512
Marcel PEYROUTON Homme politique français et ambassadeur de France Gouverneur général des colonies (1950) Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes Collection “Civilisations et politique” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel PEYROUTONHomme politique français et ambassadeur de France

Gouverneur général des colonies

(1950)

Du service publicà la prison commune.

Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires -Vichy – Alger - Fresnes

Collection“Civilisations et politique”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

Page 2: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 2

http://classiques.uqac.ca/

Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) depuis 2000.

http://bibliotheque.uqac.ca/

En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

Page 3: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 3

Politique d'utilisationde la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.

- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Clas-siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et person-nelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisa-teurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Page 4: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 4

Cette édition électronique a été réalisée par Michel Bergès, bénévole, historien des idées politiques, professeur retraité de l’Université de Bordeaux - Montes-quieu, directeur de la collection “Civilisations et politique”,Page web dans Les Classiques des sciences sociales.à partir de :

Marcel PEYROUTON

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Paris : Librairie Plon, 1950, 313 pp.

[Autorisation formelle accordée par le directeur de la collection “Civilisations et politique”, Michel Bergès, de diffuser ce libre en accès à tous dans Les Clas-siques des sciences sociales.]

Courriel : Michel Bergès : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 1er février 2021 à Chicoutimi, Québec.

Page 5: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 5

Marcel PEYROUTONHomme politique français et ambassadeur de France

Gouverneur général des colonies

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Paris : Librairie Plon, 1950, 313 pp.

Page 6: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 6

MARCEL PEYROUTONAmbassadeur de France

Gouverneur Général des colonies

_______________________________

DU SERVICE PUBLICÀ LA PRISON COMMUNE

SouvenirsTunis – Rabat – Buenos-Aires

– Vichy – Alger – Fresnes

Avec 2 cartes dans le texte

Paris – 1950

Librairie PlonLes Petits-fils de Plon et Nourrit Imprimeurs-Éditeurs

8 Rue Gancières, 6e

Page 7: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 7

Toute notre reconnaissance à Michel Bergès, historien des idées politiques, professeur retraité de l’Université de Bordeaux-Montes-quieu et directeur de la collection “Civilisation et politique” pour l’immense travail accompli et toutes les démarches entreprises afin que nous puissions diffuser en libre accès à tous ces ouvrages qui nous permettent non seulement de comprendre mais de nous rappeler.

Michel Bergès

Travail bénévole :http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_berges_michel.html

Publications de Michel Bergès : http://classiques.uqac.ca/contemporains/berges_michel/berges_michel.html

Collection “Civilisations et politiques” dirigée par Michel Bergès :http://classiques.uqac.ca/contemporains/civilisations_et_politique/index.html

Page 8: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 8

Un ouvrage dela collection “Civilisation et politique”

Fondée et dirigéepar

Michel BergèsHistorien, professeur retraité

de l’Université de Bordeaux — Montesquieu

Page 9: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 9

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

Page 10: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 10

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Table des matières

Avant-propos [i]

Chapitre I. Passé explicatif [1]

Chapitre II. Moghreb, Argentine et la suite [23]

Chapitre III. Vichy [79]

Chapitre IV. Les héroïques maquisards du Rio de la Plata [189]

Chapitre V. Alger   : pot-au-noir, pot-aux-roses [193]

Chapitre VI. Prisons et procès [247]

Appendice [283]

Paris. – Typographie Plon, 8, Rue Garancière — 1950. 61173.

Page 11: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 11

[i]

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

AVANT-PROPOS

Retour à la table des matières

Comme tant d’autres, après tant d’autres, j’apporte mon témoi-gnage. J’ai longtemps hésité à prendre la plume. Toute ma vie profes-sionnelle fut d’action et l’écritoire ne m’agrée point. Au surplus, tout ou presque tout a déjà été dit, sinon compris et retenu.

Colonial d’origine, successivement : administrateur, gouverneur, gouverneur général des colonies de 1910 à 1936 ; en poste ou en mis-sion à Tahiti, Madagascar, au Cameroun, au Togo, en Algérie, en Tu-nisie, au Maroc ; nommé ambassadeur à Buenos-Aires par M. Léon Blum en septembre 1936 ; désigné en mai 1940 par M. Paul Reynaud pour notre ambassade à Bucarest,— non installé — envoyé au début de juin 1940 par M. Édouard Daladier en mission spéciale à Tunis où j’avais été résident général de 1933 à 1936 ; appelé en août 1940 par le maréchal Pétain à Vichy, où je fus successivement secrétaire géné-ral et ministre de l’Intérieur ; démissionnaire le 15 février 1941 ; dere-chef ambassadeur à Buenos-Aires, poste que je mis à la disposition du maréchal en avril 1942, lors du retour de Laval aux affaires ; chargé par le général Giraud du gouvernement général de l’Algérie le 18 jan-vier 1943, avec l’assentiment des Alliés ; dénationalisé par Vichy le 30 janvier 1943 ; démissionnaire le 1er juin 1943 pour faciliter entre le général De Gaulle et le général Giraud une union qui, si elle n’était pas dans les cœurs, pouvait, devait s’inscrire dans les faits, et qui ne se réalisa pas — mobilisé de juin 1943 à novembre 1943, époque à la-quelle je fus arrêté en uniforme à Alger ; acquitté par la Haute Cour [ii] le 22 décembre 1948, après cinquante-cinq mois d’incarcération, dite préventive, au régime de droit commun, j’ai eu l’occasion de

Page 12: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 12

vivre, en des situations diverses et opposées, la tragédie française et son prologue. J’ai eu aussi le temps de réfléchir.

Des amis ont insisté pour que je parle. Il ne peut s’agir pour moi de rédiger des Mémoires. C’est un genre grave, exigeant une formation qui n’est pas la mienne, des documents que je ne possède pas. Je me limiterai donc à la forme plus simple, familière des souvenirs. Cette formule implique un certain égocentrisme qu’on voudra bien me par-donner. Elle n’exclut pas toutefois le rappel de certains textes fonda-mentaux et de quelques circonstances majeures. Cela dit, je n’ai pas la prétention de révéler des faits sensationnels. Pas davantage celle de formuler des démonstrations atomiques. Encore moins céderai-je à la tentation salace de citer les noms de quémandeurs, plus ou moins hup-pés, qui s’offrirent au maréchal, ne furent pas retenus et qui, depuis, firent carrière dans une forme exclusive et bruyante de patriotisme alimentaire. « Je vois ; je sais ; je crois ; je suis désabusée. » Inutile. Qu’ils digèrent. Au surplus, je garde la conviction que tout ce qui se publie en ce moment n’a que la valeur de « matériau ». Les événe-ments sont trop proches ; les passions trop vives, trop attisées. Les positions spirituelles, si j’ose m’exprimer ainsi, et pour ne parler que de celles-là, sont trop fermes. Le moment n’est pas encore venu de dégager la synthèse sereine et révélatrice. Pour l’instant, il n’est que d’amasser les éléments de la construction future.

J’aurai réalisé mon dessein si ce livre apparaît au lecteur dépouillé de partisannerie comme une contribution à la découverte de la vérité, un effort pour tenter d’y voir clair, de renouer le fil des événements, de les expliquer, d’en tirer peut-être une leçon. J’écris surtout pour l’enfant déjà marqué qui, dans un demi-siècle, parvenu à la maturité, présentera à nos neveux le livre incontestable de démonstration et de justice justes.

M. P.Casablanca,

1949.

Page 13: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 13

[1]

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Chapitre IPASSÉ EXPLICATIF

Retour à la table des matières

Juin 1940 ne marqua pas seulement la défaite momentanée des ar-mées françaises, écrasées par le nombre et un machinisme formidable qu’animait une pensée stratégique moderne, audacieuse et mûrie ; mais encore l’écroulement d’un régime, né lui-même du désastre de 1870 et qui, à travers faiblesses, erreurs, scandales, n’en avait pas moins contribué au relèvement de la France, au rétablissement de son prestige ; qui, avait su bâtir le Second Empire colonial du monde, réa-liser un ensemble viable d’institutions sociales et préparer la victoire de 1918, incontestable victoire française et républicaine.

Les événements de 1940, aux points de vue militaire et politique, ne sont pas les manifestations subites d’un destin contraire, mais s’inscrivent dans une longue évolution historique. Ces faits, pour l’ob-servateur s’efforçant à l’objectivité, ne constituent pas une surprise ; ils marquent un aboutissement. Il serait possible à chacun de relever dans cette longue période de soixante-quinze ans, les circonstances et les actes qui portaient dans le devenir : juin 1940.

Je voudrais montrer d’abord ce que fut intellectuellement, [2] mo-ralement, la génération arrivée à l’âge d’homme en 1914 ; celle qui fit la guerre, fut victorieuse, participa de 1918 à 1939 à la gestion des affaires publiques, pour occuper, avant et après l’armistice de 1940, les grands postes de responsabilité.

Page 14: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 14

** *

La jeunesse universitaire d’avant la guerre de 1914-1918 pouvait, quant aux tendances politiques, se diviser en quatre groupes.

Il y avait, à l’extrême-droite, pour employer un terme de topogra-phie parlementaire, les partisans de la restauration de la monarchie française, adaptée aux nécessités contemporaines. Le chef de cette phalange était Charles Maurras. Charles Maurras, au cours d’une car-rière de dogmatisme vigoureux, aura eu ce destin paradoxal, s’étant institué le défenseur de la famille royale de France et de l’Église ca-tholique, apostolique et romaine, de briser avec les prétendants suc-cessifs, et de voir son journal, l’Action française, mis à l’index par la papauté.

Charles Maurras, en disciple étroit d’Auguste Comte, et scientiste peut-être inconscient, entreprit d’analyser le concept de la république, de le décomposer en ses éléments constitutifs et, à la lumière de l’his-toire quotidienne, d’en démontrer la malfaisance et les tares, telles qu’elles lui apparaissaient.

Contre la république parlementaire, laïque, une et indivisible, héri-tière affaissée du jacobinisme et des « grands ancêtres », il se fit l’avo-cat, le panégyriste d’une monarchie décentralisatrice, fédérative et professionnelle se rattachant, par delà les derniers siècles de la royauté déclinante, à la tradition vivace et populaire d’Henri IV.

Pendant plus d’un demi-siècle, chaque jour, avec une logique pe-sante, il s’appliqua à suivre les faits, à les interpréter et, toujours, à conclure contre les institutions et l’âme de la république. Ses fidèles étaient gagnés par la force apparente de ses raisonnements, les affir-mations de son énorme culture et aussi, il faut le dire, par l’éclat de son talent, par son désintéressement et sa sincérité.

[3]II y avait à côté de Maurras, prophète vaticinant à la cime du mont

sacré loin de la piétaille, d’autres soldats de la cause monarchique et, comme lui, collaborateurs de l’Action française. Nous ne retiendrons que Léon Daudet, porteur d’un nom illustre dans les lettres françaises. Ayant tout jeune connu et approché les hommes éminents dans tous les domaines de la fin du siècle dernier, servi par une plume redou-

Page 15: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 15

table de polémiste agressif, Léon Daudet, universel, à la façon des hommes de la Renaissance, versait à ses ouailles des démonstrations, des postulats d’où la mauvaise foi n’était pas exclue ; bien plus, dont elle faisait la valeur. Quand Léon Daudet consentait à n’écrire que sur la chose littéraire ou artistique, il pouvait retenir l’attention de lecteurs dégagés, mais quand il se faisait le commentateur de la politique fran-çaise, il atteignait les sommets de l’injustice, de l’impudeur et du mensonge. On peut dire que c’est lui qui, le premier, implanta dans la presse française les procédés de violence. Il ne contribua pas peu à créer chez nous une atmosphère d’intolérance qui, depuis et pour beaucoup d’autres raisons, ne fit que s’épaissir. Son mépris de la véri-té, dénoncé par Barrés, et sa truculence lui attiraient nombre de ces lecteurs qui considèrent que la politique et le journalisme, c’est d’abord insulter, jovialement.

Au-dessous de ces deux véritables écrivains, il y avait des hommes de main : les camelots du roi et de Pujo qui vendaient revues et feuilles, se promenaient avec des gourdins à la façon des Incroyables, déclenchaient des bagarres dans la rue, allaient au poste de police, en sortaient pour y retourner, applaudis par leurs sectateurs, à peine pour-suivis par des pouvoirs publics pleins d’indulgence qui, à la limite de la faiblesse, les condamnaient à des peines dérisoires.

Derrière les « Camelots du roi », il y avait les troupes, plus nom-breuses qu’on ne voulut jamais le reconnaître, de bourgeois, grands, moyens ou tout petits, que fatiguaient les hésitations, les mesquineries d’une république de robins, de barbus pelliculaires et redondants. Fal-lières, cependant plein de finesse, symbolisait à leurs yeux un régime d’inélégance.

Il y avait aussi une partie importante des catholiques qui [4] repro-chaient à la Troisième République son action antireligieuse, ses préfé-rences maçonniques, le renvoi des congrégations, la loi sur la sépara-tion des Églises et de l’État. Il y avait enfin nombre de représentants des vieilles familles nobles, qu’elles fussent de ville ou de campagne, dont les membres, s’ils n’étaient officiers ou diplomates ou dans les assurances, se morfondaient, pour la plupart, dans l’administration des biens familiaux, la célébration des anniversaires et qui, mus par une volonté plus ou moins ambitieuse, espéraient, à la faveur du rétablis-sement de la monarchie, s’emparer, par préférence, des grands postes de direction.

Page 16: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 16

Nous avons tous connu de ces jeunes adeptes de l'Action française à la Faculté de droit, à la Faculté de médecine, en Sorbonne, même dans les grandes écoles, dont le dogmatisme se nuançait d’évocations sentimentales et esthétiques.

Quelques-uns d’entre eux admettaient la discussion ; les autres étaient insupportables. Mais tous, ou presque, s’avéraient, le sachant, les serviteurs d’une cause perdue.

À l’extrême-gauche, il y avait les marxistes. Ils se contentaient alors de la deuxième Internationale. Ils étaient nombreux à l’École normale, surtout, et répondaient avec enthousiasme aux suggestions distillées de M. Lucien Herr, bibliothécaire de la rue d’Ulm qui, de longues années durant, à côté et peut-être au-dessus des professeurs, en dirigea les élèves vers le socialisme plus verbal ou scientifique que révolutionnaire de la fin du XIXe siècle.

Ces disciples du marxisme étaient en général des travailleurs, des lauréats de médiocre origine, qu’inquiétaient les problèmes sociaux. Ils étaient animés d’une générosité parfois diffuse, non sans ambition intime. À la suite de Jaurès, ils rêvaient d’une société d’où la souf-france humaine eût été bannie, et où les titulaires des hauts diplômes eussent gouverné à cette fin. Il y avait en eux comme le parrainage spirituel de Platon, celui de la « République. » L’exemple plus sug-gestif et plus proche des triomphes oratoires de Jaurès, de Pressensé, de Guesde, les saillies juvéniles, hétérodoxes de Marcel Sembat, franc-tireur et enfant terrible du parti, les mouvements syndicalistes, les grèves, tous ces tableaux [5] d’un naturalisme dense et prometteur suscitaient leur enthousiasme. Parce qu’ils étaient jeunes, ils croyaient à la vertu transformatrice des lois et des règlements, à la bonté de l’homme, aux amours universelles. Ils étaient des planistes avant la lettre, acharnés à faire le bonheur des gens, parfois contre leur gré et dans la forme qu’ils avaient décrétée la meilleure. Ceux de l’Action française apparaissaient comme des traditionalistes un peu sclérosés ; eux étaient les réformateurs perdant parfois le contact et le sens du réel. Déjà les faits avaient tort.

Entre ces deux groupes, s’infiltraient les disciples clairsemés du « Sillon », mouvement de christianisme social lancé par Marc San-gnier, sorte de Lamennais polytechnicien. Je le vois encore sur une estrade dans un hôtel particulier à façade étroite, boulevard Raspail.

Page 17: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 17

Déjà tribun, de taille moyenne, bien nourri, vêtu d’un complet noir flottant avec une lavallière, cet insigne vestimentaire des socialistes de l’époque, lourdement moustachu, il dénonçait, autant que je m’en sou-vienne à quarante-cinq ans de distance, le catholicisme officiel, hiérar-chisé, pompeux et complice. Par contraste, il exaltait la pureté révolu-tionnaire des Saintes Écritures, appelant ses auditeurs à l’évangélisa-tion des masses. Moins au château, davantage au taudis.

Il y avait enfin tous les jeunes gens qui, dans les écoles techniques, à la Faculté de droit surtout, prenaient conscience de ce qui était, de ce qui vivait sous leurs yeux. Ceux-ci considéraient que la République, telle qu’elle fonctionnait alors, était un fait patent, tangible, définitif. Ces réalistes, s’opposant à leurs contemporains attardés à la résurrec-tion d’un passé révolu ou appliqués à l’édification d’un avenir problé-matique, étaient les hommes du présent.

Issus de la bourgeoisie, plutôt moyenne ou petite que grande, — à moins qu’il ne s’agît de celles de culture ou de hautes charges — plus souvent provinciale que parisienne, fils de fonctionnaires, de méde-cins, d’avocats, d’industriels, de commerçants moyens, d’agriculteurs, d’artisans même, ils venaient à Paris avec le propos ferme de conqué-rir les diplômes nécessaires, de s’en retourner chez eux, leurs études [6] terminées, de s’y marier, de fonder une famille et de continuer dans une société vivante, mais ordonnée et stable, l’effort constructif de leurs ascendants. Pour ceux-là, futurs avocats, magistrats, fonction-naires, la république née de la Constitution de 1875 était d’abord le cadre s’imposant à tous, aussi indiscutable que la lumière du jour.

Les uns étaient plus opportunistes, progressistes, que radicaux ; d’autres, plus radicaux qu’opportunistes, progressistes. J’entends « opportuniste » dans l’acception conférée à ce terme par Gambetta, Challemel-Lacour, Freycinet, Jules Ferry et leurs lieutenants, tous « républicains de gouvernement » et non dans le sens déformé par une interprétation péjorative que lancèrent les radicaux de 1890, hommes de la table rase, au moins dans l’opposition. L’opportunisme ainsi conçu, c’était la connaissance et le respect des faits, celui de la durée, des maturations nécessaires, aussi le sens de l’instant, un pragmatisme dominé, exhaussé par certains principes, enrichi d’humanité.

Pour ces jeunes gens, disciples de Spencer, de Stuart-Mill, se po-sait le problème « réel » de l’adaptation progressive de la république

Page 18: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 18

aux conditions nouvelles nées du développement de l’industrie, de la nécessité vitale de trouver des débouchés à une production croissante, du devoir supérieur d’améliorer le sort de la classe ouvrière. Ils étaient républicains d’une façon réfléchie, positive, consubstantielle en quelque sorte, et même intuitive ; ils l’étaient encore par contraste avec les régimes de privilèges et d’aventure que symbolisaient la vieille Monarchie et l’Empire. Presque tous, fils ou neveux d’hommes ayant lutté sous le Second Empire pour l’établissement de la répu-blique, ils condamnaient les castes bénéficiaires et les tenants du césa-risme. Ils avaient en soupçon les doctrinaires, l’esprit de système, en horreur tout fanatisme ; ils aimaient les idées générales, mais vivi-fiées, assouplies par l’incessante confrontation avec le réel. Une philo-sophie de bon sens et de bon vouloir les animait. Ils étaient laïques sans anticléricalisme ; ils étaient nationaux sans nationalisme ; ils étaient impériaux sans impérialisme. Et surtout, pas un d’entre eux qui ne crût, dès l’adolescence, [7] à la guerre contre l’Allemagne, qui ne la souhaitât au fond de lui-même. II fallait en finir, récupérer les deux provinces arrachées.

Quant à leur conception des rapports de l’État avec l’Église, ils restaient dans la vieille tradition française, gallicane pour tout dire. À tout le moins étaient-ils concordataires. Ils pensaient que, depuis long-temps, le mysticisme ne survivait plus en France qu’en quelques âmes d’élite. Mais pour être issus de la province, ils savaient que la tradition chrétienne subsistait toujours, jusqu’au fond des campagnes. Le curé leur apparaissait comme détenteur d’une force et d’une influence utili-sables par les pouvoirs publics. Il ne s’agissait pas de faire des repré-sentants de l’Église des agents de l’administration civile — ils s’y fussent refusés — mais de profiter, pour le plus grand bien de l’État, de leurs moyens d’action. À leurs yeux, le clergé n’était pas a priori hostile aux autorités civiles. Ils ne pensaient pas qu’il fût impossible d’amener le curé et l’instituteur à une sorte d’entente favorable à la collectivité.

Il y eut au Quartier latin quelques bagarres d’étudiants lorsque M. Henri Barthélemy, professeur de droit administratif, nous commenta la loi Briand sur la séparation des Églises et de l’État. Le plus grand nombre d’étudiants, les politiques en herbe, considéraient que dé-pouiller l’Église d’une partie de ses biens, quelles que fussent les compensations qu’on lui accordait, était une mesure fâcheuse. Au

Page 19: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 19

point de vue moral, sans doute ; au point de vue politique, certaine-ment ; car il y avait, dans l’attitude du gouvernement, un principe de persécution qui devait être exploité, renforcer les vocations religieuses et, en rendant la pleine indépendance aux ministres du culte, les incli-ner vers l’action politique, en faire plus tard les adeptes d’un christia-nisme de catacombes et de combat. Ils eussent donc préféré un aména-gement du vieux système, garant de la paix des esprits.

Le patriotisme de ces jeunes gens, je l’ai déjà indiqué, était un sen-timent profond, une idée-force. Ils laissaient aux trublions que fusti-gea Anatole France, le monopole de ce patriotisme, d’excès, de verbe, de menaces, de profits et de boudoirs. Le patriotisme chez eux était moins une attitude, un sujet [8] oratoire, qu’un principe d’action et de sacrifice. Ils avaient tous été élevés, depuis Gambetta dans l’idée de la revanche, que les hérauts de la future croisade s’appelassent Dérou-lède ou Barrès, Jules Lemaître ou François Coppée. En général, ils préféraient Barrés. Tous, ou presque tous, firent la guerre de 1914-1918. Ils la firent bien. Ils la gagnèrent. Un million cinq cent mille des leurs, fauchés en pleine jeunesse, attestent, attesteront éternellement, la vigueur et la pureté de ce patriotisme qui fit d’eux les victimes vo-lontaires d’un holocauste enthousiaste, trop vite inutile.

Le sens impérial était chez eux à peu près universel. Nous autres, futurs coloniaux, en étions imprégnés ; nous avions tous grandi, alors que nos marins et nos soldats, délégués de la république, achevaient la conquête de l’Indochine, réalisaient celle du Soudan, du Dahomey, du Congo, de la Tunisie, de Madagascar et du Maroc. Les noms presti-gieux de Bugeaud, de Faidherbe, du sergent Bobillot, de Gallieni, de Savorgnan de Brazza, de Marchand, de Lyautey et de tant d’autres, résonnaient à nos oreilles comme une invitation à l’aventure glorieuse et civilisatrice. À cette époque, en raison même des attaques si in-justes dont il avait été la victime, Jules Ferry, parmi les grands chefs de la république, gardait tout son prestige de précurseur, de bâtisseur aux longs desseins.

Nous aimions ce montagnard granitique et tendre, animé d’un sens vigoureux de la démocratie sociale. Il avait lutté pendant les dernières années de l’Empire contre les formules de domination aventureuse. À la préfecture de la Seine, il avait été un grand administrateur. Homme de gouvernement, dédaigneux des popularités méprisables, il avait, par son action incessante, implanté la république en France, à une

Page 20: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 20

époque où légitimistes, orléanistes, bonapartistes groupaient encore des effectifs nombreux, disposaient de fonds considérables, où tant de ténors se satisfaisaient de discours, de gestes théâtraux, où déjà les divers partis républicains s’affrontaient en luttes implacables. Au-des-sus des rhéteurs et des manœuvriers, il créait. Il avait triomphé sans violence, dans le respect de l’adversaire, mais avec une obstination, une précision, une pertinence qui nous soulevaient de gratitude. [9] L’instruction laïque, gratuite et obligatoire, des lois sociales, hu-maines, applicables, l’édification d’un nouvel Empire remplaçant ce-lui que la monarchie, dans son indolence, avait perdu, restent les conquêtes personnelles de Jules Ferry. Elles sont les conquêtes essen-tielles de la IIIe République, et sa meilleure justification.

La doctrine coloniale n’avait pas jailli du cerveau de Ferry, im-muable en ses principes et ses modalités. Jules Ferry, homme de gou-vernement, et parce qu’homme de gouvernement, se méfiait des constructions a priori. Disciple de Bacon, il s’installait dans le réel, le modelait, se soumettait à ses lois pour le mieux dominer dans la pen-sée maîtresse de reconstituer la force française en vue des chocs futurs qu’il pressentait. Mais elle n’était pas d’improvisation, comme ses ennemis le lui reprochaient ; il le démontra dans son émouvante ré-ponse à divers interpellateurs le 28 juillet 1885. Il précisait alors « que la politique coloniale est pour la France un legs du passé, et une ré-serve pour l’avenir », que de toutes les politiques, la politique colo-niale est celle qui exige le plus de réflexion et de mesure. En outre, républicain de sensibilité, il ne voulait pas de cette politique stricte-ment économique qu’on a appelée colbertisme, puis tendancieusement « colonialisme », dans lequel la colonisation se résoudrait en un mo-nopole d’exploitation, sans souci des réactions indigènes.

Son action coloniale, née de circonstances diplomatiques qu’il sut utiliser, fut sans doute commerciale, mais aussi politique et altruiste.

Commerciale, parce qu’il avait compris que, devant le machinisme grandissant, les vieux pays d’Europe, poussés par leur force vitale, seraient amenés, dans une émulation croissante, à rechercher des dé-bouchés pour leurs industries et à puiser dans les pays neufs les ma-tières premières qui leur manquaient. Il n’est pas impossible de criti-quer cette attitude. De bons esprits s’y sont appliqués. Mais Jules Fer-ry, réaliste, n’avait pas eu de peine à conclure que production accélé-rée et nécessité de débouchés préférentiels sont les termes indisso-

Page 21: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 21

lubles de l’action économique. Autant renoncer à produire s’il est im-possible d’écouler.

[10]Mais conception politique également. Jules Ferry, fils des marches

de l’Est, avait, plus que tout autre, ressenti la douleur de notre défaite en 70. Il n’admettait pas que la France, à ce moment vaincue, se re-pliât sur elle-même, dans une sorte de méditation de morose impuis-sance. Il voyait dans notre Empire, consolidé ou élargi, un théâtre d’opérations où les chefs de l’armée pourraient s’exercer aux grands commandements dont il savait, qu’un jour, ils assumeraient les res-ponsabilités. Il pensait aussi que la République, héritière d’un noble passé de traditions maritimes, se devait, pour entraîner sa flotte gar-dienne avec l’armée de son prestige et de notre liberté, d’aménager des escales, des points d’appui, des bases, bastions de notre juste in-fluence. Sous l’œil amusé de Bismarck qui le poussait à agir outre-mer — pour nous détourner, pensait-il, du Rhin — Jules Ferry, contre une opinion légère et des adversaires passionnés, Clemenceau au pre-mier rang, de Baudry d’Asson au dernier, organisa une série d’actions militaires, justifiées par des manquements préalables et constatés ; toutes opérations qui entretinrent dans la Nation française le feu guer-rier et forgèrent, par avance, l’âme de la victoire.

Mais Jules Ferry était généreux ; il était républicain au sens social du terme. Il n’aurait jamais admis que la République, dans sa politique coloniale, considérât les races avec lesquelles elle entrait en contact, comme des moyens. Cette action, avant tout, devait être civilisatrice. Il projeta de faire régner sur les étendues soumises à notre contrôle la paix républicaine, comme jadis Rome avait établi sur tout le monde connu la « pax romana », garantie d’ordre, de justice et de vraie liber-té.

Les résultats de cette politique sont patents. On a pu les discuter depuis, au nom d’idéologies nouvelles ou d’intérêts dissimulés, les condamner même. Les faits sont là. À l’impuissance, à l’arbitraire, à l’anarchie, aux féodalités cupides et éternelles, à l’insécurité, à la ma-ladie, nous avons substitué la prospérité, l’ordre, la paix, la justice. Soldats, administrateurs, missionnaires, colons, commerçants, ingé-nieurs, médecins, juges, éducateurs, animés d’une foi profonde et do-minant [11] tous les obstacles, ont transformé des régions somno-

Page 22: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 22

lentes, malsaines, en pays riches, puissants, montant peu à peu, grâce à nous, vers une indépendance dont le jeu graduellement préparé et accru leur permettra d’entrer, à leur heure, dans la famille internatio-nale. Il ne faut pas oublier que de Lanessan, Le Myre de Villers, Paul Cambon, élèves de Ferry, furent les admirables promoteurs de la poli-tique de protectorat, toute de souplesse, de nuances, qui, sauvegardant les mœurs, les préjugés même du protégé, l’amène à nous par une sug-gestion quotidienne, insensible et bienfaisante. Cette politique d’es-sence française, appliquée en Annam, au Laos, au Cambodge, en Tu-nisie, à Madagascar, au Maroc, permit à des peuples de vieille civili-sation, d’évoluer sans rien perdre de leur originalité, de leur âme.

Le « colonialisme », depuis dépassé, voire condamné, peut se pré-valoir d’incontestables réussites. La mise en valeur continue, la créa-tion ininterrompue de richesses nouvelles par l’extension des échanges, l’assainissement de vastes espaces, l’édification d’un ou-tillage approprié, l’accroissement des populations — du simple au dé-cuple —, toute cette œuvre matérielle, et celle moins apparente, mo-rale, de diffusion de principes, de normes, d’enseignements, routes et voies ferrées, ponts, villes, ports, marchés, crédits, hôpitaux, écoles, universités, tribunaux, bâtis, tracés, ouverts, consentis dans le respect des croyances et des institutions locales, quand elles n’offensaient pas les règles d’humanité, tout cet effort de civilisation, c’est le « colonia-lisme » qui l’a conduit à bonne fin. Contre détracteurs et doctrinaires, il s’offre comme une des pages les plus glorieuses, les plus riches en hautes vertus de notre histoire. Ses censeurs les plus ardents sont cer-tains de nos disciples, les bénéficiaires directs de notre présence. L’ont-ils oublié ? Seraient-ils ingrats ?

En 1914-1918, l’empire français se dressa spontanément, aux côtés de la métropole menacée. Qu’il suffise d’évoquer Lyautey conservant le Maroc à la France en guerre, envoyant sur la ligne de feu la quasi-totalité des forces militaires dont il disposait, et ce, contrairement aux ordres du gouvernement, alors que le Maroc n’était pas encore défini-tivement occupé, [12] que nous venions à peine de nous y installer. Croit-on que si le « colonialisme » avait été cette politique d’égoïste exploitation qu’on flétrit aujourd’hui, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, et l’Indochine, Madagascar et les Afriques occidentale et équatoriale eussent donné cette preuve d’attachement ?

Page 23: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 23

En 1939, au cours d’une guerre malheureuse, l’Empire français vint encore au secours de la métropole. Soumis pendant près de cinq ans à une propagande insidieuse, multiforme, incessante, il resta fidèle à la France occupée comme il l’avait été à la France victorieuse. C’est de l’Afrique du Nord que sont parties les armées de la libération. Qu’à la suite des événements accélérés que le monde est en train de vivre, d’engagements solennels, déclarations ou chartes, de cette sorte de révolution universelle que nous subissons, le « colonialisme », en tant que formule politique, doive être modifié — ou même disparaître — c’est une autre question. Il fallait qu’elle fût posée. Mais les formules d’aujourd’hui, de demain, doivent, en toute justice, être recherchées, fixées, appliquées dans le respect d’une politique qui eut ses fai-blesses, parce qu’œuvre humaine, mais aussi sa grandeur, et qui, par-delà les critiques, se justifie par des résultats éclatants. La France de l’avenir se doit à elle-même de ne rien rejeter de ces efforts, de ces tentatives, de ces leçons, de ces succès. Tous les observateurs qui ne se refusent pas à voir rendront, dans le fond de leur cœur, hommage aux bâtisseurs de l’empire républicain, à tous ceux, célèbres ou igno-rés, qui durant trois quarts de siècle, travaillèrent, surent combattre, souffrir, construire, mourir, et dont les tombes innombrables, dissémi-nées sous toutes les latitudes, dans les sables, les forêts, sur les monts, sont autant de témoignages de leur sacrifice, jalonnant une voie de courage et d’abnégation.

** *

La jeunesse universitaire de 1910 n’eût pas été la jeunesse fran-çaise si elle n’avait pas discuté les principes même des curiosités, de son action sociale. C’est ainsi que dans nos parlotes, nous agitions sans cesse certaines idées qui, depuis, [13] apparurent comme vul-gaires, mais qui, à l’époque, nous semblaient revêtues de majesté et que nous avions l’illusion de découvrir. Pour les étudiants en droit en particulier, futurs agents de l’État, deux notions retenaient leur effort d’analyse : république, service de l’État. « République », pensions-nous, était un de ces termes prestigieux, évoquant de grandes aven-tures humaines. Étymologiquement, il se circonscrit : la chose pu-blique, le bien commun, si l’on en considère la fin. Mais forme exten-sible revêtant, en fait, les réalités les plus diverses : républiques cita-dines de l’Antiquité, obscures ou étincelantes, limitées en étendue, en

Page 24: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 24

population ; Athènes, minuscule oligarchie de philosophes, d’orateurs, d’artistes, de négociants, de marins ; Sparte, petit camp retranché, ré-publique de soldats vivant dans une austérité communautaire ; répu-blique aussi, la dure oligarchie romaine étendant sa puissance et ses lois jusqu’aux confins de l’univers. Dans ces trois cas, des esclaves — on les oublie toujours — en troupeaux, de leurs muscles, de leur passivité, assuraient la vie économique de la république, permettant aux bien-nés de se former l’esprit, le cœur, le corps, de se préparer à l’exercice des grandes charges de l’État, honorifiques, réservées, ré-munératrices.

Les Romains, singulièrement, que les hommes de 1789 s’atta-chèrent, avec quelque puérilité, à ressusciter, et dont ils glorifiaient l’esprit républicain-démocratique, étaient des aristocrates héréditaires, égoïstement férus de leurs généalogies et de leurs privilèges. Répu-bliques encore, et quel rapport entre elles ? ces républiques du Saint-Empire germanique, laïques ou confessionnelles, lieux de passage, « Rue aux prêtres », ou comptoirs favorisés, ligue hanséatique ; celles de Venise la Sérénissime, avec son Conseil des dix et ses espions se-crets ; de Gênes, de Florence avec leurs doges et leurs ducs, mécènes, manieurs de dagues et de poisons, d’effets de commerce aussi et ban-quiers de rois ; autant de syndicats fermés d’exploitations, de trusts familiaux. République des Pays-Bas, maritime, coloniale et schisma-tique, fédération des républiques de l’Amérique du Nord, née d’une révolte de planteurs dressés contre les exigences d’une [14] métropole que, depuis deux siècles, nos auteurs représentent comme la mère et la gardienne des libertés publiques. Républiques sud-américaines, filles de notre révolution, périodiquement secouées de pronunciamientos et, la plus ancienne de toutes, la Suisse, aux vingt-deux cantons soudés en une fédération trilingue à base de referendum qui est chez nous la forme abhorrée du césarisme avoué ou clandestin ; républiques mo-narchistes, si l’on peut dire, ou monarchies républicaines en Angle-terre, en Belgique, au Danemark, en Norvège en Suède ; République française enfin, fédérative avec la Constituante, totalitaire, dramati-quement, avec la Convention, anarchisante, avec le Directoire et le triomphe des trafiquants tous orthodoxes, en sarabande derrière le Pourri, république dissolue, muée en Consulat républicain — du moins Sieyès l’affirme — pour aboutir à l’Empire qui fut le couronne-ment et la négation de la république ; république sociale et ouvrière de

Page 25: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 25

1848, s’abîmant dans l’émeute sanglante domptée par le général Ca-vaignac, pur républicain, sans parler alors de la nôtre, celle de 1875, libérale, parlementaire, qui disparaîtra tragiquement dans l’universelle indifférence.

Donc, des républiques, présidées par des rois, d’autres aristocra-tiques, consulaires, démocratiques, laïques, théocratiques, parlemen-taires, personnelles, libérales, socialistes, centralisées, fédérales, pro-vinciales, cantonales, communales.

Peu de mots dans la langue française, avions-nous déjà compris — et on l’a bien vu depuis et mieux encore — sont susceptibles d’in-terprétations aussi différentes, presque contradictoires. Nous savions qu’en France, au gré des luttes politiques, chaque parti, chaque groupe, chaque clan lui donnent le sens favorable à ses intérêts, à sa mystique, à son programme. Cette multiplicité dans l’exégèse d’un même terme, aurait pu nous amener au scepticisme et cependant, nous étions tous républicains, plus pour la France qu’à travers un parti. Au-tant par sentiment que par raison. Et surtout, nous ne concevions pas la république sans une stricte séparation des pouvoirs. « L’esprit des lois » était notre bible et Montesquieu notre prophète. La doctrine des pouvoirs équilibrés nous semblait le seul moyen, juridique et [15] mo-ral, d’assurer au citoyen sa liberté, sa dignité, toujours menacées par les entreprises des césarions et les colères de Demos.

La république se dressait à nos yeux dans une opposition lumi-neuse aux régimes qui l’avaient précédée, comme un état de liberté, de justice et de tolérance, où chacun pouvait être à sa place, où l’ordre régnait par une espèce de poussée organique parmi des citoyens qui, ayant réfléchi, se dominant, soucieux d’observer une sorte de pacte inexprimé aux termes duquel, déposant certaines tendances de fon-cière anarchie ou d’égoïsme centrifuge, se soumettaient volontaire-ment à une discipline établie et maintenue dans l’intérêt de tous. Nous étions très jeunes. Évidemment.

À l’égard des institutions parlementaires, nos opinions diver-geaient. Il ne s’agissait pas du principe qui nous paraissait ne même pas devoir être mis en cause, mais plutôt de certaines modalités de fonctionnement. Dans les démocraties modernes, groupant des mil-lions d’hommes, le peuple ne peut pas exercer directement sa souve-raineté. Il ne peut agir que par des mandataires. Il les élit, les contrôle

Page 26: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 26

en principe, les confirme ou les renvoie. Nous étions à peu près tous d’accord sur la nécessité de deux chambres, — du bicamérisme disait-on à l’école — différemment élues, ayant chacune des pouvoirs propres, mais se complétant l’une l’autre, dans une émulation de libé-ralisme créateur.

Nous rejetions presque tous le gouvernement de l’assemblée unique qui nous semblait comporter une menace très nette de dictature anonyme, toujours messagère de l’autre. Les précédents historiques justifiaient cette crainte. Nous étions presque tous partisans du scrutin majoritaire et uninominal, malgré ses inconvénients. Maurras, ses aco-lytes et même Briand, le condamnaient comme marquant une subordi-nation intolérable de l’élu par rapport à l’électeur. À nous, il paraissait une garantie de sincérité et de vigilance dans l’exercice de la représen-tation. Il ne nous déplaisait pas que l’électeur connût, souvent dès l’enfance, son député. Le mandat nous semblait ainsi plus affectif que juridique, plus direct, plus humain. Il faut croire que cette conception [16] n’était pas si mauvaise, puisque tel prophète qui, naguère, la condamna propose d’y revenir.

Quelques-uns d’entre nous déploraient que le mandat, précaire et révocable, menaçât de tourner à la profession, qu’il se constituât dans le pays une sorte de caste omnipotente, sinon omnisciente ; d’autres déploraient l’envahissement du législatif, l’instabilité ministérielle, le verbalisme des interpellateurs, les arcanes d’un formalisme rituel ac-cessible aux seuls initiés, prodromes d’une rupture morale entre élec-teurs et élus. D’autres estimaient vaines ces appréhensions. Fils du Midi, ils s’en tenaient aux jeux du verbe. Ils goûtaient l’éloquence d’Albert de Mun, si chaude et si démonstrative, celles de Ribot, har-monieuse et fleurie, cicéronienne ; de Jaurès, messianique et sonore ; de Poincaré, algébrique ; de Caillaux, technique et désinvolte ; celle de Briand aux inflexions faubouriennes, si vibrante, modulée, velou-tée ; celle enfin de Viviani, toute gonflée de métaphores méditerra-néennes. Certains d’entre nous, tout en appréciant leurs grâces, ju-geaient ces tribuns comme de nobles bonneteurs, nécessaires pour la galerie, mais qu’étayaient et supplantaient, au moment des décisions sérieuses, les commissaires réunis en doctes conciles, véritables bu-reaux d’affaires, expéditifs et réalistes. Et d’ailleurs, par quoi rempla-cer les assemblées politiques qui sont l’essence de la démocratie ? M. Léon Blum n’avait pas encore écrit que la démocratie parlementaire

Page 27: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 27

n’est pas forcément la meilleure forme de la démocratie. Tous les in-convénients signalés par nos contradicteurs sur ce point, disparaî-traient, pensions-nous, à l’usage, dans une amélioration constante des formules et une élévation certaine de l’esprit civique.

Nous vivions au Quartier latin qui était alors comme une cité dans la Grand-Ville, avec six à huit francs par jour. J’ai connu de vieux étu-diants qui n’avaient jamais franchi la Seine. La rive droite leur sem-blait hostile. La Faculté, la Bibliothèque Sainte-Geneviève, le Luxem-bourg, l’Odéon, Bullier, le boulevard Saint-Michel et ses cafés, Ro-binson, composaient leur univers, un monde de travaux et de plaisirs alternés, de joie dans la stabilité.

[17]Dans nos discussions sur le service public, sa nature et ses fins, nos

conclusions étaient très précises. Futurs serviteurs de l’État, nous nous rattachions, encore étudiants, à la notion romaine, capétienne de l’État. L’État ne nous apparaissait pas comme une fin en soi, absor-bant toutes les énergies, imposant sa loi à tout un peuple, ce qu’on a appelé depuis, l’état hégélien ou l’état totalitaire. Cette notion cartha-ginoise froissait notre sensibilité la plus profonde, la plus héritée. L’État, suivant nous, devait fonctionner comme un organe supérieur d’impulsion, de contrôle, d’arbitrage, expression juridique de la per-manence de ce corps vivant et souffrant ou triomphant tour à tour, qu’est la Nation. Parce que vrais républicains, nous ne confondions pas l’État avec tel ou tel de ses délégués. L’État n’était pas le gen-darme, ni le préfet, ni le juge, ni le gouvernement, ni le président de la République. Nous rejetions ce symbolisme élémentaire.

L’État, c’était d’abord et surtout chacun de nous, pensant et agis-sant dans son autonomie, la conscience de ses responsabilités, le libre exercice de son choix, le respect de son voisin. Conception éminem-ment républicaine, tout autre que celle qui, depuis, a pris corps, féo-dale d’inspiration, suivant laquelle nombre de Français, groupés en vastes systèmes de défense ou d’attaque, s’estiment hors l’État, n’ayant guère scrupule à lui marchander ce qu’ils lui doivent et le considérant, à tout dire, comme leur ennemi, leur complice ou leur victime désignée. Nous autres, nous glorifions l’État en le maintenant toutefois dans ses justes limites, celles conformes à sa propre nature. Nous rejetions la raison d’État, ce prétexte invoqué par tous les abso-

Page 28: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 28

lutismes, qui nous paraissait la forme faussement juridique de la vio-lence hypocrite.

Le service public, pour nous autres, était une vocation. On entrait dans « l’administration », non pas du tout parce qu’on était incapable de faire autre chose, mais parce qu’on voulait « servir ». J’ai connu dans ma jeunesse un magistrat d’une trentaine d’années, d’esprit dis-tingué, fils d’un professeur célèbre de la Faculté de médecine de Paris et qui, comme juge suppléant, gagnait, par mois, 250 francs dans un tribunal de sous-préfecture ralentie. Il avait du talent ; il aurait [18] pu devenir un grand avocat à Paris. Un jour que quelqu’un lui demandait pourquoi il restait dans ce poste obscur, il répondit : « Vous ne com-prenez donc pas ? Avocat, je serais auxiliaire de justice; magistrat au siège, je dis le Droit. »

Les affranchis modernes peuvent se gausser de ce propos. Pour ma part, je le trouve réconfortant et honorable. C’est parce qu’avant 1914, l’administration française, dans toutes ses branches et à tous les de-grés de la hiérarchie, comptait des fonctionnaires — et même des juges — animés de cet esprit, qu’elle a pu, à travers les défaillances du régime, maintenir l’armature française avec un minimum de frais et d’effectifs, dans un maximum de conscience et d’efficacité. Ces fonctionnaires respectables, un peu compassés, croyaient à leur mis-sion. Ils furent l’ossature du pays. Dans leur esprit, l’agent du service public recevait délégation de la Nation à fin d’une tâche déterminée. Il ne devait pas se considérer comme le propriétaire de sa charge. Pas de possession d’état. Il était un mandataire. Des garanties spéciales l’as-suraient contre tout risque d’arbitraire du pouvoir central. Un contrat de nature particulière le liait à l’État. Le droit public se gardait alors d’assimiler cette convention à celles fixant les rapports entre em-ployeurs et employés de l’industrie privée. L’État se refusant, par es-sence, le droit de lock-out, le fonctionnaire ne pouvait en droit, ni en logique, invoquer, à son bénéfice, le droit corrélatif de grève. Le souci supérieur de sauvegarder les droits et intérêts de l’ensemble des ci-toyens, animait l’État et ses agents dans une action continue. Là, et là seulement, leur apparaissait la conception républicaine de la fonction publique. Toute autre conception nuit au contribuable, victime impuis-sante d’exigences et de rivalités égoïstes.

Page 29: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 29

Pour eux, pour nous leurs héritiers immédiats, le service public postulait une discipline inconditionnelle. Personne n’oblige personne à être agent de l’État.

Le fonctionnaire, par une décision de sa jeunesse, éliminait de sa vie le risque d’argent, pour devenir le serviteur enthousiaste de la col-lectivité. Il était sûr de faire carrière s il faisait son devoir. On ne lui demandait que d’être correct [19] et de savoir son métier. Cette sécuri-té lui imposait en contrepartie des obligations dont il ne discutait même pas l’impératif. Il servait l’État par delà les équipes éphémères. Il le servait de toutes ses connaissances, de tout son loyalisme. Si, un jour, telle conjoncture l’amenait à se poser des questions d’ordre idéo-logique, — on disait alors de conscience, — il les résolvait par le res-pect d’une discipline automatique, ou par la démission. Seul moyen d’être libre, en profondeur, et digne, et droit. Il ne lui serait jamais venu à l’idée de trahir un régime, personnifié par un gouvernement qui le nourrissait, lui et sa famille, ni de prendre des accommodements avec lui-même. Trop facile. Avec simplicité, il était décent. Il se contentait d’être honnête homme. Il s’en remet tait à ses chefs hiérar-chiques du soin de son avancement. Et cette religion de la discipline le marquait de grandeur.

L’affaire Dreyfus, qui coupa la France en deux, le sectarisme de Combes que le président Millerand qualifiait d’abject, et qui l’était bien un peu, les fiches Valabrègue-André avaient déplorablement in-troduit un facteur politique dans l’opinion que se faisaient certains ministres de leurs fonctionnaires. Mais les vieilles administrations te-naient, dans l’ensemble, nationales, techniques, incorruptibles. La Cour des comptes, en ces temps, n’avait, pas l’occasion de dresser des réquisitoires, litanies de turpitudes.

L’Europe, meilleur juge que nous, nous enviait notre administra-tion. Elle appréciait ses méthodes et son esprit. Nos grands commis avaient encore le loisir d’être des hommes de caractère. Ils savaient prendre des responsabilités. Ils savaient dire non. Ils ne craignaient pas de signaler à leurs ministres le danger de certaines solutions inspi-rées par les remous d’une opinion publique mal avertie ou imposées par des groupes parapolitiques. Ils étaient les mainteneurs. Je pense à certains directeurs de ministères que j’ai connus au début de ma car-rière et qui, au sommet de la hiérarchie, pour 1500 francs par mois, avec une foi, une compétence admirables, réglaient les grandes af-

Page 30: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 30

faires de la Nation. Vêtus de redingotes ou de jaquettes, porteurs de hauts de forme ou de melons, avec leurs barbes et leurs moustaches de toutes [20] coupes, leurs pince-nez, ils constituaient une compagnie ouverte à tout mérite, vivant simplement, cultivée, sereine. Alors il y avait un État. Alors la France était bien servie.

** *

Cette génération vivait dans un monde que l’argent ne dominait point. Nous n’en parlions jamais. Le machinisme que l’homme maîtri-sait encore était son serviteur, pas son tyran. Les forces morales qu’on n’invoquait point à tout propos se faisaient sentir, sans qu’il y parût, dans le comportement de chacun. Traditions, catégories, coutumes, préjugés, manies même, dessinaient un cadre à l’intérieur duquel se mouvaient les citoyens admettant d’y occuper une place déterminée. Pas de barrières enserrant des classes, des castes hostiles entre elles. Mais des supports plutôt que chacun pouvait utiliser aux heures de doute ou de fatigue. Formes de tutelle dont chacun, d’ailleurs, pouvait s’affranchir à l’appel de son démon intime, suivant les circonstances. Une bonne humeur générale donnait aux rapports sociaux un charme, une aménité que les étrangers goûtaient comme une chaude promesse. Les Français ardents, railleurs, instables, mais de mœurs faciles se supportaient entre eux. Ét les polémiques, si vives qu’elles fussent, étaient le plus souvent allégées de scepticisme. On savait rire et sou-rire de peu. On vivait en détente.

Pour tout dire, cette jeunesse, romantique à l’occasion, si par ro-mantisme on entend une certaine aptitude à la fantaisie et même au débordement, était au fond bourgeoise. Ce terme de bourgeoisie qui, à l’origine, impliqua des idées de révolte à l’égard du pouvoir royal ou du suzerain féodal, droit conféré, témoignage de reconnaissance ou sanction du particularisme, est devenu, depuis « Joseph Prudhomme » et Gustave Flaubert, synonyme de conformisme, d’étroitesse, de bê-tise. Pour que ce reproche fût justifié, il serait bon de démontrer que les formules qui succédèrent à celle de la bourgeoisie ont été généra-trices d’indépendance, d’ouverture et d’altruisme. Ces jeunes gens étaient donc bourgeois, mais ils [21] savaient être généreux. Seule-ment, ils ne faisaient pas étalage de leur générosité. Ce qu’on a appelé depuis : le « sens social », ou « le sens humain », n’était pas article de programme électoral, encore moins matière à monopole. Ils étaient

Page 31: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 31

« humains » sans le dire, presque sans le savoir. En ces temps révolus, la haine n’était point au cœur des hommes et ne submergeait pas le monde. Le plus souvent issus de familles simples, voire austères, pra-tiquant eux-mêmes l’économie la plus stricte, ils n’ignoraient aucune des difficultés de la vie. Ils compatissaient au malheur des humbles. Ils sentaient la tristesse des faubourgs. Ils cherchaient, de tout leur cœur, un règlement de la question sociale dans une équitable réparti-tion des bénéfices qu’aurait réalisée un juste système d’association entre patrons et ouvriers qu’ils souhaitaient unis. De soit-disant réfor-mateurs ne font aujourd’hui, après l’avoir combattu, que reprendre ce propos avec quelque retard, croyant peut-être à leur propre originalité. Nos illusions sur ce point étaient de jeunesse. Les leurs, tardives, sont de calcul ou d’ingénuité.

C’est cette génération qui, certain jour d’août 1914, se dressant dans la conscience du défi lancé, se porta, avec une gravité enthou-siaste, aux frontières de l’Est, en masses profondes ; s’accrocha au sol, dans la boue, les tranchées, les trous d’obus, pendant quatre ans ; bouscula l’ennemi, le rejeta chez lui, l’acculant à la paix. Au cours de ces quatre années de souffrances, de deuils et de vraie gloire, des porte-parole, sincères ou suggérés, avaient, à l’envi, écrit et parlé de liberté, de démocratie, de paix éternelle, de justice immanente. Déjà ! Pour nous, il n’était point besoin de ces prétextes, de ces invocations, de ces excitations, proférées de l’arrière. Nous avions été attaqués bru-talement par le vieil ennemi ; nous voulions rester les maîtres à la maison, reprendre l’Alsace et la Lorraine, dresser contre le Germain une digue infranchissable. Puis notre tâche remplie, rentrer chez nous, cultiver notre jardin. La France et son Empire nous suffisaient. Cent millions d’hommes.

La jeunesse victorieuse de 1918 lorsqu’elle défila en juillet 1919 le long des Champs-Élysées aux accents des [22] fanfares qui scandaient sa marche triomphale, dans l’acclamation infinie des spectateurs émus jusqu’aux larmes, ne se doutait pas qu’elle conduisait en réalité les funérailles du monde de sécurité, de tolérance, de liberté, qu’apparem-ment elle venait de sauver, monde déjà mort — à jamais.

Page 32: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 32

[23]

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Chapitre IIMOGHREB, ARGENTINE

(et la suite)

Retour à la table des matières

Il fallut du temps, beaucoup de temps, et des déceptions renouve-lées, pour que le pays s’aperçût et admît que quelque chose était chan-gé et que le monde qui, chaque jour, prenait figure s’éloignait, chaque jour aussi, de celui dont on continuait dans l’euphorie générale, à célé-brer la miraculeuse survivance.

Des publicistes ont dit les gestes alternés de menace symbolique et d’inexplicable complaisance à l’égard de l’Allemagne vaincue ; l’effi-lochage du traité de Versailles trop rigide en sa lettre et trop lâche en son application ; les tentatives plus ou moins sincères de rapproche-ment ; les essais de séparatisme ; le divorce secret, puis avoué, des alliés de la veille, inquiets ou satisfaits du regroupement des forces d’une Allemagne qui n’admit jamais sa défaite, de l’Allemagne éter-nelle qui ne sera jamais démocratique au sens occidental du terme, malgré toutes les constitutions dont on l’affublera, et les promesses en fleur de ses hommes d’État, et les illusions forcenées des distributeurs de rhubarbe. Politiquement, Kant, Goethe et Beethoven, fantômes anachroniques, n’errent plus que dans le temple désert des dieux ou-bliés.

Page 33: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 33

D’autres écrivains, ou les mêmes, ont approuvé, blâmé Genève, sanctuaire de l’inextinguible espérance des hommes qui veulent la paix, concile où elle aurait pu, où elle aurait dû s’ordonner si les natio-nalismes avaient été moins féroces ; [24] les chefs, démocratiques et autres, plus clairvoyants, plus attentifs, moins veules et moins fourbes ; les peuples moins crédules et plus graves ; si ne s’était pas épandue en nappes intarissables, une éloquence de bergerie, lar-moyante et irréelle, à soulever le cœur des auditeurs les mieux inten-tionnés. Et cette cascade de pactes, toujours conclus en des cités para-disiaques, à grand renfort d’experts, de photographes, d’interprètes, de commentateurs, de sténographes, de téléphonistes, à croire que le monde en gésine allait s’édifier sur les dictaphones, microphones, ma-chines à écrire, fondations bureaucratiques d’un univers de pape-rasses !

Pendant ce temps, les autres se durcissaient dans l’action silen-cieuse et les mensonges vociférés, tendus vers la revanche contre leurs vainqueurs d’hier qui se bouchaient les yeux, les oreilles, les narines. La France vivait dans une indifférence joyeuse, une sorte de feu d’ar-tifice fugace et soporifique. L’union nationale, régisseur de notre vic-toire, se délitait. Les clans électoraux se reconstituaient, plus nocifs de s’être longtemps courbés sous la poigne de Clemenceau. Les anciens combattants, groupés en associations qui auraient pu jouer un grand rôle, constituer dans le pays des centres de ralliement, des forces d’idéal, se désintéressaient peu à peu de la chose publique devant le retour des gérontocrates qui avaient su attendre, flatter et pervertir. Ces associations s’amenuisaient en factions rivales, reflets et instru-ments des vieux partis. Les plus habiles de leurs dirigeants faisaient de la qualité d’ancien combattant une profession. Il y eut une démagogie de l’héroïsme, réel ou feint. Les plus nombreux glissaient vers l’ac-ceptation de menus avantages matériels qui leur étaient conférés au nom des droits qu’au lendemain de la victoire, la Nation reconnais-sante, bientôt oublieuse, leur avait réservés. La masse se contentait de verser des cotisations. Les « copains » se réunissaient en beuveries périodiques. La vie civile avait repris ces vieux soldats de ses dures exigences. Le franc élastique, de ses replis et étirements, les ficelait. Tous bons bougres, phalange estimable et désaffectée, se défendaient mal contre les métèques, l’ingratitude et le silence, par 1 évocation rituelle de leurs misères héroïques, [25] — ou de leurs énormes rigo-

Page 34: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 34

lades. Doucement, ils s’enlisaient au royaume des ombres. Le pays, las de ses triomphes, retournait à ses calculs, à ses combinaisons, à la pratique de ses abandons. L’État n’assumait plus ses tâches essen-tielles pour vouloir en assurer d’autres. Les féodalités se reconsti-tuaient. Notre monnaie, malgré l’épi, les affirmations ministérielles et les affiches blanches, perdait de cette stabilité magnifique qui avait fait de la France, depuis Germinal, la nation la plus riche de l’Europe et la mieux équilibrée. Le travail de ses fils, retournés à leurs outils, ne devait plus la garantir de la catastrophe si longtemps évitable. L’Em-pire, avec le décalage de la distance, en était affecté, mais à un rythme plus lent, longtemps imperceptible.

