus.- Mais ils vont manquer quelqu'un!- Qu'elle se dbrouille, on m'a bien vol les miens!Zosia semblait si rsolue qu'il tait inutile de discuter.Aprs l'appel, nous partmes travailler. Non loin de notre baraque se trouvait une tuve ou l'on dsinfectait les tricots la vapeur. On disait que, le premier novembre, on allait commencer nous distribuer des chandails et des bas provenant de convois juifs.

Pendant que les vtements passaient l'tuve, nous tions recroquevilles dans la baraque. Comme toujours, c'tait surtout aux pieds que nous avions froid. Certaines en pleuraient. Nous attendions le soleil avec impatience. Les journes nuageuses taient insupportables. Heureusement, le mois de septembre tait beau. A mesure qu'on tirait de la cuve les couvertures pouilles, nous les prenions chaudes, humides, malodorantes sur notre dos et nous les transportions au Camp B, dit Unterkunft, d'o on les distribuait dans les baraques.

Je pris des couvertures sur mon dos. Au mme instant, je reus un coup. Je me retournai et me trouvai nez nez avec une Allemande, la Kapo du Kommando o je travaillais.- Pourquoi? demandai-je. Je me redressai et rptai ma question: - Pourquoi? - Je reus une gifle. Les couvertures tombrent de mes paules, mes poings se crisprent. La Kapo me frappa une troisime fois et j'entendis:- Parce que tu es trop culotte.

Zosia, derrire la Kapo, me suppliait du regard de ne pas ragir. Je ramassai les couvertures et je m'loignai.Le mme jour, midi, Zosia cacha un chandail sous sa robe. Une Aufseherin, celle qui l'avait battue le jour de notre arrive, se prcipita et la frappa. Elle devait nous pier.En allant djeuner, je demandai Zosia:- Pourquoi as-tu fait cela?- Je ne peux plus supporter que tu aies froid!- Et toi?- Moi je n'ai pas froid, je suis plus rsistante que toi, demain je recommencerai- On te battra encore.- Toi, tu l'as dj t, nous sommes quittes! Zosia nous racontait de plus en plus souvent qu'elle tait endurante: Je n'ai pas faim, je n'ai pas soif.- Pourquoi mens-tu? Tu sais bien que je ne mangerai pas ta ration. Comment peux-tu ne pas avoir faim, qui te croirait?Elle dtourna la tte et se tut. Ses yeux taient pleins de larmes.

Un jour o il pleuvait verse, on nous permit de rentrer dans la baraque. Nous tions transies de froid et nous nous perchmes sur nos grabats. Hanka, Elza, Stefa et Marysia vinrent nous voir.- A quoi bon vivre? - murmurait Elza dsespre.- Ne pose pas de questions idiotes, estime-toi heureuse d'tre encore en vie. Nous sommes l depuis presque un mois - dit Stefa.- Oui, mais il fait de plus en plus froid, tout est de plus en plus triste, de plus en plus sale; nous ignorons ce qui se passe de l'autre ct des barbels, aucun espoir de changement, au contraire, aprs la quarantaine, le travail au dehors va commencer, par un temps comme aujourd'hui par exemple. Quelle raison ai-je d'tre satisfaite?- Parce que c'est la premire fois qu'il pleut. Septembre a t beau dans l'ensemble.- Et parce que aucune de nous n'est alle au Revier.- Et parce qu'on ne nous a pas encore spares.- En somme, je dois me rjouir, parce que je sais que ce sera pire, qu'il fera mauvais, que l'une de nous tombera malade, qu'un jour on nous sparera...- Tu dois tre contente, car celles qui travaillent en ce moment aux champs, ou la Juive dont les parents ont t brls au crmatoire ce matin, sont encore plus malheureuses que' toi. Noublie pas que nous sommes dans un camp.