** *

Au lendemain de la guerre, j’eus l’heureuse fortune de remplir une mission inattendue à Neuchâtel, en Suisse romande. Des prisonniers français, coloniaux pour la plupart, ayant jadis appartenu au 1er corps d’armée de Lille, y avaient séjourné sur la fin des hostilités et, pour se distraire de leur douce captivité, avaient eu l’idée de donner, à l’Uni-versité de Neuchâtel, des conférences avec projections sur les colonies françaises. Cet enseignement direct, formulé par des hommes d’ac-tion, avait eu le plus grand succès auprès des étudiants, et même du public, au point que les ministères des Colonies et des Affaires étran-gères eurent l’idée de le maintenir après l’armistice. J’en fus chargé, en même temps que du soin de créer un mouvement d’échanges entre le canton de Neuchâtel, centre d’activité des chocolateries Suchard, et la Côte d’Ivoire, exportatrice de cacao. Pendant près d’un an, je menai cette vie si pleine en son apparente monotonie, de privat-docent, dans une université suisse. Mes collègues, tous beaucoup plus âgés que moi, accueillirent avec bienveillance l’irrégulier que j’étais, spéciale-ment M. Philippe Godet, mort depuis de longues années. Membre cor-respondant de notre Institut et chroniqueur aux Débats, professeur de littérature française, fine figure d’intellectuel international, M. Phi-lippe Godet, [26] contre l’envahissement du germanisme, défendait la tradition romane aux côtés de M. Gonzague de Reynolds, le célèbre maître de Fribourg. Je vis, dans un des plus nobles pays du monde, la démocratie en action, la vraie, celle qui est dans les réflexes, et je connus la presse suisse, si dense, si digne, si libre, si consciente de ses responsabilités, si respectueuse du lecteur et d’elle-même.

Page 35: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 35

Puis, je fus affecté à Madagascar, ce « bled » que le maréchal Lyautey n’appréciait pas ; il me le déclara un jour que je lui en parlai, évoquant pour lui les souvenirs qu’il avait laissés à Fianarantsoa, d’où il avait dirigé la pacification du sud, appliquant déjà, à l’école de Gal-lieni, les méthodes qu’il élargit plus tard si heureusement au Maroc : politique de la tache d’huile, des marchés, du médecin, de la confiance à l’égard de l’adversaire de la veille vaincu, mais estimé, confirmé, utilisé. « J’aim’ pâ c’bled, » mâchonnait-il.

J’entrais pour la première fois en contact avec les Hovas, ces des-cendants affinés d’immigrants venus de l’Insulinde qui dominèrent, de leurs hauts plateaux, jusqu’en 1895, les peuplades noires ou négriti-sées de la Grande-Île. Petits hommes, fins et doux, subtils jusqu’à la duplicité, artistes, orateurs, terriens, éleveurs qui, de 1914 à 1918, nous témoignèrent leur amitié mieux que par des allocutions inspirées. Quelles influences ont-ils pu subir et que nous ne sûmes réduire, pour que certains des leurs, devenus plus tard membres de l’Assemblée na-tionale, aient pu être convaincus de démarches, d’ententes criminelles contre la France ? Pour que leurs troupes aient engagé le combat contre nous, avec une cruauté, une obstination, dont elles paraissaient incapables ? Pour qu’ils nous aient obligés à de sévères répressions ?

Après un séjour au ministère des Colonies, j’effectuai une mission au Cameroun et au Togo, les anciennes colonies allemandes de l’ouest-africain, confiées à notre mandat par le traité de Versailles, sous le contrôle de la Société des Nations. Le Cameroun, spéciale-ment, présentait un grand intérêt parce que les Allemands, tardifs co-lonisateurs, y avaient beaucoup travaillé, avec l’idée de faire de Dua-la, principal port du Cameroun, le point de départ de leur trans-afri-cain [27] ouest-est, jusqu’à Dar-es-Salam sur le canal de Mozam-bique, ligne économique et stratégique qui, dans leur esprit, devait couper la ligne britannique Le Caire-Le Cap, et leur assurer le contrôle de l’Afrique centrale. Pour la première fois, il m’était donné de parcourir ce pays d’abruptes splendeurs ; épaisses forêts des ré-gions basses, savanes sans fin de l’Adamaoua, dominées par de hauts massifs montagneux abritant en leurs vallées humides d’industrieux agriculteurs, économes, appliqués, « les Auvergnats de l’équateur, » que gouvernaient, non sans rudesse parfois, des chefs locaux, féti-chistes ou teintés d’islamisme. Terre d’élection, en ses districts cô-tiers, de la maladie du sommeil dont la France parvint à limiter les

Page 36: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 36

épouvantables ravages par l’envoi de médecins spécialistes, hommes de courage et de foi, apôtres infatigables et décimés. À plusieurs re-prises, Genève reconnut et approuva cet aspect si humain de notre éta-blissement. Puis après un stage au cabinet de MM. Maginot et Piétri, ministres des Colonies, je fus nommé en avril 1930 secrétaire général du gouvernement général de l’Algérie, par M. André Tardieu, alors président du Conseil.

** *

J’avais eu l’occasion de prendre pour la première fois contact avec le Moglireb, en 1922. Revenant de Madagascar et ayant épuisé assez vite les joies d’un congé administratif, j’avais demandé à mon ami Talabard, alors directeur de La Dépêche coloniale, d’être son envoyé spécial durant le voyage du président Millerand en Afrique du Nord. On se rappelle cette tournée qui fut triomphale et se traduisit, sur le plan politique, par la création de la conférence interafricaine, concep-tion personnelle de M. Millerand. Au cours de son voyage, le pré-sident de la République, observateur appliqué et soucieux de docu-mentation solide, avait compris qu’au delà de leurs différences essen-tielles et respectables, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, devaient ré-soudre, d’entente, certains problèmes communs, ne plus s’enfermer dans un particularisme que le dualisme des ministères dont elles [28] relevaient — Intérieur et Affaires étrangères — ne suffisait pas à justi-fier. Ce comité, se réunissant périodiquement depuis, a permis aux gouverneurs et résidents généraux, assistés de leurs chefs de services, d’échanger des vues, de retenir des solutions fédérales, dont les trois pays furent toujours les bénéficiaires. Il ne s’est jamais agi d’unifor-miser, mais de rapprocher, dans le maintien des originalités vitales. Parmi les nombreux confrères de la presse métropolitaine, je remar-quai bien vite Robert Poulaine, du Petit Journal et Maurice Reclus du Temps. Robert Poulaine est devenu, à la suite de ce voyage, un de nos chroniqueurs coloniaux les plus estimables. Chargé de nombreuses missions, il a eu l’occasion de parcourir toutes les parties de notre Empire ; sa culture générale, son souci de documentation toujours ob-jective, son goût, son intuition des problèmes d’outre-mer, lui ont valu auprès dé tous les spécialistes une réputation qui l’honore. Maurice Reclus, que je voyais pour la première fois, mais dont j’avais souvent entendu parler, était un des princes de notre génération. Porteur d’un

Page 37: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 37

nom illustre, héritier d’une noble tradition scientifique, républicaine au sens philosophique et désintéressé du ternie, né avec des dons émi-nents, Maurice Reclus, déjà maître des requêtes au Conseil d’État et l’un des principaux rédacteurs du Temps, le journal de portée univer-selle où survivait l’influence d’Adrien Hébrard, s’avéra bien vite comme un confrère à la charmante simplicité. Il avait une faculté d’enthousiasme, d’admiration égale à ses moyens de synthèse et d’ex-pression. Il s’affirmait déjà ce qu’il restera : l’historien, mais surtout le philosophe de la doctrine impériale dont son père, Onésime Reclus, avait été un des initiateurs. Il n’est que de se reporter à la collection du Temps de l’époque pour voir ce que peut donner, en journalisme, le grand talent uni à la haute conscience.

Nous prîmes contact d’abord avec le Maroc. Le maréchal Lyautey était au sommet de sa gloire et de sa réussite. Il semblait que Dieu l’eût marqué pour les fonctions qu’il remplissait alors. Il avait en outre la chance, qu’il reconnaissait lui-même, d’être depuis dix ans au Ma-roc. Il y sera [29] resté quatorze années. Rare, unique exemple de lon-gévité administrative. Condition majeure du succès durable. Le com-mandement outremer qui, suivant la formule de Jules Ferry, implique « le mandat d’oser et d’agir », exige un minimum de permanence. En pays neuf, l’improvisation ou le laisser-aller ne peuvent que conduire à l’échec. En politique coloniale comme en politique étrangère, les fautes se payent toujours et spécialement celles d’ignorance, de préci-pitation ou de démagogie. Bien avant qu’il se fût agi de planisme en Europe, gouverneurs et résidents généraux fixaient de vastes pro-grammes, indispensables outre-mer, où tout est à construire, institu-tions et outillage. C’est parce que le maréchal Lyautey resta long-temps au Maroc que son souvenir, toutes les manifestations de son activité y sont encore sensibles et que la seule politique à suivre pour tous ses successeurs fut et reste de marcher sur ses traces — au moins de s’y efforcer. L’imitation, quand il s’agit de lui, est la plus sûre des originalités. Ses détracteurs — car il en eut tant qu’il vécut — lui re-prochaient son goût du faste, le côté souvent théâtral de son action, un certain besoin de publicité et, pour tout dire, son souci de faire-savoir doublant son savoir-faire. Tant de chefs médiocres ont tenté de l’imi-ter dans ses gestes extérieurs, sans le rappeler dans sa réussite — je ne parle pas du Maroc — que par opposition et dans un esprit de justice,

Page 38: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 38

on est tenté de considérer ces apparences de défauts, envers des plus hautes qualités, comme une particularité exaltante et savoureuse.

De fait, tous ceux qui, à l’époque, accompagnèrent le président Millerand, ministres, journalistes et autres, gardèrent de leur passage au Maroc un souvenir magnifique. Les envoyés spéciaux étaient en quelque sorte « cornaqués » par des membres du cabinet du maréchal, choisis, d’une égalité d’humeur et d’une complaisance inégalables. Cette équipe d’informateurs toujours prêts était animée par mon vieil ami Vatin-Pérignon, depuis président de la Ligue coloniale, un des survivants, disert et toujours émouvant, de cette grande époque. Mais nous gardions notre liberté d’allure et de jugement. Plusieurs d’entre nous ne se firent pas faute d’en [30] user. Ils faisaient leur métier. Ils avaient raison. Mais je n’ai pas le souvenir qu’aucun d’entre nous, quelle que fût la nuance politique du journal qu’il représentait, n’ait pas, dans le fond de son cœur, rendu hommage au génie du maréchal Lyautey, à la valeur de ses équipes, à l’œuvre française au Maroc.

Le maréchal Lyautey était de ces vrais chefs qui ne craignent pas à leurs côtés la présence de collaborateurs éminents. Tous ceux que, dans mon souci d’information, j’approchai, étaient des hommes supé-rieurs. Le délégué de la Résidence était alors Urbain Blanc, en prove-nance des contrôles de Tunisie, ancien inspecteur général au ministère de l’Intérieur, dont tous ceux qui l’ont connu ont apprécié l’intelli-gence, la culture, la finesse. C’était une sorte de Gallo-Romain, de patricien d’Aquitaine. On se plaisait à l’évoquer, contemporain de Trajan, chef de « gens », bienveillant et perspicace, imposant ses solu-tions d’expérience par la douceur et la courtoisie. Le secrétaire géné-ral était Sorbier de Pougnadoresse, gentilhomme au physique abon-dant, aux moustaches roulées, d’une élégance naturelle de « club-man », énorme travailleur, plein de foi et de jugement sûr. Le direc-teur des travaux publics, à qui le Maroc doit tant, était M. Delpit, po-lytechnicien massif, bourru, genre Joffre, qui menait une existence ascétique, ne vivant que pour sa tâche et le Maroc. M. Mallet, dont l’influence se prolonge encore, fut le Sully de « l’Empire fortuné ». Les finances étaient dirigées par François Piétri, un des sujets les plus brillants de l’inspection des finances, formé à l’école de Caillaux, type parfait du Méditerranéen dont il avait la fine silhouette, le profil de médaille et l’ouverture, la promptitude d’esprit. Il faisait, aux côtés du

Page 39: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 39

maréchal, son apprentissage des grandes affaires publiques, déjà grand commis, avant d’être grand ministre.

Les militaires, auxquels la guerre de 1914-1918 avait conféré le sceau de la gloire étaient légion. Ils avaient tous participé, à des titres divers, à la pacification du Maroc. Poeymirau, Henrys, Trinquet, de Loustal, et tant d’autres, ayant vécu dans le bled, connaissaient à fond le Marocain, [31] ses réactions de vigueur et de noblesse. Ils étaient pour les civils de la Résidence des conseillers écoutés. Parmi les mé-decins, et l’on sait le rôle éminent que Lyautey, dans sa doctrine de pénétration humaine, leur réservait, le Dr Colombani se détachait, ar-dent au travail et soulevé d’enthousiasme.

Ce fut donc à travers le Maroc un long voyage dont chaque heure était un enrichissement. Le pittoresque et l’utile s’équilibraient, se complétaient en savants dosages, en diptyques de révélation. On nous montrait des chantiers, laboratoires de modernisme, puis une scène indigène, peut-être imprévue, qui nous reportait aux temps bibliques. Plaines riches de moissons futures ; cités récentes, industrielles déjà, villes immobiles dans l’observation respectueuse d’usages et de croyances millénaires, qu’on sentait susceptibles d’une adaptation complète et prochaine ; toute cette opposition d’un passé vivant et d’un avenir qui se modelait sous nos yeux, abolissait en nous la notion courante du temps, nous en faisait toucher du doigt la relativité. Au déroulement des séquences historiques se substituait la perception de concomitances palpables, ordonnées par le magicien, délégué de la France.

Fez surtout, surgie d’un passé artisanal et religieux ; Meknès avec ses remparts et ses vastes bassins ; les cités portugaises de la côte ; Marrakech, capitale rutilante des sables, des monts neigeux et des oa-sis ; Figuig, océan de palmes mouvantes et Rabat, Versailles du sud, marquaient cette union progressive, en sympathie profonde, de deux civilisations également dignes ; celle de la France initiatrice, et celle du Maroc s’acheminant vers des destins plus vastes.

Si attirante que fût la connaissance de l’Algérie, doyenne de l’Afrique du Nord française, nous regrettâmes longtemps le Maroc, ses splendeurs et des délicatesses.

En Algérie, gouvernait M. Steeg. Le maréchal Lyautey nous appa-raissait comme un aristocrate piaffant, héritier d’une longue tradition

Page 40: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 40

familiale, fils de haute bourgeoisie appliquée au service public. M. Steeg, avec sa figure méditative et barbue d’universitaire, était le type du cacique parlementaire, [32] formé aux disciplines de Sorbonne. Mais il y avait en lui de la sagesse, de l’expérience des hommes, peut-être un certain nonchaloir apparent, mais un beau don d’expression. Ses discours, en général solides, témoignaient de son souci de voir clair, juste, et de réaliser. L’Algérie, par ce qu’elle offre d’identique à la métropole en ses institutions, était pour lui une scène sur laquelle il devait se sentir vite à l’aise. Préfets, sénateurs, députés, conseillers généraux, conseillers municipaux à la mode de chez nous, toutes ces pratiques d’assimilation lui constituaient un cortège familier. Il était transplanté, non dépaysé. Il sera moins heureux au Maroc. Nous sor-tions d’un grand pays, encore médiéval, tout brillant de spectacles ro-mantiques, de ceux qui enchantèrent Delacroix. Nous entrions dans une province française ; nous retrouvions les types de la métropole. Les allocutions de bienvenue que prononçaient les officiels nous rece-vant avaient le ton de celles que nous aurions pu entendre dans une quelconque sous-préfecture. Cette identité, dans les termes et les pro-tocoles, témoignait de notre implantation déjà ancienne dans ces trois départements d’outre-Méditerranée. Et tous ces hommes, que nous aurions pu rencontrer en Bretagne ou en Touraine, Bugeaud les avait prévus quand il décidait et engageait sa politique de peuplement mé-tropolitain : Ense et aratro.

Dans tant de villes algériennes, nous voyions la place classique, bordée de maisons styles Louis-Philippe, Napoléon III, IIIe Répu-blique, jusqu’à Jonnart. Au milieu de cette place, le kiosque à mu-sique, tout un parfum tenace de la vieille armée d’Afrique. Des vil-lages agricoles, des villes, portaient des noms de la vieille France : Joinville, Aumale, Philippeville, le tout donnant une impression de mère patrie. Et cependant, tous ces hommes, dont le grand-père avait participé à la conquête de l’Algérie ou dont le père était venu, le plus souvent en modeste équipage, étant des Français, l’étaient d’une façon particulière. Nous voyions vivre devant nous un type de Français nou-veau, quelle que fût la pureté de son ascendance ; Français de race renouvelée, créatrice, aimant le risque et l’ayant bien prouvé dans la guerre comme [33] dans la paix. Les musulmans, eux-mêmes, par l’effet sans doute d’une longue cohabitation avec nous, nous sem-

Page 41: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 41

blaient tout proches, aussi par la communauté des sacrifices consentis en 1870 et en 1914, et comme déjà fondus dans la famille française.

Les paysages même, en dépit de certaines touches exotiques, nous paraissaient un double de la Provence ; la Mitidja surtout, qui reste une des plus belles réussites de notre génie colonisateur, quelque chose de comparable, par la fécondité et la grâce, à la Californie, s’of-frait comme une portion détachée de nos plus riches provinces du Midi.

Nous approchions de la fin de notre voyage dont le dernier terme africain était la Tunisie. Le résident général était alors M. Lucien Saint. Une agitation nationaliste, déclenchée par les seuls Tunisiens — il fallait l’espérer — avait fait craindre un moment que le président Millerand ne pût poursuivre son voyage. Le bey de l’époque était en cause et aussi quelques-uns de ses conseillers, secrets et nocifs. M. Lucien Saint fît assurer au président de la République qu’il pouvait continuer son périple et, de fait, rien de fâcheux ne se passa. Lucien Saint avait l’intelligence ornée de lettres, comme la plupart des grands fonctionnaires de sa génération, une certaine finesse psychologique, un sens inné du décor, la perception du relatif, une solide égalité d’hu-meur, une louable autorité. Il savait attendre. Il nous étonnait par la richesse d’une garde-robe toujours circonstanciée. Ce souci d’élé-gance vernissée lui valait quelques brocards sans portée. À nous tous, il parut exactement ce qu’il devait être : informé, souriant, solide et sans passion.

La Tunisie, l’ancienne proconsulaire de Rome et son grenier in-épuisable, est un pays très différent du Maroc et de l’Algérie. Non seulement dans l’aspect extérieur de ses habitants, leur comportement général, fait de douceur non exempte de mollesse, mais par sa struc-ture et sa lumière. Si le Maroc est d’abord atlantique, l’Algérie surtout méditerranéenne, la Tunisie est déjà orientale, grecque, presque phéni-cienne. Les vestiges des occupations romaine, vandale, byzantine, y abondent, les immenses souvenirs des guerres puniques, [34] épisode du duel qui se poursuit entre l’Orient et l’Occident, flottent dans un air subtil baignant une terre où l’olivier d’argent est roi. La Tunisie, pour les coloniaux, a la valeur d’une démonstration politique. C’est là pour la première fois, et sur une grande échelle, que fut appliquée la for-mule du protectorat succédant à celle, jusqu’alors seule retenue de l’administration directe. Cet essai, qui fut convaincant était facilité par

Page 42: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 42

la présence en Tunisie d’un gouvernement affaibli sans doute, mais dont l’existence et la valeur symbolique n’étaient discutées par aucun Tunisien.

Il y avait un souverain, le Bey, l’ancêtre toujours choisi dans une famille consacrée. Il y avait des ministres, des « caïds » reconnus, in-tégrés dans une hiérarchie à peu près fixe. Pas de révoltes féodales comme au Maroc, ni d’émiettement dans un particularisme anarchique comme en Algérie où nous ne rencontrâmes à l’origine que des tribus parfois groupées en exploitations de pillage. La proximité et l’exemple de l’Égypte avaient introduit, en Tunisie, des méthodes d’administration relativement modernes. Il y avait une commission internationale de la dette tunisienne. Il y avait les docteurs de l’Islam, anciens élèves des universités du Caire et de Damas. La Tunisie était donc une entité politique, administrative ; elle était un pays relative-ment unifié. La formule du protectorat en Tunisie — je l’ai déjà signa-lé — dut sa réussite à Paul Cambon qui en fut le meilleur agent. La Tunisie nous apparut comme un petit royaume oriental avec une colo-nisation française aristocratique, menée par les fils de famille des an-nées 90 ou des agronomes diplômés, et par une masse importante d’immigrés italiens, travailleurs, sobres, dangereusement prolifiques, consentant au début à remplir les tâches les plus humbles pour des salaires dont la modicité décourageait toute concurrence, même lo-cale.

M. Lucien Saint ne disposait pas, en faveur des journalistes, des mêmes moyens d’information, de suggestion que le maréchal Lyau-tey, ou même M. Steeg. Nous commencions d’ailleurs à être fatigués par la diversité des spectacles, leur rythme de présentation. Nous fûmes quelques-uns à abandonner le cortège officiel, à observer en franc-tireur.

[35]L’itinéraire établi par la Résidence nous avait permis de visiter les

villes principales de la Régence, ses monuments, ses sites, tous ses aspects de vieux pays tiré de sa torpeur, vivifié par le conseil et l’exemple. Images et souvenirs. Le golfe de Carthage, un des lieux du monde les plus beaux, les plus chargés de sens. Au fond de la baie, Tunis s’étale en sa blancheur et ses volumes cubiques que dominent coupoles et minarets. Vers l’Est, le Bou-Kornine se dresse en arêtes

Page 43: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 43

aiguës, céleste épure, la montagne auguste qu’invoquait Salammbô, prêtresse de Tanît, Tanît, sa mère, déesse de la lune et des nuits constellées. Le sommet du Bou-Kornine, incurvé en forme de crois-sant, explique cette consécration. Nous étions plusieurs aux pieds de la basilique de Carthage à contempler, le cœur suspendu, le paysage si classique de lignes, aux effluves sensibles de barbarie — Moloch en Épire. À gauche, blottie dans ses jardins, jadis ceux de l’antique Mé-gare, nous percevions la Marsa, une des résidences estivales du bey. Puis Sidi-Bou-Saïd, sur son promontoire, miniature persane, d’azur et d’or, asile d’amour et de méditation. À droite, des vallonnements, des tranchées, des blocs brisés, des pans de murs. Sur ces débris, ces ruines, s’érigeait jadis la capitale punique, la rivale de Rome, long-temps triomphante. Une sorte d’anneau liquide, boueux plutôt, atoll en voie d’assèchement, marquait l’emplacement du port où venaient s’abriter les galères d’Annibal, écumeuses de la mer. Les grandes ombres de Didon, de Sophonisbe, de Caton d’Utique, de Bélisaire, de saint Louis venu mourir en ces parages, se levaient en nous pour nous rendre plus perceptible la décadence de cette vieille et menue princi-pauté ottomane, décadence que nous arrêtâmes. Bizerte, verrou de la Méditerranée centrale. Sousse, capitale bourgeoise du Sahel, la pro-vince turbulente. Sfax, vieille ville barbaresque, métropole de l’oléi-culture tunisienne, en bordure de sa forêt de vingt millions d’oliviers, plantés à perte de vue, en travées parallèles, comme plantes maraî-chères. Gabès, aux piscines romaines encore fréquentées. Les chotts, miroirs à mirages et surtout, Djerba, l’ancienne île des Lotophages, éden verdoyant posé sur l’eau, à peine transformé, resté le lieu d’élec-tion [36] d’Ulysse en quête de repos. L’immense cirque d’El-Djem, frère majeur du Colisée, dressant ses murs, ses arcades, superposant ses gradins dans une campagne désertique. D’où venaient les 50 000 spectateurs empressés aux combats de fauves, à l’agonie des chré-tiens, martyrisés ? Enfin Dougga l’incomparable amphithéâtre de Dougga où, chaque année, la compagnie des Villes d’or jouait les drames immortels : Shakespeare, Sophocle, Corneille. Dougga en proue sur un éperon dénudé, dominant de ses colonnes ocrées la plaine bruissante d’oliviers.

Nous rentrâmes par la Corse, rapidement traversée. En un peu plus d’un mois, nous avions parcouru la partie la plus belle, la plus riche de l’Empire français. Le britannique, fait en partie de celui que nous per-

Page 44: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 44

dîmes au traité de Paris, est le premier par son ampleur, sa diversité, sa dispersion heureuse, la fidélité de ses peuples à la Couronne, son rendement, son ancienneté. L’Insulinde et le Congo belge valent par la perfection minutieuse des procédés de mise en valeur, leur concentra-tion, leur vaste étendue comparée à celle, si réduite, de leurs métro-poles respectives. L’Empire français est le second, incontestablement. Mais ce qui lui confère la prééminence sur les autres, c’est la proximi-té de l’Afrique du Nord. Quarante heures de voyage en 1922. Cinq de nos jours. La France, à portée de la main, possède, administre ou contrôle un domaine privilégié qui lui est comme un faubourg.

Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, peuplés de 25 millions d’hommes, offrent à profusion toutes les richesses agricoles, d’élevage et de pêche, forestières, touristiques, minières. Il suffirait, pour que l’Afrique du Nord, déjà féconde, fût un des pays les plus riches du monde, que la France, continuant son effort quasi séculaire, y appli-quât une politique de l’eau et que les pouvoirs publics résistassent aux demandes ou sommations de quelques producteurs métropolitains qui, non sans étroitesse d’esprit, voient dans la richesse nord- africaine, une menace à réduire.

Héritière de Rome, la France ne s’est pas bornée à transformer les anciennes Mauritanies, dans l’espace. Elle a complété cette œuvre d’architecture par une application humaine, [37] psychologique, mo-rale, conforme à son génie. Les populations nord-africaines, en 1922, nous apparaissaient attachées, et même reconnaissantes. Notre devoir vis-à-vis d’elles nous semblait évident : soutenir ceux qui, nous fai-sant confiance, n’aspirent qu’à travailler dans la sécurité, la liberté, en symbiose avec nous. Contenir les autres. À tous, patiemment, démon-trer leur véritable intérêt. Ne pas suivre les suggestions de cet esprit géométrique, algébrique plutôt, qui pousse la majorité des Français à simplifier, à identifier dans l’abstraction. Les degrés divers d’évolu-tion ne s’expriment pas en quantité, par plus ou par moins. Les collec-tivités humaines se différencient en qualité, sans qu’il soit toujours possible de déterminer celles qui sont supérieures. En vertu de quel critère ? Nous en parlions avec Maurice Reclus. Et la faute majeure à éviter en Afrique du Nord nous paraissait déjà être cette manie assimi-latrice dont il me fut donné plus tard à Tunis, au Maroc, à Alger même, de constater les mauvais effets.

Page 45: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 45

C’était la première leçon que j’emportai de ce voyage, trop bref. La seconde, c’était le devoir pour tout Français d’être justement fier de l’Afrique française et plein de gratitude à l’égard de ceux qui l’édi-fièrent. La troisième, c’était que si jamais la France démissionnait en ces contrées élues, elle ne serait plus qu’un vieux petit pays, surchargé de gloire et d’impôts.

** *

Je pris possession de mon poste de secrétaire général de l’Algérie alors que les fêtes du centenaire touchaient à leur fin. M. Bordes, pré-fet de vieille formation, Catalan d’origine, excellent homme à l’élo-quence électorale, était gouverneur général. Pendant des mois, il avait présidé, inauguré, banqueté, harangué, décoré, largement et fort bien reçu d’innombrables délégations françaises, étrangères, avec une en-durance, une allégresse, dignes d’un meilleur emploi. Le tumulte des fêtes apaisé, il souffrit d’une sorte de dépression nerveuse et dut se retirer de la vie publique. Il fut remplacé par M. Carde, qui vient de mourir, gouverneur général des [38] Colonies en provenance de Da-kar. Il arrivait, à la soixantaine, à Alger d’où il était parti trente-cinq ans plus tôt pour Madagascar, appelé par le général Gallieni, colonial de formation et de raison, qui voulait auprès de lui de jeunes adminis-trateurs coloniaux, par lui choisis, également fermes et souples, M. Carde, Algérien de naissance, petit-fils d’un officier ayant partici-pé à la conquête, fils d’administrateur du bled, avec ses qualités phy-siques, morales, intellectuelles, était un des hommes les plus représen-tatifs de cette race vigoureuse, tenace et joviale, confiante et fidèle qui, depuis un siècle, s’élabore dans le respect des principes ances-traux, la lutte contre une nature aux imprévisibles fantaisies, la fusion d’apports hétérogènes, la cohabitation avec des autochtones ralliés, sans doute, mais qui entendent rester eux-mêmes. Râblé, vrai chasseur de fauves et de bécassines, le cheveu noir et dru, l’œil phosphorique, la voix aiguë de vieille dame sermonneuse, infatigable et ordonné, il avait, dès l’origine de sa carrière, manifesté le vrai sens impérial, créa-teur, social, dense de cette générosité des hommes forts. Sa longue expérience des bureaux lui avait donné une extraordinaire connais-sance de tous les rouages administratifs. Il était à même de suivre les affaires les plus techniques de finances ou de travaux publics, d’en juger, d’en discuter avec ses directeurs, parlant leur propre langage et

Page 46: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 46

ne s’en laissant pas conter. Il avait au plus haut point le sens du concret, un réflexe de commandement qui le portait à revendiquer toutes les responsabilités, une inclination nette, dont il ne se rendait pas toujours compte, car il ne pratiquait guère l’introspection, vers les solutions de synthèse, le rendement dans la rapidité. Un chef d’outre-mer, tel que les souhaitait Jules Ferry, et non un bureaucrate d’expor-tation, hésitant, formaliste et minutieux.

« Un roi nègre », disaient ses détracteurs dont il avait très vite per-cé les calculs conçus et présentés dans l’invocation des principes, poursuivis dans le souci des fins les moins métaphysiques.

M. Carde, d’ailleurs, savait quand il le jugeait utile, afficher une souplesse, une patience, une réserve orientales. Bien [39] souvent ses éclats étaient soigneusement préparés. Il s’adapta tout de suite, par une sorte de concordance préétablie, à l’administration de l’Algérie où rien n’est simple. Dans ce pays, si différent de l’Afrique noire qu’il connaissait surtout, les traces sont multiples des grandes civilisations apportées au cours des âges. Phéniciens, Romains, païens et chrétiens, Goths, Vandales, Byzantins, Maures, sans compter les Berbères de base, les nègres importés, y ont déferlé, ou s’y sont implantés, laissant d’eux-mêmes le meilleur et le pire. L’Algérie, tout imprégnée d’his-toire, est comme un musée d’anthropologie, de cultes et d’héritages opposés, sensible à tous les courants internationaux. De nos jours, Français de vieille souche, néo-Français d’origine espagnole ou ita-lienne, musulmans, juifs plus ou moins assimilés, vivent dans la com-plexité d’un système métropolitain, départemental si l’on s’en tient aux formes, mais relativement autonome et mû par des forces contra-dictoires, tendant chacune à la prépondérance, si l’on scrute.

Les fêtes du Centenaire, éclatantes, diverses, avaient donc été de la part de l’Algérie un témoignage de gratitude à l’égard de la métropole, en même temps que l’affirmation de sa personnalité en victorieuse croissance. Le maire d’Alger, en ces mois de liesse et de bilan, était M. Brunel, ancien collaborateur du gouverneur général Lutaud, une des grandes figures d’Afrique ; il avait été son directeur très apprécié de l’Agriculture. Il fut un premier municipal éminent, faisant aux in-nombrables visiteurs de l’Algérie les honneurs de sa Ville avec une grande élégance d’allure et de propos. Il n’a dépendu ni du général Giraud, ni de moi-même, qu’il ne me remplaçât au gouvernement gé-néral en juin 1943. De cette faute, de cette injustice même, je parlerai

Page 47: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 47

plus tard. Mes fonctions périodiques de commissaire général du gou-vernement auprès des assemblées budgétaires de l’Algérie me mirent en rapports fréquents avec les membres élus des délégations finan-cières. Jusqu’à la fin du siècle dernier, l’Algérie, malgré certaines mo-difications, avait plutôt vécu sous le régime du rattachement. Les lois et usages, bons pour la métropole, y ayant fait leurs preuves, devaient être étendus à l’Algérie [40] divisée en départements. D’ailleurs, elle relevait du ministère de l’Intérieur. Cette politique rigide, élémentaire, s’expliquait historiquement. Bugeaud avait voulu faire de l’Algérie une nouvelle France, agricole et militaire, dans laquelle l’élément im-porté, européen eût dominé par le nombre. Il ne pouvait s’agir d’am-puter de leurs droits civiques les citoyens français venus sur la foi de ses déclarations faire souche en Algérie. L’administration des autoch-tones fut d’abord confiée à des militaires, Lamoricière, Changarnier, Margueritte, du Barrail, de Sonis, et tant d’autres qui constituaient le personnel des bureaux arabes dont on a tant médit au Parlement et dans la presse de l’époque, mais auxquels l’Algérie doit en partie d’être ce qu’elle est. Au fur et à mesure que l’Algérie s’équipait, se développait, s’enrichissait, elle devint par la nature même de ses prin-cipales productions, analogues à celles de la France : vins, blé, agrumes, huiles, laines, une concurrente plus ou moins admise. Par sa dépendance budgétaire vis-à-vis de la métropole, elle eut, à certaines périodes, le sentiment d’être en tutelle, d’être comprimée dans son évolution. C’est vers 1900 que le gouvernement de la République, en un geste de clairvoyante générosité, conféra à l’Algérie, devenue ma-jeure, l’indépendance budgétaire. Les délégations financières mises au point et animées par le grand Laferrière, vice-président du Conseil d’État et gouverneur général, étaient l’organe de cette autonomie. Et dès lors, l’Algérie progressa à un rythme accéléré ; et elle put s’épa-nouir dans la plénitude de sa vitalité, se hausser, peu à peu, en un ef-fort irrésistible, à la dignité de métropole seconde.

Rien n’était plus intéressant que les sessions des délégations finan-cières. Chaque séance comportait un enseignement. Colons, indus-triels, avocats, médecins, commerçants, Arabes et Kabyles, groupés en sections particulières pour l’examen et la discussion préparatoires des projets de budget établis par l’administration, puis réunis en séances plénières pour la discussion publique et la mise au point défi-nitive des textes retenus, témoignaient tous d’une connaissance réelle

Page 48: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 48

des questions soulevées, d’un souci d’aboutir, d’une technicité dans les interventions qui réjouissaient tous ceux qui, par [41] delà les mots, veulent des actes. Plusieurs délégués financiers d’Algérie, et des meilleurs, ayant fait leur apprentissage d’hommes publics dans la grande assemblée locale, entrèrent au Parlement où ils se firent remar-quer par la solidité, l’efficacité de leur action : Saurin, Gustavino, Ser-da, anciens députés, Rancurel, membre de l’Assemblée nationale, et j’en passe. D’autres, aussi valables, s’étaient contentés, pour le plus grand bien de l’Algérie, de leur mandat de délégué financier : Bonne-foy, Morel de Constantine, Froger de Boufarik, actuellement président de la fédération des maires d’Algérie, Bordères, de Saint-Cloud en Oranie, longtemps rapporteur général et président de la commission des finances ; et nombre de leurs collègues. L’administration propre-ment algérienne, c’est-à-dire les services du gouvernement général, était, en effectifs, limitée à l’essentiel ; elle se recrutait par concours. Elle comptait des agents éminents, attachés à leurs fonctions, tra-vaillant en accord dynamique avec les producteurs de richesses dans une confiance, une estime réciproques que n’altéraient pas les ques-tions insidieuses posées lors des sessions, ni les jugements en guillo-tine proférés en périodes de sirocco.

Textes, circulaires, contrôles, sortaient ou jouaient dans la préoccu-pation constante de faciliter l’effort des travailleurs libres courant des risques, engageant des capitaux, expérimentant des techniques nou-velles. L’administration, dans une juste discrimination, se réservait les grands travaux : routes, voies ferrées, ports, barrages, facteurs imper-sonnels de richesse collective et permanente, ainsi que le fonctionne-ment des caisses de prévoyance indigène. Les titres étaient simples ; il n’y avait pas de directeurs généraux ; d’excellents fonctionnaires ad-mettaient d’être appointés comme chefs, sous-chefs de bureau, rédac-teurs, sans que ces appellations consacrées leur parussent infamantes. Tous faisaient leur métier, sans acrimonie, dans la mutuelle indul-gence de coéquipiers, divers d’origine, de valeur, de spécialité, mais qui se sentent, chacun à sa place, les tâcherons d’une grande œuvre. Hors d’Alger et sur toute l’étendue de l’Algérie, exception faite des territoires du Sud, réservés à l’administration [42] militaire, les délé-gués directs du gouvernement général étaient les administrateurs des communes mixtes. Depuis, leur nom a changé ; leur recrutement a pu être modifié ; l’essentiel de leurs fonctions demeure en esprit. Ils sont

Page 49: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 49

les héritiers des officiers des anciens bureaux arabes. Comme eux, ils ont été critiqués, défendus, en des controverses d’où les arrière-pen-sées politiques n’étaient pas exclues. Comme eux, ils furent et restent les meilleurs agents de la grandeur française, de l’équilibre algérien. Hommes d’action, vivant, circulant dans le bled, en contact quotidien avec leurs administrés, confidents patients de leurs interminables conflits, arbitres en justice directe et simplifiée, chefs tutélaires adap-tant leurs décisions aux hommes, aux lieux, à l’heure, administrant dans l’immédiat, l’individuel, l’impondérable, ils sont les hommes de la vie sachant, pour des buts supérieurs d’ordre et d’humanité, se plier aux circonstances, se libérer tour à tour des formules ou s’en réclamer, corriger certaines directives écloses dans l’abstrait, pour le seul et le vrai bien de leurs administrés et la sauvegarde de notre permanence. J’ai connu là des administrateurs magnifiques, enthousiastes, pru-dents, désintéressés, aimant chacun de leurs administrés, les connais-sant, les guidant dans un esprit de paternalisme qui les élevait eux-mêmes ; paternalisme, un des mots naguère les plus nobles du vocabu-laire politique français, et que des interprétations récentes ont frappé d’ignominie. Mystère des syllabes !

Pendant trois ans, je travaillai aux côtés de M. Carde, m’initiant, dans la joie, aux tâches qui m’incomberaient. En juillet 1933, je le quittai étant nommé résident général à Tunis. J’avais comme ministre M. Paul-Boncour. Le gouverneur général Carde, au moment de nous quitter, me dit dans une émotion que je partageai et avec cette rudesse de propos qui lui était familière : « Vous allez à Tunis ; nous serons voisins. Vous ne rirez pas tous les jours. Les grandes heures pour nous sont passées. Celle des cloportes sonnera bientôt. Il vous faudra “maintenir”, dans l’affirmation de votre expérience et de votre conscience. Tâche sans éclat. Maintenir contre tout et contre tous ; ou alors f… le camp ; ou être [43] f… à la porte. Bravo ! Car l’honneur reste. Nous ne sommes dignes de nos postes que si, chaque matin, nous sommes prêts à les abandonner ; sur l’heure. Je vous connais. Vous en verrez de dures. Ne changez pas. Au revoir, mon ami. » Je ne mis pas longtemps à reconnaître la justesse des prévisions formulées par mon cher et vieux patron.

** *

Page 50: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 50

Je succédai à M. Manceron, ancien préfet de Metz, jadis collabora-teur à Tunis même de M. Alapetite, un des résidents généraux qui, par sa valeur, a laissé un grand nom dans la Régence. M. Manceron était un homme de savoir et d’admirable conscience, de grande courtoisie, très doux, malheureusement d’une santé délicate. Ses indispositions fréquentes l’empêchaient de réaliser les réformes que son intelligence équilibrée lui avait permis de concevoir. Puis il n’avait pas de chance. Sous son gouvernement, la Tunisie subit crises sur crises : politique, économique, financière. Les origines en étaient lointaines. M. Mance-ron n’était nullement responsable. Au cours des conversations très amicales que j’eus avec lui avant de rejoindre Tunis, j’eus vite le sen-timent que la Régence souffrait de trois maux graves, nécessitant un traitement rapide qui s’attaquerait aux causes profondes, non aux ef-fets superficiels et périodiques. Il fallait : enrayer l’agitation nationa-liste, antifrançaise, menée par les chefs du Destour ; rétablir l’équi-libre budgétaire détruit ; apurer la situation obérée des colons, Fran-çais et Tunisiens.

Le Destour tunisien, c’est-à-dire la constitution tunisienne ou plu-tôt le parti dont l’article essentiel était l’octroi d’une constitution, tra-duisait les aspirations des Jeunes-Tunisiens, s’inspirant directement de l’action réformatrice, révolutionnaire des Jeunes-Turcs. Ce fut, à l’ori-gine, un groupe d’intellectuels, d’avocats, de médecins, de journa-listes, produits de notre culture, parlant admirablement le français, impatient moins de vivre de leur état que de jouer un rôle politique. Il fallut les déclarations du président Wilson sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour que ces aspirations [44] prissent corps, et que le Destour, d’abord philosophique, historique et oratoire, devînt une doctrine d’action, un parti avec des cadres et des troupes. Alors que se discutait le traité de Versailles, un agitateur tunisien. Si Abde-laziz Taali, musulman xénophobe, présenta le premier cahier des re-vendications tunisiennes.

Ce factum ouvrait une longue série de documents analogues, tous conçus dans le même esprit, tendus vers le même but : notre éviction de la Tunisie, dans le rejet hargneux de l’œuvre française. Les négo-ciateurs de Versailles avaient d’autres préoccupations.

C’est alors qu’en 1920 parut un pamphlet dont on parlait encore à mon passage en Tunisie et que je pris soin de lire, par devoir profes-sionnel : « La Tunisie martyre ; ses revendications. » Ledit pamphlet

Page 51: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 51

obéissait à la loi du genre : mauvaise foi, méconnaissance voulue des réalités les plus évidentes, gratuité et violence de certaines affirma-tions, tout, fond et forme, n’eût été que méprisable si ses rédacteurs n’avaient intéressé à la soi-disant cause tunisienne qui n’était que la leur, les partis extrémistes de France. Une délégation tunisienne venue à Paris réclamait une assemblée élue au suffrage universel, un gouver-nement responsable devant cette chambre, une loi municipale calquée sur celle de 1884, la liberté de la presse, d’association, de réunion, l’accès des Tunisiens à tous les postes administratifs, à égalité de trai-tement avec les Européens. Dans l’absolu, programme susceptible de discussion. Mais plus de Protectorat ! Effacés les traités du Bardo et de la Marsa ! Autant dire plus de présence française. La France qu’on voulait bien supporter ne fût intervenue que pour payer et défendre. À elle toutes les charges. Aux destouriens tous les profits. À eux seuls. Car la masse, les fellahs, les artisans, tous ceux qui travaillent, pro-duisent, créent la richesse du pays eussent été tenus à l’écart, dans l’indifférence des réformes imposées, dans le regret sans doute de la paix, de l’ordre, de la justice, assurés par nous. Mais nous étions en Orient.

Des rivalités entre leaders empêchèrent une action concertée. Le peuple, ignorant tout, s’adonnait comme par le [45] passé aux vieilles tâches nourricières. Tous les meneurs, intransigeants et opportunistes, se heurtaient en polémiques sans écho. Et l’incendie, sans grand dan-ger, couvait jusqu’à ce que le comité exécutif du congrès panisla-mique de Jérusalem prît parti contre la France dans la question des musulmans naturalisés français.

On sait que dans toute société musulmane, le vrai lien d’unité est la foi religieuse. Le sentiment national, tel que nous le concevons, n’existe pas à vrai dire, effrité qu’il est par le particularisme congéni-tal des islamiques. Leurs doc teurs ne conçurent jamais l’unité que sur le plan divin.

Là où nos idéologues voient un peuple, à l’image des nôtres, il y a des groupes, des tribus, des sectes, des clans, des familles, toujours sur le point, en temps de crise, de perdre leur cohésion, à moins que le sentiment religieux ne soit ébranlé. Le problème des naturalisations, par ses incidences spirituelles, pouvait déclencher chez nos protégés une réaction collective violente. Les agitateurs tenaient le levier, le bon. Les autorités françaises, dans l’espoir de constituer des élites tu-

Page 52: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 52

nisiennes plus proches de nous par le statut et la culture, avaient conçu d’ouvrir largement, aux musulmans de la Régence qui en feraient la demande, l’accès à la citoyenneté française. Les naturalisés jouissaient des mêmes prérogatives que les Français de naissance. Ils relevaient de la justice française, bénéfice essentiel de leur assimilation. Mais d’esprit foncièrement religieux, ils entendaient garder leur foi. Ils étaient ou seraient des Français de religion musulmane. La formule avait une grande force d’attraction.

Avant que commençât contre les naturalisés la campagne lancée au nom d’Allah, les autorités de la Régence avaient reçu plus de cinq mille demandes de naturalisation. Il semblait que cette politique de fusion progressive dût réussir. Je comprends la pensée des inventeurs de la formule. J’ai connu quelques-uns d’entre eux, hommes désinté-ressés ayant longtemps vécu en pays musulman. Ils disaient : « Rien dans le Coran n’empêche les fidèles d’entrer dans une communauté nationale de leur choix, d’autant plus que le concept de la nation et la perception de sa force unificatrice n’existent pas [46] pour eux. Et c’est un abus de langage que de parler de nation quand il s’agit d’eux. Il leur suffit de rester fidèles à la Loi. Nulle antinomie. Le Coran ad-mettrait demain un fidèle canadien, irlandais, ou tout autre. »

En théorie oui. En fait non. Et les événements l’ont bien prouvé. Il ne pouvait en être autrement. Et j’ai toujours été étonné que des hommes réfléchis, expérimentés, aient pu commettre cette erreur.

L’idée nationale, le principe des nationalités sont étrangers à tout esprit musulman. Mais les agitateurs, habiles à saisir l’occasion, se doutaient bien que l’invocation en Europe d’exigences religieuses pour arriver à l’indépendance, les eût fait taxer d’intolérance rétro-grade. Le nationalisme était un biais, un prétexte, un argument propre à convaincre leurs interlocuteurs, hommes publics d’Europe ignorant la question. Mais vis-à-vis des masses qu’il s’agissait de secouer, ils se réclamaient dans leur propagande d’autres propos : un naturalisé n’était pas un Tunisien traître au bey, mais un musulman traître à Al-lah, un renégat. Et cette affirmation tendancieuse ne manqua pas de déclencher des bagarres sanglantes. C’était le but des chefs destou-riens, eux-mêmes assez indifférents en matière religieuse.

La persécution commença contre les naturalisés qui nous avaient fait confiance. En application de consignes haineuses et suivies, on les

Page 53: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 53

chassa des mosquées ; on interdit leur inhumation dans les cimetières musulmans ; les fossoyeurs et laveurs de cadavres, sur ordre, refu-sèrent leur office. On déterra les cadavres de naturalisés français, on en dispersa les membres.

Malgré les consultations de dignitaires religieux, les objurgations de caïds respectés, en dépit du bey même qui, publiquement, condam-na ces atrocités, la campagne de xénophobie s’étendit, menaçant tous les Français installés dans la Régence. M. Manceron, devant ces ex-cès, avait pris les mesures de défense qui s’imposaient : dissolution du vieux Destour, suspension de la presse d’incendie. Les agitateurs, mo-mentanément dispersés, se regroupent, changent d’étiquette et le 20 mars 1934, quelques mois après mon arrivée en Tunisie, je me trouve en face du néo-Destour.

[47]Le chef effectif de l’organisation, revue et corrigée, était Habib-

Bourguiba, avocat à Tunis ? Petit homme nerveux, ardent, d’une élo-quence démonstrative et saccadée, laissant à d’autres les présidences flatteuses et symboliques, allant jusqu’à la limite de ses décisions, Ha-bib-Bourguiba se révéla vite comme un entraîneur d’hommes. Ses aî-nés du vieux-Destour s’en étaient longtemps tenus, hors l’exploitation de la chose religieuse, aux formes classiques d’agitation : articles, tracts, contacts occasionnels avec des hommes politiques de la métro-pole, défilés de convenance dans les rues de Tunis alignant des mani-festants soigneusement encadrés. Les vieux-destouriens, donc, se contentaient d’un appareil pacifique.

Habib-Bourguiba, homme d’après-guerre, imbu de la violence so-rélienne que des dictateurs successifs érigèrent en principe, changea l’esprit de ces manifestations, en accrut la vigueur, en systématisa l’âpreté.

Il modifia d’abord la technique des relations avec les éléments étrangers à la Tunisie. Il institua des rapports suivis, ordonnés avec les leaders de l’opposition en France. Contre le gouvernement au pouvoir, toujours et quel qu’il fût. Sur le plan extérieur, il s’aboucha avec les puissances hostiles à la France. Avec l’Italie, plus tard avec l’Alle-magne. Demain avec la Patagonie, s’il le faut. Sans oublier les élucu-brations juridico-philosophiques confiées depuis aux microphones les

Page 54: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 54

plus internationaux. Non plus que le travail de masses, exécuté par des fidèles rémunérés. Et le duel commence.

Habib-Bourguiba et ses séides prêchent le refus de l’impôt, le boy-cottage des marchandises françaises : Gandhi, quelque peu carnivore.

J’attends, voulant connaître les arrière-pensées des destouriens, leur laissant leur chance, avec le désir inexprimé de faire réfléchir les Tunisiens sérieux et de convaincre, le moment venu, les pouvoirs pu-blics en France, de la nécessité d’agir vite, ferme et longtemps contre des révolutionnaires décidés à tout pour ruiner notre établissement. On a beaucoup parlé d’un thé que j’offris aux chefs nationalistes, pour m’en blâmer ou non. Nous échangeâmes des vues. Je leur [48] dis mon intention d’appliquer, en esprit et en sincérité, la formule du pro-tectorat ; ma volonté aussi, nette, de ne laisser prescrire aucun des droits de la France. Que voulaient-ils ? Nous le savions bien, eux et moi. Mais ils ne pouvaient se découvrir. Et bientôt, les volets des ma-gasins de s’abaisser ; et les sommations de s’exprimer sur un ton de plus en plus élevé, et de s’ouvrir une série d’accidents de chemin de fer.

Le 4 septembre 1934, par décret beylical, huit néo-destouriens, et quelques-uns de leurs auxiliaires, sont envoyés en résidence forcée dans les territoires du Sud. Suspension du plus virulent de leurs jour-naux. La résistance s’organise dans un tumulte discipliné. Le Sahel est le théâtre de manifestations violentes. La gendarmerie, quatre hommes et un capitaine, intervient, s’efforçant de contenir cinq à six mille indi-gènes déchaînés. Puis incendies de fermes isolées appartenant à des Français.

Ces révolutionnaires faisaient leur métier en organisant la révolte contre l’ordre français. Mais certains fonctionnaires français, certains journalistes plus ou moins confirmés, faisaient-ils le leur en les soute-nant, en cherchant à les justifier, en se faisant leurs complices ? Dans l’oubli impardonnable de leurs devoirs primordiaux. Attitude surpre-nante, au moins, qui entraîna l’interdiction en Tunisie de certains jour-naux métropolitains, techniciens de l’excitation, et l’assignation en justice d’un de leurs épigones locaux. Et la condamnation de ses prin-cipaux rédacteurs en première instance et en appel. Mais les interdits de séjour ne cessaient, en sous-main, de « trublioner ». Le général commandant supérieur, ministre de la guerre du bey, décida alors le 2

Page 55: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 55

avril « de concentrer les exilés à Borj-le-Bœuf, de leur interdire de recevoir toute visite non autorisée et de leur appliquer la censure pos-tale et télégraphique ».

Au début de septembre 1935, Hamed Bourguiba, premier lieute-nant et frère d’Habib, dans une lettre adressée au représentant de la France — et qui fut rendue publique avec l’autorisation de son au-teur — déclarait « solennellement » sa fidélité à la France et à son bey, son regret de s’être laissé entraîner à des actes que, plus éclairé, il condamnait. Quelques [49] jours après et pour consacrer ce retour à la raison d’un des principaux meneurs, huit des exilés de 1934 furent autorisés à retourner chez eux. La Tunisie connut des jours de paix. Les Français disséminés dans le bled pouvaient dormir tranquilles.

En plein accord avec le Bey, avec mes chefs d’alors, les présidents Pierre-Étienne Flandin, Laval, Albert Sarraut, je m’efforçai, confor-mément à leurs instructions, de rendre à la Tunisie son équilibre bud-gétaire, sa prospérité économique, l’action répressive, nécessaire, mais négative, n’ayant eu d’autre objet que de rendre possible la poli-tique de sauvetage, d’une urgence chaque jour accrue. Là encore, des mesures allaient être prises qui léseraient des intérêts personnels im-médiats. Un orchestre d’opposants se forma et joua les airs connus, mais en mineur.

Quand un budget comporte plus de dépenses que de recettes et si l’on estime que l’équilibre budgétaire est pour un pays le meilleur et très souhaitable indice de sa vitalité ; quand on pense, dans la ligne d’expériences séculaires, que la monnaie doit être fixe, que le budget d’un pays, qui est son bilan, son livre de comptes, son certificat de santé, doit être sincère, à moins de traduire l’escroquerie, il n’y a que trois remèdes pour le rétablir : emprunter, augmenter les impôts, ré-duire les frais. Emprunter suppose un crédit intact ; le problème alors ne se pose pas. Augmenter les recettes par aggravation ou aménage-ment de la fiscalité ? Il y faut de la marge ; le problème alors ne se pose pas. Réduire les dépenses et, corrélativement, s’efforcer d’ac-croître les recettes par des facilités accordées aux producteurs de ri-chesses. Il n’y a pas d’autre recours. Économie de bonne femme sans imagination, susurrent les novateurs. Certes. Mais en matière budgé-taire, Chrysale vaut mieux que Footitt.

Page 56: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 56

Il fallut aménager des services, en regrouper, en supprimer, prévoir des mises à la retraite proportionnelle, suspendre le recrutement des fonctionnaires, réduire le taux de certaines indemnités, rendre à la mé-tropole certains agents détachés. Je fus conseillé dans cette besogne désagréable — mais à laquelle m’obligeait la faillite menaçante — par M. Colonna, aujourd’hui sénateur de Tunis, à l’époque président du syndicat [50] des fonctionnaires de la Régence. Il m’assista de ses avis, faisant preuve dans nos entretiens du meilleur esprit de mesure, de la plus louable ingéniosité, avec un souci constant d’alléger des charges devenues intolérables et de défendre les intérêts qu’il repré-sentait. Ce ne fut pas facile.

Restait un problème grave qu’il convenait de régler en dehors des formules courantes, simples palliatifs. À la fin de décembre 1934, le montant des créances hypothécaires inscrites s’élevait à 1670 millions auxquelles il convenait d’ajouter des sommes énormes dues au titre de créances commerciales. Les fellahs étaient spécialement endettés, me-nacés d’expropriation, ce qui eût marqué la fin du protectorat fran-çais ; ce qui eût été pour nous la faillite frauduleuse. De grandes banques, groupées en consortiums, s’offraient à fournir l’argent libé-rateur. Mais, normalement, elles exigeaient des gages. Toute la Tuni-sie, qui est avant tout agricole, eût été mise au mont-de-piété. Le conseil permanent de défense économique, créé à cet effet, composé d’hommes de métier, agriculteurs, commerçants, élabora et mit au point une législation spéciale, simple, expéditive, humaine. D’abord, établissement d’un moratoire, ce qui fit crier ; institution de commis-sions arbitrales qualifiées pour accorder des délais ce qui fit crier ; un magistrat unique, assisté de représentants, des créanciers et des débi-teurs, prononçait définitivement et sans recours, ce qui fit crier. Les avocats étaient exclus ; ce qui en fit crier quelques-uns. La Caisse de Crédit, la Caisse foncière, organismes d’État, rachetaient ou escomp-taient les titres de créance, ce qui fit crier certains représentants de banques ; législation qualifiée de révolutionnaire, de marxiste et d’illégale — mais je ne criai pas — complétée par la distribution aux indigents menacés, de blé, de farine, de semoule, d’huile. Puis un dé-cret-loi du 2 mai 1935 dont je dus l’octroi à l’énergie de M. Laval et à la bienveillance de M. Barthe — non sans lutte — éleva de 200 000 hectolitres le contingent des vins tunisiens admis en franchise en France ; le même texte abaissait les taux des droits perçus sur 500 000

Page 57: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 57

hectolitres. La Tunisie en fut réconfortée. La France, généreuse, n’en fut pas affaiblie.

[51]Un problème d’ordre moral restait à résoudre. On se rappelle

qu’une des revendications inscrites au programme destourien visait l’emploi, dans les services publics, des Tunisiens. Jusqu’ici les postes de caïds — sortes de préfets, — les plus demandés, étaient confiés à des Tunisiens issus de vieilles familles, ayant l’habitude héréditaire du commandement. Cette survivance féodale s’explique par la nature même des administrés qui préfèrent, pour des raisons multiples, avoir des chefs oligarchiques que des diplômés sortis de leurs rangs. Mais nous avons formé des bacheliers, des licenciés, des docteurs. Ce serait une imprudence, une injustice que de ne pas leur attribuer des postes correspondant à leurs grades universitaires. Plus en pays musulman qu’ailleurs, le titulaire de parchemin s’estime à ce titre créancier de l’État, la fonction publique devant lui conférer, dans son esprit, profits et honneurs. La France longtemps ne les intégra pas dans ses adminis-trations pour des raisons dont quelques-unes sont valables. Mais les diplômés, ainsi tenus à l’écart, dédaigneux des tâches actives, s’es-timent lésés et par la force des choses, se réfugient dans la politique d’opposition.

L’ingratitude hostile est parfois le propre de ceux qui nous doivent tout. Il convient de les canaliser. Pas uniquement par habileté. Des hommes qui seraient éminents s’aigrissent, nous accusant d’hypocri-sie. Le Bey, à qui je m’en étais ouvert, approuva mes propositions : 1594 postes étaient réservés aux seuls Tunisiens ; un sur trois leur était accessible, en concurrence avec les Français. Cette mesure d’exacte justice fut diversement appréciée. Les uns — ils n’étaient pas tous Français — l’estimèrent imprudente. Les autres —  ils n’étaient pas tous Tunisiens — la trouvèrent insuffisante.

M. Albert Sarraut, alors président du Conseil, quelques semaines avant les élections de 1936, ayant suivi mon action en Tunisie et m’ayant fait l’honneur de l’apprécier, me nomma résident général au Maroc.

Je quittai la Tunisie, non sans regret, approuvé par les uns, blâmé par les autres, certain, vis-à-vis de moi-même, d’avoir eu un seul sou-ci : la défense du bien public. Mais quelques-uns des autres, atteints à

Page 58: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 58

des titres divers par des décisions [52] strictement légales, et toujours confirmées par le gouvernement de la République, pensèrent, écri-virent, clamèrent qu’en leurs personnes, au demeurant assez obscures, j’avais piétiné la démocratie,  régime viable cependant dans la seule mesure où il postule l’autorité. Ma réputation était faite. J’étais « un fasciste » 1. Et ce jugement, que je me suis toujours gardé de qualifier, me marquera jusqu’en 1943, date de mon arrestation. La route ne fut pas si longue de Tunis à Fresnes. Mon cher et vieux patron, le gouver-neur général Carde, avait raison.

** *

M. Albert Sarraut m’avait donné des instructions analogues — mais plus précises — à celles formulées par M. Paul-Boncour trois ans plus tôt, lors de mon départ pour Tunis. Les situations dans les deux pays étaient comparables. Je devais rétablir l’ordre, l’équilibre budgétaire ; régler l’endettement des colons menacés d’expropriation ; sauver l’agriculture indigène obérée, à la veille de la ruine ; ranimer le commerce ; entretenir avec S. M. le Sultan Sidi Mohamed des rela-tions de respectueuse et d’affectueuse confiance ; agir toujours dans l’esprit des traités de protectorat, considérant qu’au Maroc jouait un facteur international qu’il convenait de ne jamais oublier.

Entre temps, les élections d’avril 1936 avaient porté au pouvoir la coalition hétérogène connue sous le nom de « front populaire ». Cette formation avait groupé à des fins électorales, logiquement transitoires, des radicaux individualistes, libéraux, nationaux, et des marxistes d’obédiences diverses, [53] collectivistes, dirigistes, internationalistes. Carpes et lapins. Mais M. Herriot avait proféré l’oracle « pas d’enne-mis à gauche », justifiant ainsi l’opération sur le plan métaphysique ; cependant que M. Renaudel, boulimique accapareur et impatient,

1 Je fus traité également de satrape, de brute cyclothymique et sommaire. Ces qualificatifs perso-cliniques me furent dévolus surtout à la suite d’un arrêté d’expulsion pris à l’encontre d’un journaliste, en vertu de l’ordonnance de 1778 toujours en vigueur en Tunisie. M. Mons, l’actuel résident général à Tu-nis vient de l’appliquer à un journaliste. Il avait certainement des raisons va-lables pour le faire. Le gouvernement a estimé, à bon droit, qu’il avait raison. On m’affirme que M. Mons fut jadis un militant socialiste. Les textes seraient donc acceptables ou non, suivant la position politique de l’agent qui s’en pré-vaut. Et cela explique tout, sans rien justifier.

Page 59: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 59

scandait : « À nous toutes les places et tout de suite, » et en découvrait le véritable sens.

On vit alors au Maroc, comme en Algérie et à Tunis, se déclencher des manifestations synchronisées auxquelles participèrent, en inégale conscience, des ouvriers marocains et européens, des fonctionnaires français, certains élus, des nationalistes marocains et des internationa-listes de tous poils. Les uns voulaient des augmentations de salaires ou de traitement, la diminution des heures de travail ; d’autres des pro-motions, justifiées surtout par leur appartenance aux clans victorieux ; d’autres la transplantation instantanée des réformes dites de structure, dans un pays traditionaliste, incapable de les assimiler; d’autres profi-taient du désordre s’installant pour mettre en cause le principe même du protectorat et la réalité de notre présence ; d’autres se satisfaisaient de ce que l’anarchie gagnât.

J’avais reçu des consignes formelles du gouvernement de la répu-blique. Le souci que j’avais de mes responsabilités, ma charge de mi-nistre de Sa Majecté le Sultan, me faisaient un devoir, indiscutable, de réduire cette effervescence orchestrée, de défendre les citoyens et pro-tégés français, les étrangers résidant au Maroc, tous ceux qui enten-daient vivre et travailler en paix, contre les agitateurs et les agités, plus soucieux d’avantages personnels que de fidélité aux doctrines invoquées. Mystiques ne dédaignant pas les biens de ce monde. En majorité s’entend.

En France, l’atmosphère était chargée. Conformément à ce que des écrivains, néophytes dans la découverte des vérités premières, ont ap-pelé depuis « sa vocation révolutionnaire », la métropole s’offrait le spectacle d’émeutes et de bouleversements. Mais la bonne terre de France, le vieil équilibre moral de ses populations, un certain humour ancestral, une application insuffisante, alors, aux œuvres de haine, la solidité encore intacte d’institutions anciennes, tout ce qui constituait [54] notre génie, faisait que la France continuait, à peine entamée par la frénésie de certaines expériences, portant en elle toutefois le germe des maux qui, depuis, la frappèrent.

Mais le Maroc est un pays neuf, en évolution quotidienne, frémis-sant, dans lequel coexistent deux civilisations, l’une religieuse, l’autre laïque. Les sensibilités y sont plus vives, les cœurs plus sincères. Cer-

Page 60: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 60

tains mots y ont une valeur explosive. Et ce fut une mauvaise action que d’y importer certaines polémiques. Et une ineptie.

J’avais fait venir de Tunis les têtes de mon équipe personnelle : le ministre Thierry, délégué à la résidence, homme admirable par toutes ses vertus, travailleur, honnête, dévoué, expérimenté, généreux, de-puis mort à la tâche; François Conty, mon chef de cabinet, fils de l’ambassadeur, espoir de la carrière qui, ayant été nommé chargé d’af-faires à Stockholm par le maréchal Pétain, fut congédié au nom du patriotisme adamantin, et, maintenant, vend sans amertume, et non sans succès, faïences et porcelaines ; le lieutenant-colonel Herviot, soldat valeureux qu’aimait tant Maginot, ancien directeur de la sécuri-té à Rabat, emprisonné deux ans et demi, bénéficiaire d’un non-lieu qui n’avait jamais fait aucun doute, traqué pour m’être resté fidèle. En accord avec Sa Majesté le Sultan, en liaison avec les élus du Maroc, à mandat politique ou professionnel, étayés par une administration qui fit tout son devoir, nous nous mîmes au travail, bien décidés à sauver le Maroc. La grande ombre de Lyautey planait sur nous, tutélaire, ins-piratrice. La belle période de travail forcené, poursuivi dans le mépris calme des aboyeurs et l’insouciance des destins personnels !

Je dois à l’honneur des fonctionnaires de la résidence générale, qui furent à l’époque mes collaborateurs, d’énumérer les réformes essen-tielles mises au point par eux, sur mes instructions, et appliquées en moins de quatre mois, malgré une opposition implacable, qui trouvait à Paris son meilleur soutien. À Paris, au sein du gouvernement et dans certaines officines adjacentes.

Et d’abord la réunion sur une même tête, dans un esprit d’écono-mie des hautes fonctions, jusqu’alors distinctes, de [55] ministre délé-gué à la résidence et de secrétaire général, ce qui entraînait la concen-tration, le renforcement des responsabilités et l’accélération de la marche de toutes les affaires administratives — les contribuables en recueillant le bénéfice.

Création d’un comité permanent de défense économique dont les membres choisis, nommés en raison de leur seule compétence, dans le rejet de tout autre critère, devaient trouver et trouvèrent les solutions aux problèmes posés. Ils s’acquittèrent de leur mission, vite et bien, en contact de tous les instants avec les bureaux qui suggéraient, ajus-taient, sans souci des habituelles procédures.

Page 61: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 61

Création d’une direction des affaires économiques afin de fixer et de grouper tous les éléments d’information et de décision. On résor-bait les vins bloqués, on favorisait l’exportation de ceux restés libres ; on traçait un programme de travaux publics : routes, ports maritimes et aériens, hydraulique agricole, habitat marocain, reboisement ; on réorganisait le tourisme ; on adoptait le principe de la loi de huit heures avec les correctifs qu’imposent les mœurs locales ; on instituait dans les usines des délégués ouvriers à l’hygiène et à la sécurité. La représentation des intérêts fut précisée, étendue, ou même créée au bénéfice de tous les producteurs, quels qu’ils soient, des consomma-teurs aussi, avec un objectif double : multiplier les contacts avec les contribuables, provoquer et recueillir leur avis sur les seules matières de leur expérience. L’ajustement des transports publics et privés, qui se concurrençaient dans l’exploitation de la route sans que l’usager y trouvât toujours son compte, fut réalisé dans un mutuel abandon des positions naguère proclamées inébranlables.

La création d’un bureau de transports sanctionna ce « gentlele-men’s agreement ». Des crédits furent affectés à la lutte contre les tau-dis ; à la constitution d’un bien de famille insaisissable. L’avilisse-ment des salaires fut enrayé ; la lutte contre l’usure était reprise avec la volonté d’aboutir ; des silos de réserve furent créés ; les écoles pri-maires et les centres d’apprentissage multipliés.

De même la justice marocaine fut réformée, non dans ses textes fondamentaux — dont la plupart sont d’inspiration [56] coranique, — mais dans ses procédures ; simplification, accélération, réduction des frais. Création d’un comité supérieur d’action sociale et du travail des-tiné, par des entretiens directs, à préparer des textes vivants dont l’adaptabilité organique se substituerait au dogmatisme rigide des ukases technocratiques.

Toute une série de dahirs avait pour but d’alléger les services du Protectorat, de décentraliser et de concentrer afin de placer l’adminis-tré en face du fonctionnaire responsable, de faciliter l’exposé des re-quêtes, la confrontation des thèses, d’amener des solutions concrètes, rapides.

Conseils administratifs régionaux, conseils économiques régio-naux, véritables « tours de guet, » permettaient à l’autorité supérieure

Page 62: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 62

de suivre au jour le jour la vie profonde du Maroc et d’agir en consé-quence au mieux de ses vrais intérêts dans le moindre temps.

Constitution d’une direction des affaires politiques à la place de l’ancienne Direction des Affaires indigènes qui, par tradition, compli-quait parfois les problèmes ; suppression de la Direction de la Sécurité souvent animée d’un fâcheux esprit de police, de suspicion ; stabilisa-tion des créances sur les agriculteurs et délais de grâce consentis à tous les débiteurs de bonne foi ; suspension de poursuites. Et surtout, un effort lucide, ininterrompu, à tous les degrés, dans tous les milieux, pour ramener la confiance, recréer l’union, insuffler à chacun la vo-lonté de tenir jusqu’au dernier quart d’heure.

Il sonna pour moi certaine nuit de septembre que j’étais à Casa-blanca, revenant d’une tournée rapide dans le Sud. Vers deux heures du matin, François Conty me remit un télégramme de la présidence du Conseil portant la mention « à déchiffrer vous-même ». J’étais invité à rejoindre Paris par le premier avion pour assister aux travaux de la Conférence impériale dont, d’habitude, les réunions s’annonçaient plus à l’avance. Quatre heures plus tard, je montais à bord de l’avion provenant de Dakar. Et le scénario se déroula.

La séance se tint à l’hôtel Matignon. Nombreuses, excellences et sous-excellences y assistaient. À un bout de table, Noguès, mon suc-cesseur déjà désigné, à qui je garde mon [57] amitié, parce qu’il tra-vailla bien pour le Maroc et qu’il est malheureux, paraissait gêné. Je fis mon exposé sur le Maroc, objectivement, c’est-à-dire sans le moindre souci des réactions prévues. Puis M. Blum qui, si j’ai bonne mémoire, s’absenta quelques instants sur un signe du directeur de son cabinet, M. Blumel, me convoqua dans son cabinet, la séance termi-née. Homme du monde, élégamment dédaigneux des vaines péri-phrases, il me dit que mon maintien au Maroc s’avérait impossible et que le gouvernement de la République m’élevait à la dignité d’ambas-sadeur.

Je m’inclinai, lui exprimant ma certitude que ce changement ne pouvait rien avoir qui comportât un blâme professionnel de sa part, puisque aussi bien, je recevais de ses mains une promotion flatteuse ; ce dont je le remerciai. Le doux Chautemps était présent à l’entretien, en qualité de vice-président du Conseil des ministres ou d’infirmier-major chargé de m’administrer le chloroforme au nom du parti radical

Page 63: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 63

auquel je n’ai jamais appartenu – non plus qu’à aucun autre. Écoutant M. Blum me faire part de sa décision, je me disais : « Quel dommage qu’un homme si bien élevé, si intelligent, si cultivé, si désintéressé, se mette en position de s’approprier la devise désabusée de je ne sais quel meneur d’hommes : Je suis leur chef, donc je les suis ! »

Ainsi un gouvernement, dans la plénitude de ses responsabilités, mutait un résident général à qui d’ailleurs il aurait pu se dispenser de fournir la moindre explication. Rien que de normal. Il n’y avait là qu’à se soumettre ou se démettre. La discipline commandait d’admettre. Et ce ne fut qu’une inscription à l’Officiel. Aucune importance. Ce qui en avait, ce qui devait en avoir plus encore dans l’avenir, c’est qu’un gouvernement prenait une telle mesure, paraissant impliquer désaveu, sur l’injonction de quelques militants.

Il ne suffirait plus à un agent, dépositaire des pouvoirs de la Répu-blique, de faire son devoir et d’obtenir des résultats constatés pour être maintenu en charge. Il lui faudrait d’abord, ou aussi, être un cama-rade.

Des manifestations, dont quelques-unes assez vives, eurent lieu à Casablanca. Des pétitions circulèrent demandant mon [58] maintien à Rabat. Des commentateurs zélés, mais hostiles à la vérité, préten-dirent, sur le ton de la plus vertueuse réprobation, que je les avais ins-pirées. Larves et vibrions. C’était l’aire injure aux braves gens qui avaient compris et eurent le courage de la gratitude. C’était ignorer — ou le feindre — mon mépris souvent manifesté, de certaines formes subalternes de machiavélisme élémentaire. C’était mentir.

Tous mes collaborateurs personnels furent rappelés, dispersés. Épuration de poche : exercice préparatoire. Je ne revis le Maroc qu’en juin 1943, y étant mobilisé. Sept ans après ! Sept ans pendant lesquels, chaque jour, je n’ai cessé de penser à ce noble pays, à son souverain, à son peuple, à tous ses habitants, à son avenir 2.

2 J’ai appris beaucoup plus tard qu’un agent, très modeste, de certains services du Protectorat, s’était vanté bruyamment d’être mon « tombeur ». J’ai appris aussi que, nommé lors de la Libération à un poste économique important pour lequel il ne semblait pas, à première vue, spécialement désigné, ledit agent, mué en président d’un comité professionnel, avait pris quelques libertés avec les règles de la comptabilité publique et qu’il avait été, de ce fait, condamné à cinq ans de prison, puis gracié en cours de peine.

Page 64: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 64

** *

Je m’embarquai à destination de Buenos-Aires sur le Massilia, pa-quebot robuste, bon marin, future hôtellerie d’élus itinérants

Lisbonne, rose et nacrée, pailletée d’or. Rio-de-Janeiro, capitale des tropiques, jouant à cache-cache derrière ses cônes de basalte. Montevideo, métropole excentrique de la Latinité. Buenos-Aires, reine du Rio de la Plata. Je succédai à M. Jessé-Curely, vieux diplo-mate de carrière, plein de finesse, de culture et d’élégance, en dépit d’une silhouette fâcheusement corpulente. Le poste était de tout re-pos ; nos relations avec l’Argentine des plus cordiales, sans possibilité de complications d’aucune sorte. La France était pour tous les Argen-tins, même ceux du peuple, comme une patrie intérieure, la mère au-guste et charmante de leurs jeunes libertés.

[59]Ma mission, sur la nature et la portée de laquelle je n’avais reçu, à

mon départ de Paris, aucun éclaircissement, paraissait simple. Et je m’appliquai, ayant des loisirs, à étudier l’Argentine, son histoire, sa vie, à en parcourir les vastes espaces, chaque fois que l’occasion s’en présentait.

Buenos-Aires, capitale fédérale, gonflée de ses trois millions d’ha-bitants, peut-être plus maintenant, s’étale en interminables avenues le long du Rio de la Plata, large de 80 kilomètres, roulant des eaux lentes et limoneuses, artère royale du vieil empire castillan. Diverse en ses aspects, elle est comme une estampe qu’auraient burinée des artistes successifs œuvrant au cours des âges. Quelques édifices, cabildos ou villas anciennes avec leurs grilles suavement ouvragées, attestent en leurs lignes légères d’un colonialisme désuet l’influence espagnole. Certain quartier plus dense, celui des riches résidences et des ambas-sades, s’alourdit en masse oligarchiques, en décorations surchargées à l’image des vieux hôtels du parc Monceau et semble une évocation du Paris du Second Empire.

Des jardins plus ou moins vastes entourent ces luxueuses demeures de silence. De plus en plus, ils sont mis en vente, lotis, démolis et s’élèvent à leur place des constructions américaines à étages uni-

Page 65: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 65

formes, aux lignes dénudées, vrais frigidaires qui, par contraste, font regretter les anciennes architectures.

Buenos-Aires, sous la poussée de l’évolution, prend figure de ville américaine, et cependant, l’âme en est latine, noblement, plus encore : française et même parisienne. Peu de capitales au monde donnent aux Français cette impression si émouvante en voyage de se retrouver chez soi, malgré les kilomètres, par milliers accumulés. Nul dépayse-ment pour nous à Buenos-Aires. La culture y est, y était jusqu’à ce jour, française uniquement. L’élite séjournait en France la moitié de l’année, tout imprégnée de nos idées, de notre sensibilité. Ses membres, souvent élevés dans des collèges en France, ou dans des écoles dirigées sur place par des maîtres français, parlaient notre langue avec une pureté, une propriété de termes qu’il serait souhai-table d’entendre chez tous nos compatriotes. Les femmes surtout.

[60]Les classes libérales, moins voyageuses : avocats, médecins, fonc-

tionnaires, ingénieurs, architectes, se formaient aux disciplines fran-çaises, connaissaient nos auteurs. Nos classiques, les encyclopédistes étaient leurs maîtres. Ils nourrissaient de leur influence toujours vi-vace, les conceptions philosophiques et politiques des classes moyennes, les plus actives en Argentine. Il m’est arrivé de rencontrer des « escribanos », notaires de canton, qui me montraient avec orgueil et une sorte de reconnaissance, les œuvres de Voltaire, de Montes-quieu, de Rousseau. Le peuple même, encore heureux, satisfait d’une civilisation alors oligarchique, mais généreuse, savait, sentait tout ce que l’Argentine, République américaine, devait à la nôtre. La Révolu-tion française leur était maternelle. De ses élans, de ses générosités et de ses fastes, seuls retenus, datait leur majorité. Le président de la Ré-publique, à la fois chef de l’État et du gouvernement, comme aux États-Unis, était alors le général Justo, mort depuis, ingénieur mili-taire, homme vigoureux à l’embonpoint représentatif, plein d’astuce, joyeusement équilibré et dont l’administration, de cœur et de raison, fut longtemps regrettée des clans dirigeants à qui, par sa bonhomie persuasive, il avait su imposer certains sacrifices trop longtemps diffé-rés, et du peuple auquel il avait apporté certains avantages reçus avec gratitude et virilement considérés par les bénéficiaires comme suffi-sants, pour un temps.

Page 66: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 66

Le corps diplomatique, les visiteurs étrangers, ont connu à cette époque, immédiatement avant la guerre, une Argentine comblée, satis-faite, où tous, riches, aisés et moins aisés, communiaient dans l’espoir d’un progrès social réalisé dans l’entente pacifique.

Nul paupérisme d’ailleurs en Argentine, où tout s’offrait en abon-dance à des prix accessibles. Époque d’équilibre et de confiance. Ré-publique humaine et tolérante. L’heureuse époque où chacun était heureux ! Le président Justo travaillait avec huit ministres, choisis surtout pour leur expérience des questions qu’ils avaient à régler. Et bien qu’il y eût deux partis en présence, comme en Amérique, et les rappelant par leur esprit et leurs fins, les luttes politiques n’apparais-saient [61] pas dans la conduite de l’État. Il n’y avait de politique, au sens où nous l’entendons, qu’en période électorale, et encore n’ai-je jamais observé de violence, même verbale.

La presse était décente. Les Argentins, tous démocrates jusqu’à la moelle, manifestaient leur choix avec un calme, une réserve, une di-gnité, toutes attitudes qui sont la meilleure preuve de l’esprit républi-cain. Les équipes gouvernementales changeaient tous les quatre ans, penchant plus à droite ou plus à gauche, sans que la vie nationale en fût troublée. Parmi les ministres argentins que j’ai connus en fonction, deux se détachaient : M. Saavedra-Lamas, ministre des Relations ex-térieures, et M. Angel Carcano, ministre de l’Agriculture.

M. Saavedra-Lamas était avant tout un juriste. Professeur de droit international public à la Faculté de Buenos-Aires, titulaire du prix No-bel, chef de la délégation argentine à la Société des Nations dont il présida avec éclat certaines séances, M. Saavedra-Lamas avait la reli-gion du droit. Non pas à la manière étroite de tels professeurs idéo-logues, mais largement, profondément, en héritier de grandes tradi-tions historiques, en homme ayant voyagé, de culture internationale, avec un sens du concret à lui transmis par ses aïeux, bâtisseurs de la démocratie argentine dès les guerres d’indépendance, et restés atta-chés à la terre, agriculteurs, éleveurs de génération en génération. M. Saavedra-Lamas, de grande distinction, vrai patricien d’origine espa-gnole, mais d’esprit moderne, dirigeait avec habileté la politique étrangère de l’Argentine, soucieux d’assurer l’indépendance de son pays, de ne pas heurter le jeune et ardent nationalisme argentin, mais autant d’intégrer peu à peu l’Argentine dans un système fédéral mon-dial, seule garantie à ses yeux, de paix durable dont, par intuition et

Page 67: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 67

savoir, il sentait la nécessité et prévoyait la dure gestation. M. Angel Carcano, à l’allure de jeune premier, avec sa désinvolture assurée, évoquait un gentilhomme de notre XVIIIe siècle, à l’esprit critique ai-guisé, ayant le sens du relatif, alors que M. Saavedra-Lamas rappelait les classiques, inébranlables dans le respect de principes indiscutés. D’une vieille famille originaire de Cordoba, de toutes les provinces d’Argentine celle qui, en son relief accidenté, a [62] gardé le plus l’empreinte espagnole, M. Carcano, avocat, député, puis gouverneur de sa province natale, diplomate, fut un ambassadeur efficace auprès du maréchal Pétain et à Londres. Je le reverrai à Vichy. D’une élo-quence alerte, directe, il convainquait sur le ton d’une conversation juste et jeune. M. Saavedra-Lamas, magnifique orateur, déployait les splendeurs diaprées, les cadences sonores d’une langue et d’une pen-sée del Siglio de Oro.

Sénateurs et députés, constituant le Congrès, avaient de leur man-dat la vraie conception républicaine. Ils n’agissaient pas en profes-sionnels. Leur activité législative, si consciencieuse qu’elle fût, n’ab-sorbait pas leur vie. Ils restaient les hommes de leurs métiers ou de leurs loisirs. Quand ils intervenaient dans les débats parlementaires, ils parlaient de leur place, assis, à la manière britannique. Et leurs ex-posés avaient le ton neutre des discussions d’affaires. Ils s’expri-maient en debaters, sauf quelques-uns qui s’élevaient sans effort à la haute éloquence, mais n’abusaient pas. Discrétion louable chez des Espagnols d’origine, en tout cas de langue, quand on sait à quel point le castillan, par sa richesse et son rythme, se prête aux amplifications oratoires.

La presse argentine, éclectique, parlait de la chose politique de fa-çon à tenir au courant ses lecteurs les plus exigeants, mais elle réser-vait une large part de ses informations et de ses commentaires à des matières qui depuis longtemps en France, même en Europe, semblent reléguées : littérature, arts, voyages, folklore, réjouissances, mondani-tés, toutes manifestations examinées en elles-mêmes, pour elles-mêmes, sans effort ou intention de les interpréter à des fins idéolo-giques. La lecture des deux grands organes, la Prensa et la Nation, toujours de noble tenue et d’exacte information, était utile, apaisante ; elle laissait au lecteur soucieux d’indépendance le soin de conclure.

Toute la vie économique argentine reposait sur les travaux de la terre. L’Argentin aime de tendresse les champs et les troupeaux. Il y

Page 68: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 68

puise profits, équilibre et sujets artistiques. Son histoire, courte, mais pleine, ses horizons, sa pampa, vaste plaine aux visages sans cesse renouvelés par l’heure, [63] la saison, permanente et multiple, la Cor-dillère des Andes, sentinelle monstrueuse, composent son cadre et son inspiration.

Les latifundiaires de vie internationale gardaient dans leurs péré-grinations un point fixe, leur « estancia », y revenant toujours, souhai-tant y mourir. Le peuple des villes et des campagnes était amène, d’une instinctive élégance, fier et gai, trop digne pour être envieux. La formule fédérale, heureusement agencée, conférait à tous l’orgueil attendri de la province, de la ville, du coin natal, et celui de la répu-blique unissant pour les tâches historiques tous les Argentins restés originaux. Et tous aimaient la France. Ma besogne en était d’autant facilitée.

En liaison avec le Département et des associations argentines, je m’attachai surtout à intensifier les rapports intellectuels entre les deux pays. Échange d’étudiants, créations de bourses, visites de conféren-ciers : les professeurs Dumas, Febvre, Darmois, Sergent, de Martonne, le général Azan, René Huyghe et d’autres ; tournées théâtrales d’Hen-ri Rollan et de la Comédie-Française, des artistes de l’Opéra, des pe-tits chanteurs à la Croix de bois ; des expositions de peinture ; des en-tretiens d’isolés parlant de leurs études — tous gestes destinés à rendre plus sensible notre activité nationale, celle que n’absorbe pas au point de la corrompre ou de l’annihiler, la hantise de la répartition, de la production et de la sécurité. Les Argentins reconnaissants, appe-lèrent l’an de grâce 1939, « l’année française ».

** *

Puis septembre 1939. II fallait s’y attendre, peut-être même s’y préparer. Chacun n’en fut pas moins surpris ; ceux dont le métier était de prévoir et ceux dont le lot reste de payer, de souffrir, de mourir ; les dirigeants et le peuple.

C’était à Buenos-Aires en fin de matinée, la sirène donna à pleins poumons. Et bien que, depuis quelques jours — enfin — les consciences fussent alertées, ce fut de la stupeur.

Page 69: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 69

La bêtise humaine, une fois de plus, éclatait, et la guerre, d’un coup, prenait possession du monde. Ce jour, 2 septembre [64] qui au-rait pu, dans la série des jours, être un jour comme les autres, s’enflait en proportions apocalyptiques, ouvrant une ère de folies et de cruautés innommables. Les Argentins, les officiels et d’autres, me dirent leur émotion, leur foi dans l’avenir. Quelques-uns, plus inquiets et clair-voyants dans leur amour pour la France ajoutaient : « Êtes-vous prêts ?… » — « Bien sûr. » Et la vie s’organisa, de ceux qui n’au-raient plus, de la guerre dans laquelle se jouait le sort de leur pays, que des informations censurées.

Comités, œuvres de secours et de bienfaisance se créèrent, chacun avec une tâche précise. Argentins et Français d’Argentine travaillaient de concert, bavards ou silencieux, tous actifs. Et bientôt ce fut comme l’écho répercuté des commentaires déjà entendus en 1914 : « L’Alle-magne est battue ; son attitude est celle d’un désespéré ; les soldats allemands se battent mal ; ils fuient ; une révolution a jeté bas Hit-ler, » bref, tous bobards d’une niaiserie affligeante, annonciateurs de l’ultime les réunissant tous : « La route du fer est coupée. » Clairons de jactance.

La « drôle de guerre » s’installait, pourrisseuse. Cette immobilité réconfortait les uns qui voulaient y voir de la part des Allemands un aveu d’impuissance ; inquiétait les autres qui l’interprétaient comme une marque de notre passivité. Puis un intermède réconfortant dans cette lancinante monotonie : le combat naval au cours duquel trois destroyers britanniques surprirent le Graf von Spee, cuirassé allemand de 10 000 tonnes, de la série dite « de poche », le démantelèrent d’un coup de canon lâché tout près et l’acculèrent dans le port de Montevi-deo. Il n’y pouvait rester que vingt-quatre heures, aux termes des conventions internationales. Délai insuffisant pour réparer les avaries.

Les journaux ayant à dire des choses vraies, contrôlables, de-viennent intéressants. L’attaché naval allemand de Buenos-Aires s’en-vole vers Montevideo. Conférence dramatique avec le commandant du Graf von Spee. Les navires britanniques, dogues vigilants, montent la garde à la limite des eaux territoriales. Hitler est renseigné. II donne l’ordre de saborder le Graf von Spee. L’équipage, plus de 1000 hommes, est [65] débarqué, sauvé, et l’insaisissable corsaire de l’At-lantique Sud s’enfonce doucement dans le lit du Rio de la Plata. Le

Page 70: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 70

jeune commandant se suicidera s’étant auparavant enroulé, dira-t-on, dans les plis du drapeau impérial.

Bientôt, l’on vit défiler dans les rues de Buenos-Aires des gaillards vigoureux et frais comme tous les matelots de toutes les marines du monde.

Une contestation s’éleva quant au sort à leur réserver, entre l’am-bassade de Grande-Bretagne et les autorités argentines. Mon collègue souhaitait que tout l’équipage du Graf von Spee fût concentré et sur-veillé dans une île du Rio de la Plata.

Les Argentins, ayant soupesé l’appoint technique et matrimonial de ces jeunes hommes, presque tous ouvriers qualifiés, entendaient les faire engager par contrat dans diverses entreprises, avec l’espoir qu’ils se fixeraient en Argentine.

Des communiqués trop inspirés amenèrent le ministre des Rela-tions extérieures à rappeler que l’Argentine, puissance neutre et sou-veraine, avait seule qualité pour prononcer en l’espèce. À la demande de l’ambassadeur de Grande-Bretagne, j’intervins auprès du ministre, obtenant de sa mansuétude une solution mixte qui ne satisfaisait au-cune des parties. Les matelots du Graf von Spee nous mirent plus tard tous d’accord en s’échappant pour rejoindre, par petits paquets orien-tés, l’Allemagne.

Je m’attachai à maintenir l’union entre les Français d’Argentine qui commençaient à s’impatienter de la lenteur des opérations mili-taires et souffraient de l’indigence des nouvelles contradictoires. Car la guerre des ondes, à défaut de l’autre, s’intensifiait. Les sensibilités s’exaspéraient. Il m’apparaissait que la dignité commandait aux ci-toyens d’un grand pays en guerre et vivant à l’étranger, de dominer leurs réactions et de savoir attendre. Seule attitude virile et correcte.

Des failles s’ouvraient dans le bloc de notre colonie. Quelques Français déjà, et des moins représentatifs, s’agitaient dans le désir im-pudent de jouer un rôle auquel rien ne les préparait, de sortir de leur longue obscurité. Je les retrouverai plus tard. Nous en reparlerons. Les heures se traînaient, interminables et vides.

[66]Le 14 mai 1940, je reçus du quai d’Orsay un long télégramme si-

gné Baudouin qui, au nom de M. Paul Reynaud, me demandait de re-

Page 71: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 71

joindre Paris d’urgence et d’accepter la direction de notre ambassade à Bucarest.

Je télégraphiai aussitôt mon accord et pris le premier avion postal Rio-de-Janeiro, Natal, Dakar, Casablanca, Marseille, Paris. Les événe-ments se déclenchaient. La Pologne, la Hollande, la Belgique, tom-baient, Paris était menacé une fois encore. Le général Weygand appelé en hâte du Proche-Orient succédait au général Gamelin. Il portait tous nos espoirs. Avec lui, on se battrait. Et l’auréole de prestige nimbant le premier collaborateur de Foch nous illuminait de confiance. Contemplant sa fringante silhouette publiée dans tous les journaux du monde, on oubliait son âge, ne retenant que la promesse du génie.

Piloté par le pauvre et grand Reine au-dessus de l’océan, je débar-quai au Bourget en fin d’après-midi. Le lendemain de mon arrivée, j’allai me présenter rue Saint-Dominique à M. Paul Reynaud, passé du quai d’Orsay à la Guerre. Dans l’antichambre du ministre, divers per-sonnages s’affairaient en conciliabules d’augures. J’en reconnus quelques-uns. À quoi bon les nommer ? Les plus remuants devaient s’enfuir bientôt jusqu’aux rives de l’Hudson et, inébranlables, s’y dur-cir dans une sidérurgique intransigeance. Ils sont revenus.

Je fus introduit chez M. Paul Reynaud que j’avais vu une seule fois alors qu’il était Garde des Sceaux dans je ne sais quel ministère fan-tôme de la troisième agonisante. J’aimais son intelligence claire, vi-goureuse, son ardeur, tout ce qui faisait de lui dans la grisaille parle-mentaire un homme de style.

Je le trouvai affaissé, l’œil lointain, les tempes devenues blanches. II me dit qu’à mon endroit le gouvernement avait changé d’avis et que, ne rejoignant pas Bucarest, je devais me rendre d’urgence à Tu-nis. L’entretien tomba assez vite.

M. Paul Reynaud arpentait son cabinet de travail et comme se par-lant à lui-même, disait et répétait : « Les Boches ont du phosphore, les Boches ont du phosphore… » Puis : « Allez prendre les instructions de Daladier. » Je sortis assez décontenancé.

[67]Les choses devaient aller mal pour qu’un homme de la trempe de

M. Paul Reynaud donnât des signes aussi évidents de lassitude, d’ailleurs émouvants.

Page 72: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 72

Dans l’antichambre, les augures continuaient. Remue-ménage dans les pièces voisines. Baudouin que je croise me renseigne. Le général De Gaulle, qui venait d’être nommé sous-secrétaire d’État à la Guerre, installait ses services.

Je sors et, désireux d’autres impressions, je vais voir M. Louis Rol-lin, ministre des Colonies.

M. Rollin, calme, lucide, courageux, me parle de la situation. Il la juge ; elle lui paraît grave, mais non désespérée. Je pars réconforté.

De la rue Oudinot, je pousse jusqu’au 4 bis du boulevard des Inva-lides voir le maréchal Pétain, vice-président du Conseil des ministres, à qui j’avais été présenté lorsqu’il était ministre de la Guerre, dans le cabinet Doumergue. De le savoir là, mes inquiétudes finissent de s’apaiser.

Avec tous les Français, à l’époque, je vois en lui une garantie. Il me raconte une visite qu’il vient de faire dans une usine de guerre, en compagnie de M. Dautry, ministre de l’Armement. M. Dautry aurait précisé, s’adressant aux ouvriers, que dans deux ans, grâce à leur ef-fort, le rythme de production serait ce qu’il devait être. Le maréchal, devant moi, murmura ce monologue : « Dans deux ans, où en serons-nous ? Ces gens ne voient donc rien ? »

Je me retire et marche un peu. La Seine, le Cours-la-Reine, l’ave-nue Henri-Martin baignent dans un poudroiement d’or. Jamais Paris ne me parut si beau, si tendre.

Le lendemain matin, j’allai me présenter à M. Daladier, ministre des Affaires étrangères. Depuis longtemps, lors de ses débuts comme membre du gouvernement au ministère des Colonies, j’appréciai sa solidité ; les sonorités de bronze de sa voix de paysan rhodanien, sa culture et sa vraie bonhomie.

Il me parut quelque peu désabusé, peut-être irrité de cette mutation qui faisait de lui le négociateur désigné de la paix à venir, mais pour l’instant le confinait dans l’ombre. Un autre jouerait les Clemenceau.

[68]Il avait près de lui son directeur de cabinet, le ministre plénipoten-

tiaire Lagarde, intelligence brillante et nourrie. M. Daladier me confir-ma la décision du gouvernement. J’irai à Tunis. Je devais passer par

Page 73: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 73

Alger et conférer avec le général Noguès qui, tout en restant résident général au Maroc, était chef militaire du théâtre d’opérations de l’Afrique du Nord. J’étais, donc à un certain point son subordonné.

Entre-temps, 3 juin, des aviateurs allemands avaient bombardé Pa-ris. L’aérodrome du Bourget était inaccessible et notre avion s’envola d’un terrain de secours aux environs de Versailles.

Marseille-Alger où nous dûmes nous faire reconnaître au-dessus du cap Matifou.

Je vis aussitôt Noguès. Je le trouvai à son quartier général d’Alger (au lycée Ben-Akhnoun), dans son vaste cabinet tapissé de cartes d’état-major, alerte, sûr de lui, avide de combattre.

Dans son dispositif, m’expliquait-il, le point névralgique était la Tunisie, directement menacée par les rassemblements italiens. Nous n’avions que peu de forces à leur opposer, les meilleures troupes de Tunisie, dont la division d’Ardant du Picq, ayant été dirigées sur la frontière nord-est, en direction de la Belgique. L’essentiel était de cal-mer les appréhensions des Tunisiens souvent nerveux, d’affirmer que, quoi qu’il arrivât, nous nous opposerions à l’avance des troupes ita-liennes, et d’empêcher tout exode des populations que troublaient la propagande hitlérienne, les raids d’avions italiens, la marche fou-droyante des armées allemandes. Pour le reste, je devais rester en communication permanente avec lui. Il me faisait confiance. C’est de son avion personnel que je descendis sur le terrain d’El-Aouina, aux portes de Tunis.

Mon prédécesseur qui, dans le même poste, avait été un de mes successeurs, M. Erik Labonne, m’attendait. Il n’avait pas changé, tou-jours la même haute silhouette décharnée et fantomatique : melon, haut col, veston droit, canne, attributs rituels et anachroniques, l’intel-ligence paradoxale. Il allait rejoindre Moscou en qualité d’ambassa-deur.

Nous traversâmes Tunis qui me parut moins orientale que jadis, moins déversée dans la rue et anxieuse de menaces [69] pouvant se préciser. L’hôtel de la Résidence générale était curieusement truffé de sacs de sable, que je fis enlever dès l’envol de Labonne.

Page 74: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 74

Il me mit au courant de la situation générale et, fidèle à une de ses marottes, m’emmena visiter une exploitation de lignites dans la pres-qu’île du cap Bon.

Lui parti, j’allai rendre visite au bey de Tunis, le vieil Ahmed Bey avec qui j’avais travaillé de 1933 à 1936, que j’aimais beaucoup et dont il m’avait été donné d’apprécier le bon sens, l’ironie, la fermeté quand il en était besoin, toutes qualités jointes à une habile âpreté dans l’administration de ses biens personnels qui faisaient de lui un bon propriétaire rural de France, et un souverain estimable.

Il était assis dans son fauteuil à peine surélevé. Trône débonnaire. Le cérémonial n’avait pas changé. Toujours le même garde portant la chéchia, le court gilet des zouaves de Lamoricière, le pantalon rouge, image durable de lithographie en couleur vieille de soixante ans.

Je le trouvai soucieux et m’employai à le réconforter. Contacts im-médiats avec les élus, les chefs de service ; tournées dans la Régence pour raffermir un moral entamé ; entretiens avec le général Blanc, commandant supérieur ; avec l’amiral Esteva, préfet maritime de Bi-zerte, alors considéré comme une des illustrations de la vieille marine, et fanatique du service ; réunion du conseil des ministres du Bey que le résident général à Tunis doit présider.

En 1936, il comprenait les trois ministres tunisiens, le général, l’amiral, les directeurs de l’intérieur et des finances, comité réduit per-mettant un examen rapide des affaires.

Je trouvai une assemblée nombreuse. Quel chef de service, même secondaire, n’avait pas rang de ministre du Bey ? Née en 1936, au len-demain des élections, cette inflation des charges et qualités en laissait prévoir d’autres. En tout cas, les décisions traînaient à l’instant où leur urgence s’imposait. Bombardements trop nombreux d’avions italiens opérant à grande altitude et de ce fait heureusement imprécis. Il y eut tout de même des morts. Je priai ma femme de me rejoindre avec notre fille alors âgée de dix ans. Leur venue donna confiance. Nous [70] étions coupés de la métropole, et sans nouvelles ; il fallait main-tenir le moral dans l’ignorance de ce qui se passait. Puis nous rentrons en contact. Noguès me transmet les informations qu’il a reçues du gouvernement.

Page 75: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 75

Le 18 juin 1940, je prononce à la radio de Tunis l’allocution sui-vante :

« Tunisiens, Français, étrangers, amis de la France.et résidant en Tunisie,

Depuis notre dernier entretien, des faits graves se sont passés. Un nouveau gouvernement, que préside le maréchal Pétain, la plus pure figure des temps présents 3, s’est vu, sous la pression de circonstances inéluctables, obligé d’examiner dans quelles conditions il pourrait, honorablement, être mis fin à un carnage éventuel ne respectant ni femmes, ni enfants. Peut-être un jour prochain, la France, mutilée, mais plus glorieuse que jamais, devra-t-elle déposer les armes. Nos soldats, de leur sang, auront payé les imprévoyances et les sophismes de naguère. L’honneur reste. L’Empire aussi. Soixante millions d’hommes, des terres immenses que notre génie civilisateur tira des longues servitudes. Soixante millions d’hommes auxquels les colo-niaux, dont aujourd’hui, plus que jamais, je m’honore d’avoir été, ap-portèrent, malgré l’ignorance des foules d’esprit léger, l’opposition de doctrinaires obtus, contre tous les prophètes et les niais, la paix, la jus-tice, la santé. Cet Empire, conscient de ce qu’il nous doit, de ce que serait son sort s’il tombait demain sous le joug des barbares, se dresse dans une attitude de résistance, à la fois plein de courage et de grati-tude. Saluons.

Tous, en ce bastion de l’Afrique du Nord, colonne de l’Empire, nous devons de ne pas nous laisser abattre ; groupés derrière Son Al-tesse le Bey, nos chefs civils et militaires, nous devons [71] laisser aux lâches les paroles, les gestes d’affaissement. Et ceux qui ne trou-veraient pas en eux la force nécessaire doivent songer au destin qui les attend, si tout était perdu. Cette évocation, j’en suis sûr, les élévera au-dessus d’eux-mêmes, les rendra dignes des circonstances.

Personne ne doit ajouter foi aux nouvelles perfides, mensongères, quel qu’en soit le mode de diffusion, le plus souvent lancées par l’en-3 Nous sommes en juin 1940. Plus loin, extraits seront donnés des discours

prononcés le 10 juillet par les présidents Jeanneney, au Sénat, et Herriot, à la Chambre des députés, exprimant leur  vénération » au maréchal Pétain — et d’un article de M. Léon Blum paru dans Le Populaire du 3 mars 1939.

Page 76: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 76

nemi. Y croire, s’en montrer affecté, les propager, même sous réserve, facilite la propagande adverse — et met son auteur en posture de traî-trise. Dès qu’un fait de cet ordre viendra à ma connaissance ou à celle des autorités militaires, les sanctions prévues joueront, impitoyable-ment.

Je réitère mon interdiction à tous les services publics de préparer, d’envisager même leur évacuation. Dans ce cas, qui relève de mon appréciation, la révocation immédiate frappera le coupable. Les agents des services publics, dont je ne méconnais nullement la conscience professionnelle, doivent donner l’exemple ; ils le donneront. Les civils également, sauf autorisation expresse et circonstanciée du haut com-mandement, devront rester sur place. Leur départ les marquerait de honte.

Chacun doit se dire que les tentatives les plus insidieuses contre le moral des populations de la Régence seront perpétrées. Notre ennemi a besoin de mentir pour triompher. Ne faisons point son jeu. Rien n’est fini. Mais tout se paye.

Nous avons trop longtemps vécu dans l’égoïsme, le verbalisme, l’utopie où chacun trouvait sa commodité, certains même, plus que tous autres méprisables, leur profit. L’action est aux mains des hon-nêtes gens qu’anime le seul sens national. Ils sont légion, mais n’osaient se déclarer. Qu’ils se montrent, qu’ils s’imposent. Ils sauve-ront la Tunisie et sa mère crucifiée la France éternelle. »

Ces quelques paroles eurent un grand retentissement. Plus que je ne m’y attendais. Je reçus de nombreux télégrammes notamment de M. Puaux, haut commissaire en Syrie, de M. de Coppet, gouverneur général de Madagascar, du pauvre et cher Pierre Boisson, gouverneur général de l’Afrique-Occidentale [72] française, de M. Brunot, com-missaire de la République au Cameroun.

En termes à peu près identiques, mes collègues exprimaient leur volonté de poursuivre la lutte, estimant que l’armistice ne devait concerner que la métropole.

Ils offraient de se grouper autour du général Noguès, en sa qualité de commandant du théâtre d’opérations de l’Afrique du Nord. Dans certaines dépêches moins officielles, j’étais sollicité, en raison de mon discours sans doute, de prendre la tête de ce mouvement de résistance.

Page 77: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 77

J’y songeai, m’appliquant à dénombrer les chances de succès, les risques d’échec. Je ne pouvais rien faire sans l’accord de Noguès, grand chef militaire de l’Afrique du Nord ; lui seul avait la responsa-bilité et les moyens matériels de l’assumer. Il fallait avoir la flotte avec nous. Mais pouvait-on admettre que les Allemands, alors maîtres du ciel, assisteraient inactifs à l’exode de nos navires ?

Noguès fut douloureusement déçu quand il dut reconnaître l’im-possibilité de voir la flotte se rallier à lui.

C’est alors que le général Koëltz fut envoyé en mission à Alger par le gouvernement siégeant à Bordeaux.

Les Allemands n’avaient pas encore fait parvenir leur réponse à la demande d’armistice formulée par le maréchal qui en accord total avec ses ministres se serait refusé à poursuivre les conversations si Hitler avait marqué quelque exigence touchant l’empire et la flotte.

Le général Koëltz était chargé d’expliquer à Noguès pour quelles raisons le gouvernement français avait été amené à envisager la sus-pension des hostilités, et de s’enquérir sur place des ressources mili-taires de l’Afrique du Nord.

22 juin 1940. Noguès nous convoqua M. Le Beau, gouverneur gé-néral de l’Algérie, et moi. L’échange de vues eut lieu. Il en résultait que les effectifs avaient fondu par suite des prélèvements au profit de nos armées opérant en Belgique, ou à la frontière des Alpes, que le matériel dont nous disposions était périmé, que nous n’avions ni mu-nitions, ni possibilités d’en fabriquer.

Responsable de la Tunisie, marche orientale de l’Afrique [73] du Nord, en contact avec l’ennemi qui, depuis des années, ne dissimulait pas ses visées sur les territoires confiés à notre protectorat, je ne man-quai pas de préciser que les populations de la Régence n’admettraient jamais un armistice qui ne respecterait pas nos droits exclusifs ; et que moi-même je ne souscrirai pas à une convention menaçant si peu que ce fût notre situation politique en Tunisie.

De retour à Tunis, je télégraphiai à Bordeaux pour renouveler ma protestation. Je signalai que les Tunisiens et les Français ne cachaient pas leur « résolution, farouche, réfléchie de résister à main armée » à toute tentative d’implantation italienne. Je conclus : « Il n’y a qu’un moyen de garder l’estime des indigènes et la nôtre : c’est de rester

Page 78: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 78

dignes des grandes traditions nationales, de résister par toutes voies et moyens en fonction de l’intervention anglaise et de l’aide améri-caine… Tous civils et militaires, Français et Tunisiens, souhaiteraient continuer le combat pour l’honneur et le profit ultérieur de la France et de la République… »

Le général Koëltz retourna à Bordeaux, le 23 juin. Mes collègues de Rabat, d’Alger et moi-même, nous reçûmes du ministère des Af-faires étrangères un télégramme nous assurant que « l’hypothèse de l’occupation militaire, par une puissance étrangère, d’une partie quel-conque de l’Afrique du Nord est exclue. »

Le général Noguès se résigna. Je l’ai vu à cette époque. De nous tous, c’est lui qui souffrit le plus de cette nécessité que rendaient iné-luctable l’insuffisance de nos moyens de défense et son esprit d’abné-gation, son respect inné d’une discipline, à laquelle, vrai soldat, il se soumit. Jusqu’au dernier moment, il avait lutté. Il avait même proposé au gouvernement d’envahir le Maroc espagnol pour tenter d’empêcher le débarquement des Allemands et avait, à cet effet, commencé à grouper quelques unités. Le Conseil des ministres rejettera ce projet, par trop aventureux, et qui aurait eu pour conséquence la plus certaine d’amener l’Espagne à nous déclarer la guerre et à ouvrir ses frontières aux panzerdivisionnen. La présence signalée d’officiers allemands en gare d’Irun, venus pour préparer le passage des blindés, justifiait ces [74] inquiétudes et devait inciter à la réflexion. Cette saine apprécia-tion des circonstances sauvera l’Afrique du Nord que l’armistice, si-gné quarante-huit heures plus tard, confiera à notre garde, ainsi que notre flotte, jusqu’en novembre 1942. Les événements ont prouvé que la résignation en 1940 des autorités civiles et militaires de l’Afrique du Nord, si pénible qu’elle fût, était la seule attitude de clairvoyance patriotique.

C’est de l’Afrique du Nord, conservée grâce à l’observation stricte des clauses de l’armistice nous en imposant la défense contre toute entreprise, c’est de l’Afrique du Nord parcourue, maintenue en confiance, vivifiée par le général Weygand, délégué général du gou-vernement, c’est de l’Afrique du Nord dont les populations résistèrent à la propagande infernale de Hitler, c’est de l’Afrique du Nord restée fidèle à la métropole occupée, que partirent les armées de la libéra-tion.

Page 79: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 79

Dans une instruction secrète du dimanche 4 août 1940, le maréchal Pétain prescrivait (dans le cas où l’armistice serait rompu) à l’amiral Darlan de rejoindre immédiatement l’Afrique du Nord et d’y préparer notre rentrée en guerre aux côtés des Alliés.

Instruction du 4 août 1940. Arrivée à Alger de l’amiral Darlan, 5 novembre 1942. Assassinat de l’amiral Darlan, 24 décembre 1942.

Le 27 juin 1940, le général De Gaulle m’avait envoyé le télé-gramme suivant :

« 27 juin 1940 à 14 h. 55.Immédiate — Monsieur Peyrouton

Résident général-TUNIS

État britannique-London.Vous suggère faire partie immédiatement du Conseil de Défense

de la France d’outre-mer but organiser et relier tous éléments de résis-tance française dans Empire et en Angleterre stop Suis en mesure diri-ger sur votre territoire matériel américain déjà chargé et en route ou tout autre que vous demanderez. [75] Devant perte de l’indépendance du gouvernement de Bordeaux, il nous appartient de défendre honneur et empire français ; respectueux dévouement. — Général DE GAULLE. »

En admettant qu’il eût été de mon goût d’abandonner mon poste, la connaissance que j’avais de la mission Koëltz m’eût fait un devoir de rester où j’étais.

L’Afrique-Équatoriale entra en dissidence et ce fut très bien ainsi. Mais elle était hors d’atteinte des Allemands. Ce qu’elle représentait au point de vue stratégique, économique, militaire, n’était rien à côté de l’Afrique du Nord. Elle put donc jouer son rôle individuel sans que fût compromise la cohésion de l’Empire dont la carte sagement réser-vée fut jetée sur le tapis au moment décisif.

Page 80: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 80

En remettant la Légion d’honneur à la ville d’Alger, le président de la République consacra son rôle éminent dans la résistance. Elle put le jouer au plus grand bénéfice des Alliés parce que, repoussant toute sollicitation, elle était restée elle-même, dans la ligne droite, à la tête de l’Afrique du Nord, depuis l’armistice jusqu’à sa rupture.

L’armistice fut accepté en Tunisie avec des sentiments divers. La masse tunisienne n’en fut pas trop affectée. Il lui suffisait que l’Italie ne remplaçât pas la France. Ayant cette assurance, elle vit surtout dans la suppression des hostilités, l’arrêt des bombardements, le retour à la vie normale. Il n’y eut aucune manifestation qui pût laisser craindre que nos protégés, toujours sensibles au succès des armes, parce que musulmans et hommes, profiteraient de la situation pour s’éloigner de nous. Au contraire. Les anciens combattants tunisiens de la Grande Guerre se joignirent, spontanément, à leurs camarades français, qui avaient décidé de s’unir en un défilé pour marquer leur affliction et leur espoir.

Cette démonstration, dirigée par Mgr Gounot, archevêque, primat d’Afrique, ancien combattant, se déroula dans un silence plein de di-gnité. La grand-messe fut suivie par une foule immense, assemblée dans la cathédrale de Tunis. Dans les milieux européens, la très forte majorité s’inclina avec [76] plus ou moins de révolte devant la desti-née, rendant responsable de notre défaite les gouvernements précé-dents, accusés d’imprévoyance. Tous espéraient que la France, enfin sortie de son insouciance, de sa torpeur, comprendrait la leçon, se donnerait les institutions vigoureuses et souples depuis longtemps dé-sirées.

L’armée d’Afrique était profondément affectée, mais ne doutait pas d’elle-même, attribuant notre échec à la carence des autorités qui auraient dû nous doter du matériel nécessaire et ne pas tolérer la pro-pagande antimilitariste qui n’avait fait que croître entre les deux guerres. Elle n’a jamais douté qu’un jour elle retournerait au combat.

La présence au gouvernement du maréchal Pétain affermissait les cœurs. Je reçus avec émotion de la part de Son Altesse le Bey, des élites tunisiennes, des témoignages d’affection et de confiance qui s’adressaient à la France. La vie reprit dans cette atmosphère d’allége-ment et de tristesse qui marque la fin des catastrophes.

Page 81: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 81

On me signala très vite les activités spéciales de quelques agents consulaires britanniques qui s’efforçaient, déjà, de dissocier la France et son gouvernement. Ils entraient en contact avec certains fonction-naires, leur promettant des avantages de carrière, des compensations, s’ils abandonnaient leurs postes et rejoignaient Londres. Ces tenta-tives de débauchage restèrent sans effet ; et quand l’opinion publique connut ces manœuvres, elle marqua sa désapprobation.

Il apparut à tous que la Grande-Bretagne que nous admirions pour son invincible ténacité, la prestigieuse leçon de grandeur et de droiture que, depuis deux siècles elle donnait au monde, se reniait elle-même, dans un manquement douloureux.

L’attentat de Mers-el-Kébir, perpétré contre des navires immo-biles, sans défense, la canonnade du Dunkerque, furent sévèrement jugés. À d’autres plus aptes le soin d’établir si ce geste, indigne de la Grande-Bretagne, fut spontané ou lui fut inspiré par certains émigrés dont la loi sera désormais de combattre leurs frères restés en terre française ; à d’autres [77] de prouver que la Grande-Bretagne agit dans un moment de nervosité ou en pleine conscience, en froide déter-mination.

Je me borne à noter la réaction des Tunisiens. Elle ne fut pas favo-rable au gouvernement de Sa Majesté. Ce jour-là, un fossé se creusait entre les Anglais et les Africains. Il faudra de longs mois pour le com-bler. J’en étais affligé plus que quiconque, comme descendant par ma mère d’une famille d’Aberdeen, ayant été élevé dans le culte de l’Em-pire britannique.

Puis, j’appris par télégramme ma nomination de secrétaire général au ministère de l’Intérieur. Je ne comprenais pas. Ayant toujours servi à l’extérieur, évoquant aussitôt la douloureuse aventure de mon beau-père, le président Malvy, ministre de l’Intérieur en 1914, persuadé qu’en temps de crise nationale, les ministres et les hauts fonction-naires de l’Intérieur sont, par avance, sacrifiés, j’hésitai à accepter. En outre, j’étais ambassadeur de France, j’avais été trois fois résident gé-néral. Le poste qu’on m’imposait, fort honorable au reste, ne corres-pondait ni à mon âge, ni à mes titres. Je m’en ouvris à Noguès. « Nous sommes en guerre ; il y a plus de responsabilités là-bas qu’ici ; vous devez accepter. » Je télégraphiai donc mon acquiescement, sans en-

Page 82: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 82

thousiasme, mû par cet esprit de discipline qui m’a toujours inspiré au cours de ma carrière.

J’étais remplacé par l’amiral Esteva dont le destin sera tragique. J’avais eu avec lui, au cours de ma brève mission à Tunis, de bons rapports. Homme de devoir, soldat dans le sens le plus respectable, le plus guindé du terme, d’une conscience, d’une pureté médiévales, il sera amené par les événements à prendre des positions discutables et condamnées. Peut-être n’était-il pas préparé à assumer les responsabi-lités dont on le chargea, au nom de la fraternité du Borda. Qu’il ait péché par ignorance, par candeur, c’est possible. Dans l’oubli de ses devoirs, certainement pas. Il m’accompagna à Bizerte où je m’embar-quai à bord d’un gros hydravion de 1a Marine.

Le général d’aviation d’Harcourt, nommé secrétaire général [78] à la jeunesse, était du voyage. À Hyères, où je changeai d’avion, je fus victime d’un accident dû à l’imprudence du pilote militaire. Évanoui, je fus transporté à l’hôpital maritime de Toulon et opéré aussitôt. Douze jours plus tard, je débarquai à Vichy, mal en point.

J’entrai dans la danse.