Mais j'tais moi-mme furieuse. J'avais, la nuit, un morceau de pain sous la tte, nous l'avions mis de ct, Zosia et moi, afin d'acheter un pull-over. On nous l'avait vol. Je n'arrivais pas comprendre comment Zosia se taisait, mais je savais ce qu'elle ressentait. Aucune perte, quand on est libre, ne peut causer tant de regret.Tout coup une Sztubowa appela le numro et le nom d'Hanka. Elle revint, panouie, un grand carton dans les bras.- Mon Dieu, un colis! - Ravies, nous poussions des exclamations. Un colis de chez nous! Bonheur indicible! Quelqu'un avait achet des choses dans un magasin, Varsovie, les avait emballes, envoyes.Hanka monta sur son grabat et se mit pleurer pour la premire fois. Nous pleurions avec elle, naturellement. J'ignorais encore ce moment, qu'on pleure toujours en recevant le premier colis; d'ailleurs Stefa pleura aussi en recevant les suivants. Nous ouvrmes le carton avec un soin religieux.- Des oignons! - s'cria Hanka - Du pain! du saindoux!Jamais on n'avait entendu tant de cris de joie. Chacune de nous reut un morceau de pain avec des tranches d'oignons. Nous mangions en silence. Impossible de troubler. ce festin par des paroles inutiles. Hanka se penchait, fire et heureuse, sur son carton.- Je vous avais bien dit, que j'aurais un colis. Ma mre a d tout faire pour apprendre mon adresse. Dsormais, j'en recevrai rgulirement. Avec mon pain d'ici, je m'achterai une culotte, peut-tre mme des chaussures. Je donnerai un oignon Jzka, pour qu'elle ne m'envoie pas si tt l'appel. Hourrah! Vive le colis!La nouvelle se rpandit. C'tait un vnement de grande porte. Un colis de la maison. Nous commencions esprer, peut-tre aurions-nous aussi notre colis, peut-tre les choses s'arrangeraient-elles.Le lendemain notre Blokowa nous dit:- Celles qui veulent travailler au dehors, recevront des chaussures.Les chaussures c'tait une chose importante, mme si elles taient en bois. Et mme si nous restions ici, nous risquions d'tre embauches pour le travail par tante Klara ou une autre. D'ailleurs, quoi de pire que de rester sur la wiza?Je fus volontaire avec Zosia et quelques autres de Pawiak, vingt en tout. On nous donna des chaussures. Nous ne savions pas si nous avions bien ou mal fait. Notre Aufseherin nous paraissait sympathique. C'tait la premire des triangles noirs qui ressemblait un tre humain et qui parlait un langage normal.- Qui de vous parle allemand?- Moi, rpondis-je.- Trs bien. Tu resteras prs de moi et tu traduiras aux autres mes indications. C'est la premire fois que vous allez aux champs?- Oui, qu'y ferons-nous?- Oh! rien de difficile, vous verrez.- O miracle! en disant cela, elle sourit. Nous aussi, en retour.Chic alors! - J'entendis la voix d'Hanka. - Elle est sympathique!Nous nous dirigemes vers la porte par laquelle nous tions entres dans le camp.- Regardez, on peut tout de mme en sortir - remarqua quelqu'un. Notre surveillante nous dit:- N'oubliez surtout pas de passer la porte au pas, du pied gauche, vous ne pouvez pas vous tromper, coutez le tambour.Jamais je n'aurais pens que la sortie pour le travail ft aussi solennelle. Nous restions devant la porte, attendant le signal Chaque Kommando tait escort par des Aufseherinnen dites de dizaine, munies de fiches portant les numros des dix dtenues dont elles taient responsables. Une autre Aufseherin et un Posten avec un chien taient responsables de l'ensemble du Kommando.- Links, links, links und links![footnoteRef:19] scandait, prs de la porte, la Lagerkapo. [19: )Gauche, gauche, gauche!]

Nous passions la porte.- Kommando 116 avec vingt dtenues - dit notre Aufseherin la Rapportschreiber qui notait les Kommandos sortants.