Page 83: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 83

[79]

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Chapitre IIIVICHY

Retour à la table des matières

Dès l’arrivée, une pensée, une impression d’ensemble s’impo-saient. Pourquoi avoir fait de Vichy, ville d’eaux internationale, mais seulement ville d’eaux, la capitale politique de la France ? Pourquoi pas Lyon, Toulouse, Aix-en-Provence, Clermont-Ferrand, encore dans la zone libre, vieilles et glorieuses cités, au passé d’émouvant symbo-lisme, métropoles de l’art, de la pensée, du travail, sœurs cadettes de Paris, du même sang ? Au lieu de Vichy, caravansérail pour glandu-laires détériorés ? Et si charmantes que soient les rives de l’Allier, les bords du Rhône, de la Garonne, plus majestueux, plus expressifs, au-raient dû fixer le choix de ceux qui délibérèrent de l’emplacement de la capitale accidentelle. Des versions diverses circulaient.

M. Laval, châtelain de Châteldon, à 20 kilomètres de Vichy, aurait apprécié cette proximité, grâce à laquelle il pouvait, chaque soir, s’en retourner chez lui. M. Baudouin à qui j’en parlai un jour me dit : « Nous avions d’abord pensé à Lyon. Le Maréchal n’a pas voulu du voisinage constant de M. Herriot, » qu’il considérait comme le héraut disert d’une démocratie verbeuse, scolastique et quelque peu dé-braillée.

Une explication de fait semble la meilleure. Il y avait de très nom-breuses administrations à loger. Vichy, cité hôtelière, offrait à cet égard toutes les commodités. Les palaces s’y côtoient. Les relations

Page 84: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 84

entre services seraient facilitées. Mais cette décision m’a toujours paru regrettable. Nous étions comme campés. De notre établissement se dégageait un sentiment [80] de précarité. C’était donner prise à des calembours trop faciles : Vichy-État par exemple. Et encore une fois, si flatteuse et mondiale que soit la réputation de Vichy, par ailleurs ville agréable en ses ombrages, nous étions nombreux à sentir qu’un autre lieu de France eût été plus indiqué pour remplir cet office histo-rique d’héritière de Paris.

Vichy devait à sa promotion inattendue d’être surpeuplé. Bai-gneurs, médecins, parlementaires, avocats célèbres, journalistes, femmes de théâtre et du monde, habitants du cru, militaires de tous grades, — que de généraux et d’amiraux ! — fonctionnaires, magis-trats, policiers, se croisaient, se coudoyaient, se compénétraient en allées et venues qui me paraissaient bien un peu trop allègres. Confu-sion bourdonnante où s’élaboraient des projets de vengeance différée ou de profits immédiats, où se précisaient des ambitions surprenantes, polyvalentes, jacassantes ou murmurées. Vue kaléidoscopique, combi-naison de foyers de théâtres subventionnés, de couloirs de la Chambre, de champs de courses et de foire d’empoigne. À laquelle d’ailleurs s’apprêtaient à participer des gaillards qui, depuis, s’en sont vaillamment défendus.

Le ministère de l’Intérieur occupait les salles et dégagements du casino. La grande salle de baccara servait de cabinet à M. Adrien Mar-quet, alors ministre de l’Intérieur.

Nous sommes au 12 août. J’allai me présenter à mon chef direct. Je le retrouvai persévérant dans son être, l’œil flamboyant, admirable-ment habillé, d’une élégance chaloupée de beau gosse des Quin-conces, la voix profonde, bien conduite, une musique d’accordéon faubourien et maîtrisé. Excellent homme, d’une incontestable intelli-gence, généreux, d’une honnêteté totale dont, avec tous ceux qui furent ses collaborateurs, je puis me porter garant. Il avait été un ad-ministrateur municipal heureux, aimé, aux exigences souriantes. C’était son principal titre. Il en est peu de plus démonstratifs. Et quand Marquet consentait à remiser un esprit de gouaille qui n’ajoutait rien à sa valeur, il jugeait hommes et événements, avec une admirable clair-voyance. À plusieurs reprises, je l’ai entendu, en des anticipations pit-toresques et substantielles, prévoir ce qui s’est passé de longues an-nées plus tard.

Page 85: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 85

[81]En 1945, je le retrouverai à Fresnes, avec la même allure stricte

que dans sa mairie, égal d’humeur et plein de dignité. Il ne me cacha pas que je n’aurais pas grand-chose à faire, ce dont je me doutais par avance, et désapprouva cette tendance déjà marquée du maréchal à éloigner les parlementaires, quelle que fût leur opinion, sa docilité, apparente au moins, à suivre les suggestions de certains membres de son entourage immédiat, camelots du roi plus ou moins camouflés ; car il y en avait à Vichy comme à Londres.

Quand beaucoup plus tard, certains de ses collègues accuseront Marquet d’avoir participé à une opération menée contre les institu-tions représentatives, ils se tromperont de bonne ou de mauvaise foi. De même en ce qui concerne M. Laval, dont je crois avoir plus que quiconque le droit de parler, et qui, malgré certaines déclarations tin-tamarresques sur la mort d’une république déterminée, garda toujours au fond de son cœur, s’en ouvrant à ses familiers, la nostalgie de l’électorat, de ses pompes et de ses œuvres. Les « copains » — c’était son terme habituel — lui tenaient au cœur. Des personnalités dignes de foi me dirent à l’époque que la persistance de ces vieilles amitiés, sa fidélité foncière à un régime qu’on l’accusera d’avoir escamoté, n’étaient pas incompatibles, au moins en 1940, avec un vaste projet qu’il aurait nourri de constituer avec l’URSS, l’Allemagne, l’Italie une sorte de Directoire de l’Europe continentale au sein duquel la France eût été comme le cerveau moteur, et l’arbitre reconnu.

De chez Marquet, je montai chez Pierre Laval. Lui, je le connais-sais bien, ayant à plusieurs reprises relevé de lui quand il était au quai d’Orsay. Il occupait, avec ses collaborateurs personnels, le premier étage de l’hôtel du Parc. Quémandeurs, informateurs, électeurs fi-dèles, se pressaient dans le couloir devenu antichambre. M. Laval en son cabinet, pièce étroite, était assis et fumait sans arrêt des cigarettes à l’âcre fumée, dans une attitude méditative et concentrée de Bouddha immobile, nimbé d’effluves tabagiques.

Toujours le même, lui aussi avec la mèche rebelle, l’œil oblique et coulant, la cravate naguère blanche dont l’immutabilité exaspérait tant le maréchal, les mains longues, [82] aériennes, très belles, amorçant des arabesques ininterrompues. Il parlait d’une voix assourdie. « Ils en ont fait de belles… Ah ! les… Et puis, vous savez, ils s’en f… Ils ne

Page 86: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 86

pensent qu’à s’planquer. À présent il faut tout r’faire. Sans eux. Allez voir le maréchal. Au r’voir. » L’audience était terminée.

Je montai à l’étage supérieur, celui du maréchal. Le vieil et grand huissier de l’Élysée, protocolaire, penché, mélancolique, continuait son office.

Et je fus introduit chez le maréchal, dans une chambre minuscule, un « salon » à en croire les prospectus emphatiques du brave Aletti, où régnait un ordre monacal.

De le voir là, si robuste malgré l’âge, les effroyables responsabili-tés dont l’avait chargé un mois plus tôt l’Assemblée nationale, ordon-natrice de son propre enterrement, m’émut au-delà de toute expres-sion. Le cardinal Gerlier dira : « Pétain c’est la France. » En tout cas, les espérances des Français meurtris aboutissaient alors là, ondes invi-sibles de ferveur.

Pas un mot de la défaite, de ses causes, de ses effets, de ses agents. Une politesse exacte et formaliste de survivant de l’ancien régime. Né sous l’Empire, Saint-Cyrien sous l’ordre moral, officier poursuivant pendant près d’un demi-siècle, de garnison en garnison, une carrière obscure, malgré les stages à l’état-major et la chaire de l’École de guerre, marqué par l’âge de la retraite en 1914, puis atteignant en quatre ans les sommets de la gloire mondiale, magnifié par Clemen-ceau, Paul Valéry, la nation entière, toujours disponible pour toutes les missions militaires, diplomatiques, De Gaulle écrira de lui :

« Surtout un chef a paru qui inculque à l’armée l’art du réel et du possible.

Du jour où l’on dut choisir entre la ruine et la raison, Pétain s’est trouvé promu. Excellent à saisir en tout l’essentiel, le pratique, il do-mine sa tâche par l’esprit. En outre, par le caractère, il la marque de son empreinte. Entre ce personnage lucide et l’action sans surenchères qui requièrent, désormais, le combat et les combattants, l’harmonie est si complète qu’elle semble un décret de nature. D’ailleurs, la [83] confiance prend parti pour un maître dont on sait qu’il a dédaigné la fortune des serviteurs. » La France et son armée (p. 274).

Pétain réserve suprême de la France aux abois, à quatre-vingt-quatre ans, était là, assis derrière une petite table, s’attachant, de ses mains larges de nordique musclé, à déplacer par approches impercep-

Page 87: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 87

tibles, crayons et porte-plumes pour un alignement irrécusable. On a tout dit du regard du maréchal. Pomaret et Cot, nommément, s’en ins-tituèrent les laudateurs.

Le maréchal m’interrogea sur l’Argentine, la Tunisie ; il me dit qu’il comptait sur moi pour réaliser au côté de M. Marquet les tâches pénibles qui nous incombaient, spécialement l’entretien, le rapatrie-ment des innombrables réfugiés du Nord et de l’Est, Belges et Fran-çais — plus de six millions — campant au long des routes en un désordre indescriptible, caravanes douloureuses, chassées par l’enva-hisseur, encore tout apeurées.

Tous, nous devions travailler à la limite de nos forces pour re-mettre de l’ordre dans le pays, le refaire, agir en sorte que jamais plus, nos enfants ne connaissent ce que nous venions de subir.

Il se leva, très droit, m’accompagnant jusqu’à la porte de son salon, calme, digne, ayant au cours de notre entretien réduit ses gestes et ses propos à l’essentiel, maître de lui, marmoréen.

Je fis la tournée des ministères. Partout, j’avais la même impres-sion de travail repris dans l’appareil extérieur des vieilles normes. Mais des services annexes, ou restés à Paris isolés, sans directives, s’affirmaient dans une intelligente adaptation. De nombreux fonction-naires n’avaient pu rejoindre Vichy. Les archives étaient incomplètes, bouleversées, d’autres avaient disparu. Mais chacun s’appliquait dans le sentiment de ses responsabilités accrues.

Ministres, directeurs, agents de tous grades savaient les difficultés incroyables qu’ils devraient surmonter. Tous avaient mesuré leur ef-fort. Tous ne pensaient qu’à l’avenir, [84] avec l’espoir qu’il rachète-rait le passé, qu’un jour enfin la France serait tranquille, heureuse.

Le contraste était émouvant entre les pièces, les ameublements en série de ces hôtels, prodiges de frivole impersonnalité, et l’effort de tous ces hommes y résidant, devenus graves, plus résolus que jamais devant l’ampleur de la catastrophe nationale.

Deuxième semestre 1940 : l’administration française ne fut jamais aussi utile, aussi respectable, aussi vigilante. Les populations s’adres-saient à elle comme à un génie tutélaire. Les contacts quotidiens entre administrés et fonctionnaires, s’enrichissaient de mutuelle confiance.

Page 88: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 88

Le caractère pathétique de certaines situations, la nécessité des solu-tions, à peine de ruine, de mort parfois, obligeaient ceux chargés d’ar-bitrer, de pourvoir, de décider, à de continuelles improvisations.

L’administration, dépouillée de tout formalisme, s’assouplissait, s’humanisait, dans le seul souci d’alléger ces souffrances indicibles et de faire face à toutes les éventualités. La France reprenait ; la machine recommençait à tourner. Elle tournera jusqu’à la libération malgré tout, contre tout : le dispositif aura fait ses preuves. Les successeurs n’auront qu’à s’en emparer. Bénéfice de la présence ininterrompue.

Je m’installai dans mon fauteuil de secrétaire général. La pensée du maréchal et de ses conseillers politiques en nommant dans chaque ministère un secrétaire général et en lui conférant un caractère institu-tionnel, — alors que sous la Troisième République, les secrétaires gé-néraux, dignitaires instables, naissaient et disparaissaient en même temps que le poste, à la volonté de leurs ministres — avait été d’assu-rer la permanence contre une instabilité ministérielle devenue chro-nique, congénitale, de faciliter le contrôle réel des diverses directions, de les coordonner, d’établir une doctrine, de libérer les ministres des besognes d’administration secondaires, de leur permettre enfin d’être des hommes de gouvernement, ayant le loisir de méditer et licence de décider après vraie réflexion.

La formule postulait un accord total entre ministre et [85] secré-taire général. L’esprit de discipline, de déférence, dans lequel avaient été moulés les hauts fonctionnaires de la vieille école garantissait le fonctionnement du nouveau système. D’ailleurs le ministre, tout en maintenant la fonction organique de secrétaire général, n’aurait eu qu’à en changer le titulaire. Mes rapports sur ce point comme sur les autres avec Marquet furent faciles.

Nous avions l’un et l’autre d’autres soucis en tête que de défendre certaines prérogatives. Son directeur de cabinet était Max Bonnafous, ancien maître de conférence à la Faculté des Lettres de Bordeaux, so-cialiste de gouvernement, apprécié de Blum, commentateur de Jaurès, petit homme chevelu et replet, de vaste savoir et d’aimable com-plexion. Il sera bientôt préfet de Constantine, un des meilleurs que ce département algérien ait connus, puis préfet de Marseille, ministre du ravitaillement, puis inculpé en vertu de l’article 75, de ce fait encou-rant la peine capitale, pensionnaire de Fresnes, enfin bénéficiaire d’un

Page 89: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 89

non-lieu qu’il aura attendu longtemps comme tant d’autres, entre quatre murs, derrière neuf barreaux, avec le sourire.

De hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, trop engagés dans certaines combinaisons de la IIIe République, avaient été mutés et remplacés. Tous avaient reçu de sérieuses compensations. Le maré-chal leur gardait sa sympathie. Mais il avait jugé que, par leur com-portement antérieur, leurs méthodes de travail, leurs conceptions même, ils ne présentaient pas la garantie exigible pour la politique de refonte qu’il envisageait et dont l’Assemblée nationale, par un vote massif, lui avait confié l’initiative.

J’en vis quelques-uns avant leur départ. En général, ils comprirent et firent, un temps au moins, ce qu’ils devaient faire. Je reçus, en par-ticulier et plus longuement, M. Imbert, directeur du contrôle, inspec-teur général des services administratifs, maintenu par le maréchal à son poste de confiance, type estimable de grand commis, qui mit toute son expérience et son dévouement à faciliter la transformation des ser-vices, à préciser les nouvelles directives, bref à réaliser une révolution bureaucratique, la plus difficile de toutes les révolutions.

[86]Je lui exposai ce qui était, quant à la politique intérieure, la doc-

trine du gouvernement, non pas dans l’immédiat, mais pour l’avenir, lorsque sur ce point comme sur tous les autres, nous n’aurions de compte à rendre qu’à la Nation souveraine.

Je lui parlai d’un gouvernement fort, émanant des élites et des masses de la Nation, assuré de ses lendemains, apte à régler les ques-tions fondamentales jusqu’ici traitées par prétérition ou toujours diffé-rées, réaliste et soutenu par un idéal indiscuté sur lequel tous les ci-toyens seraient d’accord ; je lui parlai d’une administration compé-tente, incorruptible, au service des contribuables, s’honorant d’être la première servante du pays, bref, d’une République moderne, large, audacieuse et prudente, ferme et généreuse, — authentiquement fran-çaise.

Il me laissa dire et m’ayant écouté, prit la parole à son tour : « En somme, vous voulez que la France soit gouvernée ; en principe, vous voyez juste. Mais il y a si longtemps qu’elle en a perdu l’habitude ! Et

Page 90: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 90

d’ailleurs, y tient-elle ? Vous échouerez dans la mesure où vous avez raison ; ce qui, d’ailleurs, ne nous empêchera pas d’essayer. »

J’eus dans la suite de multiples occasions d’évoquer cette prophé-tie d’une clairvoyance désabusée.

Nous étions quelques-uns, appelés à Vichy, qui n’avions pas assis-té aux discussions et votes ayant marqué la disparition de la troisième république et l’avènement du maréchal. Autant par curiosité que pour connaître la nature intime et la genèse de l’expérience à laquelle nous participions, nous nous attachâmes, au moins quelques-uns, à recons-tituer les faits, par lecture de textes encore tout chauds et enquêtes personnelles auprès des acteurs du drame, la plupart présents.

Et d’abord l’armistice. Comment en était-on arrivé là ? Comment la France et l’Angleterre avaient-elles pu être mises si rapidement hors de cause ? La France par la signature d’une convention que d’aucuns plus tard déclareront évitable, déshonorante, que d’autres et non des moindres, M. Churchill en tête, reconnaîtront inéluctable, autorisée par notre alliée britannique et finalement bienfaisante ; la Grande-Bre-tagne par le retrait précipité de ses troupes du continent, au moment [87] de la ruée allemande sur Dunkerque, nous laissant seuls pour su-bir le choc ?

M. Paul Reynaud venait d’être nommé président du Conseil. Il avait obtenu une voix de majorité : « Et maintenant, lui avait dit Man-del, sérieusement, il ne vous reste qu’à gouverner. »

M. Paul Reynaud aussitôt, s’était envolé vers Londres. Nous avions pu lire dans les journaux une déclaration faite à la presse à Londres, le 28 mars 1940, impliquant un accord qui ne fut jamais sou-mis à la ratification des Chambres. Aux termes de ce communiqué, le gouvernement de la République française et celui du Royaume-Uni s’engagent mutuellement à ne négocier ni conclure d’armistice ou de traité de paix durant la présente guerre, si ce n’est d’un commun ac-cord.

Ce texte fondamental prévoyait, après le rétablissement de la paix, une communauté d’action dans tous les domaines, aussi longtemps qu’elle sera nécessaire pour la sauvegarde de la sécurité et pour la reconstitution, avec le concours des autres nations, d’un ordre inter-

Page 91: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 91

national assurant, en Europe, la liberté des peuples, le respect du droit, et le maintien de la paix.

Cet accord traduisait une aspiration confuse des Français inquiets. Dans la mesure où il fut connu, il renforça la situation de M. Paul Reynaud. Malgré les événements militaires peu favorables, l’élimina-tion accélérée de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg, le pré-sident du Conseil répétait : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. »

Nous arrivons au 10 mai 1940.Le 13, le front franco-anglais est percé entre Namur et Sedan.

Beaucoup plus tard, M. Pertinax écrira : « Gamelin a saisi l’ampleur de la défaite dans la soirée du 15 mai, vers 8 h. 30. » Et M. Pertinax d’ajouter cette déclaration que le général Gamelin aurait faite à M. Daladier : « Entre Laon et Paris, je ne dispose pas d’un seul corps de troupes. Oui, c’est la destruction de l’armée française. »

Dès le 16 mai, M. Paul Reynaud à la tribune de la Chambre décla-rait : « Le temps que nous allons vivre n’aura peut-être rien de com-mun avec celui que nous venons de vivre. Nous serons appelés à prendre des mesures qui auraient paru [88] révolutionnaires hier. Peut-être devrons-nous changer les méthodes, les hommes. » Puis il donne des ordres pour préparer le départ du gouvernement et des administra-tions.

Les archives des Affaires étrangères sont brûlées. Les trésors de notre diplomatie, les pièces les plus augustes de notre longue histoire se dissipent en fumée, consumés dans une hâte inexplicable, à moins d’admettre une première vague d’affolement, mauvais présage, ou suivant certains, le souci de supprimer certaines preuves.

M. Herriot, le 18 mai 1940, comme président de la Chambre des députés, prononce : « La Chambre voudra sans doute laisser à son pré-sident le soin de la convoquer lorsque le gouvernement aura une com-munication à lui faire. »

Plus tard, on reprochera au maréchal Pétain et à ses ministres d’avoir étranglé la république.

Qu’était la république à cette époque ? Qu’est-ce qu’elle reste pour la majorité des Français ? Par quoi s’exprime-t-elle ? Par la Chambre des députés surtout. Et c’est le président de la Chambre des députés

Page 92: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 92

qui, au lieu d’exalter le moral de ses collègues, de les hausser dans la conscience de leurs responsabilités, à l’heure où la Patrie est en dan-ger, c’est le président qui met en vacances illimitées la représentation nationale.

M. Paul Reynaud, seul désormais, avec son gouvernement, à porter le poids de la guerre, annonce le 18 mai par radio que le maréchal Pé-tain est nommé vice-président du Conseil des ministres. Il n’est plus confiné dans les fonctions honorables, mais passives de ministre d’État comme il en avait été d’abord question. Il est aux côtés de M. Paul Reynaud qui l’a choisi ; il devient, de par ce choix, un des membres les plus actifs du gouvernement ; il est le successeur désigné dans le cas où M. Paul Reynaud abandonnerait le pouvoir.

Le 21 mai, devant le Sénat, M. Paul Reynaud déclarait : « Sur le plan de la conduite de la guerre, il existe entre le maréchal Pétain, le général Weygand et moi-même, une communauté d’idées totale. »

Le 5 juin, la bataille de France est commencée. Le 6 juin, M. Paul Reynaud dans une allocution radioffusée, vantant [89] l’héroïsme des défenseurs de Dunkerque et de leur chef l’amiral Abrial — plus tard condamné à dix ans de réclusion — ajoute : « Les responsabilités, nous en portons tous autant que nous sommes, chacun de nous, cha-cun de vous, chaque élu, chaque électeur. Le premier de nos devoirs est de reconnaître nos propres torts. Dans leurs gouvernements succes-sifs et dans leur esprit public, les démocraties ont depuis longtemps manqué de clairvoyance et d’audace. L’idée de patrie, l’idée de valeur militaire ont été trop négligées. »

Le maréchal, dans ses messages qui, depuis et pour les besoins de la cause, furent présentés comme un bréviaire de trahison et de fas-cisme, n’a jamais dit autre chose. Il est à l’Île d’Yeu et Reynaud à Strasbourg.

Militairement, les choses vont de plus en plus mal. Le général Gort s’embarque avec son armée à destination de l’Angleterre, malgré les appels et les rappels du général Weygand. Le front sur la Somme et l’Aisne est crevé. Paris menacé. Le gouvernement s’en va vers Tours.

Mussolini, le 10 juin, chacal à l’affût derrière le grand fauve en chasse, nous déclare la guerre. Le général Weygand malgré le poids de la bataille dont l’intensité s’accuse, se tient en contact avec le gou-

Page 93: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 93

vernement, jour par jour. Il ne peut cacher la gravité de la situation que plus personne d’ailleurs n’ignore.

Il n’est déjà plus question de stratégie, de combats ordonnés, de manœuvres, mais des réactions locales d’éléments dispersés, fauchés, tailladés, s’accrochant plus ou moins au sol, submergés par un déluge d’acier.

Les réfugiés en théories misérables encombrant les routes, para-lysent les unités militaires dans leurs marches : cibles s’offrant aux bombardiers allemands, maîtres du ciel. L’heure du carnage sonne. Les foules, dolentes, attendaient la fin.

Le 12 juin, le général Weygand, appelé trop tard, et promis à une mission de sacrifice — il en avait conscience, mais il l’avait noble-ment acceptée — déclara que le gouvernement « doit adresser sans retard au gouvernement allemand une demande d’armistice ».

M. Albert Kammerer écrira : « La défaite était consommée avant sa prise de commandement. »

[90]On avait déjà parlé d’armistice et même de paix. Au comité de

guerre du 25 mai 1940, M. Albert Lebrun et M. Paul Reynaud, sa-chant à quoi s’en tenir, avaient prononcé le mot. Juste appréciation de la conjoncture par eux et non pour eux « prescience vraiment trou-blante ». Mais la convention franco-anglaise du 28 mars liait M. Paul Reynaud. Il pouvait parler de cette éventualité. Il ne pouvait la retenir.

Le général Weygand à cette date, 25 mai 1940, gardait encore quelque espoir de redressement. C’est quand il estima impossible toute solution militaire que, le 12 juin, il reprit le mot à son compte. Mais la convention du 28 mars liait toujours Paul Reynaud.

Le général Weygand, comptable du sang français, mettait Reynaud en face de ses responsabilités. M. Paul Reynaud n’ignorait rien de notre situation militaire, mais il ne voulait pas demander à Churchill de lui rendre sa parole avant d’avoir tout tenté. Et l’on parla « du ré-duit du Cotentin » d’abord, du « réduit breton » ensuite.

Le général Huntziger que j’interrogeai un jour sur ce point n’a pu me dire si l’idée d’un repli des dernières forces françaises dans ces presqu’îles éminemment vulnérables, était de M. Paul Reynaud ou

Page 94: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 94

d’un de ses conseillers ? En tout cas, M. Paul Reynaud envisagea le remplacement du général Weygand par le général Huntziger qu’il es-pérait gagner à la politique des « réduits ».

Le général De Gaulle servit d’intermédiaire, entre le chef du gou-vernement et le général Huntziger. Celui-ci, éberlué et clairvoyant, avait montré les dangers de cette opération qu’il qualifia plus tard de-vant moi « d’insane ». Car enfin, les derniers effectifs militaires se fussent jetés dans la nasse. Pourquoi ? Pour faciliter le passage en An-gleterre du gouvernement de M. Paul Reynaud ? Cela était de la poli-tique. Le général Huntziger, consulté comme chef de l’armée sur le caractère militaire du projet se prononça en tant que militaire, et c’est comme militaire qu’il le condamna.

Cette suprême pensée se révélant irréalisable, M. Paul Reynaud pria M. Churchill de venir à Tours, — on le mettrait au courant de la situation.

[91]La défaite n’était contestée par personne. Il fallait en sortir, com-

ment ? Par l’armistice ? M. Paul Reynaud ne pouvait rien dans ce sens à moins d’y être autorisé par M. Churchill ; l’armistice, acte politique, engageait le gouvernement et, au premier chef, M. Paul Reynaud, pré-sident du Conseil, qui, pour d’évidentes raisons, préférait une formule de dégagement. Par la capitulation en rase campagne, acte militaire qui n’aurait engagé que le général Weygand ? Mais le général Wey-gand se refusait à capituler pour d’évidentes raisons : l’armée serait déshonorée ; l’ennemi occuperait le territoire national en sa totalité et tout de suite ; il y aurait des millions de prisonniers. Non ; l’armée française se sacrifierait plutôt jusqu’au dernier homme.

M. Paul Reynaud, pour différentes raisons, se refusait à ordonner cette extermination ou à paraître y consentir. Donc il demanderait à M. Churchill quelle serait l’attitude de l’Angleterre au regard de la convention de 28 mars, dans le cas où la France devrait déposer les armes.

On avait aussi songé à un départ du gouvernement en Algérie. On semblait admettre que le peuple de France fût abandonné à lui-même, livré entièrement aux Allemands fonçant, sans que rien pût les arrêter sur Brest, sur Biarritz, en direction de Marseille et de Perpignan. C’est

Page 95: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 95

alors, le 13 juin, que le maréchal Pétain intervint : « Il est impossible au gouvernement, sans émigrer, sans déserter, d’abandonner le terri-toire français… La question qui se pose en ce moment n’est pas de savoir si le gouvernement français demande ou ne demande pas l’ar-mistice ; elle est de savoir si le gouvernement français demande l’ar-mistice ou s’il accepte de quitter la France métropolitaine. Je déclare en ce qui me concerne que, hors du gouvernement, s’il le faut, je me refuserai à quitter le sol métropolitain. Je resterai parmi le peuple fran-çais pour partager ses peines et ses misères. L’armistice est à mes yeux la condition nécessaire de la pérennité de la France éternelle. »

Ce jour même, 13 juin, M. Paul Reynaud demandait à M. Churchill de reconnaître l’immensité du sacrifice français et de l’autoriser à sol-liciter un armistice. M. Churchill, très [92] ému, acquiesça. Il était as-sisté de deux de ses collègues, membres du cabinet britannique. « Ses vues étaient confirmées par le gouvernement britannique. » L’Angle-terre ne nous dégageait pas des obligations souscrites le 28 mars, mais reconnaissant le caractère dramatique de notre situation, elle nous ren-dait notre liberté d’action. Pour elle comme pour nous, l’alliance fran-co-britannique demeurait.

Le président Reynaud ayant licence de débattre les conditions d’un armistice, mais y répugnant au fond de lui-même, eut un dernier sur-saut et s’adressa à M. Roosevelt. Les États-Unis alors ne pouvaient que nous plaindre. Ils nous le firent savoir le 16 juin à Bordeaux où le gouvernement s’était, réfugié. M. Paul Reynaud qui savait l’armistice désormais inéluctable, qui voyait s’écrouler ses derniers espoirs, ap-porta la démission du gouvernement à M. Albert Lebrun.

Le communiqué officiel du 17 juin 1940 rend compte des circons-tances dans lesquelles le maréchal Pétain succède à M. Paul Reynaud.

« Dans les graves circonstances actuelles, le Conseil des ministres sur la proposition de M. Paul Reynaud, président du Conseil, a estimé que le gouvernement de la France doit être confié à une haute person-nalité recueillant le respect unanime de la Nation. En conséquence, M. Paul Reynaud a remis au président de la République la démission du Cabinet et M. Lebrun a accepté cette démission en rendant hommage au patriotisme qui l’avait dictée et a fait immédiatement appel au ma-réchal Pétain qui a accepté de former le nouveau ministère. Le pré-sident de la République a remercié le maréchal Pétain qui en assumant

Page 96: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 96

la responsabilité la plus lourde qui ait jamais pesé sur un homme d’État français, manifeste une fois de plus, son dévouement à la Pa-trie. »

Au cours des années à venir, je penserai souvent à ce texte qui re-late les décisions faisant du maréchal Pétain un très légal président du Conseil de la IIIe République, comme le vote du 10 juillet 1940 de l’Assemblée nationale en a fait un très légal dépositaire de ses pou-voirs.

Le 17 juin 1940, le maréchal Pétain, président du Conseil, nommé par le président de la République sur la désignation [93] de son prédé-cesseur, s’adressera au Pays. Il annonce l’envoi d’une demande d’ar-mistice à l’adversaire. Il fait « don de sa personne à la France ». Cette déclaration formulée par un vieux chef de guerre qui, pour tenter d’obtenir des ennemis qu’il a battus vingt-deux ans plus tôt des condi-tions moins dures qu’on ne le craignait, avait ému profondément tous ceux à qui elle s’adressait. Le maréchal jette dans la balance sa gloire — tout ce qu’il possède au monde.

Personne ne songe à rire. Et il faudra des années et beaucoup de bassesse pour que cette phrase devienne l’objet de méprisables plai-santeries. Le maréchal et son gouvernement demandant l’armistice, ne faisaient que répondre à leur propre objet, en des circonstances qu’ils avaient seuls qualité pour apprécier, avec l’approbation implicite de M. Albert Lebrun et de M. Paul Reynaud qui connaissaient, l’un et l’autre, les raisons, tues ou exprimées, de la démission de M. Paul Reynaud et la signification de son remplacement par le maréchal Pé-tain.

Si l’armistice fut le crime impardonnable d’où découlèrent tous nos malheurs, M. Albert Lebrun et M. Paul Reynaud ne sont-ils pas complices ? Pourquoi n’ont-ils pas été, à ce titre, poursuivis ? Pour-quoi les signataires de l’armistice ne subirent-ils pas tous le même traitement? Dans le gouvernement de l’armistice figuraient deux mi-nistres SFIO. MM. Albert Rivière et André Février, autorisés par M. Blum à en faire partie.

En 1945, je rencontrai Rivière à Fresnes. Il y restera seulement quelques jours.

Page 97: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 97

Le 18 juin, à Bordeaux, MM. Herriot et Jeanneney adressaient à M. Albert Lebrun la lettre suivante :

« Monsieur le Président de la République,Nous avons eu hier la grande satisfaction d’entendre M. le maré-

chal Pétain et M. le ministre Baudouin déclarer qu’ils ne sauraient — et nous en étions bien sûrs — accepter que des propositions respec-tant les lois d’honneur. En des heures où les événements évoluent si vite, et par leur rapidité [94] risquent de nous dépasser, nous tenons à vous confirmer, à temps, ce que nous avons dit hier encore, à savoir qu’aucune considération ne nous permettrait d’admettre comme conciliable avec l’honneur de la France, une paix séparée qui déchire-rait nos engagements avec la Grande-Bretagne et la Pologne, compro-mettrait de façon grave nos relations avec les États-Unis ; ruinerait notre considération dans le monde et spécialement près des peuples qui ont lié notre sort au nôtre et qui, en fait, par la livraison ou même la disparition de la flotte, renforcerait les moyens d’attaque de nos en-nemis contre nos Alliés.

Nous ne saurions douter que le gouvernement interprétera ainsi que nous-mêmes ses propres déclarations lorsqu’il recevra la réponse qu’il attend.

Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’hom-mage de notre respectueux dévouement. »

Le président de la Chambre, le président du Sénat se devaient d’ex-primer leur inquiétude. Ils le font avec délicatesse. Ils sont sûrs de l’attitude du gouvernement auquel ils reconnaissent un souci de l’hon-neur français égal au leur. Ils s’en remettent à lui sous conditions : garder la flotte, ne pas signer de paix séparée. Ils ne doutent pas que cette double réserve soit retenue par le maréchal. Alors ils seront avec lui. Ils approuvent ses déclarations, celles de son ministre des Affaires étrangères ; ou bien les mots en français n’ont plus de sens. Or, l’ar-mistice conserve sa flotte à la France. En novembre 1942, elle se sa-bordera fidèle à l’engagement que le maréchal avait souscrit en son nom.

Page 98: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 98

Quant à la possibilité d’une paix séparée — que jamais le maréchal n’envisagea, — seule aurait dû les alarmer, quelques jours plus tard, une motion, dite des 27, en date du 9 juillet 1940, ainsi conçue : … À cet effet, estimant qu’il est indispensable d’accorder au maréchal Pé-tain qui, en ces heures graves, incarne si parfaitement les vertus tra-ditionnelles françaises, tous les pouvoirs pour mener à bien cette œuvre de salut public et de paix… Signèrent : MM. Vincent Badie, Manent, Emmanuel Roy, Mendioudou, Philippe Serre, Goût, [95] Iso-ré, Crutel, Gaston Thiébaut, Paul Boulay, Biondi (récemment ministre de la fonction publique) Le Bail, Philipp, Noguères (qui fut président de la Haute Cour de Justice) Delom-Sorbé. André Albert, Marcel Plai-sant, Labrousse, Michel Bruguier, Perrot, Jean Odin, Roux, Jaubert, Ramadier (l’ancien ministre des forces armées dans le ministère Queuille), Audeguil, Astier.

En résumé, de l’enquête à laquelle nous nous étions livrés pour nous-même et l’apaisement de notre conscience, sur les conditions dans lesquelles avait été signé l’armistice, nous pouvions conclure : que l’armistice était inéluctable ; que, nous conservant l’Empire, la flotte, une armée de 100 000 hommes, plus de la moitié du territoire, hors la zone d’occupation à un moment où l’ennemi pouvait tout exi-ger, où l’on craignait le pire, si dur fût-il, il était acceptable.

M. Churchill, beaucoup plus tard, jugera que Hitler en signant l’ar-mistice avec la France, commit une lourde faute dont il devait être la victime et que l’armistice contribua à sauver l’Angleterre.

Une autre question nous préoccupait : comment le maréchal Pétain, dernier président du Conseil de la IIIe République, négociateur dési-gné de l’armistice, avait-il obtenu le mandat de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle « constitution de l’État français » ?

La réunion de l’Assemblée nationale du 10 juillet, qui consacrera la disparition des lois de 1875, faisait suite à des discussions anté-rieures sanctionnées par les votes séparés de la Chambre des députés et du Sénat.

L’impossibilité où se trouvaient les armées françaises de continuer la lutte, la menace d’une extermination des femmes, des enfants, des civils désarmés, le refus du général Weygand de capituler en rase campagne comme l’eût souhaité M. Paul Reynaud, l’autorisation de M. Churchill donnée à M. Paul Reynaud d’envisager l’armistice, la

Page 99: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 99

démission de M. Paul Reynaud, son remplacement par le maréchal Pétain qu’il avait lui-même présenté à l’agrément du président Le-brun, [96] — le maréchal ayant mission d’engager avec Hitler des né-gociations que tous, partisans ou adversaires de l’armistice déplo-raient, les premiers le considérant comme inévitable, les seconds comme évitable.

C’est le jeudi 20 juin que la délégation française composée du gé-néral Huntziger, de l’ambassadeur Léon Noël, de l’amiral Le Luc, du général Parisot, du général d’aviation Bergeret, alla prendre contact à Rethondes avec les membres de la délégation allemande.

Les troupes du Reich ne ralentissaient pas leur ruée à travers la France ; elles approchaient de Bordeaux.

MM. Lebrun, Jeanneney, Herriot, restaient partisans de l’exode en Afrique ou ailleurs du gouvernement et des Chambres. Le duel conti-nuait entre ceux qui estimaient que le devoir était de rester sur place, face au danger, au milieu des populations menacées, et ceux qui pen-saient qu’il valait mieux partir et se mettre à l’abri. Pour continuer la guerre — bien entendu — contre l’Allemand ? Mais où et comment ? Vichy, quand j’y arrivai un mois plus tard, retentissait encore des ar-guments opposés d’une controverse qui se prolongera longtemps. Le maréchal était inébranlable. Une seule circonstance aurait pu le déci-der à quitter le sol métropolitain : l’exigence allemande concernant la flotte et l’Empire.

Les trois présidents dirent au maréchal : « Restez ; nous partons ; vous donnerez délégation de signature au vice-président du Conseil, M. Chautemps, qui vient avec nous. Ainsi les deux thèses seront conciliées. » La sédentaire et la nomade.

Tout alors devait aller pour le plus mal dans la plus mauvaise des combinaisons. On ne voyait pas le sens d’un pareil compromis. Ou plutôt il apparaissait trop clair. Le maréchal Pétain, chef du gouverne-ment, n’aurait plus aucun pouvoir. Il resterait en France comme un drapeau dans sa gaine. Impuissant et solitaire. On ne lui demanderait que d’éclairer de sa présidence symbolique les négociations qui al-laient s’ouvrir et par son prestige de vainqueur de Verdun d’obtenir des conditions apitoyées.

[97]

Page 100: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 100

Sans le savoir, ou le sachant, les trois présidents organisaient la dyarchie qui est la meilleure forme constitutionnelle de la dislocation. On le verra en 1943 à Alger. Un des dyarques disparaît toujours. C’eût été le maréchal une fois qu’il aurait rempli son office de paratonnerre.

Tout cela d’ailleurs ne pouvait jouer que si les Allemands ne pas-saient pas en Afrique du Nord. Cette condition doit toujours être pré-sente à l’esprit.

Les trois présidents et plusieurs ministres avaient, malgré tout, dé-cidé de franchir la Méditerranée, le 19 juin. Puis ils avaient retardé leur départ, ayant appris que les troupes du Reich n’avaient pas encore franchi la Loire.

Les parlementaires alertés par M. Mandel, ministre de l’Intérieur, arrivaient à Bordeaux, anxieux et souhaitant être convoqués par leurs présidents respectifs. Ils ne le furent pas. Ils se tournèrent alors vers M. Laval qui tenait audience permanente à la mairie de Bordeaux. Et les réunions s’étendirent au fur et à mesure que les parlementaires re-joignaient Bordeaux en plus grand nombre. Il y eut de ce fait une sorte d’organisme officieux et régulier de délibérations. On parlait de « commune ». Là encore, les clans s’opposèrent. Les bellicistes de la veille voulaient partir. Les pacifistes de la veille voulaient rester.

M. Barthe, questeur de la Chambre, annonçait le 2 juin aux parle-mentaires présents à Bordeaux que le Massilia mouillé au Verdon « transporterait au Maroc les parlementaires désireux d’accompagner le gouvernement. Les autres ont toute liberté de rester en France ».

Cette communication, qui n’était à première vue qu’un avis d’ordre intérieur, impliquait le départ du gouvernement en Afrique du Nord ; il le présentait comme acquis. Or c’était là le centre du débat en cours. Le questeur Barthe anticipait. Une délégation de parlementaires assura le maréchal Pétain qu’ils seraient nombreux à rester auprès de lui. Le président Lebrun voulait toujours s’en aller. Pendant ce temps, quelques parlementaires, une vingtaine, — peu importe les noms — avaient pris passage à bord du Massilia. M. Herriot, bien que ses ba-gages fussent embarqués, ne quitta pas Bordeaux, [98] M. Jeanneney qui roulait vers Port-Vendres reviendra.

Le 21 juin, le gouvernement n’avait pas encore connaissance des conditions de l’armistice. C’est ce même jour qu’une délégation com-

Page 101: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 101

prenant M. Landry, sénateur de la Corse, M. Barthe, questeur de la Chambre, et d’autres, conduite par M. Laval, obtint audience de M. Lebrun.

Un dialogue qu’on a qualifié de « pathétique » s’engagea. M. La-val se disait envoyé par une centaine de ses collègues. Il adjurait le président de la République de demeurer à son poste en France, de ne pas se prêter à une combinaison qui aurait pour effet d’abandonner le peuple français à l’ennemi et « de prolonger un combat devenu impos-sible ». M. Lebrun en tenait pour un gouvernement de fortune fonc-tionnant à Alger. M. René Dommange intervient, pressant, et repré-sente à M. Lebrun que sa place est « au milieu de 40 millions de Fran-çais qui, abandonnés en pleine bataille, constitueraient eux-mêmes le vrai gouvernement de la France ».

C’est dans la soirée du 21 juin, très tard, que les conditions de l’ar-mistice parvinrent au gouvernement. Elles étaient dures. Mais l’Em-pire nous restait, ainsi que la flotte à propos de laquelle l’article 8 de la Convention d’armistice précisait : « Le gouvernement allemand déclare solennellement et expressément qu’il n’a pas l’intention d’éle-ver une exigence au moment de la conclusion de la paix sur la flotte française. » Sauf les navires nécessaires à la défense de nos intérêts dans l’Empire, « tous les navires de guerre qui se trouvent hors de la France doivent être ramenés en France » et « désarmés sous contrôle allemand ou italien ».

La flotte nous restait. Elle se saborderait plutôt que de tomber entre les mains des Allemands. Elle s’est sabordée. Les hostilités cessaient dans la nuit du 24 au 25 juin.

Le 22 juin, M. Churchill prononçait une allocution dans laquelle, contestant l’autorité constitutionnelle du gouvernement du maréchal, il formulait l’avis que tout autre gouvernement eût refusé de souscrire à de telles conditions. Il faisait appel aux « Français partout où ils se trouvaient pour aider de tout leur pouvoir les forces de libération »…

Les 18 et 21, le général De Gaulle avait appelé à lui « militaires [99] de toutes armes et de tous techniciens français présents en Angle-terre ou qui viendraient à s’y trouver. » Le maréchal répond le 23 à M. Churchill ; il rappelle « les sacrifices de l’armée française luttant jus-qu’à la dernière extrémité. La France seule est juge de son honneur ».

Page 102: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 102

Tel fut le prologue d’une sombre tragédie qui opposera trop long-temps les citoyens de France et de Grande-Bretagne. Le 25 juin 1940, date de cessation des hostilités était proclamé journée de deuil natio-nal. M. Pomaret, ministre de l’Intérieur, disait :

« La Patrie blessée, douloureuse, va mettre de l’ordre dans ses af-faires. Le maréchal Pétain a fait don de sa personne à la France. Au-tour de lui, le gouvernement constitutionnel, résolu et digne, se dé-vouera pour le salut du pays qui va continuer à vivre, l’âme haute et libre. »

Le 3 juillet 1940, la flotte britannique canonne des navires français mouillés sans défense dans la rade de Mers-el-Kébir. M. Churchill devant la Chambre des communes prendra vigoureusement la respon-sabilité de cette attaque inexplicable.

Le 3 juillet fut un des jours les plus noirs dans la série des jours noirs que vivait notre malheureux pays. Mais cette date, par le reten-tissement qu’elle eut dans l’âme française frappée de stupeur, ne sera pas étrangère au vote du 10 juillet. Sénateurs et députés, douloureuse-ment indignés voteront tous pouvoirs au maréchal Pétain.

M. Herriot, le 9 juillet 1940, dira à la Chambre des députés :« Autour du maréchal, dans la vénération que son nom inspire à

tous, notre nation s’est groupée dans sa détresse. »Le même jour au Sénat, M. Jeanneney dira, parlant du maréchal :« Nous savons la noblesse de son âme ; elle nous a valu des jours

de gloire… Il eût fallu épargner à nos enfants le lamentable héritage que nous allons leur laisser. Ils expieront nos fautes comme ma géné-ration expia, puis répara celles d’un autre régime… J’atteste enfin à M. le maréchal Pétain notre vénération et la pleine reconnaissance qui lui est due pour un don nouveau de sa personne. Il sait nos sentiments envers lui qui sont de longue date. Nous savons la noblesse de son âme. Elle nous a valu des jours de gloire. [100] Qu’elle ait carrière en ces jours de terrible épreuve et nous prémunisse au besoin contre toute discorde. »

Le 9 juillet, M. Herriot fait savoir à la Chambre qu’il a reçu du chef du gouvernement un projet de loi tendant à réviser les lois consti-tutionnelles de 1875. Sur rapport de M. Mistler, la commission du suf-frage universel adopta le projet de résolution qui, soumis au scrutin

Page 103: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 103

public, fut adopté par 395 voix contre 3, sur 398 votants. Le même jour et dans l’après-midi, le Sénat se réunissait sous la présidence de M. Jeanneney. Sur rapport de M. Boivin-Champeaux, la haute assem-blée adopte ledit projet de résolution par 229 voix contre 1, sur 230 votants.

Le lendemain 10 juillet, l’Assemblée nationale était appelée à se prononcer sur l’article unique du projet ainsi libellé :

« L’Assemblée nationale donne tous pouvoirs au gouvernement de la République sous la signature et l’autorité du maréchal Pétain, à l’ef-fet de promulguer, par un ou plusieurs actes, la nouvelle Constitution de l’État français. Cette Constitution devra garantir les droits du tra-vail, de la famille et de la patrie. Elle sera ratifiée par la Nation et ap-pliquée par les assemblées qu’elle aura créées. »

Ce texte fut adopté par 569 voix contre 80 et 17 abstentions. Il y avait 649 votants. La majorité absolue était de 325. La IIIe République descendait au tombeau par les soins de ceux-là mêmes qui en avaient été les coryphées. Seul, M. Pierre-Étienne Flandin évoqua ses gran-deurs et sa douceur. Si fautive qu’elle ait été, de l’avis même de ses grands prêtres, elle méritait mieux qu’un bas service.

Personne n’ignore plus ces faits. Mais, à l’époque, il nous avait fallu quelque effort pour les relever, les rassembler dans leur ordre chronologique. Ils nous parurent indiscutables en leur émouvante suc-cession. Nos curiosités étaient satisfaites. Nos consciences étaient apaisées.

Les présidents Herriot et Jeanneney, gardiens insoupçonnables de la légalité républicaine avaient, par leurs déclarations aussi nobles de pensée que de forme, fait confiance au maréchal Pétain, l’avaient légi-timé, en quelque sorte consacré. Les votes massifs des députés, des sénateurs siégéant [101] dans leurs assemblées le 9 juillet, puis réunis le 10 en assemblée nationale, avalisaient les propositions qui, plus tard, à l’heure où il s’agira de reprendre ce qu’on avait accordé, seront dénoncées comme attentatoires à la république : « État français, » « droits du travail, de la famille, de la Patrie. » Pour nous, ministres du maréchal, cette délégation solennelle était valable, durable. Il ne pou-vait plus y avoir de doute quant à la légitimité du gouvernement dont nous faisions partie.

Page 104: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 104

On a dit depuis — que n’a-t-on pas dit ? — que les membres de l’Assemblée nationale avaient voté sous la menace des baïonnettes. Les généraux Weygand, de Lattre de Tassigny, auraient été prêts à jouer les Augereau. Fable burlesque. Nous portions tous trop de res-pect et d’estime aux membres du Parlement français pour admettre un seul instant qu’ils avaient pu voter par peur ou inconscience. Pour nous, pour près de 40 millions de Français, la cause était entendue. Il ne nous restait qu’à nous mettre au travail.

** *

Dans la suite des temps, on a reproché au maréchal et à la révolu-tion nationale d’avoir tendancieusement substitué le terme « État » au terme « République », et d’avoir entrepris une refonte des institutions françaises sous la botte de l’ennemi. « L’État français » fut donc re-présenté comme une force fasciste, l’étiquette d’un totalitarisme de droite, une caricature des systèmes italien, allemand, espagnol, un crime perpétré contre la République. Le maréchal, déjà coupable d’avoir aboli un système politique avec lequel s’identifiait le génie même de la France, qui en était l’expression la plus adéquate et de ce fait inviolable, était surtout impardonnable d’avoir poursuivi sa tenta-tive sous le contrôle et à l’instigation des occupants. Qui de nous n’a entendu dire par des adversaires courtois du maréchal : « Il pouvait avoir de bonnes idées ; mais il aurait dû, pour les appliquer, attendre le départ des Allemands… »

Le reproche est trop direct et semble trop pertinent pour [102] que chacun n’ait pas le droit d’en analyser la valeur. Et d’abord « État » et « République » ne sont pas des concepts de même portée. Les étu-diants en droit de première année savent que « la nation est une socié-té d’hommes soumis à une autorité commune et vivant sous l’empire des, mêmes lois générales ». Concept social. Ils savent que « l’État est la personnification juridique de la nation, que, personne morale, sujet actif et passif de droits, l’État exerce la souveraineté intérieure et exté-rieure », quelle que soit la forme dans laquelle il réalise cette souve-raineté. Concept juridique. Ils savent que la république, quelle qu’en soit la nature, est un des moyens historiquement éprouvés par lesquels l’État exerce cette souveraineté. Concept institutionnel. Il n’y a pas antinomie entre le concept « État » et le concept « République ».

Page 105: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 105

L’État est une entité ; la République est une forme. Aussi bien, en droit et en fait, le maréchal avait été expressément chargé, nous l’avons vu, par l’Assemblée nationale, de reconstruire, « l’État fran-çais ». Or, dans l’esprit de ses membres, ce ne pouvait être que sous la forme républicaine ; bien que certains hommes politiques de la IIIe République, et non des moindres, aient songé, disciples très conscients de Marcel Sembat, à faire appel au comte de Paris pour sauver les ins-titutions représentatives.

Le même souci amènera des républicains d’Alger — ou considérés comme tels — à demander au prétendant des engagements analogues. Mais la majorité des membres de l’assemblée nationale entendaient bien que ces réformes seraient réalisées dans la forme républicaine, toutefois pas celle qu’avait incarnée la IIIe République, puisqu’ils en avaient, dans le même temps, voté la suppression. C’était reconnaître au maréchal le droit de créer du neuf.

L’exercice de ce droit a pu être critiqué, condamné dans ses effets. Peut-être même fut-il condamnable. Mais le droit lui-même n’en fut pas moins conféré, solennellement, légalement. Le maréchal pouvait être chef de l’État en même temps que du gouvernement et être répu-blicain, comme M. Thiers l’avait été en 1871, comme MM. Gouin et Bidault le furent.

[103]Quant au reproche d’avoir voulu modifier notre régime politique,

l’Allemand étant là, il faut encore se rappeler que le maréchal avait reçu le mandat précis d’établir une nouvelle constitution, alors que les Allemands étaient déjà là. Les membres de l’Assemblée nationale n’ignoraient pas cette présence. Fallait-il que Pétain attendît le départ des occupants ? Il aurait attendu quatre ans. Comment la France au-rait-elle vécu ? le pays de chair et de sang et non le mythe platonicien dont se gargarisent les intellectuels stratosphériques ?

Si le maréchal avait maintenu les institutions antérieures, bien que condamnées par ceux-là mêmes qui en étaient les défenseurs naturels, il aurait trahi le mandat dont ils l’avaient investi. À moins de supposer que les mandants avaient confié au mandataire un mandat avec l’es-poir qu’il ne le remplirait pas. Mais la réunion du Parlement, même en zone libre, était-elle compatible avec les droits d’administration et de contrôle que les Allemands s’étaient réservés par l’article 3 de la

Page 106: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 106

convention d’armistice et dont la violation pouvait amener la rupture de l’armistice ?

Quand Laval voudra s’entendre en 1944 avec M. Herriot pour la convocation de l’Assemblée nationale, les Allemands s’y opposeront, alors que déjà battus, et engagés sur le chemin de la défaite. Et l’as-semblée ne se réunira pas.

Peut-on raisonnablement penser qu’ils eussent toléré la réunion des Chambres pendant les deux premières années de l’occupation, alors que leurs forces étaient à l’apogée ? D’ailleurs le Parlement s’était démis. La meilleure explication de ces reproches, et de tant d’autres et de tous les autres reste celle-ci : l’armistice dura trop longtemps. À qui la faute ?

** *

Il résultait donc de ces investigations, à l’évidence, que sur les deux points essentiels : armistice et vote de l’Assemblée nationale, la situation actuelle se justifiait. Le gouvernement du maréchal, issu, comme la IIIe République, d’une défaite militaire ayant entraîné la chute et la disparition [104] du régime considéré, à tort ou à raison, comme responsable de cette défaite, était légal. Avec cette différence en sa faveur que la IIIe République avait dû avaliser le traité de Franc-fort qui consacrait la mutilation du territoire national, tandis que la révolution nationale tentait de s’édifier dans un statu quo douloureux, compressif, mais susceptible de modification, en tout cas qui n’impli-quait pas à l’époque et dans l’absence de tous pourparlers de paix, l’acceptation définitive de notre défaite militaire. La caution de MM. Jeanneney et Herriot nous était assurée. Elle nous rassurait.

Le 6 septembre 1940, dans la matinée, M. Marquet me révéla qu’un changement de ministère se préparait et paraîtrait sans doute à l’Officiel du lendemain. Il m’engagea à profiter de ce remue-ménage pour demander et même obtenir un poste en Afrique du Nord, ce qui lui paraissait plus en rapport avec mes aptitudes.

Le même jour, vers 16 heures, je fus convoqué au pavillon Sévigné par le maréchal. J’allai lui présenter mes devoirs. Il me répondit : « Monsieur le ministre, etc… » Ai-je besoin d’affirmer que, dans mon esprit, il ne pouvait être question que du ministère des Colonies, ma

Page 107: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 107

maison d’origine où j’avais servi vingt-six ans depuis le grade de ré-dacteur à la direction de l’Afrique, jusqu’à celui de gouverneur géné-ral des Colonies ? Il me précisa qu’il s’agissait du ministère de l’Inté-rieur.

Sous le coup, je commençai à exprimer scrupules et réserves et conclus par un refus. C’est alors que le maréchal me regardant d’un œil d’azur métallique, glaciaire, ponctua : « Nous sommes en guerre ; en voilà assez ; vous n’avez qu’à obéir. On me dirait demain de laver la vaisselle que je laverais la vaisselle ; allez vous asseoir à votre place. » C’est ainsi que je fus nommé ministre de l’Intérieur. La trame de mon destin doucement s’ourdissait.

Le conseil fut court. Tous les ministres parlementaires étaient éli-minés. Et d’abord Marquet, ce qui ne manquerait pas d’amener entre lui et moi une explication que je prévoyais désagréable, puis François Pietri qui des Travaux publics ira à Madrid, Mireaux, Lémery, Ybar-negaray, qui avait tant de prestige auprès de la jeunesse. Pierre Laval seul surnageait. [105] Le ministre de l’Intérieur avait la charge ano-dine en d’autres circonstances pour le titulaire, de lire aux journalistes impatients le communiqué rédigé à l’issue du conseil. Je me refusai à le faire ; m’en ouvris à Laval qui me dit : « Ça va, ça va ; je l’ferai moi-même, vous compliquez tout ; Bon Dieu, c’que vous pouvez être em…bêtant ! »

C’était la première fois qu’à ma connaissance il formulait cette ap-préciation sur mon compte ; ce ne sera pas la dernière.

Entraîné par M. Laval qui voulait peut-être effacer l’effet de sa brusquerie, j’assistai à la lecture du communiqué, à la façon d’un ado-lescent que son père emmène chez le perruquier pour lui donner, en récompense, le spectacle de sa coupe de cheveux.

La petite cérémonie terminée, M. Laval me dit : « Montons dans mon cabinet, il faut que je vous entretienne de diverses questions. »

À peine étions-nous installés face à face que M. Marquet fit irrup-tion. Ah ! la belle empoignade ! M. Marquet, en apostrophes colorées, le buste en avant, piétinait Laval, indifférent. La conclusion : « C’est toi qui as tout manigancé ; s… ! Tu as ouvert la porte par laquelle tu passeras à ton tour ; tu seras éjecté ! »

Page 108: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 108

M. Laval, impassible, avait tout encaissé, se bornant quand le re-proche s’avivait par trop, à interrompre : « Tu es injuste, tu exa-gères… »

De temps en temps, M. Marquet se tournait vers moi, témoin solli-cité ou cible prochaine ? me lançant des regards en pistoletades. Te-nant à mettre les choses au point, de lui à moi, je lui dis : « Marquet, il est bien entendu que vous ne mettez pas en doute, un seul instant, ma correction dans toute cette affaire ; je ne suis pour rien dans ma dési-gnation. Vous en êtes persuadé n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, tout ça commence à me dégoûter ! »

Je pris la porte et m’en fus à mon bureau. Quelles mœurs ! Le len-demain, M. Marquet filait sur Bordeaux. Il reprit ses activités de pre-mier magistrat municipal. Pour le plus grand bien de ses concitoyens qui lui en furent reconnaissants et lui restèrent fidèles. Nous ne nous reverrons plus que derrière [106] les barreaux. Il est frappé d’indignité nationale. La France, trop riche sans doute en hommes d’expérience, a tenu à annihiler un politique des plus valables. J’entrai au gouverne-ment quand le général Weygand en sortait. Il venait d’être nommé délégué général en Afrique avec la mission précise et secrète d’y re-constituer nos forces militaires et morales en vue des combats libéra-teurs dont chacun nourrissait l’espérance. Il s’acquitta de cette tâche vitale pour la France avec le patriotisme constructif et silencieux, l’in-telligence lucide, l’élégante énergie qui sont sa marque. En 1943, comme gouverneur général de l’Algérie, j’ai pu me rendre compte de l’œuvre salvatrice qu’il avait réalisée.