Nous nous dirigemes vers la droite. Nous avions toutes la frousse. Devant la chambre du Blockfhrer se trouvaient les chefs du camp: Taube, l'Oberaufseherin, les Aufseherinnen Hase et Drexler. Des monstres, surtout Taube et Hase, qui semblaient symboliser la mort; il ne leur manquait qu'une faux. L'OberAufseherin par contre, appele Oberka tait trs belle. En regardant sa beaut marmorenne, on avait du mal imaginer qu'elle savait sourire.- Alraune[footnoteRef:20] - pensai-je. [20: )Hrone du clbre roman de Hanns Heinz Ewert.]

Un orchestre, compose de dtenues, jouait prs de la porte.L'instrument dont le son dominait tait le tambour, qui battait en mesure: gauche, gauche...- Links, links, scandaient les jeunes filles la porte...Le pire tait pass. Je ne m'tais pas trompe de pied. On marchait tout de mme mieux avec des chaussures. Une fois les barbels dpasss, je poussai un soupir de soulagement. Prs de nous marchait le Posten, jeune homme l'air tout fait inoffensif, qui portait un fusil.- Tu es l depuis longtemps? - me demanda l'Aufseherin.J'tais surprise d'entendre cette question prive dans la bouche d'une triangle noir.- Depuis un mois et je suis contente que tu nous parles si gentiment. J'ajoutai: Je ne me suis pas encore lave.Elle sourit.- Je connais cela. Je sais comment sont les autres Aufseherinnen et les Kapos. Mais moi, on m'aime bien. Comment t'appelles-tu?- Krystyna.- Et moi Hilda, tu peux m'appeler par mon nom. Je suis enferme depuis quatre ans.- Pourquoi?- Je me suis vade de Ravensbrck, on m'a rattrape et envoye Auschwitz.- Comme a sent bon ici - dis-je - et pas de barbels! C'tait notre premire promenade en libert depuis un mois. Les mois d't, je les avais passs Pawiak.- Respire, puisque tu en as l'occasion. Il va faire beau aujourd'hui. L'endroit o nous allons est charmant.Je me retournai et je traduisis mes camarades notre conversation. La journe s'annonait splendide.- On chante? Nous entonnmes: Les saules pleureurs se mirent murmurer ... Hilda sourit, trs contente.

Au bout de trois kilomtres, nous tournmes et nous entrmes dans un village ordinaire avec des vaches, des poules et un puits. Les gens se sauvaient en nous voyant. Nous comprenions qu'ils aient peur de nous. Nous, nous tions dj habitues notre aspect.

Je me rappelais qu'un jour ma sur m'avait racont, en rentrant de Lublin, qu'elle avait vu des dtenues de Madanek: - Je t'assure, elles taient en tenue raye, pieds nus, ttes rases, transies de froid, et, ct d'elles, marchaient des femmes habilles normalement. Si jamais je devais y aller ou y voir partir quelqu'un des miens, j'aimerais mieux mourir.Si tu me voyais en ce moment, ma petite sur, si tu voyais les gens se sauver mon approche, si tu me voyais la nuit pendant l'appel!...- Nous devons avoir de drles de ttes - dit Hanka en riant.- Non - dit Hilda - ils ont peur d'avoir faire nous, c'est pour cela qu'ils se sauvent.Comme elle est dlicate - pensai-je - effectivement notre aspect a si peu d'importance!

Le paysage tait de plus en plus beau, Hilda nous expliqua que nous allions au bord de la Sola couper de l'osier. Le soleil tait trs haut dans un ciel sans nuages. Nous tions heureuses.- Qu'il nous faut peu de choses maintenant pour tre heureuses - dit Zosia en soupirant.- Bien peu, en effet. Si seulement on nous permettait de suivre cette route sans le Posten. - Moi, je n'y pensais mme plus. Si seulement nous pouvions manger notre faim! C'tait tout! Je ne rvais plus la libert!Nous passmes sous un pont. Devant nous coulait la Sola, affluent de la Vistule. Des civils se promenaient sur l'autre rive; l'un d'eux nous fit un signe amical. tait-ce un rve? On se trouvait si prs du camp et tout tait si diffrent. On avait du mal croire que la guerre durait encore. L'air tait pur. Au camp, on tait poursuivi par l'odeur de cadavres et de cabinets. Devant nous, un vrai pr et une rivire.

Hilda nous distribua des couteaux.- Allez et coupez des branches d'osier, que vous dposerez au bord de la route; les hommes viendront les ramasser. Ne vous pressez pas, mais n'essayez pas de vous sauver. N'oubliez pas que je risque ma tte. Vers midi, on va apporter le djeuner.Nous nous dispersmes dans les buissons. Ils taient si touffus que nous nous perdions de vue et que nous devions nous hler de temps en temps.- Krystyna!- Hanka, c'est toi?- C'est merveilleux ici, nous avons bien fait de venir. Tu vois, je disais que ce n'tait pas si terrible!- Dis encore que la guerre finira bientt!- La guerre finira dans deux semaines et lorsqu'on nous demandera la maison ce que nous faisions au camp, je dirai que c'tait trs bien et que .je prenais des "bains de soleil" au bord de la Sola.- Tu prends des bains de soleil?- Bien sr, Hilda est partie, avec le Posten dans le taillis.- Elle se fiche de notre travail. Tu as bien entendu, elle a dit ne vous dpchez pas.Tu as raison - J'irai inspecter les environs.Je me dirigeai vers l'eau. Elza chantait une chanson sentimentale. Un seul jour comme celui-ci suffisait faire renatre l'envie de vivre.Je regardai autour de moi. Le civil en face me faisait signe.On pourrait s'vader d'ici - pensai-je - il suffirait de traverser la rivire la nage et de trouver une bonne cachette.Je retournai vers Zosia qui pensait la mme chose.- Bon! mais aprs? Tu es tatoue, tondue, tu portes l'uniforme du camp et tu n'as pas de papiers... et si personne ne veut te cacher? N'oublie pas que les gens des alentours ont une peur panique...- Peut-tre trouvera-t-on quelqu'un de courageux? Il suffirait de prvenir les ntres Varsovie; on viendrait nous chercher et on achterait quelqu'un.- Oui, mais en nous sauvant, nous mettrons en danger les autres et Hilda qui est depuis quatre ans au camp. - Je me fiche d'Hilda, une Allemande, c'est tout!- Une Allemande, mais une dtenue qui a beaucoup souffert et qui hait le fascisme comme nous...- Si nous prenons tout cela en considration, nous sommes fichues!- Si tout cela ne comptait pas pour nous, nous ne serions pas ici. S'il est vrai que nous devons mourir, nous mourrons.Nous avions coup quelques branches, pour la forme. Je retournai vers l'eau. Une pniche charge de charbon avec des gens, approchait. D'abord, je voulus me sauver. Mais je fis un effort de volont et je restai. La pniche s'arrta et l'un des civils m'interpella:- Polonaise?- Oui.- Depuis longtemps au camp?- Depuis un mois. Qui tes-vous?- Ne crains rien. Hilda est l?- Notre Aufseherin? Oui.- Attends, tu iras lui porter quelque chose!Ils sortiront deux bouteilles de vodka, du saucisson et du pain blanc.- Vas-y, mais que personne ne te voie.- Et le Posten?- Le Posten peut te voir, reviens vite!Je courus ainsi charge vers l'endroit o je pensais trouver Hilda. Je compris que c'tait un trafic habituel.Elle tait l en effet, tendue, appuye sur le bras du Posten, le fusil tait ct d'eux. Ils sursautrent.- Tiens, Hilda, personne ne m'a vue.Je lui remis les victuailles.- Oh! schn, sont-ils encore l-bas?- Oui.- Viens avec moi, mais attends, tiens!Elle me donna un morceau de pain et un peu de saucisson.En nous tenant par la main, nous courmes vers la pniche. J'tais au courant d'un grand secret, j'avais du pain, du saucisson, personne ne me rudoyait, c'tait incroyable!Je revins vers Zosia. Elle me regarda et se frotta les yeux.- O as-tu pris cela?- Je le tiens dun ami.- Donne, j'ai tellement faim! Mon Dieu! du pain blanc et du saucisson!- Au moins, tu avoues que tu as faim!- Nous avalmes le pain en poussant de petits cris de joie. Tout coup, j'eus une ide gniale.- Attends-moi ici!Je courus vers la rivire. Hilda tait en train de parler aux civils.- coute Hilda - dis-je, le cur battant - permets-moi de leur demander de prvenir mes parents!L'un des civils me tendait dj un calepin et un crayon. - cris vite!Nous sommes avec Zosia Auschwitz. J'ai le numro 55908, envoyez rapidement un colis, ce monsieur racontera la suite. J'ajoutai l'adresse de mes parents.Hilda regardait si personne ne venait.- Tchez d'y aller vous-mme, c'est Varsovie, dites que nous ne pourrons pas tenir longtemps, qu'ils envoient des colis et qu'ils examinent avec vous la possibilit pour nous d'aller Cracovie dans cette pniche.- Bon, nous remettrons la lettre, nous raconterons tout, soyez tranquille.Zosia m'attendait avec impatience.- Zosia, enfin un petit rayon d'espoir! J'ai crit la maison. S'ils savent se dbrouiller et si nous continuons travailler ici dans quinze jours nous reviendrons chez nous en bateau.- C'est trop beau pour tre vrai!- En tout cas, nous aurons des colis.- Peut-tre!Quelques instants aprs, jetais couche au milieu des osiers touffus, mue par tout ce qui venait de m'arriver. Une heure approchait, sans doute, le soleil tait brlant. Je fermai les yeux. J'imaginais que j'tais au bord de la mer, avec un maillot de bain et de longs cheveux. Comme dans un rve, j'entendais le bruissement des feuilles. Je ne bougeais pas, je n'ouvrais pas les yeux.- Une femme? - J'entendis une voix d'homme.- Autrefois une femme - dis-je mollement.Quelqu'un rit dans les arbustes, d'un bon rire franc. J'ouvris un il. C'tait sans doute un mirage. Tout ce qui se passait ici tait irrel.- Tu n'as pas envie de voir comment je suis? - J'entendis une voix tout prs, au-dessus de ma tte.- Si vous voulez me voir aprs avoir entendu ma voix, vous serez plutt du.Je parlais lentement, comme moi-mme, sans ouvrir les yeux.- Pardon, vous tes une intellectuelle? Permettez que je me prsente.