La vie des ministres du maréchal à Vichy — je parle de ceux qui l’entourèrent les derniers mois de 1940 et les tout premiers jours de 1941 — était sévère. Nous logions dans des chambres de série avec salle de bains, au Parc, au Majestic, au Carlton. Les militaires étaient plus au large. Nécessité d’abriter des états-majors fournis, ou vieille pratique de la réquisition ? Bureau le matin, déjeuner en hâte de ruta-bagas et autres comestibles attristants, promenade quotidienne et chro-nométrée le long de l’Allier ; bureau encore, très tard le soir et, les premiers temps au moins, repos dans le hall de l’hôtel où se pressaient des gens dont on pouvait se demander ce qu’ils y faisaient. De temps en temps, un repas correct, une échappée en automobile vers une au-berge cataloguée et la vue exaltante des admirables monts d’Au-vergne.

Page 109: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 109

Chaque jour des heures de travail acharné, enthousiaste, et le contingent normal de méditations couleur de cendre. Comment en était-on arrivé là ? Vichy avait toujours des allures de foire.

J’entrepris d’éliminer peu à peu des citoyens et des citoyennes qui semblaient ne pas se rendre assez compte des heures que vivait la France. Puis, de faire comprendre au maréchal qu’il devait moins re-cevoir et faire trier par son secrétariat particulier ses visiteurs dont quelques-uns le bombardaient de conseils, de projets, de réclamations. D’autres, infatigables, l’assuraient de leurs sentiments « pétainistes », se réjouissant de le voir enfin où il était. Depuis vingt ans, [107] ils attendaient ce moment. Un mot, deux mots changés, un autre nom et le disque, à peine modifié, servira plus tard.

Progressivement, le maréchal sera débarrassé. Il ne donnera presque plus audience qu’à des gens utiles, sérieux, à de braves gens, innombrables, à tous ceux qui jusqu’à lui, avaient pris le parti de se taire. Et quelques restaurateurs, trafiquants de repas clandestins et illé-gaux, furent rappelés à l’ordre.

L’automne venait. Chacun s’installait dans ses occupations. Les ministres techniques « montaient » souvent sur Paris discuter avec les autorités d’occupation. La plupart du temps leur autorisation de fran-chir la ligne n’était valable que pour un voyage. M. Laval, seul, avait un aussweiss permanent. À leur retour, ils nous disaient combien, à chaque entretien, les Allemands se durcissaient. La guerre-éclair s’éti-rait au long des mois, large et lente comme un roman-fleuve.

Sous la IIIe République, le Conseil des ministres était encore une cérémonie. La salle de l’Élysée était majestueuse, la table vaste, les fauteuils confortables, les portefeuilles marqués au nom des titulaires, les ordres du jour précis, rédigés à loisir, les huissiers stylés, et le pré-sident de la République solennel. À Vichy, non.

Nous nous réunissions chez le maréchal dans une petite pièce atte-nant à sa chambre. Presque toujours inopinément, quand un problème imprévu se posait, exigeant un échange de vues immédiat.

Nous entrions en conseil, nous demandant quelle catastrophe allait surgir ou s’était déjà manifestée. Un exemple : un matin nous sommes convoqués par téléphone. Dix minutes après, nous apprenons de la bouche d’Achard, ministre du ravitaillement, que la provision de blé

Page 110: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 110

d’un département du sud-est est en voie d’être épuisée. Il n’y a pas de stocks. Les importations sont suspendues. La famine, à la lettre, me-nace. Un département du sud-ouest a quelques excédents. La solution est là. Oui, mais, dit Berthelot, ministre des Communications, « je ne dispose pas de locomotive ; je n’ai pas de [108] graisse minérale ; mes trains ne peuvent rouler qu’au ralenti, et en tout petit nombre ». Alors des camions ? « Oui, mais je n’ai ni bandages, ni essence. Les ca-mions roulent sur la toile. »

Dix, vingt, cent problèmes de cet ordre à résoudre chaque jour. Une seule politique : constater qu’on ne peut rien faire, faire quand même, durer, survivre dans l’attente préparée des jours meilleurs. Po-litique sans prestige, on aurait pu l’éviter ; il suffisait d’empêcher les Boches d’entrer.

Le texte de l’armistice devenait notre bréviaire 4. À tous instants, nous nous y reportions, l’analysant, l’interprétant, dans la pensée de pouvoir y échapper. Et la quasi-impossibilité où déjà le maréchal était de communiquer avec le Pays, de lui expliquer, comme il eût été sou-haitable, ce que nous faisions chaque jour, préparait de loin le divorce progressif.

L’équipe gouvernementale n’avait qu’un souci, tenir la France à bout de bras, sauver les Français de tous les dangers que nous étions 4 Un article surtout sollicitait l’ingéniosité, me permettra-t-on de dire, et le cou-

rage des membres du gouvernement : l’art. 3, de la Convention d’Armistice.L’art. 3 § 1 portait : « Dans les régions occupées de la France, le Reich

allemand exerce tous les droits de la puissance occupante. Le gouvernement français s’engage à faciliter par tous les moyens les réglementations relatives à l’exercice de ces droits, à la mise en exécution avec le concours de l’admi-nistration française.

« Le gouvernement français invitera immédiatement toutes les autorités françaises et tous les services administratifs français du territoire occupé à se conformer aux règlements des autorités militaires allemandes et à collaborer avec ces dernières d’une manière correcte. »

La gendarmerie était sous les ordres directs des Kommandantur.Il convient d’ajouter que tous les textes (décrets, arrêtés et même circu-

laires de principe) applicables en zone occupée devaient être soumis à l’agré-ment préalable des autorités d’occupation siégeant à l’Hôtel Majestic, à Paris.

Pratiquement, jusqu’au mois de novembre 1940, les préfets de la zone occupée, ne recevaient communication et n’avaient connaissance que des or-donnances allemandes, le courrier officiel de Vichy ne leur parvenant qu’avec de longs retards, quand il pouvait les toucher.

Page 111: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 111

seuls à connaître, pris entre les Londoniens et les germanophiles de Paris, aux deux bouts du monde en [109] apparence, mais rapprochés dans leur commune volonté de nous rendre responsables du pire, pro-férant des sommations contradictoires : trop, pas assez, se renforçant mutuellement, sans doute contre leur gré, par la convergence de leurs critiques. Le pays finalement paiera les frais. Nous étions isolés, terri-blement.

Chacun des ministres avait à Paris un représentant, membre de la délégation siégeant rue de Varenne et dont les chefs furent successive-ment M. Léon Noël, le général de la Laurencie, de Brinon.

Le délégué du ministère de l’Intérieur était M. Ingrand, membre du Conseil d’État, ancien chef de cabinet de M. Pomaret, promu préfet. Il était l’intermédiaire obligatoire entre le ministre et les préfets de la zone occupée, que je ne pouvais absolument pas toucher. Je ne vis moi-même Ingrand que deux fois, de septembre au 13 décembre 1940. À partir de cette date, les Allemands lui interdirent de franchir la ligne de démarcation.

Jamais plus qu’à cette époque, les contacts fréquents entre un mi-nistre et ses fonctionnaires n’eussent été plus indispensables. Pour éta-blir d’abord les principes fixant le caractère des relations à entretenir avec les autorités occupantes ; pour se rendre compte sur place des problèmes débordant le plus souvent le cadre administratif, toujours plus nombreux, plus compliqués à mesure que l’occupation se prolon-geait ; et surtout, par la présence réelle des dirigeants, pour donner au peuple de France l’assurance qu’il était la préoccupation incessante du maréchal et de tous ses collaborateurs, l’objet trop lointain de leur constante sollicitude. Or nous n’avions d’action que sur les services de la zone libre.

On me permettra d’insister sur ce point. J’ai si souvent entendu, depuis mon acquittement, poser la même question par des personnali-tés respectables, de jugement sain : « Mais pourquoi m’interveniez-vous pas en zone occupée ? L’action du gouvernement y était nulle ; pourquoi ? » que je me crois tenu, concernant cette interrogation, à quelques développements.

Dès mon installation au ministère de l’Intérieur, j’eus à [110] m’occuper d’un problème dramatique, qui se posait à chaque instant de chaque jour, celui de la ligne de démarcation.

Page 112: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 112

Au lendemain de l’armistice, on avait pu croire que cette ligne, née apparemment d’une nécessité militaire, laisserait au moins en partie, subsister notre souveraineté sur l’intégralité du territoire national ; que le gouvernement pourrait assurer dans les départements occupés, l’in-dispensable unité d’action politique, administrative, économique. Les critiques de tempérament, ou de position ont écrit à peu près : « Il n’était pas difficile de prévoir l’emploi que l’occupant ferait de cette ligne » et de tirer de cette constatation a posteriori un nouvel argu-ment contre l’armistice.

Donc il ne fallait pas le signer. Mais il ne fallait pas être en situa-tion de devoir le signer. Il fallait empêcher les Allemands d’être à Brest et à Biarritz. Duo irréductible et interminable. L’armistice étant, le gouvernement pouvait espérer améliorer cette situation au moins à la longue. Très vite et en vertu d’une politique qui se fit continue et durement vigilante, les Allemands serraient ou desserraient la ligne, dans la mesure ou par ailleurs nous ne cédions pas, ou cédions à leurs exigences. Incessante pression aux allures de chantage.

On a depuis parlé du « rideau de fer ». La formule se serait exacte-ment appliquée au régime contre lequel nous avions à lutter à toute heure. Populations, administrations devaient vivre, plutôt s’arranger en dehors de tout contrôle gouvernemental, sous l’exclusive autorité de l’armée d’occupation. Cette coupure, — on a parlé de balafre san-glante — s’aggrava du fait de la « zone interdite » englobant les dé-partements du Nord et de l’Est que les Allemands rattachaient par dik-tat à Bruxelles.

Ainsi, la France était tailladée en trois tronçons. Les départements les plus riches, qu’il s’agisse d’agriculture ou d’industrie, échappaient à tout contrôle du gouvernement. Ils y eussent échappé davantage en-core si le gouvernement s’était transporté à Londres, ou ailleurs. Mais de formuler cette constatation d’évidence n’aurait pas atténué les souffrances nées de cette mutilation.

[111]Les rares nouvelles qui parvenaient au ministère de l’Intérieur des

régions occupées, étaient apportées le plus souvent par des informa-teurs bénévoles ayant franchi à leurs risques et périls la ligne de dé-marcation. Elles n’étaient jamais que mauvaises, parfois angoissantes.

Page 113: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 113

Et d’abord il y eut longtemps les réfugiés. Qui ne les a vus dans les campagnes du Sud, brutalement chassés de leurs foyers détruits, ou s’étant enfuis de chez eux, en proie à une excusable panique. Les pou-voirs locaux, obéissant aux ordres contradictoires du gouvernement antérieur à l’armistice, s’étaient disloqués. De nombreuses communes avaient été abandonnées par leurs magistrats. Quelques rares préfets qui auraient dû être à jamais marqués de honte et qui depuis bénéfi-cièrent d’avancements dans des conditions que je me refuse à quali-fier, avaient fui, malgré les ordres de Mandel.

Des administrations entières s’étaient repliées dans le Midi. Sur ordre, le plus souvent, mais parfois dans une confusion dont chacun de nous pourrait évoquer certaines péripéties et qu’il vaut mieux taire pour l’honneur du pays.

L’armée d’occupation était pourvue d’une solide armature admi-nistrative. Elle marqua nettement son intention sinon de se substituer en droit à l’administration française, du moins de la contrôler étroite-ment, de la déborder en fait, en déployant tous ses efforts pour l’assu-jettir à ses vues et à ses intérêts.

En effet, dans chaque département de la zone occupée se trouvait un Feld-Kommandant, assisté de conseillers, fonctionnaires allemands de carrière, spécialistes confirmés en maintes matières : administra-tion générale, finances, travaux publics, ravitaillement…

Toute cette administration importée se renforçait de la Propagan-dastaffel, dont le nom est suffisamment significatif, service tentacu-laire, aux ingéniosités et persistances diaboliques qui s’empara de la presse, de tous les moyens d’information, pour désagréger l’unité na-tionale. C’est la Propagandastaffel qui ne cessa d’alimenter la presse collaborationniste, d’organiser les campagnes les plus violentes contre le gouvernement français ; c’est elle qui créa « les [112] partis autori-sés ». Si nous avions été moins absorbés par nos travaux, nous aurions pu méditer sur la cruauté d’un destin qui, se manifestant à Londres, nous accusait d’être les complices de nos pires insulteurs, les agents de la Propagandastaffel, et qui, s’affirmant à Paris, nous reprochait d’être de connivence avec les speakers londoniens qui ne nous ména-geaient pas davantage.

Les préfets étaient submergés par des tâches nouvelles, démesu-rées, conséquences de l’occupation. Ils étaient sans cesse soumis aux

Page 114: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 114

exigences, aux réquisitions, aux pressions, aux menaces de l’armée allemande dont les procédés, en général, ne furent pas de diploma-tique aménité. Ils firent, en immense majorité, face à leurs terribles devoirs. Mais ils ne recevaient aucun ordre. Ils ne pouvaient commu-niquer avec le pouvoir central. Je me répète. Qu’on m’en excuse. Pen-dant près de six mois, aucun préfet ne fut autorisé à franchir la ligne de démarcation. Interdit d’écrire ou de téléphoner aux services du mi-nistère. C’est seulement à partir de décembre que je pus entrer en contact avec quelques préfets de la zone occupée. Et pour un temps trop court, puisqu’à partir du 13 décembre je fus ligoté, bâillonné. Im-possible pour eux de se référer à une doctrine gouvernementale quant à l’application de l’armistice. Ils en étaient réduits, suivant leur tempé-rament et les circonstances particulières, à chercher des solutions em-piriques, variables aux multiples difficultés qu’ils devaient régler.

Il résultait de cette situation dont jouaient les Allemands, une dis-parité d’attitudes chez les délégués de l’État qui ne pouvait qu’entra-ver toute action gouvernementale. Les autorités d’occupation exploi-taient à fond le désordre qu’elles créaient elles-mêmes. Leur tech-nique, pour ainsi dire, consistait à s’insérer de plus en plus profondé-ment dans les rouages de l’administration française, à lui imposer leurs exigences, dressant un préfet contre tel de ses collègues, arguant de la faiblesse de l’un, utilisant ou contrecarrant l’énergie de l’autre, cherchant, en ce jeu d’oppositions provoquées à créer le précédent qui engageât finalement toute la zone dans le sens de leurs intérêts.

[113]Il importait à l’autorité gouvernementale de se manifester au plus

tôt, de reprendre en main les préfets, de constituer, par leur intermé-diaire, un front commun de résistance contre les exigences les moins tolérables de l’armée d’occupation. Il eût fallu pouvoir leur donner des consignes fermes, communes, discrètes.

Je demandai l’autorisation de franchir la ligne de démarcation afin de toucher personnellement les préfets, de fixer en accord avec eux un procédé de correspondance. Les Allemands, je l’ai déjà dit, avaient réservé à M. Laval des facilités permanentes de passage. Ils accor-daient des aussweiss aux ministres techniques avec une certaine libé-ralité. Pour les politiques il en allait tout autrement. Je ne pus me

Page 115: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 115

rendre à Paris que deux fois. Et encore me fut-il impossible d’y rester chaque fois plus de quarante-huit heures !

Or, la nécessité était toujours plus pressante de communiquer avec les préfets, de savoir ce qui se passait réellement en zone occupée. Les Allemands me refusaient les moyens d’assumer ma charge dans ce qu’elle avait de plus impérieux. Il me fallait tourner la difficulté.

J’envisageai de créer des préfets régionaux.Il y avait alors 84 préfets faisant leur métier de préfet. Pas d’autres.

En admettant même que j’eusse eu la possibilité de circuler le temps voulu en zone occupée, je n’aurais pu connaître, juger, animer 84 hauts fonctionnaires aux responsabilités innombrables, à moins que le gouvernement ne s’installât à Paris, ce à quoi s’opposaient toujours les Allemands.

Il devint d’un intérêt vital de créer quelques superpréfets, choisis pour leur expérience, leur valeur morale, la fermeté de leur caractère, qui recevraient seuls les instructions directes du gouvernement, les transmettraient aux préfets de leur région, en suivraient, en contrôle-raient l’application.

Ainsi se serait établie dans telles vastes étendues du territoire na-tional, une politique unifiée, unitaire plutôt d’impulsion, de défense, et même, le cas échéant, d’attaque contre l’envahisseur. Les avantages d’ordre moral étaient évidents. Il y en avait d’autres. Le préfet régio-nal, agent supérieur de [114] coordination, aurait pu réduire efficace-ment l’autarcie départementale en matière économique, pratique dan-gereuse née de la disette, du manque de transports et qui menait le pays à la ruine, à la famine.

Je démissionnai avant d’avoir pu mettre au point cette réforme in-dispensable. L’amiral Darlan qui me succéda reprit mon projet. C’est lui le créateur des préfets régionaux dont l’action dut être efficace puisque le gouvernement provisoire, les ayant supprimés comme enta-chés de vichysme, s’empressa de les rétablir sous le nom de commis-saires de la république, et que la IVe République les maintint en partie en les qualifiant d’inspecteurs généraux. L’idée essentielle de coordi-nation, de concentration subsiste sous les diverses étiquettes.

** *

Page 116: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 116

Je m’ouvris un jour à Dumoulin de la Barthète, à Baudouin, à Bou-thillier, de la nécessité pour le maréchal de circuler dans la zone libre, l’autre lui étant en fait interdite, d’apporter aux Français qui l’ai-maient alors dans leur quasi-unanimité, l’encouragement de sa pré-sence de recueillir sur place les doléances, les suggestions, bref de sortir de son isolement. C’est ainsi que s’organisèrent les voyages du maréchal. Je fis établir un programme qu’il approuva, en ayant d’em-blée retenu l’idée.

De mon temps, il visita successivement Toulouse, Aix, Marseille, Toulon, Montauban. Nous avions auparavant fait une sorte de galop d’essai. Je l’avais emmené à Lalizolle à une quarantaine de kilomètres de Vichy. Nous étions partis de bonne heure. Lui, le chauffeur et moi. Dès notre descente de voiture le maréchal demanda où se trouvait l’école. Il entra dans la classe, invitant le maître à continuer, s’assit près de lui face aux enfants, puis à l’heure de la récréation il les prit un à un, leur parla dans une effusion qui les toucha tous. Il ne voulait plus partir. Puis nous allâmes chez un professeur de la Faculté de mé-decine de Paris, en résidence au château de Chalonze où il séjournait. Le maréchal, vieux terrien de Picardie, regardait, interrogeait, parlait longuement [115] avec un paysan, soldat de la Grande Guerre, dans une détente qui le rajeunissait.

Pendant le trajet de retour, il me parla du général De Gaulle. Ce fut la seule fois. Jamais plus je ne l’ai entendu y faire même la moindre allusion. Déjà nécrophores et coprophages groupés par équipes s’acharnaient, en une exégèse inspirée, à démontrer que le maréchal Pétain n’était pas le vainqueur de Verdun. Depuis longtemps d’autres séides l’avaient accusé de trahison. « M. De Gaulle fut un de mes offi-ciers à Arras au 33 que je commandais avant 1914. Il est intelligent, laborieux. Il me doit beaucoup. Il semble l’avoir oublié. Il fera beau-coup de mal, avec quelques bonnes intentions. Son orgueil le perdra. Je ne sais pas si j’ai gagné la bataille de Verdun, je pourrais répondre ce que le maréchal Joffre disait à propos de la bataille de la Marne : “Ce que je sais bien, c’est que, si je l’avais perdue, j’aurais été le seul à l’avoir perdue”. »

Nous arrivions à l’hôtel du Parc.*

* *

Page 117: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 117

D’autres que moi avaient accès auprès du maréchal, d’une façon courante ; certains l’entretenaient quotidiennement. J’avais entendu ou lu comme tous les Français les messages du maréchal et avec eux tous j’avais apprécié la fermeté du style, la clarté de la pensée, le ton de vérité qui faisaient d’eux comme des essais, des moralités de classique résonance. À travers ses conseillers et ses confidents, ses interventions au Conseil des ministres, j’arrivai peu à peu et pour mon information à dégager les grandes lignes de la pensée du maréchal, moins politique que social.

Le maréchal s’est toujours refusé à admettre le dilemme qui depuis commanda tant de polémiques ; ou le libéralisme anarchique et plou-tocratique du XIXe siècle qui favorise les forts, les malins, les corrup-teurs ; ou le grégarisme du XXe siècle qui fait de tous les hommes des instruments.

Il sentait que le problème de la production était théoriquement ré-solu par le machinisme ; et qu’importerait dorénavant [116] surtout celui de la répartition, de la consommation. Il considérait ce dernier même plutôt sous ses aspects sentimentaux que scientifiques. Il pen-sait plus fermement que la France devait se refaire, qu’un ordre nou-veau devait être instauré. Il l’avait dit à Bordeaux. Là encore, il n’in-ventait rien. Tardieu en avait écrit ; Jules Romains avait préfacé le plan du 9 juillet ; Robert Aron, un des plus solides théoriciens de la IVe République, dirigeait une revue l’Ordre nouveau et dès 1933, avait publié la révolution nécessaire.

Le maréchal voulait, s’inspirant de nos seules traditions, bâtir un système original, fait pour nous, réalisant l’équilibre entre nos ten-dances conservatrices et nos aspirations révolutionnaires, les unes et les autres ; forces de vie, de création. C’est dire que cette synthèse à laquelle il aspirait et dont la recherche s’exprimait dans tous ses pro-pos, excluait la violence, qu’elle s’obstinât à maintenir ce qui devait disparaître, ou qu’elle bouleversât ce qui pouvait être maintenu. Com-binaison sans cesse réglée du frein et de l’accélérateur. Attitude rai-sonnée et intuitive du conservateur évolutionniste, attentif au passé pour ce qu’il offre de leçons éternelles, mais scrutant l’avenir pour ce qu’il portait de justice et réclamait d’audace. Et surtout, il n’admettait pas les excès de l’esprit de parti qui, volontairement et pour des fins de domination, décrète et entretient la confusion entre la France et le

Page 118: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 118

régime politique de l’heure. La France est une chose : son régime une autre. Celle-là dépasse infiniment celui-ci.

On aurait rencontré difficilement un esprit aussi éloigné de tout sectarisme. Seuls, pour le maréchal, comptaient les hommes. Le fédé-ralisme lui paraissait la forme la plus propre en sa souplesse, en son adaptabilité, à combiner harmonieusement les droits de l’individu, seul but de toute vraie action sociale, et les exigences de la vie collec-tive, en dehors de laquelle il n’y a rien qu’un narcissisme d’impuis-sance.

Pétri par plus d’un demi-siècle de discipline militaire, il n’admet-tait pas que chacun ne fût pas à sa place, n’y restât pas, librement, pour collaborer à l’œuvre commune. Le caporal, le serre-file, l’officier de peloton, le colonel ont leur place, leur tâche déterminées. Ils s’y appliquent, donnent le plein [117]

d’eux-mêmes, individus s’affirmant, mais à l’intérieur et au profit d’une collectivité dont ils sont les membres conscients.

Il transposait cette notion militaire sur le plan politique et d’ins-tinct, il était partisan de la séparation des pouvoirs. Le législateur doit légiférer en connaissance ; le gouvernement doit gouverner en conscience ; le juge doit juger en indépendance. Et pour cette raison, il admirait la constitution des États-Unis.

Il aurait souhaité doter la France d’institutions analogues : un chef d’État, chef de gouvernement ; un petit nombre de ministres respon-sables devant le seul chef de l’État, mais entretenant des relations constantes avec les membres des grandes commissions parlemen-taires ; le contrôle des assemblées exercé par des élus qui n’auraient pu agir en successeurs éventuels ; des provinces vivant d’une vie propre, profonde ; une très large autonomie communale ; une cour de justice suprême ; de fortes organisations professionnelles limitées à leur objet ; la formation d’une jeunesse sportive par la vie en plein air, sans souci de record, en libre communauté, dans l’apprentissage en-thousiaste de la responsabilité et de la discipline.

Je crois pouvoir dire que là était moins la pensée politique du ma-réchal que son inclination. Celle-ci nette. Aucun de nous ne pensait qu’il fît, ce tentant, œuvre de fascisme. Pourquoi ce qui est incontes-table démocratie aux États-Unis, eût-il pris figure opposée en France ?

Page 119: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 119

** *

Au cours de ses voyages en zone libre, le maréchal ne manquait jamais d’exposer ces idées fondamentales non en discours flam-boyants, — il n’était pas orateur et il n’avait jamais dû l’être — mais en entretiens familiers, en courtes allocutions. Il était direct, démons-tratif, paternel, assez souvent ironique. Il se laissait aller à dire ce qu’il ne pouvait exprimer dans ses messages publics, toujours des paroles de confiance raisonnée, des exhortations au travail, à la patience. Wait, work and see. Il avait beaucoup de succès. Les applaudisse-ments [118] qui marquaient la fin de ses propos éclataient frénétiques. On avait le sentiment qu’il possédait ce don rare de dire aux divers publics exactement ce qu’ils attendaient, qu’il s’agît des anciens com-battants, des malades hospitalisés, des délégations de tous ordres : chambres de commerce, corps élus, officiers, fonctionnaires, adoles-cents. Non par adaptation et flatteries professionnelles à la manière de certains techniciens de l’estrade, mais par une sorte de communion immédiate et intime.

C’est à Toulouse, le 5 novembre 1940 qu’il inaugura ses visites officielles. Préfecture, cathédrale Saint-Étienne, École d’agriculture d’Ondes, réception à l’académie des Jeux floraux  ; les cérémonies qui s’y déroulaient par sa présence et l’enthousiasme de foules énormes, se haussaient au-dessus de la banalité officielle ; elles se sublimi-saient. C’était l’acte de ferveur d’un peuple meurtri, trompé, qui se raccrochait dans sa détresse à l’homme du destin.

Je garde l’image d’une infirmière-major, décorée de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre de 1914, vieille dame s’age-nouillant au passage du maréchal, et lui, la relevant, grondeur.

À près de dix ans de distance, m’étant séparé du maréchal, chaque fois qu’il m’arrive d’évoquer ces journées, c’est toujours une impres-sion de reconnaissance, de confiance, d’amour populaire qui me re-vient. Le maréchal fut alors le Père du Peuple.

Le 12 novembre, Clermont-Ferrand. Le 18, Lyon. Les anciens combattants, le cardinal Gerlier, les grands blessés de l’hôpital Desge-nettes, visite chez un canut dans son atelier.

Page 120: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 120

Le 3 décembre 1940, Marseille. C’est là qu’accompagnant le maré-chal, j’ai peut-être saisi le mieux ce qu’était pour un conducteur de peuple la popularité, la vraie, l’irrésistible, l’élémentaire, celle qui jaillit à la façon d’une force de la nature. Sur l’escalier de la gare Saint-Charles, la foule était si dense qu’on pouvait craindre, sérieuse-ment, qu’il s’écroulât. La Canebière, le boulevard Louis-Salvador étaient remplis d’une foule amalgamée, laissant juste le passage des voitures officielles. Tantôt un silence d’océan recueillant ses [119] forces, tantôt un déferlement de mascaret. Le soir, pendant trois heures, sur la place de la Préfecture, les anciens combattants, grands mutilés au premier rang, ne cessèrent de hurler la Marseillaise. « Vive Pétain, vive Verdun ! »

Il lui fallut descendre, se promener au milieu d’eux. Puis il rentra à la préfecture, dut paraître sur le balcon. Et dans le silence instantané, il leur dit : « Rentrez vous coucher ; vous êtes fatigués ; moi aussi. » Obéissants, ils se retirèrent, comme des enfants.

Le lendemain, arrivée à Toulon ; visites de la flotte, de l’arsenal. Sous le soleil, celui, si léger, qui brille dans le vent frais, l’escadre de France était au mouillage ; les vaisseaux alignés, proue à proue, tra-çaient une allée de gloire ; les équipages, homme par homme se tenant la main, le long des cursives, en étaient la jeune et vivante bordure.

Dans une première vedette, le maréchal et l’amiral Darlan. Dans la seconde, l’amiral Marquis, préfet maritime, et moi. Devant ce déploie-ment de forces intactes, je dis à Marquis : « Ah ! non, avec tout ça, nous ne sommes pas battus ! » Il me répondit : « Il n’en a jamais été question. »

Cinq ans plus tard, je rencontrerai à Fresnes celui qui dans la ma-rine fut « le beau Marquis » courbé, décharné, mystique, toujours noble, détaché de ce monde. Il sera condamné à cinq ans de prison. Nous montons à bord du Strasbourg, portant pavillon de l’amiral Jean de Laborde, chef suprême des forces de haute mer, dont tous les ma-rins admiraient le courage, la foi, l’expérience, l’esprit de discipline. À soixante-deux ans, il se faisait catapulter de nuit pilotant un hydra-vion de chasse. Étant en prison lors de son procès, je sais mal les faits qui lui furent reprochés. Peut-être eût-il mieux valu qu’il suivît l’ordre de Darlan lui enjoignant d’appareiller. Mais de l’entrevoir un jour à Fresnes, vêtu de bure, avec les fers aux chevilles, traînant, plus en-

Page 121: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 121

core, sa jambe blessée de 1914, droit malgré tout, je fus bouleversé. Même pas indigné.

L’amiral Darlan assassiné. Le maréchal Pétain condamné à mort, impavide dans le pourrissoir de l’île d’Yeu. Les voies de Dieu sont impénétrables.

[120]Le travail ministériel s’ordonnait. Les historiens de l’avenir, étu-

diant les premiers mois du gouvernement du maréchal, jugeront que, dans l’ensemble, des réformes utiles furent menées à bien. Ils noteront des erreurs, dont certaines étaient un moindre mal, en analyseront la genèse, les replaçant dans les conditions où elles furent commises. Pour eux la période tragique de 1940-1944 ne constituera pas un bloc. Sans doute confirmeront-ils ce que le bon sens et l’esprit de justice ont lentement dégagé : l’existence de phases ; du 10 juillet au 13 dé-cembre 1940, date de l’arrestation de Laval ; du 13 décembre 1940, au 18 avril 1942, date de son retour aux affaires ; du 18 avril 1942 au 8 novembre 1942, jour du débarquement des Alliés en Afrique du Nord, et rupture de l’armistice ; du 8 novembre 1942 à la libération. Cycles d’années dramatiques, parmi les plus sombres de notre histoire, où la guerre, l’occupation, la révolution se mêlent en péripéties sanglantes.

Un régime vivait en ces temps, de plus en plus comprimé parmi les exigences croissantes d’un ennemi de plus en plus impitoyable. Le maréchal Pétain a symbolisé ce régime transitoire. Il en était le chef. « Il lui échut de l’être en des temps de ruine et d’impuissance, ce qui est bien le plus mélancolique devoir qui puisse incomber à un homme d’État 5. »

Est-il encore trop tôt pour tenter d’exposer ce que fut ce régime de sacrifice, d’en dégager les principes ? Je ne le justifierai ni ne le condamnerai, fidèle aux intentions d’objectivité que j’ai formulées dans mon avant-propos. Nous nous trouvons devant un événement social qui « fut », que les historiens étudieront parce qu’il « fut ». Me reconnaîtra-t-on quelque qualité pour leur faciliter cet examen ?

** *

5 Études sur le règne de Philippe IV d’Espagne (s’agissant du comte-duc d’Oli-varès). Don Antonio Canovas del Castillo.

Page 122: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 122

La révolution nationale, comme tout phénomène historique, est à la fois effet et cause. Il nous faut remonter jusqu’en 1789, [121] jusqu’à la Révolution française pour en déterminer, par contraste, la philoso-phie.

1789-1793 fut d’abord et surtout une révolution spirituelle. Elle fut aussi politique, économique, sociale, mais par ses prolongements. Elle était essentiellement la philosophie de l’homme se dégageant des contraintes jusqu’alors admises et longtemps tutélaires : famille, mé-tier, province, religion, monarchie millénaire.

L’homme que la nouvelle philosophie conçoit et construira n’est plus le produit déterminé du lieu, du milieu, du temps ; mais un ci-toyen libéré, interchangeable, toujours disponible dans un monde en constant devenir, logique et unifié. Cette vue algébrique de l’homme, simple monade intégrée avec toutes les monades similaires dans un total arithmétique, devait perdre de sa vigueur durant le XIXe siècle, au contact des faits. Les nationalismes en croissance, les particularismes reconstitués, entameront cette philosophie si abstraite de l’universelle identité.

Les hommes, ceux qui travaillent, qui vivent durement dans le réel quotidien, s’apercevront assez vite que le monde est plus complexe que ne le voulaient les « schématisants » de 1789-1793 ; que nombre de ses péripéties sont assez souvent inexplicables par leurs oracles syllogistiques ; les hommes qui travaillent, qui vivent durement dans le réel s’apercevront qu’ils sont en étroite sujétion vis-à-vis de leurs parents, de leur voisinage, de leur pays, de leur métier, du temps, des circonstances, de leurs passions ; qu’une masse de facteurs physiques, psychologiques, moraux, les pousse à droite, à gauche, en avant, en arrière, les faisant ce qu’ils sont : divers, originaux.

Les scolaires qui auront gardé souvenir de Lucrèce se diront d’abord qu’ils ne sont pas des atomes glissant en indéfinis parallé-lismes et s’ils ont compris la leçon des choses, ils concluront qu’ils sont des systèmes à la fois autonomes et influençables qui, pour être connus et améliorés, exigent d’autres méthodes qu’un apriorisme sommaire et encyclopédique. Et que la science sociale, la science de l’homme vivant en société, est d’abord une série d’observations, scru-puleusement [122] menées contre les affirmations verbales ; et qu’elle est expérimentale et non formelle ; et que les faits sont tout, com-

Page 123: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 123

mandent, se vengent ; et que les mots ne sont rien et que les idéo-logues qui s’y accrochent provoquent généralement des catastrophes. C’est la volonté de promouvoir le réel, le vivant, l’organique, l’évolu-tif, l’individuel, contre l’abstrait, le géométrique, l’immuable mis en fiches, le déclamatoire, le général, le totalitaire, qui inspira les philo-sophes de la révolution nationale, désireux d’ordonner les forces ob-servées au bénéfice des personnes réintégrées dans leurs communau-tés naturelles, d’origine et de développement, pour la meilleure dé-fense du bien commun, celui-ci n’étant plus désormais fixé, imposé du dehors, mais senti, servi, vécu par chaque membre de la communauté nationale, responsable de lui-même et du tout.

Pour ces philosophes qui n’étaient pas forcément des niais et des sectaires, la révolution nationale, s’inspirant des exigences de l’âge moderne, ayant médité les leçons d’un passé récent, édifierait dans un monde qui se cherche, une république vraie, vivace et médullaire. Les choses y remplaceraient les mots.

Dans le même besoin de réalisme, les premiers conseillers du ma-réchal, conscients avec l’immense majorité des Français, et depuis longtemps, de la nocivité d’institutions déviées, incapables de s’adap-ter malgré leur souplesse originelle, s’attacheront à réduire les excès du « politique », et tout ce que nos pères appelaient les « jeux du fo-rum ».

On félicitera justement M. Queuille de son souci de « dépolitiser » la France. La révolution nationale n’en avait pas d’autre. Ses docteurs pensaient que les luttes idéologiques, les débats d’école qui firent longtemps la gloire des fondateurs de la IIIe République et enchan-tèrent le public des tribunes jusqu’à la guerre de 1914-1918, devaient être abandonnés. Que la République installée en France depuis quatre-vingts ans ne devait pas chaque matin s’inquiéter de sa sur vie, accep-ter d’être mise en cause à travers tel forban s’en réclamant, s’imaginer qu’elle était menacée dans son principe, mais qu’elle devait, sûre d’elle-même, avoir le courage de [123] s’amender, de s’imposer par un effort de purification, par la valeur des solutions qu’elle apporterait aux vrais problèmes et pour tout dire, par ses réussites.

Et d’abord, s’agissant de problèmes économiques, sociaux, les docteurs de la révolution nationale entendaient remonter aux causes, rejeter toute politique d’improvisation, de laissez-passer dans laquelle

Page 124: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 124

se complurent trop longtemps certains chefs de la IIIe République ; bref ils voulaient bâtir du neuf dans un esprit nouveau, compte tenu de la révolution industrielle éclose au XXe siècle.

Dans le même souci de réalisme, psychologique cette fois, les doc-teurs de la révolution nationale qui croyaient tous aux vraies libertés, qui avaient, au cours de vies déjà longues, noté maintes fois la profon-deur des sentiments et des réactions de terroir chez tous les Français, étaient fédéralistes. Ils pensèrent à remembrer la France par la créa-tion d’assemblées représentatives, élues et travaillant dans le cadre des anciennes provinces françaises, sorte de parlements locaux, intermé-diaires entre les conseils de communes délibérant d’intérêts munici-paux et de ceux-là seuls, et le Parlement national, qualifié pour évo-quer les questions pouvant engager le Pays dans sa totalité. Il ne s’agissait pas de ressusciter artificiellement des institutions mortes, mais de retenir leur essence, d’en tirer des créations nouvelles. Aussi bien, les régions économiques, militaires, judiciaires, universitaires, englobaient déjà, et depuis longtemps, plusieurs départements sans que les partisans les plus fermes de la centralisation révolutionnaire s’en fussent jamais émus. Les doctrines fédéralistes de la révolution nationale n’avaient d’autre objet, en organisant les provinces, que de constater une réalité géographique et morale, d’en prendre acte et de la consolider, en la dotant de moyens institutionnels qui lui permet-traient de s’affirmer davantage. Les docteurs de la révolution natio-nale ayant la profonde conscience de ce que certains journalistes ap-pellent « l’excellence de l’économique » pour ce qu’il représente de nécessités vitales, eurent l’inquiétude constante du métier et du social. Encore le souci de la chose, et l’indifférence à l’égard du mot.

[124]L’effort de la révolution nationale portera sur les questions écono-

miques : production, répartition surtout, consommation. Les solutions seront recherchées dans une volonté d’entente entre travailleurs de toute catégorie. C’était le propos quotidien du maréchal : « Il faut que les Français se supportent et se comprennent. Ils dépendent les uns des autres. Ils ont les mêmes intérêts. Je ne veux pas qu’on parle de lutte de classes. D’ailleurs il n’y a plus de classes. »

Il voulait la réunion de tous les Français dans une ambiance de mu-tuelle charité, de vivante fraternité. Il croyait aux vertus transforma-

Page 125: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 125

trices de la souffrance, et des méditations collectives. Il y avait chez lui des aspects évangéliques. Un jour, devant moi, il avait murmuré, touché au cœur : « Je ne croyais pas les Français capables de tant de haine. »

La révolution nationale, doctrine de pragmatisme réfléchi, s’incar-nait dans un homme qui en avait conçu, médité, ordonné les principes au cours d’une carrière exceptionnelle par sa durée, sa diversité, son éclat. Elle était comme la substance de sa vie. II était le mieux fait, physiquement, moralement, pour l’ayant pensée, tenter de la réaliser.

Retenons le système, dégagé des circonstances qui en ont altéré le jeu et même l’esprit. Considérons que n’est pas toujours responsable d’un fait, celui qui exerce le pouvoir quand le fait se produit — un fait ne surgissant ni subit, ni isolé —, retenons que jamais système et son auteur ne furent aussi fondus et ne s’agissant pas, encore une fois, de défendre la révolution nationale, nous pouvons dire que l’Assemblée nationale dont les membres, au moins les plus anciens, connaissaient personnellement le maréchal, devait s’attendre à ce qui s’est passé. Elle devait au moins prévoir le sens dans lequel son élu ne pourrait manquer d’agir.

Pétain est d’abord un paysan. Il en a la vigueur, la lenteur, le goût du concret, le sens réaliste, l’instinct conservateur. Pour le paysan, pour lui, il y a d’abord les choses, puis les hommes, puis les idées, et enfin les formules. Le paysan qui n’est que paysan dépasse juste les hommes pour s’arrêter aux intérêts ; Pétain, ancien professeur à l’École de guerre, théoricien de son art, va jusqu’à la formule inclusi-vement ; [125] mais il ne l’admet que gonflée d’expériences.

Pour le paysan, pour Pétain, le temps, l’espace, ne sont pas des concepts philosophiques. Le temps, considéré comme durée, c’est la succession cyclique des saisons et des travaux toujours les mêmes ; c’est donc et surtout le froid, le chaud, la pluie, le vent, et les gestes pour s’en défendre ou s’en servir. L’espace, c’est une côte à monter, à descendre, c’est un tournant dangereux, une bonne route, un mauvais terrain et le dosage des efforts nécessaires pour leur emploi ou leur domination.

Le paysan et Pétain sont minutieux, précis, secrets, attentifs au dé-tail, ils ont en horreur l’improvisation ; ils calculent longuement les

Page 126: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 126

réactions de l’adversaire : vendeur ou acheteur, s’il s’agit du paysan ; généralissime ennemi ou occupant, s’il s’agit de Pétain.

Le paysan et Pétain pèsent et soupèsent au point de paraître hési-tants. Ils se décident, pour ainsi dire quand ils ne peuvent plus faire autrement. En tout paysan, resté paysan, il y a un Fabius cunctator. Pétain, devenu maréchal de France et chef d’État reste un paysan tem-porisateur. Il est aussi un fantassin et ainsi, et encore, il est un homme de la terre. Il est de plus un homme du Nord, à l’imagination froide. Il s’accroche au sol, face à l’objectif. Il ne bouge pas. Il attend. Il est le sanglier acculé. II se fera tuer sur place. Mais s’il a des armes et assez d’espace pour se retourner, il découdra les agresseurs, les mettra en déroute et c’est Verdun. S’il n’en a pas, s’il est ceinturé, c’est Vichy. Dans les deux cas, il est lui-même. Ce sont les circonstances qui ayant changé, feront de lui, à quelques années de distance, le héros national, le traître national. S’il n’avait pas eu, parce que Picard, autant de fi-nesse ironisante, et parce que grand travailleur, autant de culture, il aurait été lourd d’esprit. S’il n’avait pas suivi une hygiène aussi sé-vère, s’il n’avait pas tant vécu au grand air, arpentant les routes pen-dant dix ans à la tête de sa section, il aurait été lourd de corps. Il ne pouvait être qu’un homme de longue réflexion, de précision, d’équi-libre. Il ne pouvait faire que ce qu’il a fait, sans parler de l’occupation, de la ligne de démarcation, de la lenteur des Alliés à faire la [126] guerre avec des moyens convenables, tous accidents dramatiques qui devaient renforcer son caractère fondamental d’inlassable patience, à la limite passivité ; et de réserve, à la limite indifférence, voire égoïsme. On a parlé de l’ambition du maréchal, et même de son ambi-tion sénile. Tâchons d’être sérieux. Il y avait beau temps que sur la tête de Pétain s’étaient amoncelés les plus hauts honneurs, civils et militaires. La charge précaire de chef d’un État envahi pouvait-elle accroître une renommée, universelle, fruit d’une victoire qui sauva un temps l’occident ! Peut-être par le sombre éclat du suprême renonce-ment.

Le 10 juillet 1940, Pétain ne sollicite rien. Il n’est pas un candidat anxieux d’atteindre, dans l’euphorie des habituelles procédures, le terme ultime d’une carrière électorale. Il accepte une mission d’ef-froyables risques. Est-ce là de l’ambition qui toujours s’accommode assez de quelques démarches et se satisfait plus aisément quand les chances de sécurité l’emportent sur celles de péril ?

Page 127: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 127

Et puis, il y avait son âge. Le lui a-t-on assez reproché ! Mais l’As-semblée nationale n’ignorait pas quand elle l’a élu que le maréchal Pétain avait quatre-vingt-quatre ans. Bien plus, elle ne pouvait le choi-sir qu’en raison de son âge. S’il avait eu trente ans de moins, il aurait fini la guerre comme colonel et personne, sauf ses amis, ne l’eût connu. Mais parce qu’il avait son âge, il avait sa gloire. Sa gloire était sa référence. Son âge en était la condition.

Il était évident que paysan, fantassin, octogénaire, Pétain n’émigre-rait pas en juin 1940. Quand il dit à Bordeaux : « Je reste », c’est qu’il ne pouvait rien dire d’autre.

Assez illogiquement, connaissant le maréchal comme je le connais, je suis de ceux qui lui reprochent de n’avoir pas quitté la France en novembre 1942, de n’être pas allé à Alger. Sans nul doute, il y aurait subi le sort de Darlan. Dénouement pour lui plus heureux, mais que serait devenue la France livrée aux fous ?

Quoi qu’il en soit et à la réflexion, il apparaît que nous avons tort de lui en vouloir parce que, même à la rupture de l’armistice, il s’est obstiné à rester en France. Il avait juré [127] de demeurer. C’était suf-fisant. Et n’eût-il pas pris cet engagement vis-à-vis de la Nation, qu’il serait demeuré. Quand même.

Chef d’État, il était toujours un paysan, un fantassin, un « glai-seux ».

La révolution nationale, en ses aspects majeurs, se dressait comme une tentative pour amener les Français désemparés à reprendre conscience de leurs plus anciennes traditions nationales ; à sortir d’un isolement codifié par les législateurs de la Révolution française qui n’admettaient rien entre la Nation et le citoyen ; à faire une cure de réalisme en réservant aux idéologues leur part, la plus limitée ; à pros-crire les influences occultes d’un capitalisme international ; à rendre à la terre de France « qui ne meurt jamais » sa prééminence dans l’éco-nomie nationale ; à vivifier l’électorat en l’axant sur les représenta-tions professionnelles et locales ; à rendre au peuple de France enserré de mensonges le goût viril de la vérité, celui de l’effort prolongé, celui du sacrifice. Le maréchal n’innovait pas. Tous les Français de cœur et de conscience voulaient, et depuis longtemps, ce qu’on appellera plus tard du « neuf et du raisonnable ».

Page 128: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 128

Chacun de nous a pu, en soi-même, constater combien la pensée du maréchal Pétain et celle du général De Gaulle étaient proches, s’appli-quant à la genèse de notre décadence, à l’étude de ses causes, à la dé-termination des remèdes. Ce ne sera pas un des aspects les moins dou-loureux de notre crise nationale — la profonde, celle qui dure en-core — que cette identité foncière de deux hommes, le vieux chef, le jeune disciple que tout devait rapprocher et que circonstances, pas-sions, entourages, partisans, écarteront l’un de l’autre au point de les faire apparaître comme des ennemis sanglants, dans le rétablissement progressif des institutions et des hommes que le Pays derrière eux et avec eux, à deux reprises, à deux époques de sa tragique histoire, avait condamnés.

Car le Pays en avait assez.Rappelez-vous. De 1918 à 1934, six présidents de la République

trop souvent choisis pour leur manque de lumière et condamnés à une magistrature d’éloquence bénisseuse, de [128] contre-seings, et d’inaugurations. Des ministres à n’en plus finir — dont la succession chaotique donnait aux étrangers l’impression que la France institution-nelle perdait tout contrôle d’elle-même. Herriot, Painlevé, Briand, Tardieu, Laval, Paul-Boncour, Daladier, Sarraut, Chautemps, se suc-cédant, se culbutant, s’épaulant, s’invectivant, se congratulant. Et le peuple pensait : « Les mêmes reviennent toujours ; que ne s’en-tendent-ils une bonne fois pour rester et faire mes affaires ? »

Tardieu, bénéficiant de la gestion financière de M. Poincaré, appe-lé en 1926 au chevet de la France exsangue de démagogie, comme le maréchal en 1940, offre 17 milliards de grands travaux. M. Vincent Auriol en réclame plus encore. Rien qu’en 1925, cinq ministres des Finances étaient apparus, avaient disparu. Font trois petits tours et puis s’en vont. Le franc aussi. En 1930, Tardieu et Chéron avaient bien travaillé. Le 3 % de 44 francs, était remonté à 90 francs : 45 mil-liards étaient revenus de l’étranger. Les caisses publiques menaçaient de se remplir. Perspective intolérable. Le président Caillaux, s’écriait : « Vous êtes trop riches, il faut savoir côtoyer le déficit. »

Les sorciers, apprentis et maîtres, dociles au conseil, s’y jetteront, et nous avec eux. Sans parler du grignotage de notre victoire, de la violence écœurante des campagnes de presse, et des scandales étalés ou étouffés, et des grèves, et des trusts, et de l’anarchie s’installant

Page 129: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 129

dans certains services publics, et des dominations étrangères, et de la confusion intellectuelle, et de l’effritement des notions fondamentales, celles de l’État, de la discipline sociale se transformant au point de n’être plus, puis les émeutes et les répressions policières à l’intérieur et les dérobades à l’extérieur.

N’en aviez-vous pas assez ? Or tous ces spectacles, clowneries ou drames, se déroulaient dans notre Pays, où dominaient encore, par le nombre sinon l’audace, les braves gens ; où clairvoyances et dévoue-ments attendaient d’être réunis, animés ; où les hommes publics, mal-gré les chansonniers les brocardant, étaient bien intentionnés, du moins en général ; où quelques-uns d’entre eux avaient foi, expérience et talent ; [129] où quelques autres étaient des hommes supérieurs. Il fallait en sortir.

Malheureusement pour nous, les chefs politiques, quelle que fût leur appartenance, n’avaient, eu ni assez de lucidité pour diagnosti-quer notre mal, ni assez de courage pour entreprendre notre guérison. La crise éclata, violente, menaçant de nous tuer.

Vint le chirurgien auquel on pensait de loin en loin, sur sa vieille et bonne réputation, appelé en hâte par les praticiens affolés qui pre-naient enfin conscience de l’inefficacité de leurs traitements. Ayant cédé la place à leur illustre confrère mis en demeure par eux d’opérer à chaud, ils se retiraient dans le cabinet voisin, déjà prêts à la sen-tence.

** *

Tout en étant absorbé par ma propre tâche, je voyais presque chaque matin mes collègues, eux-mêmes très pris. Nous éprouvions une sorte d’étonnement rétrospectif en évoquant les journées que vi-vaient les ministres de la IIIe République : audiences, rapports avec les parlementaires, correspondance avec les solliciteurs, exposés devant les grandes commissions, interventions à la Chambre, au Sénat, sans compter l’action électorale dans les comités et les circonscriptions. Et la vie personnelle ! Comment pouvaient-ils vraiment gouverner ou même suivre de près les affaires ?

Il n’était guère possible, du moins pour certains de ses ministres dont j’étais, de voir le maréchal, qu’il vous convoquât ou qu’on eût

Page 130: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 130

sollicité de lui une audience, sans passer soit par Dumoulin de la Bar-thète, soit par l’amiral Fernet, soit par le Dr Ménetrel.

Dumoulin de la Barthète, inspecteur des Finances, jeune encore, ancien collaborateur de Paul Reynaud dont il ne parlait jamais qu’avec gratitude, était un Landais râblé que la vie bureaucratique avait quelque peu empâté, mais qui restait infatigable. Il avait été l’attaché financier à Burgos du maréchal, alors que celui-ci était notre ambassa-deur auprès du général Franco.

[130]Léon Blum alors écrivait : « Le plus noble, le plus humain de nos

chefs de guerre n’était pas à sa place auprès du général Franco. » Lorsque Paul Reynaud, le 18 mai 1940, fera venir le maréchal et le gardera, Dumoulin de la Barthète sera du voyage. Technicien esti-mable, Dumoulin avait la politique dans les globules. Gascon disert, observateur, scintillant de verve, il avait une façon de s’exprimer en une constante improvisation avec une vigueur, une exactitude, et sou-vent une profondeur qu’il fallait saisir par delà un vocabulaire parfois odorant. Il était dévoué au maréchal, convaincu de la nécessité d’une « rénovation sociale » — comme dira le général Catroux, — généreux et dédaigneux des formalismes qui ne sont qu’entraves, plein d’expé-rience et de vastes lectures, d’esprit caustique. Homme de personnali-té burinée, il avait peut-être le tort d’exploser parfois en propos dont certains de ses auditeurs ne comprenaient toujours pas le côté « galé-jade » et lui reprochaient de manquer de sérieux. Non. Il était au contraire substantiel. Par moments, ses amis les plus sincères auraient pu regretter en lui une certaine instabilité qui m’a paru moins une dis-position foncière que l’effet d’une imagination ardente au contact de faits multiples, contradictoires, imprévus. L’Adour chantait en lui. Il était plein de foi, désintéressé, jouant la partie avec une insoupçon-nable sincérité. « Pas de règlement de comptes » répétait-il, « oublions le passé, mais ne retombons jamais dans les mêmes erreurs abomi-nables. » Si, moins dédaigneux, moins généreux, il avait publié ses carnets d’audience, ces messieurs démasqués eussent grincé des dents. Il y aurait eu des pleurs — mais aussi de larges rires chez les Français ayant encore le sens du comique. Dumoulin de la Barthète garda jus-qu’à la fin l’esprit libre. Et il était noblement Français.

Page 131: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 131

L’amiral Fernet était comme le secrétaire général de la présidence. Toujours présent, intelligent, subtil, travailleur, minutieux, il s’effor-çait de maintenir dans ce milieu particulier qu’était le Cabinet du ma-réchal une règle, un ordre difficiles à faire respecter en raison de l’exi-guïté des locaux, de l’affluence des visiteurs, de tout ce que la vie po-litique, administrative à l’hôtel du Parc, comportait d’improvisation [131] et de lacunes. Il n’était pas commode d’y tenir des archives. Les « tuiles » pleuvaient en averses trop denses, toujours imprévues, bien que toujours de saison. De taille brève, menue, tout en finesse, en nuances, l’amiral Fernet avait la physionomie élégante, aiguë, l’œil fureteur d’un patricien du quattrocento. Et parfois la détente d’un midship.

Le Dr Ménetrel qu’on a jugé de son vivant de façon contradictoire était d’abord un homme bon et un excellent médecin. On a dit de lui qu’il était le fils naturel du maréchal et autres sornettes qui, n’eussent-elles pas été d’invention, n’auraient même pas dû être retenues, encore moins colportées.

Ménetrel était avant tout le soigneur du maréchal, le fils d’un de ses vieux amis, son secrétaire particulier, son factotum. De ses années d’internat à Paris, il avait gardé le goût de l’espièglerie. On le lui re-prochera. Il était, de son gré ou sur ordre, l’hagiographe du maréchal. Parfois indiscret. Ce faisant, il obéissait à la loi du genre. Sculpteurs, peintres, tisseurs, imagiers, plumitifs — braves gens ou calcula-teurs — l’assaillaient de projets, de maquettes, de croquis, d’articles ou de projets de biographie, en processions inlassables. Dans le même genre et plus tard, on ne verra pas moins bien. Facile de caractère, Ménetrel se laissait accrocher.

On a assuré qu’il avait joué un rôle politique ; les uns pour l’en approuver, les autres pour l’en blâmer. C’est beaucoup dire. Que fa-milier du maréchal, il ait par ses saillies de table, contribué à la répu-tation de certains dans un sens ou dans l’autre ; que voyant défiler hommes et questions, il en ait jugé, qu’il s’en soit exprimé non sans désinvolture ; que, plongé sans préparation dans un milieu nouveau pour lui, il ait parfois été débordé ; que tel ou tel, ayant gagné sa confiance et, pour des fins personnelles ou non, aient gonflé l’impor-tance de Ménetrel, c’est certain. Mais sous tous les régimes les choses se passent de même et Ménetrel qui souvent témoigna de courage, de perspicacité, ne méritait pas ses ennemis.

Page 132: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 132

Je dois ajouter que beaucoup plus tard, j’entendrai affirmer qu’il n’avait pas été étranger au rappel de M. Laval en [132] avril 1942. Il aurait agi, ce faisant, contre l’amiral Darlan qui, jugeant ses activités intempestives, aurait obtenu du maréchal la promesse de son renvoi.

Je voyais surtout Yves Bouthillier que j’avais connu vers 1931, alors qu’il était chef du cabinet de François Pietri, ministre des Fi-nances.

Je le rencontrai surtout à partir de 1936 lorsqu’il fut directeur du budget, puis secrétaire général des Finances. De tous les destins dou-loureux qui se conclurent à la Haute Cour, aucun ne m’a paru plus surprenant que le sien. Bouthillier était « le service public », la conscience professionnelle incarnés.

Charentais d’origine, élève studieux, lauréat sorti de l’école cen-trale des arts et manufactures, ingénieur-électricien avant d’être ad-joint par concours à l’inspection des Finances, il paraissait promis à une haute carrière administrative, pleine et calme, menée dans une simplicité de vie quasi monacale, indifférent à tout ce qui n’était pas son travail, s’en reposant dans l’étude des philosophes les plus abs-cons, musicien, catholique profond, mais indulgent. L’État était son vice-Dieu. On le voyait en dehors des heures d’effort, arpentant les allées du parc, grand, mince, juvénile, la chevelure rebelle et drue, un peu dégingandé à la façon d’un rhétoricien grandi trop vite. Il portait une sorte de cape qui de ses épaules étroites tombait en plis universi-taires. S’il y avait un patron, un saint des compagnons de la bureau-cratie, au bon sens du terme, Bouthillier serait promu à cette dignité. J’ai rarement vu un homme aussi dédaigneux des biens de ce monde. Quand il quittera le ministère des Finances, il sollicitera et obtiendra la charge de procureur général près la Cour des comptes, laissant à certains de ses collègues, l’appétence des conseils d’administration, privés ou publics.

Rigide, on le dira fiscal. Mais personne jamais n’a douté de son intransigeante honnêteté. Il a pu ne pas toujours attirer la sympathie. Il a forcé l’estime. Emmené en captivité par les Allemands, il sera condamné à trois ans de prison par les Français.

Le Garde des Sceaux était Alibert qui, lui, fut condamné à [133] mort par contumace. C’était un homme d’un autre âge. Un légiste au sens capétien. Issu du Conseil d’État, un moment égaré dans les

Page 133: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 133

grandes affaires industrielles, candidat malheureux à diverses élec-tions, il eut été, en d’autres temps, un de ces conseillers tout-puissants et effacés de l’ancienne monarchie « rassembleuse de terres » l’éclai-rant dans sa lutte séculaire contre toutes les féodalités.

Il pensait, parlait, vivait en style d’ordonnances du royaume. On l’a dit monarchiste d’Action française. Peut-être. Mais avec un sens net des exigences modernes. Sa pensée profonde était d’utiliser tous les matériaux ajustés par le temps, de les regrouper en architectures nouvelles. On y eût respiré les airs dosés de la vieille France, de la future, de l’éternelle.

L’homme était de haute intelligence, mais de nature irritable. Il fumait sans arrêt de mauvais cigares. Vigoureux dans ses amitiés, dans ses inimitiés. Mais une conscience d’acier et mal à l’aise dans l’atmosphère d’intrigues qui de tout temps, en tous lieux, flotte autour des puissants. D’une voix métallique, en phrases cadencées et pleines, il élevait tout débat, expliquait, systématisait. Il était plein de courage.

La France, scandait-il, portant injustement le poids de fautes qui ne furent pas toujours les siennes, se relèvera. La révolution nationale, — c’était la première fois que j’entendais ce terme — la rebâtira. Il faut des réformes englobant tous les aspects de la vie française. Rai-son, sentiment, expérience, doivent nous soulever dans ce travail de refonte. La Nation est d’abord une somme de principes — on s’en est écarté, on le paye —, elle est aussi un héritage affectif, déterminé lui-même par notre histoire, notre sol, notre production, notre climat. Nous en sortirons. Mais il faut que les Français changent.

Avec Caziot, vieux terrien du Berry, ministre de l’Agriculture, an-cien élève de l’institut agronomique, c’était le doux parfum de nos plaines et de nos bois qui pénétrait dans nos salles de Conseil.

Je le vois encore, découpé, osseux, avec un visage pur et [134] ré-confortant de vieux Celte, l’œil clair, la moustache tombante, couleur de blé, s’exprimant en phrases simples, irrésistibles qu’il prononçait lentement, d’une voix lourde et chantante d’homme du Centre : « L’agriculture, messieurs, voyez-vous, messieurs, l’agriculture… la terre de France est la plus belle et la plus riche. Les jeunes l’aban-donnent, ils ont tort, ils le regretteront toujours ; trop tard. Nous allons moderniser les moyens de production, développer les institutions de crédit, arracher le paysan à son vieil égoïsme, améliorer les conditions

Page 134: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 134

de travail et d’habitat. Le paysan, messieurs, ne doit plus s’ennuyer à la campagne. Il est la base de la richesse nationale. De lui tout dé-coule, toute prospérité. Il faut qu’il reste aux champs. Vous verrez, tout s’arrangera. Nous allons bien travailler. »

L’éternel cantique des travailleurs de la glèbe. Caziot, paysan de France, est indigne national à vie.

Il avait un second : Achard, natif d’Auvergne, diplômé de l’école de Beauvais, président de nombreux comités agricoles, avocat disert et pressant de l’agriculture savante et organisée. Achard dirigeait le ravitaillement. Il le faisait avec une habileté parfois stupéfiante, arri-vant par les moyens les plus inattendus à parer tous les coups durs. Nous ne l’avons jamais vu inquiet, hésitant. À lui incombait la tâche la plus ingrate. Si le gouvernement avait pu renseigner le public sur sa véritable action, c’est à Achard que fût allée toute la reconnaissance des Français. Malgré le blocus, l’absence des prisonniers, la pénurie d’engrais, l’usure du matériel, les ponctions de l’occupant, l’insuffi-sance des transports, Achard a nourri les Français, dominant des diffi-cultés que jamais ils ne soupçonnèrent. Et peut-être dut-il à leur recon-naissance tardive, en même temps qu’au vide de son dossier, de béné-ficier d’un non-lieu.

Le camarade Belin était le jeune ministre de l’Économie. De tous les collaborateurs du maréchal, il était le plus symbolique. Ancien postier, transfuge — disaient ses adversaires — de la CGT, il avait longtemps milité dans les milieux syndicalistes. Parmi ses collègues du gouvernement, tous anciens élèves des grandes écoles ou de facul-tés, il représentait [135] l’autodidacte avec ce que la formule com-porte de dogmatisme et d’ingénuité. Quand Belin exposait une affaire, il le faisait avec une tension, une solennité qui amenaient un jour le maréchal à s’exprimer ainsi sur son compte : « M. Belin est plein de mérites ; quand donc prendra-t-il quelque liberté avec lui-même ? »

La première fois que j’entendis Belin, j’arrivais de Tunis. J’appré-ciai aussitôt son intelligence, son sérieux, sa documentation. Et aussi en lui cette foi qui nous animait tous, persuadés que nous étions de travailler au relèvement rapide du Pays et d’y parvenir. Grand et large, le front découvert, l’expression concentrée, Belin me disait ses pro-jets.

Page 135: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 135

Fils du peuple, porté en une période historique aux charges su-prêmes, il gardait une juvénile simplicité. Il avait pour les masses une tendresse profonde. Le peuple n’était pas à ses yeux un agrément, un tremplin, un refrain. C’était des hommes et des femmes, levés de bonne heure, couchés tard, s’en allant dans la brume matinale en noires théories vers le travail, ses exigences et son insécurité. Il était socialiste, dans la moelle, à la façon d’un mineur du Nord. Mais par intuition, réflexion ou simple bon sens, il estimait que la classe ou-vrière, ayant pris conscience de sa force immense et de ses droits, de-vait rechercher un accord durable avec un patronat, social, évolué, sous l’arbitrage de l’État. Il souffrait, personnellement, de la lutte de classes. Il pensait que les travailleurs gagneraient en dignité, en pro-fits, en certitude du lendemain, qu’ils deviendraient les maîtres du monde technocratique qui s’élabore, si, abandonnant la politique de grève, dont ils finissent par souffrir, ils savaient exiger, mais pacifi-quement, au moins d’abord. Syndicaliste ardent, agressif s’il le fallait dans la défense des travailleurs, il voulait la réconciliation des Fran-çais. Le discours du général De Gaulle à Saint-Étienne contiendra, sous une forme cursive, quelques-unes des idées que développa de-vant moi Belin, apôtre grave et courageux de la classe ouvrière.

M. Paul Baudouin, un jeune comme Belin, qu’animait aussi, mais sur un autre plan, le sens social, était ministre des Affaires étrangères. Il avait été, au côté de Paul Reynaud [136] et aux heures doulou-reuses, secrétaire du cabinet de guerre, ayant vécu le conflit Reynaud-Daladier au sujet du général Gamelin, puis l’offensive allemande, puis les journées de Tours et de Bordeaux. Collaborateur du maréchal à un poste de hautes responsabilités, il apparaissait comme le Témoin.

Il était au gouvernement quand la France agonisait. Il était au gou-vernement quand elle tentait de revivre. Polytechnicien, inspecteur des Finances, élève de Caillaux, très intelligent, très travailleur, dès la fin de la guerre de 1914 qu’il avait faite en aviateur courageux, Baudouin entre dans les grandes affaires, y réussit et apparaîtra, pour des fins de polémique, un membre avide de la tribu des 200 familles.

Ceux qui l’ont approché savent qu’en son esprit et son coeur vivent d’autres préoccupations que celle du gain. Une philanthropie profonde l’habite, non comme une élégance, ou une contre-assurance de finan-cier, mais en intimité, en réflexe. La situation était difficile pour lui. Nous n’avions plus la faculté de nous exprimer librement au point de

Page 136: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 136

vue international. Tout portait Baudouin vers les Alliés : sa formation, son style de vie, jusqu’à un certain snobisme vestimentaire. Il ne pou-vait leur dire ses vrais sentiments, ceux de la majorité de ses col-lègues.

Au moment de Mers-el-Kébir, il s’adressa aux Anglais moins en ministre qu’en frère d’armes affligé, obligé de maintenir cet « état de tension artificielle » dont plus tard parlera lord Halifax.

Les Allemands qui virent toujours en lui un adversaire redoutable exigeront sa démission et Paul Baudouin rentrera dans le rang, avec une grande dignité, le 2 janvier 1941. Le 5 mars 1947, ce soldat, ce technicien d’envergure entré au gouvernement à la demande de Paul Reynaud, sera condamné pour trahison à cinq ans de travaux forcés, à l’indignité nationale à vie, et à la confiscation totale de ses biens.

Le général Huntziger était ministre de la Guerre. Nous entendons bien de la guerre interrompue — à moins qu’il ne le fût de la Défense nationale, ou des Forces armées à créer. Il était surtout le grand chef militaire qui avait [137] soutenu les chocs furibonds de l’ennemi, le président très digne de la délégation française lors des pourparlers de l’armistice, conscient de sa douloureuse mission, soldat sacrifié qui, quarante ans de sa vie, avait peiné pour que jamais la France ne connût, à nouveau, les heures de 1870. Marsouin d’origine, il avait longtemps vécu en Extrême-Orient ; homme de brousse, de combat et d’étude, il a toujours passé pour un de nos meilleurs officiers. Haut commissaire dans les États du Levant, membre du Conseil supérieur de la guerre, commandant, à la mobilisation, de la IIe Armée, il avait eu la carrière classique, brillante et sérieuse, de quelques-uns de nos grands chefs militaires.

L’homme était très séduisant, resté jeune, svelte, blond comme un Viking avec de grands yeux clairs, d’une calvitie mondaine ; il avait la voix douce, le maintien réservé, la parole nette, l’intelligence ample et fine.

Tandis que M. Paul Reynaud, en une anticipation fâcheuse et quelque peu névropathique, dénoncera à la tribune de la Chambre le général Corap, comme un des responsables de notre défaite — le pauvre ! les pouvoirs publics lui avaient-ils donné les moyens de blo-quer l’avance allemande ? — les aboyeurs nazifiés de Paris, Déat en tête, accuseront Huntziger des mêmes fautes, très indifférents à la

Page 137: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 137

chose militaire, uniquement pour diminuer le gouvernement du maré-chal, au bénéfice de M. Laval, leur homme, et au leur propre, et à ce-lui de leur bailleur de fonds, l’Allemand.

Un jour, le général Huntziger, qui n’a jamais pensé qu’à la re-vanche, mais n’en beuglait pas, me demanda de passer à son cabinet à l’Hôtel Thermal de Vichy. Il me dit à mots couverts l’intention du ma-réchal, la sienne, de reconstituer, en sous-main, des noyaux de forces militaires propres à toute éventualité. Il avait le projet de réunir en unités camouflées des officiers, des sous-officiers, tous combattants sélectionnés et de les soumettre à un entraînement discret. Mais il fal-lait dissimuler aux yeux de l’occupant ces formations. Il me deman-dait de les prendre en charge au compte de l’Intérieur. Il était impos-sible de les transformer en policiers, ce qui les eût attachés à des be-sognes civiles et n’eût pas répondu [138] à la pensée du ministre de la Guerre. Le colonel Groussard à qui le général Huntziger s’en était ou-vert eut l’idée de créer les groupes de protection [« GP »] dont il prit la direction. Groussard, magnifique soldat de la Grande Guerre, com-mandant en second l’École de Saint-Cyr, vint me voir et je le nommai, d’accord avec Huntziger, inspecteur général dans mes services. Il or-ganisa aussitôt les groupes de protection comme au lendemain du trai-té de Versailles, le ministre socialiste Noske et le général von Steeck avaient procédé à la constitution de forces secrètes.

Il y avait des fuites dans tous les ministères vers Paris, vers Londres. Vis-à-vis des Allemands, il était indispensable de dissimuler ou de dénaturer l’opération. Le colonel Groussard dans la lettre constitutive du corps que je signai, mit en valeur surtout les activités « d’observation » des groupes de protection. Personne ne fut dupe, sauf les bons apôtres qui voulaient l’être. Et on parla longtemps de la police politique créée par le ministre de l’Intérieur, d’une succursale de la Gestapo !

Ces commentaires eurent l’effet prévisible, et peut-être escompté : les Allemands exigèrent la dissolution des GP après le 13 décembre. Force gens s’en réjouirent. Il n’y avait que ceux, connaissant la vérité et pensant à la lutte contre l’Allemand en France dès cette époque, qui en furent affligés.

D’autres personnalités vinrent plus tard grossir l’équipe gouverne-mentale : le président Flandin, le général Bergeret, secrétaire d’État à

Page 138: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 138

l’aviation, l’amiral Platon, secrétaire d’État aux Colonies, Berthelot aux Transports.

C’est en prison, que j’appris à connaître P.-E. Flandin. À plusieurs reprises il avait été mon chef en tant que ministre des Affaires étran-gères.

En 1935, alors que j’étais attaqué pour avoir réduit à Tunis une agitation antifrançaise, il m’avait défendu à la tribune de la Chambre avec courage et pertinence. Comme beaucoup de Français, j’appréciai son expérience d’homme d’État, sa culture, son esprit de réalisation, sa connaissance si précise des problèmes et des hommes, son émi-nente dignité, son éloquence un peu froide, mais pure, solide, démons-trative, [139] le sens traditionnel, héréditaire qu’il avait de la démo-cratie correcte. Quelle belle carrière il aurait faite à la Chambre des communes, à l’époque victorienne ! Mais dans l’intimité de la prison, je découvris un autre homme. Sa froideur apparente était faite de ré-serve, de timidité même.

On découvrait en lui une jeunesse de cœur persistante, une sensibi-lité en profondeur, une émotivité dont il gardait toujours le contrôle, mais qui nuançait ses propos de souriante tolérance.

Rarement homme en sa réalité m’apparut aussi différent de sa lé-gende. Il supportera sa longue épreuve avec un courage discret qui ne se dé mentit jamais et nous fut un exemple. Il reste inéligible en vertu d’un texte de circonstance dont le caractère odieusement et naïvement individuel traduit la crainte qu’il inspire à tous ceux qui considèrent le vrai talent comme une injure personnelle. A contrario.

Bergeret, Saint-Cyrien de la promotion « La Revanche », avait fait la guerre en 1914 tout jeune officier d’infanterie, puis était passé dans l’aviation. Pilote, technicien ayant effectué des stages, en usine, pro-fesseur à l’École de guerre, major général de l’armée de l’Air en 1939, il était l’aviateur militaire complet, homme de sport, mécanicien et stratège. Il avait fait partie de la délégation de l’armistice au sein de laquelle avec tous ses collègues il avait résisté, autant que faire se pouvait, aux exigences allemandes. Nommé à la tête de l’aviation française en 1940 avec la mission très précise de reconstituer nos forces aériennes en vue des combats futurs, il s’y employa avec une énergie silencieuse dont les initiés purent constater les résultats. Mais il fallait se taire.

Page 139: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 139

Il faudra toujours se taire et cette réserve obligatoire sera exploitée contre le gouvernement par les chevaliers du microphone et du stylo-graphe. Je retrouverai le général Bergeret à Alger, au côté du général Giraud, puis à Fresnes d’où il sortira bénéficiaire d’un non-lieu. Ayant passé plus de deux années en prison. Tout de même.

Au cours de nos travaux communs, ou séjours gratuits à la caserne Pélissier, et autres prisons modèles, Bergeret sera toujours égal à lui-même. Mince, ardent, taciturne, d’intelligence [140] lucide, de carac-tère ferme, de comportement raffiné, sans aigreur et sans complai-sance.

J’ai peu connu l’amiral Platon. Gouverneur de Dunkerque au mo-ment de la retraite des Britanniques il avait, aux côtés de son chef, l’amiral Abrial, permis l’embarquement de près de 400 000 hommes sous les bombardements et la menace des blindés de l’envahisseur. Ancien professeur à l’École supérieure de la Marine, il était considéré comme un des futurs grands chefs de la flotte. En tant que ministre des Colonies et dans la mesure où j’ai pu m’en rendre compte, il fit ce qu’il pouvait afin de conserver l’Empire, ne jamais donner prise à l’ennemi toujours à l’affût d’un geste de notre part qui lui aurait per-mis de faire jouer l’article 10 de la Convention d’armistice. Il mourra d’une façon atroce.

On dira qu’il fut attaché par les pieds à un camion résistant, oppor-tunément mis en marche, et que son corps fut ainsi déchiqueté sur une route dans un département de l’Ouest.

Protestant d’une pièce, réincarnation des Coligny, il avait, disait-on, appliqué, non sans étroitesse, à certains agents relevant de son au-torité les textes antimaçonniques. On disait aussi qu’il avait eu des contacts avec des agents suspects qui l’auraient convaincu de la néces-sité de traduire en faits précis la politique de collaboration. De cela je ne sais rien. Je revois encore l’amiral Platon sanglé dans sa petite te-nue sombre, les grands yeux bleus qui éclairaient sa figure mate, son monocle ; je l’entends exposer, d’une voix jeune et didactique, les af-faires de son département, austère, de façons contenues, de stricte élé-gance, et j’imagine le même homme, poupée sanglante et cahotée der-rière un camion que conduisaient en joie des citoyens conscients.

Berthelot, petit homme bondissant, fils d’instituteur, était un major de Polytechnique. Il avait l’œil fusillant, l’élocution précipitée, mais

Page 140: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 140

toujours distincte. Il avait été le chef de cabinet d’Anatole de Monzie. Cheminot d’élite, il avait été appelé à Vichy pour ses éclatantes quali-tés d’administrateur. Il ne fera que deux ans de prison, en fait et en droit. Il doit être un peu indigne national.

Enfin les deux chefs de file qui furent moins amis, moins [141] ennemis qu’on ne l’a dit et répété. De l’un et de l’autre, je parlerai avec la réserve que l’on doit à des hommes qui occupèrent les plus hautes charges de l’État, qui sont morts tragiquement, convaincus l’un et l’autre qu’ils avaient servi la France.

J’avais connu Darlan en 1931 à Alger quand, contre-amiral nouvel-lement promu, il y commandait la Marine. Il arrivait de la rue Royale et ne se cachait pour laisser entendre avec une certaine abondance qu’il ne « moisirait » pas à Alger. Nous étions membres d’une même commission ayant à connaître de questions sans rapport avec la Ma-rine.

Il était là ès qualités, comme une survivance, en vertu d’un décret très ancien. Le gouverneur général au cours d’une séance de ladite commission m’ayant convoqué au Palais d’été, je passai la présidence à l’amiral Darlan. Il en avait fini avant que se fût terminé mon entre-tien avec M. Carde.

Le lendemain on me présenta les procès-verbaux. J’y lus les inter-ventions de Darlan qui, dans cette matière de lui ignorée, avait fait preuve d’une autorité, d’une compréhension d’homme la connaissant. Il avait simplifié les problèmes, sérié les questions, dégagé les deux ou trois idées directrices, indiqué les solutions les mieux appropriées. Intelligence synthétique, incontestablement. Habitude de la discussion aussi. Et encore faculté d’assimilation. Puis il quitta Alger, très vite, pour rejoindre Paris. Je ne le reverrai qu’à Vichy. Mais j’en aurai beaucoup entendu parler.

Un membre influent de la commission des Finances de la Chambre me disait un jour : « Je ne sais comment s’y prend ce satané Darlan ; jamais on ne lui rogne ses crédits ! »

Habile à manœuvrer dans les couloirs. On dira de lui : un amiral politicien. Il avait eu des prédécesseurs. Il a eu des successeurs. Certes il était politicien. Par hérédité d’abord. Son père, sénateur du Lot-et-Garonne, avait été garde de sceaux dans un cabinet Méline ; puis il

Page 141: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 141

était Gascon de naissance et s’inspirait d’Henri IV dans toutes ses dé-marches. Il était même « ficelle » et c’était un côté assez déplaisant de son caractère. Le but à atteindre seul importait. Mais toute sa vie pro-fessionnelle, si je m’en réfère au jugement de ses [142] camarades, fut consacrée à la marine. Il ne vivait que pour elle. Égocentrique, il la considérait comme sa création personnelle. Il l’aimait d’amour, s’ap-pliquant aux moindres détails. Il eut une carrière fulgurante parce qu’il avait des qualités, parce qu’il sut les faire valoir, mais surtout parce qu’il était soulevé de passion quand il s’agissait de son minis-tère, de ses bateaux, de ses canons, de ses officiers, de sa maîtrise, de ses matelots, de ses ports et de son reste.

Il avait été un canonnier, remarquable pendant la guerre de 1914-1918 ; un commandant honorable d’unités volumineuses ; un chef d’escadre bien noté en manœuvres. Était-il Nelson ou le bailli de Suf-fren ? Il aurait fallu que les escadres françaises entrassent en ligne pour répondre à cette question. Mais il fut un grand administrateur de la Marine. Elle lui doit plus que beaucoup. Il s’entourait de collabora-teurs choisis. Il les poussait. Il avait l’esprit de clan. Et c’était encore un aspect désagréable de son tempérament.

Une plaisanterie courait les couloirs de la rue Royale. On disait : « Il y a la marine triomphante et la marine souffrante, comme l’Église. » La triomphante groupait la cohorte élue des amis de Dar-lan. La souffrante réunissait le gros des indifférents, de ceux qu’il n’avait pas remarqués ou pas adoptés. Le propos n’était pas tout à fait inexact. Mais l’amiral Darlan savait s’entourer. Ses équipes succes-sives comportèrent des officiers éminents. Il savait les faire travailler à plein. Ils lui étaient tout dévoués. Il faut bien admettre que l’homme avait quelque chose.

On lui reprochera son ambition. Il était ambitieux autant, mais pas plus, que les innombrables porte-étoiles et porte-broderies que nous avons tous croisés dans la vie et qui n’étaient et ne seront jamais que des « palotins. » Quand l’ambition d’un homme est mise intégrale-ment au service de la France, que cette ambition se justifie par l’œuvre réalisée, que son développement s’accorde avec celui des res-ponsabilités attachées aux commandements de plus en plus hauts qu’on lui confère, l’ambition n’est pas loin d’être une vertu.

Page 142: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 142

Il n’aimait pas les Anglais ? Et l’on parlait d’une cérémonie offi-cielle à Londres à laquelle il aurait assisté en position [143] subal-terne. Une blessure de vanité aurait été à l’origine de son anglophobie. Mais il ne pouvait pas ignorer que les autorités britanniques, appli-quant un protocole public, avaient mis chacun à sa place. Il faudrait admettre que l’amiral Darlan ne le connaissait pas. Il ne pouvait en tout cas s’irriter d’une répartition automatique. Ou alors il eût été inin-telligent.

Il était intelligent. Mers-el-Kébir a pu lui être une raison plus sé-rieuse. Il aimait surtout la marine française et soi-même. Il savait se taire, mais n’oubliait pas. On l’a dit vulgaire d’allures, de maintien, de propos. Chéron, qui s’y connaissait, disait qu’en démocratie la vulga-rité rassure. On la considère comme une garantie, une originalité, un charme, chez tant d’autres ! Et j’entendrai, à Alger surtout, formuler sur le compte de l’amiral Darlan cette appréciation dédaigneuse par des censeurs qui, en la matière, n’avaient aucune qualité pour pronon-cer. Cela dit, il affectait une grossièreté dont il aurait pu se dispenser. On a parlé de ses luttes manifestes ou sourdes avec M. Laval, de sa volonté de l’évincer, de se substituer à lui, de sa politique de collabo-ration, de son fascisme. Je ne dirai que ce que j’ai vu, n’étant plus en situation de rien dire après le 14 février 1941, date de ma démission de ministre de l’Intérieur.

Il reprochait à M. Laval, comme nous tous, d’agir seul, de ne tenir ni le maréchal ni ses collègues au courant de ses conversations avec les Allemands.

Un jour que je tentai de faire comprendre à M. Laval l’incorrection et le danger de ses procédés, il m’avait répondu : « F…-moi la paix ; qu’on me laisse nager seul ; j’aurai les Boches ! »

L’amiral Darlan était inquiet et s’efforçait de diminuer Laval dans l’esprit du maréchal. Il enfonçait une porte ouverte. Le maréchal et l’amiral, soldats tous les deux, parlaient le même langage. Le maré-chal se méfiait de M. Laval ; il avait confiance en Darlan.

Darlan n’eut pas grand-chose à faire pour être substitué à Laval ; il n’eut qu’à se laisser porter. Et, chose curieuse, durant la conférence qui se tint dans l’après-midi du 13 décembre [144] chez le maréchal et au cours de laquelle fut décidé le renvoi de Laval, seul l’amiral Darlan fit des objections, faisant valoir que celui-ci avait été longtemps un

Page 143: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 143

des dirigeants de la politique française et qu’à ce titre, il avait droit à certains égards, de forme au moins. Politiquement, Darlan était radi-cal-socialiste, très Dépêche de Toulouse. Longtemps il rêva d’être sé-nateur du Lot-et-Garonne et sans doute ministre de la Marine dans un cabinet centre gauche et nettement anticlérical. Il jurait volontiers, poussant sur sa bouffarde : « – La République, oui ; mais pas le b… que c’est devenu !… » Et pour tout dire, je ne suis pas sûr qu’il ait été, dans le fond de son cœur, partisan de la révolution nationale. Quant à son esprit de collaboration, je puis dire que tant que je fus membre du gouvernement, il ne le manifesta pas. Après, j’ignore. Il entendait à ce moment rentrer dans la guerre 6. Il estimait que la seule force restée intacte en France c’était la Marine ; et la Marine c’était lui. Il est des identifications moins exaltantes et plus profitables.

Tels étaient, au moins à mes yeux, les divers ministres du gouver-nement du maréchal avec lesquels je travaillai. Ils étaient des hommes. Ils avaient leurs qualités, leurs défauts, leurs amis, leurs en-nemis. Ils n’étaient pas infaillibles. Où sont les infaillibles ?

Trois faits doivent être retenus les concernant. D’abord, ils avaient tous, par discipline, accepté une mission de sacrifice ; l’assumant, ils souffrirent de leur impuissance ; ils administraient la pénurie ; ils furent les mainteneurs, n’ayant pas besoin d’espérer pour entreprendre et résolus à l’impopularité pour que les Français puissent manger, se déplacer, [145] s’habiller, avoir des enfants et conserver une monnaie à peu près stable. Ensuite, choisis par le maréchal sur preuves, ayant tous, sauf Belin, déjà fait carrière, parvenus dans leur hiérarchie aux plus hauts postes, ils furent sans ambition. Le titre de ministre n’avait pour eux aucun des attraits qu’il peut avoir pour certains élus. Enfin, ils furent désintéressés 7. Et quand ils passèrent en Haute Cour, pas un d’entre eux ne se vit poser des questions sur ses moyens de vie, sa si-tuation de fortune, un enrichissement rapide et clandestin. Nul doute 6 Le 21 juin 1940 le paquebot Florida se trouvait à Port-Vendres. Le comman-

dant Durieu m’a écrit depuis, que « son navire avait été réquisitionné pour l’amiral Darlan pour transporter en Algérie le maréchal et le gouvernement, si dans les quatre jours à dater de cette réquisition, les Alliés pouvaient nous assurer une aide suffisante et sûre, susceptible de nous permettre de continuer utilement la lutte en Afrique du Nord. »

Il faudra deux ans et demi aux Alliés pour répondre comme Darlan l’eût souhaité à ce moment.

7 Un ministre de Vichy gagnait cent quatre-vingt mille francs par an.

Page 144: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 144

que s’il y avait eu la moindre apparence d’incorrection, l’accusateur en eût parlé et reparlé. Or, dans ce domaine, rien. Et ce silence, plein d’éloquence, doit être retenu. Il peut même être interprété 8.

Reste M. Laval. Aux yeux de M. Laval, cavalier solitaire, nous étions des innocents. Nous pouvions être des techniciens appréciables, nous ne serions jamais des politiques. Le maréchal moins que tout autre. S’étant aperçu assez vite que tout en reconnaissant en lui un des grands noms de la politique française et lui marquant à ce titre une certaine déférence, nous ne nous laisserions intimider ni par son passé, ni par sa qualité de vice-président du Conseil, M. Laval décida de nous ignorer, de mener sa politique avec ses propres moyens, ceux dont il avait gardé la vieille habitude.

[146]Plein d’expérience et de rouerie, très intelligent comme M. Briand

et de la même façon, il se laissera « rouler » par les Allemands, comme Briand se laissa « rouler » par Stresemann. L’un et l’autre haïssaient la guerre. L’un et l’autre pensaient bien avant M. Churchill que, seul, un rapprochement entre l’Allemagne et la France assurerait une longue paix en Europe ; l’un et l’autre s’employèrent à le réaliser, l’un et l’autre échouèrent pour les mêmes raisons. Ils croyaient à la supériorité de l’intuition, à la vertu des entretiens personnels, aux mouvements de la sensibilité, à l’efficacité du charme et des improvi-sations. Au service de cette erreur psychologique, ils dépensèrent l’un

8 Lors de la débâcle, le montant du stock d’or de la France s’élevait à 2200 tonnes.

Une partie de cet or était hypothéquée à la suite de commandes passées aux États-Unis depuis le début de la guerre. On peut évaluer à 2000 tonnes, en nombre rond, l’encaisse française qui de l’été 1940 à l’été 1944 fut conservée intacte. La moitié en avait été expédiée en Afrique-Occidentale française ; l’autre moitié en Amérique (Martinique, New-York, Canada).

Depuis 1944, le gouvernement français fit face à l’obligation contractée par la France vis-à-vis de la Belgique conformément à la décision prise par le gouvernement du maréchal Pétain, et malgré la remise effectuée par M. Laval de l’encaisse d’or belge au Reich. Cette opération se traduisit par une perte nette d’environ 100 tonnes.

Aujourd’hui (1949) l’encaisse française est d’environ 390 à 400 tonnes. C’est dire que depuis la libération du Territoire, la France a perdu les 4/5 de son encaisse-or.

Page 145: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 145

et l’autre beaucoup d’ingéniosité, beaucoup de ténacité. L’un et l’autre furent infatigables dans la poursuite de leur illusion.

M. Laval ne pouvait pas lire une note de deux pages. Je ne l’ai ja-mais vu consulter un dossier. Il écoutait, il méditait, il agissait par le verbe, l’aparté et la combinaison. Son univers était d’audition, de murmures et de chausse-trapes. Mais il avait en face de lui des interlo-cuteurs intraitables, n’admettant que la force, de plus, méthodiques, documentés et le manœuvrant, sans qu’il s’en aperçût. Nous fûmes quelques-uns à l’en avertir. Jamais il n’eut cure de nos avis. Assuré de l’excellence de sa politique d’entente avec l’Allemagne qui n’était pour lui que la mise en œuvre de convictions anciennes, il se laissera entraîner de la meilleure foi du monde, patriote à sa manière, malgré les avertissements, les sommations, les échecs, jusqu’au poteau. Loin de conduire les événements, comme il le pensait avec une naïveté or-gueilleuse, il sera mené, maté, brisé par eux dans une sorte de fatalité eschylienne. Il dira : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne… »

Impardonnable propos annonçant sa fin. Et d’avoir ajouté ce qu’on ignore ou omet : « … parce que si l’Allemagne est battue, l’Europe sera bolchevisée », ne change rien à son erreur initiale. Peut-être l’his-toire établira-t-elle que M. Laval avait vu juste dix, vingt, trente ans trop tôt. En ce cas, précurseur, il aura subi le destin tragique des pré-curseurs. Mais cet homme considéré longtemps comme le prototype du politicien variable, incertain, ondoyant et cynique, est [147] mort, au vrai, de son intransigeance, de son obstination, de son aveugle-ment, de sa sincérité.

** *

En application du mandat confié au maréchal par l’Assemblée na-tionale, nous nous efforcions, les uns et les autres, à ses côtés et sur ses directives, de doter la France d’institutions nouvelles qui toutes devaient être soumises à la ratification ultérieure des assemblées à créer. Il y eut depuis le 10 juillet 1940 jusqu’au 1er janvier 1941, un enthousiasme, une abondance dans l’élaboration des textes : ordon-nances, décrets, arrêtés, que seuls découvriront les juristes de l’avenir.

Je ne parlerai que des décisions fondamentales, celles qui enga-gèrent tout le gouvernement et encore seulement des plus significa-tives. Il faudrait plusieurs volumes rien que pour les énumérer toutes,

Page 146: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 146

en donner l’analyse, en préciser l’intention et la portée. Au surplus, nombre d’entre elles sont toujours en vigueur, ou reprises sous des noms différents.

Me permettra-t-on de rappeler, au risque de me répéter, qu’à ce moment-là — deuxième semestre de 1940 — les Allemands sont à Brest, à Biarritz et à Moulins ? Qu’ils ont partout des informateurs ? Que le vice-président du Conseil, en exercice ou au repos, passe pour leur être acquis ? Qu’ils contrôlent directement ou indirectement la presse et la radio ? Qu’il s’en faudra de deux ans avant de voir tous les Alliés entrer dans la guerre avec des moyens adéquats ? Et de rappeler encore que je ne justifie ni n’approuve rien, mais que je me borne à exposer des faits ?

La loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 votée par l’Assemblée nationale est comme l’acte de naissance du nouveau régime. L’acte constitutionnel n° 1 fixe les pouvoirs du chef de l’État. L’acte consti-tutionnel n° 3 porte en son article 1 que le Sénat et la Chambre des députés subsisteront jusqu’à ce que soient formées les assemblées pré-vues par la loi constitutionnelle ; en son article 2 que le Sénat et la Chambre des députés sont ajournés jusqu’à nouvel ordre. Ils ne pour-ront [148] se réunir que sur convocation de chef de l’État. L’acte constitutionnel prévoyait en cas de disparition du maréchal — il avait alors quatre-vingt-quatre ans — son remplacement automatique par M. Laval. Si celui-ci était empêché, le Conseil des ministres désigne-rait à la majorité le chef de l’État.

Le 18 juillet, le gouvernement décide que nul ne pourra être désor-mais fonctionnaire s’il n’est pas né de père français. Un décret du 22 juillet stipule que toutes les naturalisations prononcées depuis 1927 vont être révisées. Le 2 août 1940, le Conseil des ministres charge le Garde des Sceaux d’établir un projet de loi tendant à la dissolution des sociétés secrètes. Le texte définitif portera la date du 13 août. C’est une des mesures, dites d’exception, dont dans la suite, on fera grief au maréchal. On la dira inspirée de l’hitlérisme et récusée dès lors par l’opinion française. J’entrai au gouvernement un mois plus tard. Je suis tenu à cette précision, parce qu’au cours de mon instruction, il me fut reproché, et dans une certaine presse aussi, d’avoir été l’instigateur de cette politique. Non. Les dates sont là. Quand le maréchal parlait de la franc-maçonnerie, il le faisait toujours avec modération. Il en admettait le principe ; mais il réprouvait le caractère clandestin, de ses

Page 147: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 147

activités. Sans doute le Grand-Orient était-il une association déclarée. Il ne l’ignorait pas. Mais il ne voulait pas que dans le pays, trop long-temps affaibli par des groupes d’intérêts ou des confessions adverses, des centres d’action sociale échappant au contrôle de l’opinion pu-blique pussent agir, même de bonne foi, dans l’irresponsabilité.

Dans son message du 13 août 1940, le maréchal proscrit le men-songe comme moyen de gouvernement et l’esprit de chimère comme mode de pensée. Répondant à l’inquiétude des Parisiens qui auraient voulu que le gouvernement s’installât à Paris, comme l’article 3 de la Convention d’armistice lui en réservait la possibilité, le maréchal s’explique : « Le 7 août, le gouvernement allemand m’a fait connaître que tout en maintenant son acceptation de principe, il ne pouvait, pour des raisons d’ordre technique et tant que certaines conditions maté-rielles ne seraient pas réalisées, autoriser ce transfert. »

[149]Le 15 août 1940, le maréchal qui, sollicité d’entrer dans un minis-

tère d’avant-guerre, avait dit sa préférence pour l’instruction publique, considérant que la tâche essentielle de tout gouvernement est la for-mation de la jeunesse, déclare : « Il y avait à la base de notre système éducatif une illusion profonde, c’était de croire qu’il suffit d’instruire les esprits pour former les cœurs et pour tremper les caractères. »

L’école française sera nationale avant tout. « Nous voulons recons-truire l’unité française ». Des projets sont mis à l’étude pour décon-gestionner l’université de Paris, pour faire des universités provinciales « autant de puissants foyers de recherches dont certains pourront être spécialisés. »

Il s’agira d’orienter dans un sens réaliste la formation de tous les chefs de la vraie démocratie. Le gouvernement s’attachera « à détruire le funeste prestige d’une pseudo-culture purement livresque ».

Jean-Jacques Rousseau inspire les réformes qui marqueront la transformation de l’école primaire. Les programmes seront maintenus dans leur substance, mais « dépouillés du caractère encyclopédique et théorique qui les détournait de leur objet véritable ». Une large place sera faite aux travaux manuels, si riches de valeur éducative. Un effort soutenu sera fait pour maintenir sur place les élites locales, quelle qu’en soit la nature. Tout sera fait pour diffuser l’enseignement pro-

Page 148: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 148

fessionnel, « restaurer la tradition de l’artisanat », ranimer chez les Français le goût et la fierté du travail personnel. Sans doute le machi-nisme moderne imprime-t-il à l’effort humain un style de plus en plus automatique et collectif, mais la France, tout en participant à ces formes nouvelles de production, se doit de sauvegarder l’aspect indi-viduel du travail de ses fils, esprits créateurs, originaux, personnes résolues à ne rien abdiquer de leur indépendance.

Réforme des manuels scolaires auxquels, pensait le maréchal, on pouvait reprocher une certaine tendance et qui désormais seront rédi-gés dans un esprit d’insoupçonnable objectivité. Le décret du 20 sep-tembre 1940 supprimait les écoles normales primaires. Les instituteurs qui, jusqu’alors, subissaient une formation strictement primaire, distri-buée [150] en des sortes de séminaires aux disciplines uniformes, pro-viendront désormais de l’enseignement secondaire. Ils feront du latin. Cette formation élargie, vivifiante, les mettra en contact avec des étu-diants de tous ordres et dans une pensée réellement démocratique sup-primera les barrières artificielles délimitant les divers degrés d’ensei-gnement. Et surtout chaque commune de France possédera son terrain de jeux.

J’eus à connaître d’un problème qui devait à l’époque comporter une solution partielle, sans que depuis on ait trouvé le moyen de concilier les Français à son sujet. Je veux parler de l’aide financière accordée par le maréchal à l’enseignement libre.

La question se posait dans les termes les plus concrets.Au moment de l’exode, des écoles laïques du département du Nord

avaient été détruites par les bombardements allemands. Le personnel enseignant replié sur ordre, s’était dispersé. Le cardinal Liénart, ré-pondant au vœu des populations, avait recueilli les enfants du peuple dans les bâtiments scolaires dont disposait encore l’enseignement pri-vé. Pendant de longs mois, sous l’empire de la nécessité, les élèves des frères et ceux de l’école laïque vécurent sous le même toit, rece-vant les enseignements d’un même maître, et plus tard de maîtres dif-férents, mais à distance de cloison.

Élèves et maîtres de recrutement divers cohabitèrent sans qu’il en résultât aucun dommage pour les uns ou pour les autres. Seul l’évêque de Lille avait fait les frais de l’opération. Il faut entendre par là qu’il avait engagé des dépenses très supérieures aux crédits dont il dispo-

Page 149: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 149

sait. Appelé à rembourser immédiatement des sommes importantes, le gouvernement du maréchal estima qu’il y avait là une occasion d’amorcer une politique scolaire s’inspirant de l’égalité des contri-buables devant la loi. Était-ce une faute ?

Ces réformes furent en général approuvées par l’opinion publique et si, dès la libération, on rétablit les anciennes formules d’un trait de plume et comme par esprit de réaction, on ne voit pas que plus tard on ait fait grief aux ministres du maréchal de leur politique sur ces points. Par contre, la création des camps de jeunesse fut violemment critiquée [151] comme entachée de nazisme. Il faut rappeler que l’armistice avait désarmé les conscrits de la classe 1940. L’économie du pays était complètement désorganisée. Le chômage menaçait. C’est d’abord pour y parer que furent créés les camps de jeunesse. Cette ins-titution nouvelle en France répondait à des nécessités très anciennes.

Il y a plus de cinquante ans, Desmollins dans un livre célèbre : « À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons » avait mis en lumière les méfaits d’un individualisme isolant en des attitudes d’hostilité réci-proque, les jeunes Français confinés dans leurs classes d’origine. Il avait attribué la prééminence du moral britannique à la pratique des sports collectifs, à cet esprit de cohésion que les Britanniques por-taient en eux comme une marque nationale, l’étendant de leurs ter-rains de sports aux limites de leur empire. C’est, après la défense contre le chômage, cette idée qui inspira surtout les créateurs des camps de jeunesse.

Il y en eut 35 où ces jeunes soldats désaffectés devaient recevoir, en groupes, une instruction morale, civique, physique. L’équipe est la cellule de base. Premiers efforts pour limiter les effets d’anarchie d’une éducation fâcheusement individualiste. Chaque équipe com-prend 20 jeunes gens élisant leur chef. Dix équipes de 20, soit 200 jeunes gens composent un groupe dirigé par un instructeur.

Douze groupes, soit 2400 hommes, constituent un camp. La disci-pline qui y règne est consentie. On fait appel à l’honneur des jeunes gens, à leur sens de la camaraderie, des responsabilités. On en fait, non des athlètes, mais des hommes robustes par des exercices que sur-veilleront les médecins attachés au camp. La vie au grand air assurera le reste. Une intention qui devait rester secrète guidait aussi les pro-moteurs de l’œuvre : constituer des cadres pour l’armée future, le jour

Page 150: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 150

où la France serait en mesure de chasser l’occupant. Nous voilà loin du décalque des organisations allemandes. Cette pensée, éminemment française, de vie collective à l’air libre, loin des villes, sera en 1945 celle des créateurs du camp militaire de Coëtquidam, moderne école militaire.

Les camps de jeunesse étaient réservés aux conscrits. Les [152] Compagnons de France, unis pour servir, seront les jeunes d’un âge plus tendre. La dizaine sera l’équipe de base. La compagnie groupera 50 adolescents. Administration autonome sous la surveillance d’un responsable ; jeux, lectures, entretiens, exposés, mutuel enseignement, confrontation publique des travaux effectués, tout tendra à sortir les jeunes d’eux-mêmes, à leur rendre sensibles les liens les unissant, à élargir le champ de leurs activités et de leurs espoirs, à leur conférer la notion de la vie collective, organique, où tout est interférence dans l’affirmation la plus large de la personnalité.

Borotra qui est un champion, mais autre chose aussi, fut quelque temps l’entraîneur suivi de ces phalanges trop tôt dispersées.

Une loi du 25 août 1940 s’attaquera à l’alcoolisme. Proscription des apéritifs titrant plus de 16°. Toute consommation en est interdite les mardis, jeudis, samedis. Réflexe de défense d’un pays qui veut vivre, comme la Suède y fut amenée au cours du XIXe siècle. La Suède refit un peuple. Aucune mesure n’était plus urgente en France.

Lors de la discussion de cette loi en Conseil des ministres, des sta-tistiques effarantes furent produites. Elles révélaient qu’en France il y avait un débit de boissons pour 80 habitants, en Allemagne un pour 270, en Angleterre un pour 430, en Suisse un pour 770, en Suède un pour 3000, en Finlande un pour 5400. La consommation moyenne en France, par tête d’habitant, était avant 1939, de 2 litres et demi d’al-cool à 100° et de 200 litres de vin contre 0,77 en Allemagne, 0,58 en Angleterre, 0,28 en Italie. Cette loi de sauvetage national fut appli-quée durant toute l’occupation. Les asiles de fous se dépeuplaient. Qu’est-elle devenue depuis la libération ?

La loi du 31 août porte création de la Légion française des combat-tants. Ceux de 1914-1918 et ceux de 1939-1940 sont les membres fra-ternels d’une seule et même association. Le maréchal en fut l’auteur et l’âme ; le but était de « rendre à la France les forces qu’elle a per-dues ». En imposant son étude, le maréchal s’était inspiré de l’organi-

Page 151: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 151

sation similaire fonctionnant aux États-Unis. Ces soldats durcis et éprouvés par [153] la souffrance, devaient, dans son esprit, être les premiers et les meilleurs ouvriers de la résurrection française. Ils de-vaient être dans l’État renouvelé un corps constitué. Ils avaient rang protocolaire dans les cérémonies officielles, un seul drapeau auxquels honneurs seraient rendus.

À côté subsistaient les amicales régimentaires, les groupements professionnels d’anciens combattants, et toutes les associations fon-dées « sur l’idée mutualiste ou sur l’entr’aide entre victimes de la guerre ». Un comité de 25 membres l’administrait, l’idée maîtresse était de « dépolitiser » les associations d’anciens combattants, de don-ner à la Légion des anciens combattants ainsi créée les forces et l’au-torité morales qu’implique la cohésion. Il n’y avait là ni volonté d’ab-sorption, ni politique de suppression. Il s’agissait de restituer aux sol-dats des deux guerres l’unité de conscience qui nous avait valu la vic-toire et nous conserverait l’espoir.

Le 10 octobre 1940, 3 millions de réfugiés, 2 millions de mobili-sés, étaient revenus dans leurs foyers. Déjà le pays se rééquipait. La majeure partie des ponts détruits par la guerre étaient utilisables. Les transports rétablis dans leur propre totalité.

L’Allemagne occupant la plus grande partie du territoire national et les régions les plus riches, prélevait 400 millions par jour, sans compter les matières et tous produits réquisitionnés. Le blocus aggra-vait la situation. Une nouvelle économie s’imposait. L’État était seul assez puissant pour rétablir l’équilibre détruit. La loi du 18 août est comme le premier essai codifié de dirigisme.

Les comités d’organisation recenseront les entreprises et les stocks ; arrêteront les programmes de production et de fabrication ; organiseront l’acquisition et la répartition des matières premières ; détermineront les règles générales s’imposant aux entreprises quant à la qualité des produits, l’emploi de la main-d’œuvre, les modalités des échanges, qu’il s’agisse de produits ou de services ; réglementeront la concurrence.

Le libéralisme depuis a été vigoureusement dénoncé comme une économie « d’injustice et d’immoralité ». Dès le mois [154] d’août 1940, le gouvernement s’efforçait d’en réduire les inconvénients, de créer des formes économiques adaptées qui combineraient les facilités

Page 152: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 152

qu’a l’État de prévoir, d’établir des plans, d’arbitrer, et le dynamisme des entreprises privées, mais sélectionnées et contenues.

Parmi les lois du maréchal, aucune n’a été plus critiquée que celle du 3 octobre 1940 régissant la situation des israélites français résidant en France. On y a vu la preuve de l’adhésion spontanée du gouverne-ment de Vichy à la plus brutale des doctrines hitlériennes. Cette loi, à elle seule, portait le sceau de toute la trahison. Elle en devint le sym-bole. Il s’est trouvé que du fait de circonstances, d’interprétations, de campagnes, de fables dont l’origine était bien antérieure à la déclara-tion de la guerre, je fus considéré et présenté comme l’initiateur de cette politique raciste. J’eus à m’en expliquer au cours de mon instruc-tion. L’arrêt de la Haute Cour me concernant, sur ce point comme sur les autres, a fait justice. Aussi bien cet ouvrage n’est pas une défense renouvelée. Seuls seront ici retenus les faits et arguments d’ordre gé-néral 9.

Dès les derniers jours de septembre 1940, des informations contrô-lées parvinrent à Vichy relatives au projet qu’avaient les Allemands d’appliquer en zone occupée les lois de Nuremberg, dans toute leur étendue, dans toute leur rigueur. C’est dire que, dès cette époque, les Allemands entendaient réaliser leur programme de discrimination vio-lente et d’extermination [155] qui était un des dogmes de l’hitlérisme. Deux attitudes nettes, de celles qui impliquent le choix immédiat, in-conditionnel — suivant la doctrine des absolutistes hors circuit. Ou dire : oui à tout, et l’on en eût vu de belles dès septembre 1940 ; ou dire : non à tout et l’on en eût vu d’aussi belles, dès le même temps.

9 Vers septembre-octobre 1940, une cinquantaine de bateaux de tout tonnage et de toute nature qui avaient pu quitter la métropole arrivèrent à Casablanca, à Mazagan, à Mogador. Ces bateaux étaient remplis de passagers ayant fui la France devant l’invasion allemande. Il s’agissait en grande partie d’israélites de nationalités diverses : Français ou Balkaniques. Dès qu’ils le pouvaient, ces israélites s’embarquaient pour l’Amérique. Une organisation internationale juive, la Y.C.E.M. ayant sièges à New-York, Lisbonne, Marseille se chargeait de prêter des bateaux, portugais pour la plupart.

On enregistra une moyenne par mois de six à huit mille demandes d’entrée pour le seul Maroc.

Cette politique d’évasion collective n’aurait jamais pu s’appliquer si cer-tains chefs de services et autres fonctionnaires de l’intérieur n’avaient prêté la main ou fermé les yeux.

Page 153: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 153

Dire oui, c’était lâcheté. Dire non, c’était folie. Car en cette der-nière hypothèse, le gouvernement du maréchal était balayé et nous étions remplacés par les énergumènes racistes de France. Ils étaient à l’écoute. Et l’on peut me croire, si j’affirme, en ayant eu de nombreux témoignages, qu’à ce moment-là, ils auraient été soutenus, approuvés par une large fraction de l’opinion publique. Mais où sont les convic-tions d’antan ? Il nous fallut aviser.

Matelots d’un frêle esquif que menace la tempête, nous nous mîmes en mesure de naviguer au plus près. Sombre navigation dont la nécessité marqua chaque jour un douloureux voyage de quatre ans dans l’ignorance des passagers. Le Garde des Sceaux fut chargé de présenter un projet de loi. Il le rédigea avec le souci de « sauver l’es-sentiel », les personnes et les biens des Juifs. Mais les pressions, les menaces n’avaient pas cessé. Il était impossible pour le gouvernement d’admettre en seule zone occupée l’application intégrale des lois de Nuremberg et de maintenir le droit antérieur français au seul bénéfice des israélites réfugiés sur la Côte d’Azur, les plus riches, les moins intéressants. Et ce dualisme eût morcelé la France, consacré un di-vorce spirituel irréparable. De bons apôtres le souhaitaient.

Le Garde des Sceaux, dans un exposé des motifs formulant une apparente acceptation, indispensable pour que l’occupant, anesthésié, admît le principe d’une législation uniforme, proposa à l’agrément du Conseil des ministres, un texte portant, à l’égard des Juifs, interdiction d’exercer certaines fonctions publiques ou privées, limitativement énumérées. De plein droit, les israélites cités à l’ordre du jour au cours, d’une des deux guerres échappaient aux dispositions prévues.

Dans la pratique, le maréchal et nous tous nous attachâmes [156] à réduire les effets d’une mesure qui, dans notre esprit, ne fut jamais de représailles ni de sectarisme, et à laquelle nous n’aurions jamais sous-crit, si la France n’avait pas été occupée.

Il faut bien le rappeler et le répéter. Chacun des membres du gou-vernement d’alors pourrait citer des noms d’israélites qu’il a soustraits à la loi qu’il avait signée. Nombreux furent les israélites qui com-prirent et surent patienter. Moins nombreux, mais plus bruyants, furent les habiles qui, le moment venu, excipant de leurs souffrances trop réelles, bénéficièrent d’avancement accélérés et de juteuses com-pensations.

Page 154: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 154

Tout autre chose sera l’inadmissible persécution qui s’instaura deux ans plus tard : étoile jaune, emprisonnements, déportations, etc., dont j’eus connaissance, pour ma part, alors que j’étais en Argentine, simple particulier, ayant depuis longtemps rompu toute attache avec Vichy. Mais j’avais vécu les préparatifs de la loi du 18 octobre 1940 qui donna aux israélites deux ans de relative tranquillité, et je puis exactement concevoir les effroyables pressions que dut subir le gou-vernement français pour céder plus tard. « Vous ne voulez pas signer le texte nouveau que j’exige, moi, vainqueur ? Peu m’importe. Je sai-sirai 20, 100, 1000, 10 000 otages. Je les puiserai dans tous les mi-lieux, sans souci de l’âge, de la santé, du sexe. Mon équipe est là toute prête dont les membres signeront des deux mains. Je n’attends pas. »

Et les malheureux durent s’incliner dans l’angoisse d’éviter le pire. Y ont-ils réussi ? Mais l’interrogation ne se poserait pas si les Alle-mands n’avaient pas été à Brest, à Biarritz et ailleurs, et si les Alliés n’avaient pas mis tant de temps à les remplacer.

Le 21 novembre 1940, sur la proposition de M. Yves Bouthillier, ministre secrétaire d’État aux Finances, le maréchal signait un texte modifiant profondément le statut des sociétés anonymes. La pensée en était d’établir la responsabilité effective des conseils d’administra-tion ; de limiter les taux parfois excessifs des rémunérations consen-ties ; de renforcer le contrôle, jusqu’alors illusoire, qu’exercent les assemblées générales ; de défendre les intérêts des actionnaires ; de réduire [157] le nombre parfois exagéré des mandats d’administra-teurs confiés à la même personne ; de surveiller la pratique abusive et proliférante des filiales et des participations. Là, comme ailleurs, il agissait dans l’intérêt de ceux qu’on oublie toujours, la masse payante et de substituer au système de l’irresponsabilité collective celui de la responsabilité personnelle effective. Ce fut une protestation générale dans certains milieux capitalistes.

Ces prébendiers de l’anonymat ne s’étaient pas lassés jusqu’au 21 septembre 1940 d’aduler le maréchal, soldat, donc supposé réaction-naire et défenseur de privilèges. Or il était républicain social. « Il nous a déçus. Et cette loi scélérate n’est que d’inspiration fasciste. »

De ce même jour, Vichy perdit de nombreux partisans qui se dé-couvrirent aussitôt une vocation d’opposant. Je reçus à cette époque un septuagénaire fissuré, cumulard du jeton de présence qui me psal-

Page 155: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 155

modia la complainte du désabusé. Bien sûr, il comprenait, il admettait en partie, « mais ce texte, en son principe, tarissait la richesse fran-çaise. Le gouvernement ne résistait pas assez ».

L’Assemblée nationale avait expressément confié au maréchal le soin de réorganiser la famille française. Il créa donc une direction de la famille rattachée un temps à l’intérieur. Des mesures administra-tives et financières furent aussitôt prises pour favoriser la fondation de nouveaux foyers, augmenter la natalité, poursuivre les techniciens de l’avortement. Un code de la famille était en voie de préparation quand je quittai le ministère. Mais une loi essentielle du 9 novembre 1940 avait déjà été promulguée, concernant l’exonération presque totale des droits de succession au profit des familles d’au moins trois enfants.

Le divorce était réglementé, et dans certains cas, les textes l’inter-disaient. À ce propos, il me souvient d’une conférence à laquelle j’as-sistai quelques mois plus tard à Buenos-Aires dont j’avais repris l’am-bassade. Un soutanier, pas Français, membre d’un ordre religieux in-ternational, contait devant son auditoire, diplomatique et mondain, des souvenirs de voyage et d’apostolat. L’homme était assez déplaisant, vultueux, [158] l’accent, lourd et de lui n’émanait pas la moindre irra-diation. Il avait fait, sans qu’elles eussent aucun rapport avec le sujet traité, quelques discourtoises et furtives allusions à Vichy, comme s’il s’acquittait hâtivement d’une obligation contractuelle et secrète. Étant au premier rang comme invité d’honneur, je me crus obligé d’aller féliciter rituellement ledit prêtre à la suite de sa causerie. « Il en re-mit » et me marqua son étonnement de voir que le maréchal, lui-même divorcé et sans enfants, avait entrepris, à l’instigation de l’occu-pant sans doute, de réformer la famille française. Je lui précisai d’abord que le maréchal n’avait jamais divorcé et que le premier ma-riage de Mme Pétain avait été annulé en Cour de Rome. J’ajoutai ne pas comprendre son point de vue ; car on pouvait avoir des idées ex-cellentes, salvatrices, sur le meilleur régime de la famille, sans avoir besoin d’aligner de nombreux enfants, et je conclus : « Vous-même, mon Père, qui êtes vierge par état et destination, vous sentez-vous la compétence exigible pour soutenir et guider pécheurs et pécheresses dans les voies de la passion ? » — « Pardon, monsieur l’ambassadeur, ce n’est pas la même chose, je vais vous expliquer… » Je lui tournai le dos. En effet, ce n’est jamais la même chose.

Page 156: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 156

Une réforme profonde modifia la vieille loi municipale de 1884. Mais en cette matière comme sur toutes les autres, la réglementation de Vichy devait être soumise aux assemblées françaises dès que les hostilités seraient terminées. Elles n’avaient de valeur que dans la me-sure où elles seraient ratifiées. Elles étaient temporaires et condition-nelles. Mais comme la nouvelle loi municipale allait, en certaines de ses dispositions, toucher des situations acquises, elle souleva des pro-testations violentes et comme la loi sur les Juifs, elle fut présentée comme un témoignage d’asservissement idéologique. Il n’en était rien. Mais il nous était difficile de nous expliquer.

La commune a toujours joué en France, depuis l’origine même de notre histoire, un rôle essentiel. Elle est le groupement humain, au-dessus de la famille, le plus naturel, réunissant en un point déterminé des hommes de même culture, [159] de même langue, de même habi-tat. Elle n’est pas seulement une division administrative, elle est une réalité humaine et sociale. Le maréchal avait tenu à conserver aux communes toute leur vigueur, toute leur autonomie, à l’accroître même avec le souci d’une intégration plus ferme et plus souple dans le cadre national.