- Pas la peine.- Je m'appelle Andrzej, et vous?- Quelle importance?- Mettez votre fichu sur votre tte.- Je ne sais pas o il est.Il le trouva et m'en couvrit la tte. Si seulement j'avais mes cheveux ... , pensai-je avec regret. Je me rappelais que je devais tre sale, dans la lumire clatante de midi. Je me retournai et cachai ma tte que l'inconnu prit dans ses mains et attira vers lui. Je gardai les yeux ferms.- Ne me touchez pas et allez-vous-en, je vous en prie!Il nous est interdit de parler aux hommes, ne le savez-vous pas?Il se remit rire et quelque chose d'extraordinaire se produisit. Il se pencha et m'embrassa sur la bouche. La tte me tourna. Je me levai brusquement.- tes-vous fou? Je ne me suis pas lave depuis un mois! tes-vous aveugle? Comment pouvez-vous m'embrasser, vous n'avez aucun sens esthtique!Il me regarda avec beaucoup de gravit et de tristesse. J'avais envie de pleurer.- Pourquoi tes-vous venu ici? Jtais si heureuse' J'avais compltement oubli qu'il pouvait en tre autrement, qu'il tait possible...- Moi aussi, j'avais oubli - dit-il lentement. - C'est la premire fois aujourd'hui, depuis trois ans que je vois une femme de si prs. Comprenez-moi.Je le regardai. Sa voix tremblait; il avait les larmes aux yeux.- Je suis jeune. Sais-tu ce que reprsentent pour moi ces trois ans au camp, cette maudite continence? Je ne voulais pas te blesser.- Je le sais, je ne suis pas fche, mais plutt tonne. Je ne suis ici que depuis un mois, mais j'ai l'impression d'y tre depuis un sicle, de n'avoir connu rien d'autre.- Console-toi, tes cheveux vont repousser, tu remettras un jour une robe normale, tu prendras un bain, tu seras comme avant. Alors tu pourras m'embrasser - ajouta-t-il.- Srement - dis-je en souriant.- Donne-moi ta main, pour me montrer que tu n'es plus fche. Tu es gentille, tu sais, seulement un peu sale.Je lui tendis la main avec rserve, il voulait de nouveau mattirer vers lui.Tout d'un coup, des bruits de voix et un coup de sifflet se firent entendre:- Elle s'est sauve, cherchez-la!Hanka arriva. Elle nous regarda, tonne. Andrzej la salua.- Nous sommes venus ici, du camp des hommes, pour ramasser l'osier. Que se passe-t-il?- Il parat qu'une de nos camarades s'est sauve!- Laquelle?- Une femme d'un certain ge. Je ne me souviens plus d'elle.- Elle doit dormir quelque part, dans les buissons.Hanka repartit sa recherche.- As-tu faim? me demanda Andrzej.- Non.- Aujourd'hui, je n'ai pas de pain, je ne pensais pas te rencontrer, mais demain j'en apporterai, jespre que vous reviendrez l.- Je n'en sais rien, nous sommes ici par hasard, nous sommes encore en quarantaine. Si l'une de nous s'est rellement sauve, nous ne reviendrons srement plus.- Essayons de la retrouver!Je cherchais partout, jappelais mais en vain. Je ne me rappelais mme pas l'apparence de celle qui s'tait enfuie.Andrzej stait de nouveau approch de moi.- Tu ne m'as pas dit ton nom, comment te retrouverai-je?- Krystyna.- C'est joli. Demain je reviendrai et je t'apporterai du pain. Tu dois avoir faim, si tu es en quarantaine. Allons, Krystyna, du courage et demain!Il se retourna encore une fois.Quel drle de garon! Il me donnait rendez-vous, comme si on tait Varsovie et comme si cela ne dpendait que de moi de pouvoir y venir. J'aurais bien voulu faire toujours partie de ce Kommando et venir chercher de l'osier. Il tait important de rester en contact avec les gens de la pniche. Je me rendais compte que c'tait une occasion unique, inespre!Je retrouvai Hilda, elle tait dsespre. Le Posten me dit:- Voil comment vous tes toutes, on a confiance en vous et le rsultat? Moi, j'irai en prison ou sur le front, Hilda dans un Strafkommando, ou pire encore.Ils se sentaient coupables tous les deux de ne pas avoir mieux surveill.Mon cerveau travaillait intensment. Certainement, elle s'tait sauve, mais il fallait inventer quelque chose pour dgager notre responsabilit. L'heure de l'appel approchait. Nous aurions d partir depuis longtemps. Au camp, on se rassemblait dj. Hilda pleurait. Le matin, elle nous avait dit qu'elle nous permettrait de nous baigner. Maintenant c'tait fichu. Que faire? J'eus une ide lumineuse!- Hilda, j'ai une ide!- Quoi? demanda-t-elle en pleurant.- Nous allons dire qu'elle s'est noye.- Comment,- Nous dirons qu' quatre heures nous tions au complet et que l'une de nous t'a demand la permission de se laver les pieds dans l'eau, qu'elle est partie vers le pont et qu'elle s'est noy. Je dirai, moi, que depuis le matin, elle parlait de se suicider, qu'elle n'tait pas normale.Hilda coutait attentivement, le Posten approuva.- L'ide n'est pas mauvaise. En tout cas, cela vaut mieux que d'avouer que nous n'avons pas surveill. Mais les autres diront-elles la mme chose?- Elles n'auront qu' dire que nous tions au complet quatre heures, qu'elles ne savent rien de plus. J'en rponds.Hilda, rsigne, accepta cette solution. J'allai trouver mes camarades.- Alors, quoi de neuf?- On nous a comptes quatre heures. Dites que nous tions vingt l'appel. Vous ne savez rien de plus, d'accord?- Naturellement.- N'oubliez surtout pas que chacune de vous peut tre interroge part et que de votre rponse dpend notre sort toutes.Nous partmes. L'heure de l'appel tait passe depuis longtemps. Hilda me tenait par la main, elle marchait la tte baisse. Elle avait peur.En route, l'Aufseherin Hase, venue notre rencontre sur sa moto, nous arrta.- Eh bien! was, warum so spt![footnoteRef:21], l'appel est termin! dit-elle d'un ton moqueur et menaant. [21: )pourquoi si tard!]