Il considérait, à la lumière de l’expérience, que, trop souvent, la commune était moins une cellule sociale dotée d’une vie complète, qu’un tremplin pour des luttes politiques s’enflant sur d’autres théâtres. Il a d’abord tenu à ramener l’administration municipale à ses propres fins. La paix, pensait-il, (qui n’est même pas encore signée après dix ans, mais il ne pouvait le prévoir) poserait assez de pro-blèmes, même intérieurs, pour que d’ici là les conseils municipaux élus ou non n’aient d’autre but que l’exclusive administration de la commune.

Les magistrats municipaux n’auront plus qu’à être eux-mêmes, à s’appliquer aux seuls problèmes valables d’adaptation, de reconstruc-tion matérielle et morale de la cité dans le cadre de la Nation, à gérer les finances communales en bon père de famille.

Cette loi du 16 novembre 1940 réintroduit une notion fondamen-tale née de la nature même des choses, et que la loi de 1884, par négli-gence ou artifice, avait ignorées : la distinction entre les communes rurales et les communes urbaines. Les premières tirent leur origine des sources même de notre plus ancienne histoire. Sous le nom de « fun-

Page 157: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 157

dus », puis sous celui de paroisses, elles n’ont guère subi de modifica-tions territoriales, depuis des siècles.

Le maréchal s’efforçait de renforcer la paysannerie française, base et armature de notre peuplement. Il ne voulait pas, ou le moins pos-sible, changer les habitudes de l’habitant des campagnes. Il tenait à lui réserver une part active de l’administration de ce terroir qui fut le plus souvent celui de ses ancêtres. Les communes urbaines, au contraire, doivent leur existence et en tout cas leur développement à des circons-tances en grande partie économiques. Et la population maintenant s’en renouvelle au jour le jour. Leur gestion, du [160] fait de leur exten-sion, a des incidences qui dépassent le cadre municipal, affectant la région, voire la Nation. De plus, l’administration des communes ur-baines, au moins des plus importantes, exige chez ceux qui en sont responsables, une culture générale, une expérience technique, l’indé-pendance absolue vis-à-vis des intérêts particuliers. Toutes raisons qui commandaient la distinction entre les communes rurales ayant une population égale ou inférieure à 2000 habitants — 35 292 sur 38 014 — et les autres comptant une population supérieure, 2722.

Ainsi le principe de l’élection subsistait intact dans 35 292 com-munes sur 38 014 que comptait alors la France. La loi de 1884 conti-nuait. Dans les autres, celles de plus de 50 000 habitants, le ministre-secrétaire d’État à l’Intérieur nommait les membres du conseil muni-cipal sur une liste de candidats présentée par le préfet et comportant un nombre de candidats double du nombre des sièges à pourvoir. Dans les communes de 2001 à 50 000 habitants, les membres du conseil municipal étaient choisis par le préfet sur une liste établie dans les mêmes conditions par le maire nommé.

Cette réforme s’accompagna de quelques dissolutions de conseils municipaux, de retraits de mandats de conseillers municipaux. En cette matière, le gouvernement du maréchal n’innovait pas. Et depuis on a fait ce qu’on lui a reproché d’avoir fait. L’actuel ministre de l’In-térieur, dans la plénitude de ses attributions, suspend maires et conseillers. Il a ses raisons. Elles sont bonnes. Les nôtres n’étaient pas mauvaises. Sic vos non vobis.

On a beaucoup parlé des camps administratifs ou de concentration dont le gouvernement de Vichy, à l’imitation des nazis, aurait assuré l’ouverture et le peuplement. C’est inexact. C’est M. Daladier qui en

Page 158: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 158

1939 en fut le père. Il les réservait aux communistes. Le maréchal en hérita. Mais il en exigea l’aménagement. Des médecins les visitèrent, en proposèrent l’assainissement. Leurs plans furent retenus. De très nombreuses améliorations matérielles et morales y transformèrent les conditions de vie. Elles devinrent plus supportables sans, pour autant, être agréables. Les services qui en [161] assuraient la gestion se tinrent en contact avec les délégués, résidant à Marseille, d’associa-tions sanitaires, américaines et suisses.

Au Conseil des ministres du 15 décembre 1940, le maréchal, ayant réalisé les réformes essentielles, décida de créer une Assemblée consultative dont il aurait provoqué les avis. Cette assemblée ne pou-vait, matériellement, siéger en permanence. Et il ne pouvait être ques-tion devant les Allemands qui brandissaient l’article 3 de la Conven-tion d’armistice, de procéder à des élections. Les membres de l’As-semblée consultative donc seraient nommés. Ce devait être le Conseil national.

Les lecteurs curieux pourront se reporter au Journal officiel. Ils connaîtront la composition de cette assemblée dont je ne sais si jamais elle put se réunir. Ils découvriront les noms de ses membres. Ils auront des surprises. Ils en auraient davantage si les rédacteurs du Journal officiel, dans un souci de documentation intégrale, avaient publié les noms des candidats évincés qui, plus tard, invoqueront leur échec comme la preuve de leur hostilité aux conceptions du maréchal.

** *

Trois événements, aux répercussions durables, et qui sont autant de dates, marquèrent, au point de vue politique, la période septembre-dé-cembre 1940. Il s’agit des négociations Louis Rougier-Churchill et lord Halifax-Chevalier ; de l’entrevue de Montoire ; de l’arrestation de Laval. Entre eux, il y a une sorte de dépendance. Ils firent l’objet de polémiques violentes. Chacun en sentait l’importance.

Si les accords ont existé, et furent appliqués ; si l’entretien de Montoire n’engage pas la France vis-à-vis de l’Allemagne ; si Laval fut évincé du gouvernement pour des raisons de politique extérieure impossibles alors à révéler, cette période essentielle de notre histoire, durant l’occupation, apparaîtra à tout observateur probe, comme abso-

Page 159: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 159

lument différente, en son esprit, des interprétations qui, des années durant, en furent données.

Si les accords n’ont pas existé, ou restèrent sans effet, si [162] Montoire a fait effectivement de la France l’alliée de l’Allemagne ; si le 13 décembre n’a été qu’une « révolution de palais » sans lende-main, les adversaires du maréchal ont raison.

J’apporte un procès-verbal de ces événements auxquels je fus mêlé comme témoin ou comme acteur.

Dès le lendemain de l’armistice, le gouvernement de Sa Majesté cherchait à maintenir les contacts avec le maréchal Pétain, à l’encou-rager dans sa résistance passive aux Allemands, et à obtenir de lui l’assurance que ne seraient cédées sous aucun prétexte aux Allemands la flotte française, les bases aériennes et navales et les colonies, étant entendu qu’on ne ferait aucun effort pour reprendre celles des colonies qui avaient décidé de poursuivre la lutte aux côtés de l’Angleterre (Afrique équatoriale, colonies du Pacifique et de l’Inde), moyennant quoi l’Angleterre consentirait à des aménagements du blocus.

Cette politique, dont M. Churchill confirmait la réalité à la Chambre des communes le 12 juin 1945, avait été fixée à la suite de négociations menées avec beaucoup d’intelligence, de ténacité, de pa-triotisme par M. Louis Rougier, professeur à la Faculté des lettres de Besançon.

M. Louis Rougier que notre défaite avait profondément affecté, fut un des premiers à songer qu’il fallait en réduire les effets et d’urgence faire quelque chose ; comme il avait été un des premiers à comprendre que la présence allemande allait enlever au gouvernement français une grande partie de ses moyens d’action. Il avait aussi la volonté de maintenir nos relations avec la Grande-Bretagne. Il s’offrit au maré-chal comme négociateur secret. Il fut agréé, gardant la maîtrise de ses entretiens. Il ne fallait pas que les Allemands se doutassent, si peu que ce fût, de cette politique qui était la négation de l’armistice.

De même le gouvernement de Sa Majesté estimait, seul juge, que cette politique devait être ignorée du peuple anglais. Le professeur Rougier révélera plus tard que des interlocuteurs britanniques avaient exigé de lui qu’il n’eût aucun contact avec le général De Gaulle.

[163]

Page 160: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 160

M. Louis Rougier, domicilié à Genève qu’il avait pu gagner grâce à un visa délivré par le bureau de circulation militaire sur intervention du général Weygand, entra en contact avec un de ses amis, Mr. L. Robbins, professeur à la London School of Economics et membre du ministère du Blocus.

Il télégraphiait à M. Robbins pour lui montrer l’avantage psycholo-gique auprès des Français, sans compter l’argument d’humanité, qu’aurait le gouvernement britannique à desserrer le blocus dont, le 30 juillet 1940, il avait frappé la France et son empire et qui avait été maintenu, dans toute sa rigueur, malgré les efforts de M. Paul Bau-douin, alors ministre des Affaires étrangères.

M. Louis Rougier offrait à M. Robbins d’aller à Londres dans le cas où les autorités britanniques consentiraient à négocier. Sa proposi-tion fut acceptée. M. Louis Rougier revint à Vichy, rendit compte à Baudouin, eut des entretiens avec le général Weygand sur le point de rejoindre Alger comme délégué général du gouvernement en Afrique, et avec le maréchal Pétain.

Le général Weygand avait dit à M. Rougier son intention formelle de remettre l’empire dans la guerre au moment opportun. C’est à cette occasion qu’il prononça la fameuse phrase : « Dites bien aux Anglais que s’ils viennent avec 4 divisions je tire dessus ; avec 20 divisions je les embrasse. »

Il faudra attendre deux ans et demi pour que la seconde alternative se réalise. Et le général Weygand devait formuler la première comme il le fit ; car les Allemands, s’ils avaient constaté une tentative d’ac-tion commune entre Britanniques et Français engagée avec des moyens insuffisants, en auraient aussitôt profité pour dissoudre la pe-tite armée qu’ils nous avaient reconnue sous la condition qu’elle assu-rerait la défense de l’empire contre tout agresseur. Et ils nous auraient imposé la « défense conjointe » de l’empire avec eux-mêmes, ce qui leur aurait donné l’occasion de s’installer dès lors en masse en Afrique du Nord, perdue pour nous et les Alliés, de ce seul fait.

Le maréchal Pétain assurait à M. Louis Rougier que jamais il ne livrerait la flotte et les bases « et que toute collaboration [164] mili-taire entre la France et l’Allemagne était absolument exclue ».

Page 161: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 161

M. Louis Rougier, aussitôt rejoint Genève. Il a une lettre du maré-chal, un dossier relatif au blocus remis par Baudouin. Il s’arrête à Lis-bonne. Il arrive à Londres le 22 octobre 1940. Il y est l’hôte du gou-vernement britannique jusqu’au 29.

Dans l’après-midi du 24 octobre, il est reçu par sir Alexander Ca-dogan, secrétaire permanent du Foreign Office. Le 26 octobre, la presse de Londres publie « le texte du traité de paix séparée que Pé-tain aurait signé avec Hitler à Montoire ».

M. Churchill convoque M. Rougier, le 26. Il voulait envoyer des avions de bombardement sur Vichy. M. Rougier lui dit : « coup de la propagande allemande. » Il s’offre comme otage. La nouvelle — fausse — est démentie dans les vingt-quatre heures.

Le 29 octobre, M. Louis Rougier, est reçu par sir Oliver Strang qui le priait de la part du Premier ministre de « mettre par écrit » le conte-nu de la négociation.

M. Louis Rougier rejoint Vichy par Alger. Il a des conversations avec le général Noguès, le secrétaire général Chatel, avec le général Weygand qui lui confirme que « la France ne doit pas se contenter d’être délivrée passivement. L’empire doit concourir à la libération, mais il ne doit rentrer dans la guerre qu’à bon escient et ne doit pas courir à un suicide ».

Pendant cet entretien, le général Weygand reçoit des mains d’un officier de liaison une lettre de M. Churchill. Celui-ci, revenant sur un projet formulé devant M. Rougier, le 26 octobre à Londres, suggère au général Weygand de « lever l’étendard de la rébellion ». S’il accepte, il n’a qu’à envoyer un de ses officiers à Tanger qu’on fera passer à Gibraltar. Il n’apparaît pas à M. Rougier que le général Weygand ait sur-le-champ retenu cette proposition ; les Anglais étaient encore dans l’impossibilité de « se présenter avec 20 divisions ».

Le 11 novembre 1940, M. Louis Rougier est reçu à Vichy par le maréchal Pétain. Il lui remet, en présence de l’amiral Fernet, un rap-port écrit sur sa mission et le « protocole corrigé de la main du Pre-mier ministre. » Puis il fait à ses deux interlocuteurs [165] un long compte rendu oral de sa mission. M. Louis Rougier repart pour Ge-nève. Le 21 novembre au soir, il est appelé par le consul général bri-

Page 162: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 162

tannique qui lui donne aussitôt connaissance d’un télégramme du Fo-reign Office confirmant les points principaux de la négociation.

Quelques jours plus tard, M. Louis Rougier, bénéficiant d’une bourse de la fondation Rockefeller, se rendait aux États-Unis. Dès son arrivée à Washington, lord Halifax, nouvel ambassadeur de Grande-Bretagne, convoqua M. Louis Rougier. Celui-ci s’offre pour maintenir le contact avec le général Weygand en Afrique du Nord. M. Louis Rougier dit : « Une série de documents prouve que l’ambassadeur bri-tannique ne fit aucun effort pour rentrer dans mes vues. » Il put néan-moins garder le contact avec MM. Yves Chatel et Monick grâce à M. Kenneth Pendar, consul des États-Unis, un des adjoints de M. Murphy.

Au début d’octobre 1942, il aura des entretiens avec M. Hugues, chef du bureau new-yorkais de l’O.S.S., au sujet du débarquement en Afrique du Nord des Américains. Il en démontre l’urgente nécessité. Mais il faut avertir les dirigeants de l’Afrique du Nord. Il ne faut pas qu’ils croient à un débarquement de commandos comme à Saint-Na-zaire et à Dieppe, opérations insuffisantes, vouées à l’échec. Toujours les 20 divisions.

M. Louis Rougier déclarera plus tard : « M. Hugues trouva mes déclarations à ce sujet si intéressantes qu’il me les fit répéter le lende-main en présence de tout son état-major réuni. J’appris par la suite qu’il n’alerta aucun des services compétents ; ni le général Staff-corps, ni le State-department, ni la Maison-Blanche. »

Yves Chatel que je remplaçai à Alger comme gouverneur général, le 18 janvier 1943, me dira avant son départ pour Lisbonne : « Si nous avions été avertis, Noguès et moi, comme nous avions le droit de l’es-pérer, les Américains n’auraient pas été reçus à coups de canon. »

Les cinq points de l’accord Churchill – Pétain qu’avait négocié M. Louis Rougier, en toute indépendance, étaient :

1° Les Anglais s’engageaient à ne pas chercher à prendre [166] par la violence les colonies africaines demeurées fidèles à Vichy, pour éviter la défense conjointe de l’empire par les Allemands ;

2° Réciproquement, les Français s’engageaient à ne pas chercher à reprendre par la violence les colonies passées à M. De Gaulle ;

Page 163: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 163

3° Les Anglais s’engageaient à assimiler à du cabotage le transfert des denrées alimentaires des colonies aux ports non contrôlés de la métropole ; ils proposaient en outre d’envoyer un expert économique à Madrid pour régler toutes les questions écono-miques entre la France et l’Angleterre ;

4° Le gouvernement français s’engageait à ne céder ni la flotte ni les bases et à remettre en temps utile l’empire dans la guerre ;

5° Un accord sur la radio empêcherait que le maréchal Pétain ne fût quotidiennement insulté par les speakers de Londres.

M. Churchill à la Chambre des communes contestera la « conclu-sion » de ces accords dont les photostats, depuis publiés par M. Louis Rougier, attestent la réalité. Mais cette réserve ne visait pas l’accord Halifax-Chevalier du 9 décembre 1940, confirmation du précédent que M. Louis Rougier, du fait de son voyage en Amérique, et certain de sa valeur, n’avait pu suivre dans l’application.

Il y avait eu des fuites du côté français. Laval avait remplacé Bau-douin au ministère des Affaires étrangères. Il n’est pas interdit de pen-ser que le Premier britannique ait pris acte de certaines indiscrétions pour suspendre l’application d’un accord qu’il avait approuvé.

Le mardi 3 décembre 1940, l’amiral Auplian, directeur des ser-vices de la marine marchande, vient trouver M. Jacques Chevalier, professeur à la faculté de lettres de Grenoble, alors secrétaire général à l’instruction publique.

Il lui expose la situation extrêmement grave dans laquelle se trouve la France par suite de l’absence totale de ravitaillement en produits pétroliers : mazout, huiles de graissage et lubrifiants. L’amiral Au-phan remet à M. Chevalier copie d’une lettre de M. Belin, secrétaire d’État à la Production [167] industrielle, adressée au maréchal Pétain, dans laquelle il est établi que si nous ne pouvons obtenir des Anglais, dans les semaines qui suivent, la levée du blocus pour ces produits, le pays sera condamné le 15 janvier 1941 à une paralysie totale des moyens de transport. « La question, ajoute Auphan, est d’une impor-tance vitale. Nous avons engagé à ce sujet toute une série de négocia-tions avec les Anglais, notamment par l’intermédiaire du lieutenant-colonel Mény ; mais toutes ces négociations sont demeurées inopé-

Page 164: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 164

rantes. Vous êtes l’ami personnel de lord Halifax, c’est sur lui et par lui qu’il faut agir. »

L’amiral Auphan préconise une liaison par l’intermédiaire de l’am-bassade britannique à Madrid où des pourparlers étaient déjà en cours, soit plutôt par celui de M. Pierre Dupuy, ministre du Canada à Vichy.

Le lendemain, 4 décembre 1940, M. Pierre Dupuy se présente, d’une façon si inattendue que Chevalier, esprit mystique, la jugera « miraculeuse », au ministère de l’instruction publique et communi-quera au même Chevalier les paragraphes essentiels d’un message qu’il vient de recevoir de lord Halifax.

M. Chevalier et lord Halifax avaient été dans leur jeunesse compa-gnons d’études à l’Université d’Oxford. Ils étaient restés liés. Lord Halifax disait son désir de maintenir des contacts avec Chevalier. M. Pierre Dupuy serait leur intermédiaire. Lord Halifax ne cachait pas la « situation extrêmement délicate » de la Grande-Bretagne. « Nous ne pouvons pas vous sauter au cou. Il est nécessaire de maintenir un état de tension artificielle. Si l’Allemagne se doutait de notre intimité, les articles 10 et 24 de la convention d’armistice joueraient aussitôt. Mais derrière une façade de mésentente, il faut nous entendre. »

Cette consigne de silence était la condition sine qua non de l’ac-cord dont chacun, cette fois, espérait bien qu’elle serait observée. L’entente franco-britannique pourrait se traduire par des actes. Mais il fallait éviter à tout prix « tout ce qui pouvait provoquer l’intervention des Allemands, tant que nous ne serions pas les plus forts ». Tels furent les propos de M. Pierre Dupuy que me rapporta Chevalier.

[168]Le respect de cette consigne était d’autant plus opportun et indis-

pensable qu’elle intervenait au moment même où Hitler venait de don-ner, à la date du 12 novembre 1940, des instructions secrètes précisant ses objectifs politiques et militaires. « Le but de ma politique à l’égard de la France est de coopérer avec ce pays de la façon la plus efficace pour la poursuite future de la guerre contre l’Angleterre. Les Français devront accepter, les mesures militaires que nous prendrons sur leur territoire, notamment en Afrique. La mission la plus pressante de la France sera de protéger ses possessions : A.O.F. et A.E.F., contre l’Angleterre et contre le mouvement De Gaulle. Cette mission initiale

Page 165: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 165

de la France peut entraîner une participation complète à la guerre contre l’Angleterre. »

Les Allemands ne cherchaient que le prétexte qui justifierait ces mesures militaires. Notre intérêt, comme celui de l’Angleterre, était d’éviter par tous les moyens de le leur fournir.

Les Britanniques demandaient qu’en aucun cas nous ne cédions notre flotte, que nous conservions nos colonies, sans rien faire pour reprendre celles qui avaient décidé de continuer la lutte aux côtés de l’Angleterre. Moyennant quoi, un modus vivendi nous était accordé qui permettrait, en dépit du blocus, notre ravitaillement en arachides, blé, moutons ; en médicaments ; en tous produits pétroliers, étant nor-malement entendu que ces diverses matières ne transiteraient pas dans les pays de l’Axe. On s’en tenait à « la base solide de l’armistice », c’est-à-dire que dans l’application de l’accord imminent, Britanniques et Français ne feraient rien qui pût provoquer l’intervention des Alle-mands.

L’amiral Auphan qui assista à la fin de cette conversation entre MM. Pierre Dupuy et Chevalier était chargé de mettre au point le « dispositif des applications techniques ».

Chevalier, le 5 décembre, met le maréchal Pétain au courant de son entretien avec le ministre du Canada. Le maréchal insiste auprès de Chevalier : « C’est pour vous un devoir de conscience de ne rien dire à personne ; représentez-vous le danger que ferait courir au Pays et au gouvernement toute [169] divulgation des négociations en cours. N’en gardez nulle trace écrite. »

Le maréchal craignait que telle ou telle personne de son entourage ne commît d’indiscrétion. « Vous serez ma mémoire, » dit-il à Cheva-lier.

Le soir du même jour, 5 décembre 1940, M. Pierre Dupuy et M. Chevalier se réunissent pour un nouvel examen et mettent définitive-ment au point le projet d’accord entre le gouvernement de Sa Majesté et « le chef de l’État français ».

Le vendredi 6 décembre 1940, dans la matinée, MM. Pierre Dupuy et Chevalier soumirent le texte qu’ils avaient rédigé d’entente à l’agré-ment définitif du maréchal qui leur confirma qu’il était « pleinement d’accord sur tous les points ».

Page 166: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 166

On maintenait les termes mêmes du message de lord Halifax concernant le respect de la convention d’armistice ; mais on rempla-çait les mots « tension artificielle » par « froideur artificielle », le ma-réchal estimant que toujours les mots ont leur valeur et que « tension » était plus explosif que « froideur ».

Pour celles de nos colonies qui avaient décidé de continuer la lutte aux côtés de l’Angleterre, il fut entendu que l’on maintiendrait provi-soirement la situation actuelle ; mais compte tenu de ce que la souve-raineté française y subsistait intégralement, il fut stipulé que l’on s’ef-forcerait le moment venu, de trouver une solution qui respectât ce principe ; il fut convenu que ces colonies seraient rendues au gouver-nement français par simple substitution de la police et des troupes.

En ce qui concerne la flotte et les colonies, que nous nous enga-gions à conserver et à défendre par tous les moyens en notre pouvoir contre tous (y compris les Anglais eux-mêmes), les Anglais de leur côté s’engageaient à « nous apporter tout l’appui qui nous serait né-cessaire et qu’il serait en leur pouvoir de nous donner sous la forme et dans le temps voulus ».

Il fut convenu que la radio de Londres s’abstiendrait d’intervenir dans les affaires intérieures de la France.

Pour la question vitale de notre ravitaillement en produits pétro-liers, l’accord était fait sur le principe ; des techniciens devaient en régler les modalités à Madrid.

[170]Le lendemain, samedi 7 décembre 1940, M. P. Dupuy partit pour

l’Angleterre. Le lundi 9 décembre, M. Chevalier reçut de M. P. Dupuy un télégramme rédigé en termes convenus. En clair c’était : « Le gou-vernement britannique est d’accord. »

L’accord, suivant l’engagement mutuel de silence, resta secret. Mais il entra tout de suite en vigueur. Le blocus se desserra. Les pro-duits dont l’arrivée rapide conditionnait la vie française, parvinrent à destination. Les services preneurs les recevaient avec satisfaction, sans en soupçonner l’origine. Dès la mi-décembre, le trafic maritime jusque-là très réduit, reprit largement. Le passage par Gibraltar 10 qui

10 Certains bateaux français, dès septembre 1940, avaient pu franchir le détroit de Gibraltar, mais en fraude, si le terme peut être employé. Les accords fran-

Page 167: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 167

nous était interdit fut, à partir du 10 décembre, ouvert aux navires français ; à tous ceux notamment qui transportaient personnel et maté-riel en provenance de Dakar ; à tous ceux provenant de la côte occi-dentale d’Afrique ou des ports désignés de l’Afrique du Nord, qui transportaient les produits indispensables figurant dans une nomencla-ture ; à tous ceux pourvus d’un navicert anglais qui chargeaient ma-zout et gas-oil à destination de l’Afrique du Nord. Les transports mari-times français étaient assimilés au cabotage afin de donner le change aux Allemands.

Les Anglais, beaux joueurs et humoristiques, poussaient le respect du scénario jusqu’à demander à Vichy de leur désigner de temps en temps quelques transports sans importance afin de pouvoir, sans in-convénient, les arraisonner.

Cet accord approuvé le 6 décembre 1940, à Vichy, par le maréchal Pétain, le 9 à Londres par le Foreign Office, fonctionna pour le plus grand bien de la France et de l’Angleterre. II était la meilleure preuve des sentiments intimes portant Grande-Bretagne et France l’une vers l’autre, dans leur commune volonté de mutuelle assistance. Et ce ma-riage secret se célébrait au moment où extrémistes et partisans de tous bords sommaient les conjoints un moment séparés de ne jamais se réunir.

[171]Les Français qu’on ne pouvait renseigner doutaient, justement en

apparence, de leur gouvernement. Pris entre les vociférations de Londres et celles de Paris, nous étant engagés au silence, que pou-vions-nous faire ? Sinon persévérer dans l’action clandestine et prendre mesure de l’injustice et de la bêtise humaines ?

Les relations profondes avec le gouvernement britannique conti-nuèrent, fréquentes et cordiales à partir de cette date pendant tout le temps que Chevalier demeura au gouvernement, jusqu’au 13 août 1941. Elles prirent même un caractère en quelque sorte plus officiel, quoique toujours secret, du fait que, quelques jours après la conclu-sion de l’accord, très exactement lors du renvoi de Laval le 13 dé-cembre 1940, le maréchal faisait entrer Chevalier dans les conseils du gouvernement, comme secrétaire d’État à l’instruction publique, en remplacement de l’éminent doyen M. Ripert.

co-britanniques normaliseront cette navigation.

Page 168: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 168

La présence de M. Chevalier au sein du gouvernement marquait la volonté du maréchal et de ses ministres d’assurer l’exécution intégrale des accords ; Chevalier en ayant été l’auteur en devenait le garant. C’est ce qui explique comment, en janvier et février 1941, l’ambassa-deur des États-Unis, l’amiral Leahy en personne, venait apporter à Chevalier dans son cabinet les parchemins officiels dans lesquels le gouvernement de Sa Majesté transmettait au « chef de l’État fran-çais » la ratification des accords et de nouvelles propositions pour leur extension.

Elles furent étudiées par le gouvernement avec l’intention de les faire aboutir. Malheureusement, M. P.-Étienne Flandin, partisan déter-miné de cette politique secrète, devait démissionner du ministère des Affaires étrangères le 8 février 1941. Il fut remplacé par l’amiral Dar-lan, dont les Anglais connaissaient les sentiments à leur égard.

Dès lors, les pourparlers relatifs à l’exécution de l’accord et à son éventuelle extension ne se déroulèrent plus qu’officieusement, par conversations particulières, suivant la procédure initiale. Les seuls Français au courant des négociations Halifax-Chevalier, du consente-ment même des Anglais, outre le maréchal et M. J. Chevalier, étaient l’amiral Auphan, [172] M. Blanc, secrétaire particulier de M. Cheva-lier qui fit souvent office de traducteur, et moi-même 11.

Le ravitaillement de la France continua d’être assuré au cours des mois qui suivirent 12.11 J’eus l’occasion de m’apercevoir dans la suite que l’amiral Darlan et

M. Moysset n’avaient pas ignoré ces pourparlers.12 Voici quelques chiffres, d’ailleurs incomplets, relatifs aux arrivages des pro-

duits d’Algérie, Tunisie, Maroc et A.O.F. dans la métropole qui se firent de décembre 1940 à la fin de 1941, puis se poursuivirent à un rythme décroissant jusqu’au débarquement américain du 8 novembre 1942.

Vins d’Algérie, campagne 1941 : 9 600 000 hectolitres. Blés d’Algérie, Tunisie, Maroc jusqu’en novembre 1942 : 5 146 000 quintaux. — Œufs du Maroc jusqu’à la même date : 385 000 000. — Arachides de l’A.O.F. décorti-quées : 484 000 tonnes. Palmistes de L’A.O.F. : 99 372 tonnes. — Huiles de palmes : 27 500 tonnes. — Coprah des Comores : 7820 tonnes. — Lin du Ma-roc : 15 620 tonnes. — Sucre des Antilles, de Madagascar, de la Réunion : un tonnage important fut débarqué à Casablanca pour être raffiné et servit au ravitaillement de l’Afrique du Nord ; les quantités reçues par la métropole peuvent s’évaluer à 138 000 tonnes, jusqu’au 8 novembre 1942. D’autres pro-duits furent importés, qui atteignirent au mois de septembre 1941 les tonnages suivants : Cacao de Guinée et de Côte-d’Ivoire : 60 000 tonnes environ.

Page 169: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 169

Le secret était toujours gardé de part et d’autre. Les Allemands eurent bien vent de quelque manigance vers mars 1941. Mais aucun acte de notre part comme de celle des Britanniques ne leur donna l’oc-casion d’intervenir et d’exiger.

Le professeur Rougier eut le mérite éminent d’engager ces entre-tiens et d’en déterminer le contenu au cours de conversations avec le premier britannique. J. Chevalier eut le mérite, les ayant repris à la demande du maréchal, de les mener à bien. L’un et l’autre ont rendu un grand service au Pays. M. J. Chevalier sera condamné par la Haute Cour à vingt ans de travaux forcés, à l’indignité nationale à vie, à la confiscation totale de ses biens.

[173]Puis-je dire qu’à Alger, en 1943, je sais bien quel goitreux phéno-

ménal décréta devant moi : « En somme, ces accords, s’ils ont jamais existé, n’avaient aucune valeur puisqu’ils n’ont jamais été publiés à l’Officiel » ? J’attendais qu’il ajoutât : « À tout le moins, on aurait dû en envoyer le texte collationné à Hitler, sous pli recommandé. »

** *

Le 11 octobre 1940, le maréchal adressa au peuple français un message qui fut à tort considéré comme le manifeste de la révolution nationale. Il contenait trois parties : politique extérieure, politique in-térieure, politique économique.

Je n’examinerai que la première ; les deux autres n’innovant pas, puisque déjà, surtout en matière de politique intérieure, des textes de principe avaient été pris, et que sur le troisième point, le gouverne-ment, tenaillé par l’occupant et ses exigences, ne pouvait en réalité qu’improviser au jour le jour.

Dans ce message qui laissait apparaître aux initiés la rivalité entre les partisans d’une politique traditionnelle basée sur l’amitié anglo-saxonne, et ceux d’une politique d’innovation hasardeuse ne retenant que le fait de l’occupation, le maréchal dont les sentiments profonds

— Café de la Côte-d’Ivoire : 80 000 tonnes. — Orge du Maroc : 1 000 000 de quintaux environ. — plus quelques dizaines de milliers de moutons et autres produits agricoles ou industriels (caoutchouc, charbons, phosphates, minerais) provenant de Madagascar, d’Algérie, de Tunisie, d’Afrique-Occidentale.

Page 170: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 170

d’hostilité vis-à-vis de l’Allemagne étaient certains, donnera l’impres-sion d’hésiter, peut-être même d’en appeler à « un vainqueur qui au-rait su dominer sa victoire ».

Le texte retint surtout l’attention des États-Unis qui virent dans les propos du maréchal une sorte de reniement. Un de leurs représentants à Vichy, s’en alarma. Émotion compréhensible chez ce diplomate par ailleurs assez favorable au maréchal, mais émotion que nous étions quelques-uns à considérer comme excessive, injustifiée.

Le maréchal n’avait qu’un souci, et dans sa situation il ne pouvait en avoir d’autre, c’était dans l’immédiat d’alléger les charges d’une intolérable occupation et dans l’avenir de réserver ce qui subsistait de force française.

On pourrait ainsi traduire sa pensée intime. « J’ai les Allemands sur le dos, les Anglais sont surtout et justement [174] préoccupés d’eux-mêmes ! les Américains sont loin. Les Allemands se montrent de plus en plus exigeants. Je veux leur faire comprendre qu’ils ont plus intérêt à nous ménager qu’à nous écraser. Quand je n’aurais qu’une chance sur mille de réussir, je dois la tenter. »

Si le maréchal semblait se rapprocher de l’Angleterre, il déchaînait les réactions du Reich ; s’il donnait l’impression de vouloir causer avec Hitler, il éveillait les susceptibilités, la méfiance hostile de l’opi-nion anglo-saxonne.

Il lui était également difficile de répudier les vieilles alliances — c’eût été aller contre son sentiment et l’honneur, et de nier la réalité de l’occupation. C’eût été perdre l’occasion de contacts peut-être utiles.

Le 24 octobre 1940, M. Louis Rougier est dans le cabinet de sir Alexander Cadogan, secrétaire permanent du Foreign Office, discu-tant d’un accord secret entre Vichy et Londres.

Le 24 octobre 1940, le maréchal et Hitler sont en présence. C’est la seconde entrevue de Montoire, la première ayant placé face à face La-val et Hitler.

Donc le même jour, se déroulent des entretiens dont le principe et les fins sont en totale opposition.

Accord réel, précis avec les Anglais.

Page 171: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 171

Échange de généralités vagues avec l’Allemand.Les conversations de Londres confirment une entente qui subsiste

malgré tout ; les pourparlers de Montoire, dans leur interprétation la plus large, semblent préparer un rapprochement qui ne se fera jamais, et qui pour Hitler devait être l’amorce d’une alliance militaire, pour le maréchal un espoir d’amodiation.

M. Laval a toujours affirmé qu’il s’était trouvé devant Hitler, ne s’y attendant pas. À l’intérieur, nous ne savions rien. L’amiral Fernet m’avait simplement dit, le matin du départ de M. Laval, que celui-ci avait emporté dans ses bagages son « haut-de-forme ». L’amiral avait interprété ce souci de luxe vestimentaire inusité chez le vice-président du Conseil, comme la preuve d’un entretien solennel avec une des plus hautes personnalités du Reich.

Il n’avait pas tort. M. Laval ne dit rien de précis au sujet [175] de cette première entrevue. Le lendemain le maréchal, accompagné seulement de M. Laval, de Dumoulin de la Barthète, du commandant Bonhomme, son officier d’ordonnance et du Dr Ménetrel, partait pour Montoire.

Je n’appris ce déplacement qu’au moment d’organiser le service de sécurité. Le ministre des Affaires étrangères, M. Paul Baudouin, fut tenu à l’écart, sur l’exigence de M. Laval ; aucun fonctionnaire du mi-nistère des Affaires étrangères ne fut du voyage.

Je ne sus jamais rien des conditions dans lesquelles le maréchal avait accepté de rencontrer le Führer dans son wagon. Je reste néan-moins convaincu que M. Laval lors de son voyage personnel à Mon-toire n’ignorait pas la qualité de son futur interlocuteur et qu’au cours de cet entretien, Hitler et lui combinèrent la visite du maréchal pour le lendemain. Et, avec quelques autres de mes collègues d’alors, je pense que le maréchal se rendit à cette invitation, bien un peu cavalière, avec le propos de limiter les engagements, au moins la portée des échanges de vues formulés sans doute par son successeur désigné.

Le maréchal rentra le 25 au soir à Vichy.Il y eut le lendemain un Conseil des ministres. J’étais à ma place

normale, à la droite de M. Laval qui fit de l’entrevue de Montoire un bref exposé. Il prononça le mot de collaboration. C’était à ma connais-sance la première fois que M. Laval le prononçait officiellement. M.

Page 172: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 172

Pierre-Étienne Flandin dira que ce jour-là, M. Laval inventa la for-mule.

Nous étions tous figés dans un silence absolu. Deux fois le maré-chal, qui me parut las, interrompit. « Collaboration ? Il ne s’agit que du principe. En tout cas, jamais militaire. Économique ? Ils sont là… »

La séance avait été très courte.Au moment où je me retirai, le maréchal me fit signe et m’ayant

emmené dans la pièce voisine, il me dit : « Vous allez télégraphier à vos préfets. Il est indispensable de savoir comment le pays réagira. Jouez le jeu. Et méfiez-vous. Vous avez dans votre ministère des gens qui vous surveillent pour le compte de M. Laval. »

[176]Je ne l’ignorais pas. Il me suffirait de prendre quelques précautions

dont certaines sembleraient des imprudences. Je n’étais pas le seul à bénéficier d’une attention particulière de la part du vice-président du Conseil. M. Paul Baudouin aussi, ouvertement accusé par M. Laval de communiquer aux Anglais ce qui se disait en Conseil des ministres.

Malgré tout, mes relations avec M. Laval restaient correctes en ap-parence. Une fois, il m’avait bien demandé de lui répéter « en catimi-ni… » mes entretiens avec le maréchal, une autre fois de permuter avec lui et de le remplacer aux Affaires étrangères, à quoi j’avais ré-pondu que n’ayant pas demandé à être ministre de l’Intérieur, je tenais à terminer la besogne que j’avais entreprise, qu’au surplus, si j’avais quelques connaissances des questions africaines, américaines, même asiatiques, je ne savais de l’Europe que ce qu’en peut savoir un lecteur de journaux et de revues, que d’ailleurs je ne parlais pas allemand. Ensuite de quoi j’avais refusé. « Ben, si vous en êtes là… » avait été sa seule réponse. Je restai à l’Intérieur.

Trois faits retinrent mon attention et sont à l’origine de la décision que je pris d’éliminer M. Laval du gouvernement.

Un jour, au Conseil des ministres, M. Laval sortit de sa poche un petit papier. C’était une carte minuscule de l’Afrique. De façon éva-sive, il parla du Tchad qu’occupaient les gaullistes, de sa valeur straté-gique, de la nécessité de maintenir les droits du gouvernement sur la totalité des territoires constituant notre empire. Rien de plus.

Page 173: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 173

Un autre jour, il fit allusion à des entretiens du général Huntziger et du général von Varlimont, du grand état-major allemand. Il s’agis-sait d’une action de reprise sur le Tchad, opération militaire dont il convenait d’étudier les modalités, étant entendu que personne en France ne critiquerait une démonstration qui aurait pour effet de nous restituer une portion du territoire national. Rien de plus. J’aurai la preuve plus tard que le général Huntziger, toujours très réticent, s’était borné à « amuser le tapis ».

Un autre jour encore, j’apprends que les Allemands demandaient sans cesse des bases en Afrique du Nord, et qu’ils [177] s’étaient fait délivrer par le service géographique de l’armée 5000 cartes de l’Afrique du Nord.

À la sortie du Conseil, j’agrippai Bouthillier, et lui demandai : « Qu’en pensez-vous ? » « La même chose que vous, » me répondit-il.

Dès mon entrée au gouvernement, j’avais décelé deux tendances au sein du Conseil, touchant la politique à suivre vis-à-vis de l’Alle-magne.

Tous les ministres « constataient » l’armistice. Pour tout observa-teur de bonne foi, se replaçant à l’époque, il était évident qu’il était impossible au gouvernement de ne pas « constater » ce fait, de ne pas l’appliquer, de gré ou de force, face à un occupant qui faisait son mé-tier d’occupant, omniprésent, omnipotent, constamment renseigné, qui savait pouvoir s’appuyer sur une presse asservie dans la zone occupée, et sur une faction dont le chef était le vice-président du Conseil, de-puis des années inféodé à une politique de rapprochement avec les Allemands.

Donc, d’un côté, des ministres, le plus grand nombre, qui, ayant « constaté » l’armistice, les obligations découlant de ses clauses et de la symbiose avec l’occupant, suivaient, à plus ou moins vive allure, la politique de l’armistice, avec l’espoir plus ou moins exprimé d’une reprise de la lutte aux côtés de nos Alliés ; en face, des ministres, l’in-fime minorité derrière Laval, appliqués à étendre la politique d’en-tente avec l’Allemagne, à amorcer une collaboration effective, d’abord économique, puis militaire, bref à « renverser » les alliances, à reprendre les hostilités, mais contre l’Angleterre, aux côtés de l’Al-lemagne.

Page 174: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 174

M. Laval avait vis-à-vis de ses collègues du gouvernement, le pres-tige de ses fonctions antérieures, de son expérience politique, le poids de ses relations restées nombreuses dans tous les milieux d’affaires, du Parlement, de la presse, de l’administration, son aptitude à la ma-nœuvre, l’abondance de ses informations.

En outre, à chaque instant, il franchissait la ligne de démarcation dans les deux sens. Il était le seul à avoir un « ausweis » [178] perma-nent. Il avait de longs entretiens avec les autorités occupantes. Il ne rendait jamais compte de ces visites au Conseil des ministres.

J’étais sûr que, contre le maréchal, contre la majorité de ses col-lègues, il poursuivait une politique personnelle, de tendances pro-alle-mandes. Je n’entendais pas, pour ma part, être placé devant le fait ac-compli.

Toutes ces constatations, j’en fis part à Bouthillier qui savait à quoi s’en tenir. Il mit au courant Paul Baudouin, peut-être d’autres. J’eus, dès lors, le sentiment que je n’étais plus isolé.

Une campagne violente fut déclenchée contre moi à Paris. J’étais le fils d’une Écossaise ; j’avais des parents israélites ; j’étais un agent britannique en communication avec la grande loge d’Angleterre.

Indifférent à ces attaques, j’observai Laval, guettant l’occasion qui permettrait de l’évincer. L’homme écarté, supprimée sa politique.

Je dénombrai les difficultés, les risques de l’entreprise. L’entrevue de Montoire, l’expulsion des Alsaciens-Lorrains réalisée malgré les protestations indignées du gouvernement, le transfert des usines Bor, toute une politique de concessions destinées, dans l’esprit de Laval, à « amadouer » les Allemands, enfin et surtout les derniers entretiens du 29 novembre et du 10 décembre 1940 précisant des conversations déjà anciennes et relatives à l’éventualité d’une expédition sur la colonie du Tchad, relais pour la Grande-Bretagne entre le Gabon et le Soudan anglo-égyptien, renforcèrent ma volonté d’agir.

Bouthillier voyait comme moi se dérouler, dans un avenir pro-chain, l’opération à peine indiquée par Laval au Conseil d’où nous sortions. II y aurait eu des combats mettant aux prises les Français de diverses obédiences. Mais Allemands et Anglais n’auraient pas man-qué d’envoyer des renforts. Le casus belli, l’occasion de rompre l’ar-

Page 175: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 175

mistice, toujours guettés par les Allemands, s’offraient, et les partisans du « renversement des alliances » voyaient leur politique triompher. Le tour était joué.

[179]Rappellerai-je qu’à cette époque, décembre 1940, l’Allemagne

était encore au faîte de sa puissance, que l’Amérique n’était pas en guerre à nos côtés — il s’en faudra de deux ans —, que la Russie et l’Allemagne étaient liées par un pacte, que l’opinion française, encore étourdie, prenait à peine conscience des dangers que notre pays cou-rait, des épreuves sans nombre qui nous attendaient ? Éloigner Laval du pouvoir, « faire tomber » avec lui la politique pro-allemande, em-pêcher surtout, à tout prix, l’opération sur le Tchad, devenait d’une urgence absolue. La marche projetée sur le Tchad était, typiquement, le geste qui aurait ruiné les accords secrets franco-britanniques et notre situation morale dans le monde. On nous plaignait, on nous au-rait méprisés.

L’invitation faite par Hitler au maréchal d’assister à la remise des cendres du duc de Reichstadt fut l’occasion que j’attendais depuis de longues semaines pour agir contre M. Laval.

Nous sommes le 13 décembre 1940. J’étais à mon bureau. Vers midi, je reçois la visite de M. Chevalier, encore secrétaire général à l’Instruction publique, accompagné de deux informateurs. L’un d’eux, qui arrivait de Paris, me donna des renseignements d’ordre général sur l’état d’esprit politique dans la capitale, me précisant que l’ambassade d’Allemagne cherchait à instaurer en France un gouvernement plus docile.

Le maréchal, en principe, devait quitter Vichy à destination de Pa-ris, le samedi 14 décembre. Mais j’avais su par M. Bouthillier sortant de chez le maréchal 13 que celui-ci déclinait l’invitation de Hitler. Nous nous en réjouîmes.

Tout au début de l’après-midi, j’apprends que le maréchal a reçu successivement Brinon et Laval et que, cédant à leurs raisons, il est revenu sur sa décision première et qu’il assistera à la cérémonie des Invalides. C’est alors que, sortant de déjeuner, vers 14 h. 30, je ren-

13 Le vendredi 13 décembre vers 11 h. 30 du matin.

Page 176: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 176

contre Bouthillier avec qui, au cours de cette journée, je ne cessai de me tenir en contact. Je le mis au courant de la volte-face du maréchal.

D’un commun accord, il fut entendu que je me rendrais [180] chez le maréchal et que je ferais pression sur lui pour l’empêcher de partir. M. Bouthillier devait convoquer par téléphone, dans le cabinet de Du-moulin de la Barthète, l’amiral Darlan, le général Huntziger et Paul Baudouin.

J’entrai chez le maréchal. Je lui représentai qu’il avait là l’occasion unique de se débarrasser de Laval, d’en finir avec des manœuvres, une politique qui n’avaient pas l’agrément de la majorité des ministres, ni la sienne, ni celle de la partie saine du Pays. Je le priai de me laisser agir, et lui parlai de l’éventualité d’une arrestation dont je prendrais toute la responsabilité.

Le maréchal voulait bien se débarrasser de Laval avec qui il s’en-tendait mal, mais il hésitait quant aux moyens et m’avoua qu’il aime-rait mieux un départ spontané de Laval, une sorte d’arrangement amiable, par crainte des réactions allemandes.

Je lui annonçai la visite imminente de ses ministres déjà réunis chez M. Dumoulin de la Barthète. Au moment où ils entraient chez le maréchal, Alibert qui n’avait pas été convoqué par Bouthillier et qui était venu sans doute pour converser avec un des membres du cabinet du maréchal, se joignit à nous. Il était 16 heures. Unis dans une même volonté de persuasion, nous insistâmes pour que le maréchal s’enga-geât devant nous tous à ne pas aller à Paris et à se débarrasser de La-val.

Dans mon intervention, je parlai « d’arrestation » devant mes col-lègues pour qui ce fut une révélation. Il fut alors entendu que le maré-chal, au cours d’un Conseil des ministres dont on décida la réunion pour la fin de la journée, nous demanderait à tous notre démission et qu’il accepterait celle de Laval. Je laissai partir mes collègues et dans un second a parle avec le maréchal, insistant à nouveau sur l’éventua-lité d’une arrestation de Laval, j’obtins « carte blanche ».

Le Conseil de cabinet, normalement prévu, se réunit un peu plus tard sous la présidence de M. Laval ; Alibert n’y assistait pas. Pru-dence ? Désaveu à retardement ? Rendez-vous antérieurement fixé ?

Page 177: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 177

Ce Conseil de cabinet, autant qu’il m’en souvienne à neuf [181] ans de distance, dura de seize heures quarante-cinq à dix-huit heures trente.

Je rentrai au ministère de l’Intérieur accompagné de Bouthillier. Je convoquai le directeur général de la sûreté nationale ; lui parlai du Conseil des ministres qui devait se tenir impromptu à 20 heures ; il ne durerait que quelques minutes, et à l’issue du conseil, Laval devrait être arrêté et conduit sous escorte en sa propriété de Châteldon. Il y resterait jusqu’à nouvel ordre.

J’avais exigé du directeur général de la sûreté nationale que l’opé-ration fût conduite avec le maximum de rapidité, de discrétion, et réa-lisée par des fonctionnaires de choix, et seulement par eux.

Le Conseil des ministres s’ouvrit vers 20 heures. Le maréchal nous demanda aussitôt nos démissions suivant une procédure déjà em-ployée. Quand il les eut en mains, il se retira dans un cabinet voisin, accompagné de l’amiral Fernet. Quelques instants plus tard, il rentre, et restant debout, impassible, il prononce d’une voix nette : « J’ac-cepte les démissions de MM. Laval et Ripert. »

M. Ripert, grand universitaire, qui avait quelque chose du père Combes, mais souriant, assez détaché, apprendra ce verdict avec une sincère indifférence. Il aurait préféré sans doute que la décision lui fût communiquée avec un minimum de formes. Mais grand libéral, il ad-mettait que les autres fussent libres d’agir à leur guise, même en une occasionnelle et apparente incorrection. Il sera remplacé par M. J. Chevalier retenu surtout, je l’ai indiqué, comme négociateur des ac-cords secrets. Le départ de M. Ripert n’a rien d’un blâme ; il ne marque aucune divergence profonde entre lui et le maréchal.

Avec Laval, c’est autre chose. Je suis à sa droite. Il se lève, passe derrière sa chaise, et vigoureusement en empoigne le dossier, comme un laboureur les mancherons de sa charrue. Il arrondit les épaules et l’œil noirci, regarde le maréchal prêt à subir l’attaque.

D’une voix sourde, il dit ce qu’il a fait pour le pays, ses luttes, ses victoires et ses défaites. Il est un paysan, un vrai ; [182] il aime la France autant que quiconque et plus solidement. « Que me reprochez-vous, monsieur le maréchal ? » — « De ne pas me tenir au courant et de ne jamais me remettre de notes écrites… »

Page 178: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 178

La réponse ne porte pas ; la voix du maréchal a baissé d’un ton. Va-t-il céder ? Laval attaque. « J’ai mes méthodes de travail ; les ré-sultats seuls comptent. Je ne vous ai jamais refusé une explication, à vous. Mais je me méfie de certains de vos ministres ! » Et une allusion à la séance de l’Assemblée nationale.

Le maréchal se redresse alors et, avec une extraordinaire autorité qui l’allège de vingt ans, laisse tomber la phrase irréfutable : « Vous avez perdu ma confiance. Vous avez perdu ma confiance ! »

Il ne pourra même pas dire la vérité : « Votre politique nous jette-rait dans la guerre contre l’Angleterre ; je n’en veux pas ; allez-vous en ! »

Toujours dissimuler, même entre soi ! « Vous avez perdu ma confiance. » La phrase se suffit à elle-même. Elle est assez vague pour ne pas alerter la susceptibilité de celui à qui elle s’adresse. La confiance peut se perdre pour des raisons secondaires, avouables. Elle est assez imprécise pour permettre des interprétations plus graves, plus proches de la vérité. « Au moins, serrez-moi la main, monsieur le maréchal. » — « Je veux bien. » Et le maréchal rentra chez lui nous laissant silencieux, oppressés.

Chacun de nous quitte la salle, sans un mot. M. Laval part le pre-mier. Toute la soirée, jusqu’à l’heure de son arrestation, il fumera et rangera des papiers.

On n’a jamais vanté chez M. Laval que sa souplesse, sa plasticité. En cette soirée de décembre, glaciale et dramatique qui l’écartera seize mois du pouvoir, il fut un lutteur surpris, non abattu. Il avait du courage.

Je retournai au ministère, vers 20 h. 15. Le dispositif était en place. M. Laval sera arrêté vers 23 heures, et conduit à Châteldon.

Contrairement aux ordres précis que j’avais donnés, quelques GP participèrent à l’opération, le colonel Groussard [183] les ayant alertés à l’instigation d’Alibert qui n’avait aucune qualité pour l’en requérir. Mais le colonel Groussard, sage, avait limité l’intervention de ses hommes à la seule surveillance des issues de l’hôtel du Parc. Quelques-uns, néanmoins, se répandirent dans les couloirs, intempes-tifs.

Page 179: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 179

Les faits ultérieurs sont universellement connus. Ce fut l’arrivée d’Abetz, ses exigences, la libération de Laval, qu’Abetz lui-même alla quérir à Châteldon, leur départ dans la nuit pour Paris. Le maréchal motiva le départ de Laval, se basant sur des motifs de « haute poli-tique intérieure ». Ce qui ne voulait rien dire et n’a trompé personne, surtout pas les Allemands.

Qu’aurait-il pu dire d’autre ? Avouer la véritable raison du renvoi de M. Laval ? Son propre refus d’agir contre le Tchad, contre les An-glais, sa volonté d’observer les accords britanniques secrets ? Aveu inconcevable qui, si jamais il avait été formulé, aurait entraîné les Al-lemands à rompre l’armistice, et sans doute à d’autres démonstrations.

Ceux-ci avaient été joués. Ils ne pouvaient avouer leur défaite. Et sur leur ordre, la presse domestiquée de Paris s’attacha à dénaturer l’opération du 13 décembre, à la minimiser, à la représenter comme une « révolution de palais », une « conjuration de sérail » dont les ef-fets étaient sans importance et n’affectaient point la politique de « col-laboration ». Mais, en même temps, Hitler parlait « d’une grave injure à lui faite personnellement », dans la lettre qu’il adressait au maréchal par l’entremise de Ribbentrop.

M. Laval, comme il fallait s’y attendre, fit courir le bruit qu’il était la victime d’une « conjuration » — lui aussi emploie le terme, comme le fera mon juge d’instruction, douce rencontre — pour toucher en lui le dernier représentant du parlementarisme. Le seul fait qu’il ait été remplacé par M. Pierre-Étienne Flandin, alors député et ancien pré-sident du Conseil, montre que cette dernière interprétation était ab-surde.

Mais tous ceux qui n’étaient pas obnubilés par des soucis de cote-rie ou d’intérêts avaient compris. Dans la zone occupée, dans les camps de prisonniers en Allemagne, en Angleterre, [184] en Amé-rique, ce fut un soulagement. Des reporters de langue anglaise l’ont écrit : le 13 décembre leur apparut comme un « coup de frein » dans la voie de la collaboration.

C’est le terme même qu’emploiera dans un autre sens et pour le déplorer, certain journaliste de la presse pourrisseuse. Le 21 janvier 1941, quand les commentateurs de l’ambassade d’Allemagne verront se développer les effets du 13 décembre, un d’eux devra bien se ré-soudre à déplorer la vérité. Il écrira dans L’Œuvre du 21 janvier

Page 180: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 180

1941 : « C’est le 13 décembre que le mauvais coup a été perpétré, c’est-à-dire l’élimination de Pierre Laval coupable de collaboration. Mais ce n’était que l’aboutissement d’une véritable conjuration… Peu vous importe que depuis cinq semaines, la politique de « collabora-tion » dont Pierre Laval était le garant français, ait été pratiquement arrêtée. »

Je n’ai cité que ce passage de L’Œuvre parce que, sous une forme relativement modérée, il établit que les tenants journalistiques de la collaboration avaient fini, avec une clairvoyance dépitée, par com-prendre et même révéler à leurs lecteurs, le vrai sens de l’opération du 13 décembre.

Certes, le maréchal voulait se débarrasser de Laval ; certes, la ma-jorité des membres du gouvernement voulaient le départ de Laval ; leurs désirs, leurs inquiétudes étaient ceux de nombreux Français. Mais du désir, même formulé, à la réalisation, de l’idée à l’acte, il y a, il y avait un passage dangereux. Je l’ai franchi seul ; je revendique la responsabilité pleine, entière de cette opération libératrice.

Les Allemands ne s’y sont pas trompés. Toute leur presse m’inju-ria. L’ Œuvre, dans le numéro du 17 février 1941, au lendemain de ma démission de l’intérieur dit : « Nous pouvons enfin ajouter le nom de M. Peyrouton à notre tableau de chasse. C’est une pièce de taille que nous pouvons revendiquer à L’Œuvre comme une victoire person-nelle. »

Je ne signale que pour mémoire le complot organisé contre moi par les services de la Gestapo. Au cas où j’aurais franchi la ligne de dé-marcation, Schilling et Lichka devaient « suivre » mon affaire, dès mon arrestation, « étant considéré par les [185] autorités occupantes de Paris comme l’auteur responsable de l’éloignement de Laval ».

Avant le 13 décembre 1940, nous étions plusieurs à souhaiter le départ de M. Laval. Le 13 décembre, je fus seul à prendre les risques.

Plus tard, beaucoup plus tard, nombreux furent ceux — civils en quête d’alibi ou archétype du miles gloriosus, — qui revendiquèrent une part imaginaire dans l’acte gouvernemental de résistance le plus opportun et le plus efficace. Car si plus tard, à partir surtout d’avril 1942, avec l’interminable occupation, la collaboration se rétablit et s’aggrava, elle fut brisée le 13 décembre à un moment dramatique,

Page 181: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 181

alors qu’elle pouvait engager militairement la France. Plus tard, quand l’ennemi formulera de nouvelles exigences de cette nature, il sera vir-tuellement battu.

Les conséquences du « coup du 13 décembre » apparaissent d’elles-mêmes.

Le maréchal ne se fait pas présenter les armes par une troupe alle-mande aux Invalides où dorment nos gloires les plus pures. Le contraire eût été une intolérable insulte à la sensibilité française.

Pas d’éviction du maréchal ou, ce qui fût revenu au même, pas de division de ses pouvoirs. Il ne sera pas limité au rôle muet d’un pré-sident de la République, jouet entre les mains d’un président du Conseil, vrai chef du gouvernement qui eût été Laval, assisté de Déat, de Doriot et de leurs hommes.

Et surtout, pas d’expédition militaire sur le Tchad. Respect des conventions secrètes franco-britanniques. L’Angleterre reste maîtresse de ses communications transafricaines. Pas de « renversement des al-liances ». Pas d’alliance militaire avec l’Allemagne. Pas de guerre avec l’Angleterre. Un long temps est gagné. L’Angleterre continue à résister et accentue sa résistance. Le pacte germano-russe est dénoncé, à la diligence de l’URSS. L’Allemagne s’épuise à l’Est. Les Alliés dé-barquent en Afrique du Nord ; la loi prêt-bail joue à plein. Les choses eussent-elles été les mêmes, si le 13 décembre 1940 n’avait été qu’un jour comme les autres ?