Il m'en manque une - dclara Hilda.Comment a-t-elle pu se sauver? ton Kommando est si petit! Tu surveilles vraiment bien!- Elle ne s'est pas sauve, elle s'est suicide!- Comment?- Elle s'est jete l'eau!- Qui l'a vue?Je fis un pas en avant:- Moi. Depuis ce matin, elle disait qu'elle en avait assez,qu'elle prfrait mourir que de supporter toutes ces souffrances.- Quelles souffrances?- Je ne sais pas, mais elle disait cela.- Retournez au camp, nous allons chercher dans l'eau. Nous partmes. Le Lagerkommandant arriva en voiture. Mme dialogue. C'tait Kramer, un monstre bien connu. Il nous dvisageait l'une aprs l'autre de ses petits yeux. - Si vous mentez!... - cria-t-il de l'auto et il disparut.Que va-t-il arriver s'ils ne trouvent pas le corps? - dit Hilda inquite.- Ils ne vont pas chercher.- Et s'ils la trouvaient au camp? - Ils ne vont pas la trouver, il faut croire en notre chance.La grosse Katia accourut vers la porte du camp. C'tait une Juive slovaque, le chou-chou de toutes les Aufseherinnen et de l'Oberka. La direction du camp avait essay de lui trouver des ascendances aryennes et de changer son toile en triangle noir. Il n'tait pas convenable en effet de favoriser officiellement une Juive. Katia se rendait souvent Auschwitz-ville pour rgler cette affaire. On disait que, grce Katia, les appels taient toujours rapides. Avant elle, on n'arrivait pas faire le compte exact. L'appel durait des heures. C'est de Katia que dpendait aussi le transfert d'un Block l'autre.Eh, bien! Hildchen, qu'arrive-t-il? - demanda Katia. Hilda rpta la mme histoire. Katia sourit. Je compris qu'elle n'tait pas dupe.- Trs bien - dit-elle - Selbstmord, schade[footnoteRef:22], elle tait encore jeune... [22: )Un suicide, c'est dommage!]

Je ne comprenais pas encore, a ce moment, combien il y avait d'ironie dans ces paroles.- Donne son numro!Hilda le donna et resta la porte pour fournir d'autres explications. Elle eut encore le temps de me dire merci. - Si tout s'arrange, emmne-nous encore demain. - Moi, je le voudrais bien, mais ils ne le permettront srement pas. On me donnera des Juives, car les aryennes se sauvent. Aprs la quarantaine, lorsque vous passerez au camp B, tchez de me retrouver.Nous allmes vers la baraque. L'appel n'tait pas termin cause de nous. Tout le monde nous demandait des dtails. Je rpondais tout le monde qu'elle s'tait noye. Je racontais comment elle se dbattait dans l'eau.Nous nous introduismes dans nos cercueils. Il faisait noir, on ne pouvait pas respirer. Zosia dit:- Aprs une journe comme celle-ci, cet enfer parat encore plus terrible! L-bas, nous avons eu un avant-got de la libert!Je lui racontai ma rencontre avec Andrzej.- En temps normal, j'aurais pu faire sa connaissance au bal. Comme notre conversation aurait t diffrente! Pauvre garon, il est ici depuis trois ans!Comme c'tait prvoir, nous ne retournmes plus au bord de la Sola. On crut Hilda et elle continua sortir avec le mme Posten, mais avec un autre Kommando.Il faisait un temps radieux. Nous regrettions beaucoup ce bel endroit, la pniche, Andrzej, le pain... Mais que faire? Une chose agrable peut-elle durer longtemps au camp?

IlIAUSSEN[footnoteRef:23] [23: )Au dehors.]

A dix heures un coup de sifflet retentit. La Lagerkapo, une Polonaise (une prostitue de Kielce) siffla et hurla:- Lagersperre, Lagersperre, alles auf Block![footnoteRef:24] [24: )On ferme. on ferme, tout le monde au Block!]

On nous fit rentrer dans notre Block.- Qu'est-ce qui va se passer? demandait-on. Personne ne le savait.- Une slection probablement dit l'une de nous.- Chez nous?- On n'en sait rien.- Zhlppell - sortez!- Un appel onze heures? - Stefa, prs de moi, tait ple.- Nous aussi, nous devons sortir?- Restez, salopes, l'appel est pour les Juives, que personne ne sorte! Il est dfendu de chier dans les seaux, ne l'oubliez pas!Par la fentre de la baraque, nous voyions les Juives du Block voisin qui allaient l'appel. Elles avaient des yeux fous, elles se cachaient l'une derrire l'autre. Quelques-unes se pinaient les joues pour avoir meilleure mine. Elles se disputaient pour savoir qui se mettrait au premier rang. Elles se poussaient l'une l'autre, comme si cela pouvait arranger les choses. L'enjeu, c'tait la vie. Finalement elles se mirent en rangs.

Taube, le Lagerkapo et une Aufseherin arrivrent.Taube se plaa devant le premier rang et dsigna, avec sa canne, l'une des dtenues qui se dshabilla compltement. D'un geste, il lui dsigna la droite. C'tait une femme d'apparence normale, avec quelques furoncles. Comment ne pas en avoir aprs un certain temps au camp? Personne ne savait si la droite signifiait la vie ou la mort. La suivante, dshabille, couverte de furoncles, partit aussi vers la droite. Taube tait ivre, il avait le regard trouble, il tenait peine sur ses jambes, mais il veillait ce que chacune prenne la direction indique. A droite, elles taient une cinquantaine, gauche, quelques-unes peine, moins marques par les furoncles. Nous comprmes. La droite signifiait la mort. Le groupe dsign l'avait compris aussi. Elles cherchaient, peine conscientes, une issue pour fuir. Mais elles taient entoures par un cordon de scurit, constitu par leurs propres compagnes. Personne ne pouvait bouger. Nous regardions, sans en croire nos propres yeux. Dans la baraque rgnait un silence insolite. Le soleil clairait le lieu de la slection. Celles qui devaient provisoirement survivre taient trs peu nombreuses, quatre-vingts sur une baraque de quatre cents. Les victimes passaient maintenant devant nous, nues, votes, presque demi mortes dj, bouscules par la Lagerkapo, une dtenue comme elles. Elles marchaient dans le soleil, vers le Block de la mort.

Chacune de nous savait exactement ce cruelles ressentaient. Il y avait l des mres avec leurs filles, la sur d'une dtenue reste au camp, des amies. Rcemment encore, chacune d'elles avait une maison, des parents, elle tait bien portante, elle avait des robes de soie, elle habitait Amsterdam ou Salonique. Parmi elles se trouvaient des ouvrires, des tudiantes, des mdecins et des femmes du monde. On ne pouvait concevoir que ces corps monstrueux aux os saillants, aux seins flasques, couverts de furoncles purulents, taient ceux d'tres humains, qui ce moment mme devaient dire adieu la vie.Dans le Block 25, le Block de la mort, on allait entasser ces dchets d'humanit. Ce Block n'avait pas droit au ravitaillement, c'tait l'antichambre du crmatoire. Des hurlements en sortirent au bout de quelques heures:- Maman, boire, je vais mourir, boire!

Personne ne s