À partir de ce jour, ma situation personnelle devint intolérable. [186] Les Allemands avaient exigé qu’un triumvirat, au-dessus des ministres, gouvernât seul. J’étais subordonné à l’amiral Darlan. Deux, trois fois par semaine, ou sur appel téléphonique, j’allais lui soumettre papiers et projets de décision. Je n’avais qu’à enregistrer ses instruc-tions. Plus aucun pouvoir ; mais des responsabilités certaines en cas de complication. Je n’avais vraiment pas de raison de continuer.

Je m’en ouvris à M. Pierre-Étienne Flandin. J’allai offrir ma dé-mission au maréchal. « Vous n’avez qu’à rester ; je reste bien, moi ! Croyez-vous que ce soit drôle ? »

Les choses traînèrent jusqu’à la mi-février 1941. Des émissaires de Paris me représentaient à Vichy comme la cause de ce durcissement qui se manifestait chez les Allemands. « Que le ministre de l’Intérieur

Page 182: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 182

disparaisse. Et vous verrez les Allemands, qui au fond ne tenaient pas à Laval, devenir sociables. »

Sans doute M. Laval était-il au courant de ces démarches ? Peut-être les inspirait-il ? Peut-être même les ignorait-il ? Un informateur m’annonce que si je ne démissionne pas dans les moindres délais, les Allemands interdiront le ravitaillement de Paris jusqu’à mon départ du gouvernement.

Je n’ai jamais pu vérifier le bien-fondé de cette information. Elle me paraît un peu forte. Mais j’offre à nouveau ma démission au maré-chal. De fait, il l’accepte. Je le salue avant de rejoindre Buenos-Aires où je lui ai demandé de reprendre mon ambassade que, neuf mois plus tôt, jour pour jour, M. Paul Reynaud m’avait prié de lui remettre.

Le maréchal est devant moi, dans cette constante attitude de digni-té, don du ciel. Il me regarde, me serre la main. Je le sens ému, et rompant le silence, il me dit : « Vous êtes un lâcheur, vous nous quit-tez… » Puis : « Travaillez bien, et pensez quelquefois à ceux qui res-tent… » C’est tout.

L’armistice, convention réglant un état précaire et momentané, semblait devoir s’éterniser. L’Allemand se faisait de plus en plus dur au fur et à mesure que l’espoir d’une victoire rapide et payante s’éva-nouissait. Il fallait partir, travailler ailleurs et préparer des lendemains moins sombres.

J’allais vers le soleil, la vie facile, la liberté. J’étais soulagé, mais sans joie. Je ne pouvais détacher ma pensée de ce vieillard [187] tortu-ré, de mes compagnons de lutte, de tous ceux que j’avais l’impression d’abandonner. Incompris, insultés et ne pouvant répondre, ils conti-nueraient, pour combien de temps leur tâche si nécessaire et si doulou-reuse, défendant pied à pied nos positions face à un adversaire impla-cable et trop longtemps inébranlé. Une grande ombre s’étendait sur eux. L’automobile roulait, m’emportant par l’Espagne et le Portugal vers des tâches lointaines et pacifiques.

Jamais je n’ai autant senti, avec une telle intensité, que le devoir est, sera toujours de rester là où domine la souffrance.

Page 183: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 183

[189]

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Chapitre IVLES HÉROÏQUES

MAQUISARDSDU RIO DE LA PLATA

Retour à la table des matières

Je m’embarquai à Lisbonne après quelques jours vécus à l’Estoril. Lisbonne, cité de négoce, de détente et de douceur était la même en apparence. On y vivait, à la fin de l’hiver, dans une lumière de prin-temps, subtile, annonciatrice. Mais on y sentait, derrière formes et couleurs d’enchantement, comme un arrière-plan, une façon de cou-lisses, à croire que Lisbonne s’était dédoublée. Lisbonne, capitale de l’Atlantide légendaire, était devenue, en dépit d’elle, une des métro-poles de l’observation internationale, du renseignement, — de l’es-pionnage diraient les indélicats.

Et l’on voyait dans les lieux publics des faces révélatrices. Là aussi la guerre, la souterraine, l’immonde, s’était installée. L’air semblait, après quelques jours, plus épais.

J’arrivai à Rio-de-Janeiro débarquant d’un navire portugais après une traversée que de malheureux Balkaniques, fuyant toutes les varié-tés de rouleaux compresseurs, avaient rendue triste et bruyante. Il fal-lait attendre une semaine le paquebot américain, navette lourde et pré-cise reliant New-York et Buenos-Aires.

Je vis mon éminent collègue, le comte de Saint-Quentin, qui repré-sentait la France au Brésil, avec sa distinction coutumière. Et d’un coup je perdis mes illusions. Ayant longtemps vécu à l’extérieur,

Page 184: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 184

j’évoquai souvent en ce sombre Vichy les colonies françaises à l’étranger, celles surtout de l’Amérique du Sud que j’avais vu vivre, groupant une majorité [190] de Basques et Béarnais, laborieuses et souriantes, honneur de notre pays, et si sincèrement adoptées par leur patrie d’élection !

Là où je m’attendais à trouver l’union, la ferveur, régnait une sorte de guerre civile, larvée, hypocrite avec parfois des explosions. Pour-quoi ? De vieilles haines, de lointaines antipathies, qu’on eût cru en-dormies par leur ancienneté même, se réveillaient, se dressaient dans la virulence des passions à leur début.

Il y avait des clans. Des gens vivaient en une hostilité qui se mani-festait par des attitudes et des propos trop souvent burlesques. Ces gens jouaient à tout. Et l’on comprenait de moins en moins. Car ils étaient en dehors de la partie. Sans doute certains d’entre eux avaient-ils des parents en France. Certainement souffraient-ils tous des mal-heurs nationaux. Mais parce qu’ils étaient à l’abri, il semble que s’en rendant compte, ils auraient dû communier dans une sorte d’affliction active, donner aux citoyens du pays dans lequel ils vivaient bien, sans danger, le spectacle honorable de frères unis par le malheur et la com-mune espérance. Or ce n’était que criailleries, défis, soupçons et pro-pos venimeux.

La chose allait parfois plus loin. Le plus Parisien, le plus élégant, le plus amène des journalistes que j’avais connu sur le boulevard, que j’appréciais, venu d’une seule traite, sportivement, jusqu’au Brésil, lors de l’avance allemande, colportait sur les uns et sur les autres des jugements dont il eût rougi naguère. Il se faisait gifler dans les ascen-seurs de palaces, avec une régularité qui ne l’entamait pas. Et nombre de braves, ou de pauvres, ou de méchants « bougres » s’instituaient policiers amateurs et confidentiels, parfois à titre gratuit.

Et comme toujours, les refoulés se poussèrent du col. Ils pouvaient enfin jouer un rôle, n’ayant jamais été rien qu’eux-mêmes dans la vie, fort peu de chose en vérité. Ils s’enflaient, parlant, écrivant, télégra-phiant, critiquant, décrétant, injuriant, promus d’eux-mêmes ou en vertu de consignes à la dignité de combattants sur place, tous persua-dés de leur bénéfique importance.

Nombre d’entre eux découvraient l’héroïsme et la démocratie [191] avec le zèle frétillant des néophytes qui ont beaucoup à rattra-

Page 185: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 185

per. Mais l’héroïsme gagne à se manifester au contact physique du danger. Tant de lieues marines entre la France et l’Amérique du Sud ! Pas la plus petite menace du plus petit avion ! Et la démocratie, à moins d’être sa propre caricature, est d’abord tolérance. L’intelligence venant par surcroît, si possible. La bonne foi aussi. Et même le désin-téressement.

On n’attendra pas de moi que je relate en détail les incidents, diffi-cultés, propos d’arrogance, silences de lâcheté, et toutes pitreries de complicité, d’ignorance, de vanité et même de profit — pourquoi pas ? —, dont je fus le témoin au cours de ma deuxième mission en Argentine de mars 1941 à avril 1942.

Je passe, avec une pensée d’estime et de gratitude pour tous les Français qui, dignement, ne s’en croyant point, restèrent eux-mêmes, affectés et résolus.

Je ne décrirai pas les scènes scandaleuses — organisées — qui, dans la chapelle Saint-Louis, troublèrent les fêtes de Jeanne d’Arc au cours desquelles un évêque argentin, Mgr de Voto, fut bousculé, à plus de soixante-dix ans, et eut des boutons de sa soutane arrachés.

« Non, ce n’est pas ça la France, » gémissait-il. Non plus que les lancers de boulons dans les fenêtres de l’ambassade de France, certain soir de réception, performance athlétique de petits figurants qui s’en-fuirent prestement ; ni les interceptions de correspondances ; ni les filatures ; ni les corruptions de domestiques ; ni les lettres anonymes, tous gestes éloquents de patriotique intransigeance.

Une précision toutefois, que chacun peut interpréter à sa guise. L’attaché militaire près l’ambassade de France envoya, lors de la mo-bilisation, en gros, neuf cents ordres d’appel individuels. Cent destina-taires, en gros, répondirent. Il y eut, en gros, une vingtaine de combat-tants.

Ceux-là, respectables, se taisaient.Maintenant, allez prospecter certains comptes en banque, si vous

avez l’argent du voyage et le goût de ces enquêtes.Avant ; après. Réclame pour teinture.

Page 186: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 186

[193]

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Chapitre VALGER : POT-AU-NOIR,

POT-AUX-ROSES

Retour à la table des matières

En revenant de Santiago-du-Chili où j’avais été invité officielle-ment aux fêtes qui marquèrent l’élection du nouveau président de la République, j’appris par la Radio la rentrée au gouvernement de M. Laval.

J’envoyai aussitôt un télégramme au maréchal pour remettre à sa disposition le poste de Buenos-Aires, et lui marquer ma peine de le voir reprendre l’homme qu’il avait condamné le 13 décembre.

La politique de la collaboration ne pouvait dorénavant que se déve-lopper dans la méconnaissance de nos véritables intérêts et l’oubli de notre plus élémentaire dignité. Elle serait poursuivie, non seulement sous la pesée de circonstances dont le gouvernement ne serait pas tou-jours responsable, mais en vertu d’une pensée, d’un système inadmis-sibles.

Avec beaucoup de Français, je considère que le maréchal commit ce jour-là, une faute grave. Un jour qu’à la prison de Fresnes, j’en ex-primais mon étonnement à Xavier Vallat dont on connaît la valeur morale, le courage et l’indépendance d’esprit, il me donna l’explica-tion suivante : « L’opinion du maréchal vis-à-vis de Laval n’avait pas changé. Mais les Allemands nous menaçaient d’un gouvernement Dé-

Page 187: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 187

at, Brinon, Doriot. Quels moyens Pétain avait-il de résister ? Il sentait que les Allemands étaient virtuellement battus. Il ne s’agissait que de gagner du temps. Encore et toujours. Déat, Doriot étaient des hommes de violence, de frénésie. Laval non. Le maréchal se décida à le re-prendre comme le moindre mal. »

[194]À chacun de juger. Ma conviction reste la même.Le maréchal me répondit par télégramme, amicalement, cependant

que M. Laval, à nouveau ministre des Affaires étrangères, m’enjoi-gnait de remettre les services de l’ambassade à mon collaborateur le plus direct, en termes moins personnels et moins amicaux.

Je louai un petit appartement et vécus jusqu’en novembre 1942 en simple particulier.

Un jour, j’eus une conversation avec mon ancien collègue, M. Nor-man Armour, ambassadeur des États-Unis à Buenos-Aires. M. Nor-man Armour, de vieille famille américaine, fut longtemps conseiller à Paris. Il aime la France, la connaît, la comprend. Dans l’agitation am-biante et qui n’avait pas épargné le corps diplomatique, il fut toujours d’une correction, d’une élévation qui n’atténuaient en rien la vigueur de ses amitiés ou de ses antipathies, la force de ses convictions. Mais, grand seigneur, il était demeuré homme de mesure et de nobles ma-nières. Je lui montrai l’importance stratégique de l’Afrique du Nord, la nécessité où seraient un jour les Alliés de s’y installer. Je m’offris à établir une liaison et même s’il le fallait, à m’y rendre camouflé, à cause de M. Laval. M. Norman Armour ne sortit pas de la réserve qui lui était propre et que commandait son état, et cependant j’eus l’im-pression qu’il n’était pas hostile à cette proposition. Je télégraphiai au général Noguès dont j’avais connu les vrais sentiments. Je ne reçus jamais de réponse, ni directe, ni indirecte. Fut-il touché par mon télé-gramme ou non ? Je ne sais. Et je continuai d’attendre.

Lors de mon procès, l’accusateur me reprochera de n’avoir pas re-joint Londres à ce moment. Je me suis dispensé, étant alors en posi-tion d’attente, de lui retourner la même critique. J’avais reçu la visite à Buenos-Aires de mon vieil ami Gustave Gounouilhou, mort depuis à Tunis dans un accident d’avion qui, venu de Londres, effectuait en Amérique du Sud une tournée d’inspection. Il m’avait vivement enga-

Page 188: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 188

gé à rejoindre le général De Gaulle, et connaissant ma position de principe, il avait affectueusement insisté.

Je lui répondis que j’y avais pensé. Mais il devait être bien [195] entendu que, ce faisant, je n’apparaîtrais pas, je ne serais pas, je ne serais jamais un transfuge tardif se décidant dans l’amertume d’une mise en disponibilité que j’avais d’ailleurs sollicitée, et dans l’espoir d’une compensation que je n’accepterais pas si elle m’était offerte.

Au surplus, quelle était la procédure à suivre ? Gounouilhou me précisa, non sans quelque gêne, que je devais passer par le comité gaulliste de Buenos-Aires. J’avais vu à l’œuvre certains de ses membres. Je m’abstins.

Enfin, le 8 novembre 1942, la politique de patience douloureuse pour ceux qui, géographiquement, n’avaient pu suivre que celle-là et qui aurait pu se concilier avec tout autre, si les cœurs avaient été purs, portait ses fruits. La France qui s’enlisait, chaque jour davantage gar-rottée, allait sans doute souffrir encore, plus violemment peut-être, mais la crise libératrice commençait. Je télégraphiai à Darlan pour me mettre à sa disposition comme capitaine de réserve. Il me répondit, m’offrant d’être son représentant pour toute l’Amérique du Sud.

Ambassadeur officiel d’un gouvernement reconnu par les états étrangers, oui. Agent officieux d’un comité de guerre en formation, non.

Quelques semaines plus tard, Darlan était assassiné. Il avait obtenu le ralliement aux Alliés des chefs militaires et civils de l’Afrique, d’abord fidèles à la consigne de résister à toute attaque, d’où qu’elle vint, donnée par le maréchal en stricte application de l’armistice.

Mais a-t-on oublié que le 4 août 1940, Pétain avait secrètement chargé l’amiral Darlan de le représenter en Afrique en cas de débar-quement des Alliés en Afrique du Nord ? Prévision à longue échéance. Darlan avait obtenu que le feu cessât.

Un auteur américain reconnaîtra le service qu’il a rendu et il est probable qu’Eisenhower le considéra comme autre chose qu’un « ex-pédient temporaire ».

Je renouvelai ma demande dans les mêmes termes au général Gi-raud qui l’avait remplacé. Et quelques jours après, l’attaché militaire de l’ambassade des États-Unis à Buenos-Aires [196] me remit, sur

Page 189: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 189

instructions du State-Department, un ordre de mission auprès du géné-ral Eisenhower, établi par le War-Office de Washington 14.

Je voyageai de Natal à Alger à bord d’avions militaires américains. Les insulteurs du coin me traitèrent de « charognard ».

Quelques mois plus tard, le général Catroux exprimant une pensée assez proche, mais d’application plus large et en termes plus courtois, avait confié à des journalistes que l’armée du général Weygand « de-venue celle de Giraud, n’était, qu’une bande de fascistes, menaçant de couper les voies de communication des troupes anglo-américaines ».

Ainsi l’entente entre Français ayant tous repris les armes ne se dé-mentait pas, devant les Alliés qui commencèrent à se poser des ques-tions.

Honneur à tels de nos généraux, vestales moustachues ou rasées de la démocratie.

** *

Alger était en guerre, vraiment. Non parce que des bombardiers allemands ou italiens la survolaient régulièrement, que la nuit des bat-teries antiaériennes dressaient contre eux des barrages crépitants, que partout s’agglutinaient uniformes américains, anglais, français, que jeeps et grosses voitures d’état-major faisaient la course dans la rue Michelet, voie [197] centrale d’Alger, longue, étroite sinueuse et mon-tante, que des liberty-ships, innombrables, quatre-vingts certains jours, ponctuaient la rade, mais parce qu’il y avait sur les visages, dans les conversations, une expression de confiance, de résolution et dans l’air comme des ondes d’allégresse.14 Extrait de mon ordre de mission.

« Embassy of the United States of AmericaOffice of the Military Attaché

Buenos-Aires, Argentina.December 28, 1942.

Military Attaché Office, Buenos-Aires, Argentina.Special Orders n° 20.

Pursuant to cable instructions from the War Departement, Washington, D. C., M. Marcel Peyrouton will proceed from Buenos-Aires, Argentina, to Algiers, Algeria, via Natal, Brazil, on an emergency war mission, reporting on arrival personnaly to Lieutenant General Dwight D. Eisenhower. »

Page 190: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 190

Je fus me présenter au général Eisenhower, d’abord. Il logeait au Saint-Georges, jadis refuge de riches Anglais, un peu neurasthéniques en quête de soleil, reposoir de belles Nordiques solitaires, attendant correctement de ne plus l’être.

Le Saint-Georges américanisé offrait à chaque étage des spécimens réconfortants de militaires athlétiques. Leur tenue est sportive, très propre à l’abandon, mais ils la portent avec une telle correction qu’ils donnent une impression de discipline.

Murs et plafonds étaient largement crevés et par les ouvertures s’allongeaient et se nouaient des câbles téléphoniques ou autres. Par-fois une dactylographe longue, glissante et affairée passait, papiers en mains.

Cinq minutes d’attente et je me trouve devant le général Eisenho-wer, chef militaire de la coalition.

Moyen, campé, des bottes et des culottes impeccables, un blouson en peau de daim comme un joueur de polo, une tête solide, carrée, bouchonnée, à l’expression d’équilibre et de sérénité. La voix virile, l’accent, oh ! combien ! yankee, les points massifs martèlent les enga-gements : I want kill the boches ; I must eject the boches.

Son objectif est précis. Et d’entendre un militaire qui ne parle que de guerre, je suis réconforté. Il fume sans arrêt des camels, peut-être des willis, allume une cigarette après l’autre d’un geste si rapide que j’en suis éberlué ; il en aspire deux bouffées, la jette, en reprend une autre. Most fresh. Quel rythme ! Une pompe aspirante.

Près de lui, se tient le colonel Holmès, depuis brigadier-général, diplomate de carrière, un de ses conseillers politiques, menu, blond, racé, parlant français presque sans accent avec une élégance qui m’en-chante. Bravo ! Au moins, ceux-là feront la guerre. « Que j’aille voir le général Giraud. » J’y cours.

[198]Son quartier général et le haut commissariat sont installés au lycée

Fromentin, lycée de jeunes filles rendues à la rêverie par la guerre ins-tallée.

Page 191: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 191

Dix minutes, et je suis devant le général Giraud. Je l’avais vu colo-nel vers les années 1930, quittant Colomb-Béchar à destination de l’École de guerre, me semble-t-il, où il allait enseigner.

Il n’avait pas changé. De très haute taille, aussi droit, la moustache élaguée, vêtu de kaki, une canne, un bonnet de police, sans une ride, la voix nette, plutôt d’un collégien que d’un homme dans la force de l’âge, il m’accueille avec une grande bienveillance et tout de suite : « Monsieur l’ambassadeur, vous connaissez l’Afrique du Nord, moi aussi ; je vous nomme, d’accord avec les Alliés, gouverneur général de l’Algérie. — Mais, mon général, je ne suis pas venu dans cette in-tention. — Si, si, si ! Je ne vous demande qu’une chose : assurer mes derrières pendant que je me battrai en Tunisie ; il ne faut pas que l’Al-gérie bouge ; c’est essentiel. »

Dans ses Mémoires, publiés à titre posthume, le général Giraud dira que j’ai rempli ma mission. Par delà la mort, je le remercie de son témoignage.

Avant d’aller plus loin, je crois devoir exposer l’organisation poli-tique de l’Afrique française rentrée en guerre aux côtés des Alliés contre l’ennemi commun.

Mes lecteurs voudront bien me pardonner cette explication qu’ils jugeront sans doute un peu didactique. Elle me paraît cependant né-cessaire. Ils se rendront mieux compte ainsi de ce que fut cette pé-riode, une des plus confuses, la plus controversée peut-être, de notre récente histoire, qui va du 12 novembre 1942 au 1er juin 1943.

Ce qu’on a appelé de différents noms, et qui restera « le drame d’Alger », fut comme le final de l’occupation et l’ouverture de la libé-ration.

Mais ce fut aussi autre chose. À Alger, pour la première fois, en territoire français jamais occupé, se rencontrèrent les émigrés, les Al-gériens qui n’avaient pas eu à bouger, et ceux qui avaient quitté la France pour venir en Algérie, [199] chercher des postes ou faire la guerre, quelles qu’aient été les raisons de leur décision.

C’est en Algérie, c’est à ce moment qu’aurait dû se réaliser l’union de tous les Français accourus pour reprendre les armes. C’était bien ce qu’attendaient tous les Français restés en France. C’est au contraire là, et à ce moment, que se manifestèrent des antagonismes irréductibles.

Page 192: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 192

Beaucoup de Français et d’étrangers ont déjà pu ou pourront se faire une opinion sur les responsabilités encourues dans le déchaînement de la guerre civile qui, avant de sévir en France, éclata en Afrique du Nord.

Le drame d’Alger fut, sur une scène plus étroite, la répétition géné-rale du drame français.

Au cours des sept mois séparant ces deux dates, 12 novembre 1942 et 1er juin 1943, des événements de capitale importance ont eu lieu ; notre empire africain, longtemps coupé de la métropole, a repris la guerre contre l’Axe ; son armée a largement contribué à chasser de Tunisie les forces italo-allemandes.

Pour les 40 millions d’habitants des territoires africains, un ordre français a été substitué an régime d’armistice et à la législation qui en était dérivée. Cet ordre africain ne s’inspirait que du bien commun et de la tradition nationale. Il fut pourtant présenté à l’opinion publique par les antennes gaullistes et allemandes, alors curieusement accor-dées, comme une quintessence de trahison. La seule discordance qu’on pouvait noter, c’est que les speakers gaullistes accusaient Alger de servir Vichy et le nazisme ; tandis que les émissions allemandes présentaient le haut commissariat comme vendu aux Américains. Les textes officiels et quatre faits indiscutables établiront que la tâche ac-complie le fut au bénéfice exclusif de la France.

Nous trouvons à la première page du numéro 1 du Journal officiel du haut commissariat de France en Afrique, paru le 1er janvier 1943, le texte suivant qui constitue comme l’acte de naissance du nouvel orga-nisme :

« Le 11 novembre 1942, les troupes allemandes ayant occupé tota-lement le territoire métropolitain de la France, [200] le maréchal de France, chef de l’État, a été mis dans l’impossibilité d’exercer le pou-voir. La souveraineté de la France continue sur tous ses territoires. L’amiral de la flotte Darlan qui résidait en Afrique française le 11 no-vembre 1942 a, à cette date, en vertu de l’acte constitutionnel n° 4 quater du 10 février 1941, assuré de plein droit la fonction de chef de l’État pour les territoires soumis au gouvernement du maréchal et qui n’étaient pas occupés par les troupes allemandes. L’amiral de la flotte Darlan a pris la qualité de haut commissaire de France résidant en Afrique française. Il a institué en même temps un haut commissaire

Page 193: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 193

adjoint pour l’assister et coordonner l’action de tous les organismes du haut commissariat en fonction des ordres du haut commissaire. »

Acte constitutionnel n° 4 quater du 10 février 1942, relatif à la suppléance et à la succession du chef de l’État.

ARTICLE PREMIER. — Alinéa premier. Si, pour quelque cause que ce soit, avant la ratification par la Nation de la nouvelle Constitution, nous sommes empêchés d’exercer la fonction de chef de l’État, M. l’amiral de la flotte Darlan l’exercera de plein droit. (Signé : Philippe Pétain.)

À la page suivante du même Journal officiel, nous pouvons lire le texte de l’ordonnance du 7 décembre 1942 portant création d’un Conseil impérial :

« L’amiral de la flotte, haut commissaire de France résidant en Afrique française, vu l’acte constitutionnel n° 4 quater du 10 février 1942,

Ordonne :

ARTICLE PREMIER. — Il est créé à la date du 1er décembre 1942 un Conseil impérial.

ART. 2. — Le Conseil impérial est réuni périodiquement sur convocation du Haut Commissaire de France résidant en Afrique fran-çaise pour examiner les questions importantes qui intéressent l’em-pire.

[201] ART. 3. — La composition du Conseil impérial est ainsi fixée :Président : Le Haut Commissaire pour l’Afrique française.Membres permanents : Les gouverneurs généraux et résidents gé-

néraux ;

Page 194: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 194

Le commandant en chef des forces terrestres, et aériennes en Afrique,

Le Haut Commissaire adjoint.Membres éventuels : Le vice-amiral d’escadre commandant en

chef les forces maritimes et aéronavales en Afrique ;Le général commandant en chef les forces en Afrique occidentale

française ;Le général commandant en chef les forces terrestres en Afrique du

Nord,Le général commandant en chef les forces aériennes en Afrique du

Nord.

En outre, le Conseil impérial convoque et entend les personnalités dont il désire connaître l’avis.

ART. 4. — Les réunions du Conseil impérial sont préparées par le secrétariat général du Conseil impérial qui relève de l’autorité du haut commissaire et du haut commissaire adjoint.

ART. 5. — Les délégations permanentes des différents pays de l’Afrique française participent aux travaux courants des directions ou sections du haut commissariat.

ART. 6. — La présente ordonnance sera exécutée comme loi de l’État.

Alger, le 7 décembre 1942.Signé : F. DARLAN. »

Tels sont les deux textes qui établissent la filiation et la légitimité de l’autorité qui va exercer la souveraineté sur les territoires français demeurés libres, tout en restant responsables de la gestion de ces terri-toires devant le chef constitutionnel [202] de la République française et devant la Nation française.

Ils sont l’application des normes constitutionnelles de la Répu-blique, telles qu’elles ont été établies par les lois de 1875 modifiées par la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940.

Page 195: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 195

La création du Conseil impérial répondait à la nécessité d’associer étroitement tant à l’exercice de la souveraineté française qu’à la ges-tion des territoires d’empire les autorités qui en avaient depuis long-temps reçu la charge du gouvernement légal. Elle fut possible lorsque ces différentes autorités firent connaître leur ralliement à l’amiral Dar-lan. Le 12 novembre 1942, le général Noguès s’étant rendu à Alger, remit à l’amiral Darlan les pouvoirs qu’il détenait depuis deux jours du maréchal, et se déclarant en plein accord avec lui, se plaça sous ses ordres.

Le même jour, le gouverneur général Chatel, revenu de Vichy se rallia ; quelques jours plus tard, le gouverneur général Boisson en fai-sait autant.

Ainsi était réalisée l’unité de l’autorité en Afrique française et lorsque le général Giraud, venu en Algérie pour y diriger la lutte contre l’Allemagne, se rangea lui-même aux ordres de l’amiral Dar-lan, et fut régulièrement nommé par celui-ci le 13 novembre 1942 au commandement en chef des forces terrestres et aériennes en Afrique, l’union des Français de l’empire se trouva un fait acquis. Les Améri-cains furent les premiers à s’en apercevoir.

Unité et légitimité de l’autorité, union des habitants des territoires d’empire allaient permettre au haut commissariat « d’assumer la res-ponsabilité des intérêts français en Afrique et, avec l’accord des auto-rités américaines, d’assumer la défense de l’Afrique du Nord menacée par l’Axe ».

Tel est l’objet de la proclamation qui, le 13 novembre 1942, an-nonça l’entrée en guerre des territoires d’empire, deux jours après la rupture par Hitler de l’armistice franco-allemand.

Continuant à nous reporter au Journal officiel, nous y lisons l’or-donnance du 16 novembre 1942 portant organisation et attributions du haut commissariat.

[203]

ARTICLE PREMIER. — Les services du Haut Commissariat com-prennent :

Le secrétariat aux Finances,

Page 196: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 196

Le secrétariat au Commerce extérieur,Le secrétariat à la Production et à la distribution,Le secrétariat aux Relations extérieures,Le secrétariat aux Affaires politiques,La section militaire,Les services de renseignements et de sécurité militaires.ART. 2. — Il est institué un délégué du Haut Commissaire pour les

questions économiques et financières. Il prendra le titre de délégué général à l’Économie.

ART. 3. — Le délégué du Haut Commissaire pour les questions économiques et financières a autorité sur les secrétariats aux Finances, au Commerce extérieur, à la Production. Il a dans ses attributions propres les questions relatives aux transports et aux problèmes so-ciaux.

ART. 4. — Les affaires sont réparties comme suit entre les secréta-riats et services :

– Secrétariat aux Finances : Budget, Trésorerie, Monnaie, Change, Politique des prix et des salaires, Crédit, Centralisation des avances extérieures, Dette intérieure et extérieure.

– Secrétariat au Commerce extérieur : Direction et contrôle des importations et des exportations, en fonction des ressources et des be-soins du territoire soumis à l’autorité du haut commissaire.

– Secrétariat à la Production et à la distribution : Production et répartition des produits et matières premières.

– Secrétariat des Relations extérieures : Négociation avec les pays étrangers, liaison entre le haut commissaire et les postes diploma-tiques et consulaires à l’étranger.

– Secrétariat des Affaires politiques : Politique intérieure, maintien de l’ordre et contrôle de l’exécution, information et censure dans le cadre général du statut des territoires soumis à l’autorité du haut com-missaire.

Page 197: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 197

– Section militaire : Liaison entre le haut commissaire et les autori-tés militaires, renseignements sur la situation militaire [204] générale et sur l’emploi et l’organisation des forces militaires.

Ainsi, le haut commissaire va disposer d’un ensemble de services chargés de l’étude des questions qui sont de sa compétence exclusive, en particulier :

La Défense nationale ;Les Relations extérieures, compte tenu des statuts particuliers des

pays du Protectorat ;Les budgets généraux et les emprunts, la monnaie et le change ;Le statut juridique et politique des personnes et des changes, sauf

pour le Maroc et la Tunisie où cette compétence s’étend seulement aux citoyens et sujets français ;

L’organisation de la justice française et de la législation pénale française.

Les services traduiront ensuite en ordonnances, décisions et ins-tructions les solutions adoptées en Conseil impérial et en contrôleront l’exécution ou l’application.

Les attributions des gouverneurs et résidents généraux furent donc élargies et la décentralisation qui en résulta apporta des facilités nou-velles à l’administration des différents pays d’Afrique, et seuls les problèmes, exigeant une solution commune par quoi devait se mar-quer l’unité de la politique suivie, furent réservés à la décision du haut commissaire ; ce qui devait permettre de réduire au minimum la cen-tralisation dans le gouvernement de l’Afrique française, donc de limi-ter les effectifs de l’organisme nouvellement créé. En fait, l’ensemble du personnel composant le haut commissariat, si l’on y fait figurer les délégations de différents pays d’Afrique, n’atteignait pas tout à fait le chiffre de 700 et pouvait être installé dans les seuls locaux du lycée Fromentin.

Des tâches multiples, dont le caractère est évident, attendaient le nouvel organisme hâtivement constitué. Il s’agissait de faire vivre les pays d’Afrique française après rupture complète de tous les liens qui les unissaient à la métropole et surtout de mettre ces territoires en me-

Page 198: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 198

sure de fournir les [205] ressources indispensables à l’effort de guerre, hommes, matières premières, denrées alimentaires, transports. Allant plus loin, les « gestionnaires » de l’Empire eurent alors le souci constant de préparer l’aide que l’Empire se devait d’apporter à la mé-tropole libérée. Nous verrons comment cette préoccupation s’inscrivit dans les actes.

L’idée directrice dont va s’inspirer toute la politique du haut com-missariat, c’est la priorité absolue de l’effort de guerre à fournir — et les conséquences en découlent naturellement.

Pour faire efficacement la guerre, il faut avoir une économie saine dans un pays en ordre et il faut ajourner jusqu’à la paix la discussion des problèmes qui n’intéressent pas directement l’effort de guerre.

Ce n’est qu’après la libération de la métropole qu’il appartiendra aux Français de discuter du régime politique de leur pays. Les autori-tés françaises d’Afrique s’interdisent toute initiative dans ce domaine et, en dehors de l’organisation et l’effort de guerre, les décisions qu’elles prendront auront uniquement pour objet de mettre fin aux me-sures législatives prises sous la pression de l’occupant par un retour à la tradition française — condition indispensable à l’union de tous.

On a vu, à propos de l’organisation des services du haut commissa-riat, comment fut réalisée, par la nomination d’un délégué général à l’Économie, la subordination à la direction de l’Économie des secréta-riats aux Finances, à la Production et au Commerce extérieur, nécessi-té d’une économie dirigée, on en comprend aisément les raisons ; mais un texte officiel fait immédiatement apparaître le souci d’en limiter les inconvénients ; c’est celui qui crée le Haut Conseil économique et dont nous reproduisons les articles essentiels :

ARTICLE PREMIER. — Il est créé un Haut Conseil économique chargé d’étudier les questions relatives au maintien et au développe-ment de la vie économique.

ART. 2. — Les membres du Haut Conseil économique seront dési-gnés par les gouverneurs et résidents généraux — chacun [206] des territoires sera représenté par cinq membres français et indigènes — ces membres seront choisis de telle sorte que la composition du comi-té assure une représentation équitable des différentes activités.

Page 199: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 199

ART. 3. — Le Conseil se réunira régulièrement une fois par tri-mestre et extraordinairement toutes les fois que les circonstances l’exigeront…

Il est facile de voir à quoi répond cette nouvelle institution. Elle permet d’établir une liaison à double sens ; d’une part, entre l’admi-nistration centrale et les activités économiques des différents pays, afin que soient réalisées autrement que par la seule voie autoritaire, l’unité, l’orientation et la coordination nécessaires ; d’autre part, entre les initiatives privées et la direction de l’économie. Le contact ainsi établi par l’intermédiaire de personnalités compétentes et indépen-dantes de l’administration permettait à celle-ci de prévoir toutes les incidences des décisions et de remédier à leurs imperfections.

Le Haut Conseil économique était en outre un organisme d’études qui examinait les projets à lui soumis ; il fait connaître ses objections, cependant que toute initiative lui était laissée pour adresser ses propres suggestions. Une seule session put avoir lieu ; car le comité français de libération nationale mit rapidement fin à l’existence du Haut Conseil économique. Il n’est pas sans intérêt d’énumérer les principaux problèmes qui y furent étudiés, les résolutions d’ensemble qui y furent prises et dont s’inspira la direction de l’économie afri-caine.

C’est d’abord une politique des céréales, puis du vin, pour lequel on fixe les quantités à distiller, à exporter et stocker en vue du ravi-taillement de la métropole libérée. Le Haut Conseil économique étu-die une politique des corps gras, non seulement pour le présent, mais aussi pour l’avenir et on cherche à préciser la répartition idéale qu’il convient de faire entre les oléagineuses tropicales et les oléagineuses d’Afrique du Nord, toujours au bénéfice de la métropole libérée.

Les carburants et lubrifiants de remplacement sont l’objet [207] d’une étude approfondie et des solutions sont arrêtées pour l’année en cours ; des projets sont établis pour les années suivantes, compte tenu de la situation envisagée par la métropole libérée.

Enfin dans le même esprit, on établit un programme de grands tra-vaux, on précise les mesures propres à développer l’industrie de petite mécanique en Afrique française et pour terminer on traite des salaires

Page 200: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 200

et des prix. Pour ceux-ci on étudie soigneusement toutes les considé-rations qui interviennent en matière de prix, celles qui poussent à la hausse, celles qui militent en faveur de la stabilisation ou même de la baisse, car à cette époque le choix était encore permis. En fait, c’est la formule de la stabilisation qui fut adoptée et qui put être, dans l’en-semble, appliquée en dépit des menaces d’inflation dues aux dépenses militaires qui ne pouvaient être balancées par aucune recette normale.

La politique financière s’inspire de la même idée directrice. Tout d’abord, il s’agit d’assurer scrupuleusement la continuité des paie-ments, c’est l’objet de l’ordonnance fondamentale reprenant les « droits et charges ».

En ce qui concerne le personnel, reprise de tous les services métro-politains aussi bien en Afrique qu’à l’étranger, reprise des pensions civiles, militaires, de l’Etat et des établissements publics.

En matière de dette, on règle le problème du service des fonds pu-blics, celui de la cotation des valeurs et des emprunts en cours d’émis-sion, En matière de circulation monétaire, il faut passer des conven-tions avec les établissements d’émission.

Dès la fin de 1942, un bilan est établi, dans lequel le budget des dépenses prévues pour l’année 1943, s’élève à 30 milliards, dont 22 milliards pour le seul fonds de dépenses militaires.

On détermine la limite de l’effort financier à demander aux pays d’Afrique française et la répartition à adopter entre l’emprunt exté-rieur et l’emprunt intérieur.

À l’origine, le change est fixé à 70 francs le dollar et 300 francs la livre sterling. Les négociations entreprises permettent de le ramener en janvier 1943, à 50 francs et [208] 200 francs. Ce qui valut à l’éco-nomie africaine d’incontestables facilités.

Il s’agissait de « donner à l’Afrique les moyens de faire la politique et la guerre de libération ; de ménager l’Afrique et lui laisser les facul-tés financières de poursuivre plus tard les investissements que réclame son économie de pays jeune. Enfin et surtout, de rendre à la France métropolitaine les comptes d’une gestion scrupuleuse et, au travers même des difficultés, préparer pour elle les assises solides de ses fi-nances de demain. »

Page 201: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 201

Si un ordre apparent régnait de nos territoires d’Empire à la fin de 1942, il n’en existait pas moins de nombreuses causes de désordre qui, depuis l’arrivée de l’armée américaine, risquaient de troubler profon-dément l’atmosphère et de nuire à l’effort de guerre entrepris.

Plusieurs problèmes, aussi longtemps qu’ils ne seraient pas résolus, faisaient obstacle à la complète union des habitants de l’Empire. D’aucuns résultaient de la législation imposée au gouvernement fran-çais par l’ennemi, comme les lois raciales, d’autres étaient la consé-quence de l’activité de mouvements récents comme la légion des com-battants ou le SOL [Service d’Ordre légionaire], ou de partis poli-tiques, surtout P.P.F., P.P.A. (Parti populaire français ; parti populaire algérien.)

À chacun de ces problèmes, il convenait d’appliquer une solution inspirée de l’idée directrice qui voulait que tout fût subordonné à l’ef-fort de guerre. Celui-ci ne pouvait être efficace que si l’ordre résultait de l’union de tous.

En ce qui concerne les lois raciales, leur abolition immédiate et complète ne pouvait être réalisée sans risquer de provoquer, de la part des populations musulmanes en particulier, des réactions dangereuses.

Dans les trois domaines : professions, biens, enseignement, on pro-céda par paliers successifs. Les gouverneurs et résidents généraux furent invités à prendre dans le cadre propre à chacun des pays qu’ils administraient les mesures destinées à revenir progressivement à la situation d’avant-guerre. Toutefois, en ce qui concerne les profes-sions, l’interdiction restait faite aux Juifs d’être débitants de boissons ou de se [209] livrer au commerce des armes. Et en ce qui concerne l’enseignement, le surpeuplement des écoles publiques ne permettant pas de supprimer immédiatement le numerus clausus, il fut recom-mandé de favoriser le développement de l’enseignement privé juif, ce qui était d’ailleurs conforme aux désirs des communautés israélites.

La première directive relative aux questions juives par le Haut Commissaire aux résidents et gouverneurs généraux se terminait ain-si : « Je suis sûr que vous saurez vous inspirer de la tradition fran-çaise. »

C’est dans le même esprit que fut modifiée la loi sur les sociétés secrètes, et des commissions nommées à cet effet dans chacun des

Page 202: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 202

pays de l’Empire se prononcèrent sur les réintégrations dont devaient bénéficier les fonctionnaires et les militaires qui avaient fait l’objet de mesures d’exclusion.

La légion des combattants qui n’avait pas toujours, dans certaines agglomérations, rempli avec discernement un rôle d’ailleurs discu-table de contrôle de l’administration et d’action civique, fut l’objet d’une organisation nouvelle et l’ordonnance du 12 février 1943 pré-cise dans son article premier qu’elle devient « l’organe unique par le-quel s’exerce l’action morale et l’action sociale des anciens combat-tants » puis dans son article 2 : « La légion des anciens combattants a pour mission :

– 1° de grouper au service de la France tous les anciens combat-tants ;

– 2° d’assurer la défense des intérêts moraux et matériels des an-ciens combattants. »

Quant au service d’ordre légionnaire, il fut supprimé purement et simplement.

Enfin, l’état de guerre justifiait les mesures interdisant aux partis politiques une activité qui pouvait nuire à l’ordre dans l’Empire et c’est pour cette raison que la reconstitution, du parti communiste et du P.P.A. supprimés avant la déclaration de guerre, ne fut pas envisagée par le haut commissariat aussi longtemps que se dérouleraient les hos-tilités.

En ce qui concerne la justice, un des premiers soins du haut com-missariat fut de supprimer les juridictions d’exception : [210] c’est en effet par l’ordonnance du 22 janvier 1943 qu’est abrogé le décret du 31 octobre 1941, étendant à l’Algérie les dispositions de la loi du 7 septembre 1941 instituant un tribunal d’État et que sont renvoyées devant les tribunaux militaires les affaires déférées au tribunal d’État.

Convient-il d’ajouter que le comité français de la libération natio-nale présidé par le général De Gaulle revint très rapidement à la pra-tique des juridictions d’exception en créant les tribunaux d’armée ?

Page 203: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 203

Le 30 janvier 1943, paraissent les deux ordonnances relatives à l’amnistie et aux termes desquelles sont amnistiées de plein droit les personnes jugées ou en instance de jugement pour atteinte à la sûreté extérieure de l’État dans les affaires de tendance proalliée se rappor-tant soit à la reprise de la guerre par la France, soit à des faits de prise de service ou de tentatives de prise de service dans les armées alliées ou associées, soit à des services rendus aux puissances alliées entre le 10 juin 1940 et le 13 novembre 1942.

Pour mener à bien la tâche entreprise, il fut fait appel au concours bénévole de représentants de différentes activités. Ainsi, l’ordonnance du 23 décembre 1942 institue pour remplacer le Conseil d’État, un Comité consultatif de législation où siégeront, à côté de hauts magis-trats, le doyen de la Faculté de Droit et le bâtonnier de l’ordre des avocats d’Alger.

Ainsi la décision du 23 février 1943 créa le Conseil supérieur du crédit, réunissant les hauts fonctionnaires des Finances, les directeurs des banques d’État et les représentants des comités locaux d’organisa-tion professionnelle bancaire ; ce Conseil supérieur du crédit se réunit chaque mois, ses délibérations font l’objet de conclusions, avis et vœux émis à la majorité des voix.

C’est encore une ordonnance du haut commissariat, en date du 19 novembre 1942 qui crée le comité de gestion des intérêts de la Caisse des Dépôts et consignations en Afrique française, dont la composition s’inspire du même principe.

C’est toujours de cette même idée de fusion des représentants de l’autorité centrale et des représentants des différentes activités profes-sionnelles que procède la création des [211] diverses commissions chargées soit de préparer les décisions du haut commissaire, soit de participer à leur exécution.

Les nombreux concours bénévoles, compétents et zélés qui per-mirent alors à l’Empire de vivre et de combattre, témoignent de l’état d’esprit qui régnait alors en Afrique française.

** *

Ainsi furent rapidement réalisées les conditions indispensables à l’efficacité de l’effort de guerre de l’Empire. On sait l’ampleur qu’il

Page 204: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 204

devait atteindre. À la conférence d’Anfa, en janvier 1943, les Alliés décidaient de nous fournir l’armement et l’équipement modernes né-cessaires à une armée forte de 3 divisions blindées et de 8 divisions motorisées ; à une aviation forte de 500 bombardiers, 300 chasseurs et 200 avions de transport ; à une marine de guerre qui comprenait en particulier le cuirassé Richelieu et la plus moderne de nos divisions de croiseurs.

Tout le personnel de cette armée et des services correspondants provenait de l’armée d’armistice que le gouvernement du maréchal avait réussi à sauver du désastre. C’était le résultat de deux années d’efforts persévérants au cours desquelles les effectifs et le matériel de guerre stationnés en Afrique française avaient été constamment ren-forcés, malgré la présence des sous-commissions d’armistice alle-mande et italienne.

Ce sont ces effectifs que la mobilisation décrétée en novembre 1942 allait permettre d’entretenir.

Mais l’effort de guerre comprenait en outre la fourniture aux ar-mées alliées d’une aide d’importance capitale sous la forme d’une abondante main-d’œuvre, de moyens de transport, de bases aériennes et navales, de matières premières, de denrées alimentaires, de parcs et ateliers, de moyens de transmission et d’une flotte marchande qui en-tra dans le pool interallié, et participa aux transports maritimes entre les pays anglo-saxons et les différents théâtres d’opérations.

C’est par cet effort de guerre que notre pays a efficacement partici-pé à la victoire et effacé la défaite de 1940. La politique [212] qui l’a rendue possible était essentiellement française en ce sens qu’elle s’est exercée dans la préoccupation constante de l’accord entre populations française et autochtone. Les buts de cette politique ont été atteints au moindre prix : le sang français n’a été versé que sur les champs de bataille. Les commissions de triage créées eurent pour rôle de réinté-grer les égarés dans la communauté nationale et non de les en exclure.

Le dernier soldat de l’Axe avait été chassé de la terre africaine quand le général De Gaulle et le Comité français de libération natio-nale s’en vinrent de Londres et s’emparèrent du pouvoir. Nous sommes au 2 juin 1943.

Page 205: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 205

C’est à l’intérieur de ce cadre que je fus appelé à agir dans l’esprit des directives du haut commissariat, restant maître des méthodes et des occasions.

À l’intérieur des limites qui m’étaient fixées par les textes organi-sant le haut commissariat, il me fallut remettre l’Algérie en guerre. Cette réadaptation comportait une série de mesures qui n’étaient pas, comme tant l’avaient souhaité, la suppression pure et simple de ce qui s’était passé pendant deux ans, mais un examen des situations de prin-cipe et parfois même l’étude des positions individuelles. Et quelque soin qu’on ait mis plus tard à affirmer, contre toute évidence, que ce rajustement aurait pu s’effectuer plus vite parce qu’exigé par l’opinion publique dans son unanimité, la vérité oblige à dire qu’il fallut aux services du gouvernement général beaucoup de diplomatie pour y par-venir. Car la législation bâtie depuis juillet 1940 et appliquée en Algé-rie, l’avait été dans une approbation à peu près générale.

Sans doute subsistera-t-il chez quelques-uns qui eussent souhaité la voir maintenue des considérations égoïstes, mais chez beaucoup d’autres, il y avait eu vis-à-vis de la politique du maréchal, et des acti-vités patriotiques du général Weygand une adhésion intellectuelle et même sentimentale.

On a parlé, pour le déplorer, de la mystique du maréchal qui sévit longtemps en Algérie. Le terme est impropre. Il y avait eu à l’égard de Pétain en Algérie, chez les musulmans surtout comme longtemps en France, un attachement de cœur [213] dont l’oubli, la méconnaissance ou la négation ont pu faciliter l’exploitation de certaines propagandes, mais aux dépens de la vérité.

En politique, comme dans la nature, il n’y a pas, il ne doit pas y avoir de transition brusque. Nous dûmes tout d’abord préparer les es-prits. On a trop oublié que, longtemps en France, des milliers d’hommes sans doute passionnés, mais qui ne tarirent pas à cette date les sources de la violence, souhaitaient que le gouvernement du maré-chal fît passer par les armes et le plus vite possible, certains hommes publics considérés comme responsables de nos désastres.

Sur dix personnes que je recevais au ministère de l’Intérieur de septembre 1940 à février 1941, la moitié me demandaient : « Quand le maréchal fera-t-il enfin fusiller Blum, Paul Reynaud, Herriot, Cot, Daladier, Gamelin ? »

Page 206: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 206

L’ordre de préséance était à peu près constant. Tous les Français jugeront la bassesse de cette inquiétude. Mais elle s’exprimait très ha-bituellement et je dus mettre à la porte deux frénétiques qui commen-çaient à considérer le silence que j’opposais à leurs offres d’action personnelle et vengeresse comme une complicité.

Le 14 mars 1943, le général Giraud fit à la salle Pierre Bordes au gouvernement général, une déclaration solennelle, aux termes de la-quelle étaient déclarés nuis les actes constitutionnels, lois et décrets postérieurs à la date du 24 juin, date de l’armistice avec l’Allemagne.

Il a prononcé cette nullité, en raison du manque de fondement légi-time d’une législation soumise à l’agrément préalable d’un ennemi qui occupait effectivement les deux tiers les plus riches du territoire et s’appuyait sur l’article 3 de la convention d’armistice.

Toutefois, précisait le général Giraud, les règles générales conte-nues dans les textes déclarés nuis restaient en vigueur, provisoirement. Cette validation devait se concilier avec le respect des principes poli-tiques en vigueur le 24 juin 1940. En même temps, une ordonnance édictait que les assemblées élues locales, instituées dans les territoires de l’Algérie, du Maroc, de la Tunisie non occupée et de l’Afrique oc-cidentale [214] française, cessaient d’être suspendues et fonctionne-raient suivant les lois en vigueur le 24 juin 1940.

Le même jour, 14 mars, étaient déclarées nulles les lois contenant toute discrimination fondée sur la qualité de Juif.

Le général Giraud debout sur l’estrade lisait son discours ; j’étais à sa droite, face au public. Je vois encore les réactions de l’auditoire composé en majeure partie d’Alsaciens-Lorrains, d’Algériens, d’offi-ciers de l’armée d’Afrique qui combattirent ensuite splendidement sous les ordres de Juin et de de Lattre de Tassigny.

On connaissait l’aversion de Giraud pour tout ce qui touchait à la politique. Or il venait de prononcer un discours politique. Les uns ap-prouvaient, les autres, non.

Les uns voyaient dans ses propos comme un hommage tardif rendu aux principes qui n’auraient jamais dû être discutés. Le général Gi-raud, considéré alors comme le futur chef des armées françaises, s’af-firmait républicain. Et de l’en féliciter. Les autres estimaient ses dé-clarations précipitées, et dictées par des politiciens qui n’admettaient

Page 207: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 207

le patriotisme qu’à travers formules et institutions déterminées : celles dont ils avaient bénéficié ; le général Giraud n’avait été qu’un instru-ment. Et de l’en blâmer.

Dans ces jugements opposés et vivement formulés, il entrait un peu de partisannerie. Il y en aura de plus en plus en Alger-la-Blanche.

La vérité est plus simple. J’allai le soir m’entretenir au Palais d’été avec Giraud. Il se crut obligé de m’expliquer ses déclarations de l’après-midi. Elles n’avaient pas à ses yeux une importance péremp-toire. Il avait cru devoir les énoncer parce que, ce faisant, il avait la certitude de recevoir des Américains tout le matériel de guerre qu’il lui fallait. C’était une raison suffisante à ses yeux. Les commentaires, quels qu’ils fussent, lui importaient peu. Il n’était, ne devait, ne vou-drait jamais être qu’un soldat.

Si les adversaires — quel autre terme employer ? — avaient eu des idées aussi étroites, fortes et désintéressées, il aurait eu raison. Quoi qu’il en soit, la déclaration du 14 mars fut [215] acceptée. Il n’y eut pas de réaction profonde. La paix des esprits ne fut pas troublée. Cela seul comptait.

Et c’est ainsi que par l’arrêté du 5 mai 1943, furent convoquées les délégations financières algériennes, la grande assemblée financière de l’Algérie, créée en 1900 par le gouverneur général Laferrière, ancien vice-président du Conseil d’État — grand administrateur, grand ju-riste, grand psychologue qui, dans une formule de souplesse et de juste technique, permit aux Français, aux Arabes, aux Kabyles réunis, de représenter en sa mouvante complexité l’opinion algérienne.

Après trois ans de silence, les élus de l’Algérie étaient en droit d’exiger de l’administration responsable un examen complet de la si-tuation.

Sfax, Sousse, Tunis, Bizerte venaient d’être reconquises. C’était la première étape vers la délivrance de notre Patrie enchaînée, à laquelle tous les délégués réservèrent leurs filiales et affectueuses pensées, dans l’unanimité des cœurs gonflés d’espoir.

La cession s’ouvrait en pleine guerre. L’Algérie ne ménageait pas ses sacrifices. Déjà elle avait donné ce qu’elle avait de plus précieux, le sang de ses enfants. Frappée dans sa chair, elle avait déjà vu suc-comber de valeureux officiers, des soldats héroïques. Tous, Français

Page 208: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 208

et musulmans laissaient le plus éclatant témoignage de leur courage, donnant leur vie pour que la France vive.

Cette session des délégations financières dépassa le cadre normale-ment technique de séances consacrées à l’étude d’un budget rectifica-tif. L’assemblée élue procéda à l’étude des aspects économiques, so-ciaux, politiques de l’Algérie en guerre. Ayant pris conscience de la gravité de l’heure, n’ayant rien perdu du sens de ses responsabilités elle établit en liaison avec le gouverneur général un programme de guerre dont elle assura le contrôle jusqu’à la victoire.

Jusqu’au 8 novembre 1942, l’économie algérienne était dominée par son intégration momentanée dans le bloc économique contrôlé par l’Axe et le devoir d’apporter l’aide maximum à la métropole. L’arri-vée des troupes alliées permit d’espérer le passage progressif à une économie plus libérale, [216] quoique subordonnée aux exigences de l’état de guerre.

Cette transformation ne pouvait être immédiate en raison de ses incidences multiples et pour résoudre ces problèmes au mieux de l’in-térêt général, les représentants qualifiés de toutes les formes de l’acti-vité sociale ont été associés à l’Administration. Tel a été l’objet de l’arrêté gubernatorial du 6 février 1943 créant le conseil permanent de l’économie de guerre.

Le problème essentiel que le conseil permanent s’est attaché à ré-soudre a été celui du ravitaillement décisif pour la paix sociale comme pour l’effort de guerre de l’Algérie. Il a fallu remédier à une situation très grave du marché des céréales. La soudure a été possible grâce aux importations des pays alliés et à la fourniture par le Maroc de céréales diverses et de légumes secs. La libre circulation des céréales a pu, d’autre part, être permise. Ainsi ont été couverts les besoins jusqu’à la récolte de l’été de 1943 pour lequel un plan de moisson et de battage a été préparé. Ce plan a été conçu de façon à utiliser au mieux les res-sources en main-d’œuvre, carburants, produits divers, transports, et à permettre la livraison rapide des grains pendant la soudure. Un arrêté du 10 mars 1943 a décidé l’organisation des battages à l’électricité. Pour se procurer une main-d’œuvre à un prix abordable, le gouverne-ment général a obtenu de l’autorité militaire des permissions agricoles pour les mobilisés. Il a prescrit que soient constituées des équipes de travailleurs et que soient utilisés les prisonniers de guerre. Les insti-

Page 209: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 209

tuts professionnels des Céréales ont été rétablis dans le statut qu’ils avaient antérieurement au 24 juin 1940.

Pour la viande dont le marché était déséquilibré, le gouvernement général, sur les suggestions du conseil permanent, a admis un retour progressif à la liberté des transactions.

Dans l’ordre viticole, l’administration a recherché, en liaison avec le commerce, de nouveaux marchés. Ces marchés étaient les pays étrangers, le Maroc et la France d’outre-mer. La reconstruction du vi-gnoble n’a pas été omise et un arrêté du 22 avril 1943 a fixé les condi-tions dans lesquelles seraient [217] créés sur une surface de 1200 hec-tares, des champs de pieds-mères.

Sur le plan professionnel, l’activité des organismes économiques s’exercera désormais dans le cadre des lois de la république, lois du 31 mars 1884 et du 11 juillet 1838. Ce retour à la liberté n’aura d’autres limites que les nécessités de l’état de guerre.

On se doute de l’importance vitale qu’a eu dans cette période le problème des textiles et des cuirs. L’Algérie était privée de tissus et c’était un spectacle douloureux que celui de tous les Algériens vêtus de loques, donnant le spectacle d’une misère qui semblait admise par les pouvoirs publics. En accord avec les Alliés et grâce à des importa-tions rapides , près de 9 000 000 de mètres de tissus ont pu être distri-bués ainsi que de grandes quantités d’articles de mercerie, de bonnete-rie pour adultes et enfants, de robes et vêtements confectionnés.

La forêt algérienne a dû être mise très largement à contribution à cause de la suppression des importations et de l’amenuisement du ra-vitaillement en combustibles minéraux.

Dans l’ordre du commerce extérieur, les importations en prove-nance des pays alliés ont permis à l’Algérie de trouver l’appoint indis-pensable au maintien de son économie. Cependant la limitation du tonnage et les besoins inévitables du ravitaillement ont fait une obliga-tion d’accorder la priorité, au cours des premiers mois, aux denrées alimentaires surtout industrielles et des commandes de produits agri-coles ont pu être régulièrement passées sur inventaire précis des res-sources et recensement des besoins établis par les soins de l’adminis-tration. Comme le tonnage des marchandises importées par les Alliés pour le ravitaillement civil de l’Afrique du Nord était subordonné à

Page 210: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 210

l’évacuation rapide des ports de débarquement, le gouverneur général a prescrit que tout l’effort fût porté sur un système de réception, de prise en charge, et de répartition aussi rapide que possible. C’est dans le port d’Oran qu’était débarquée la plus grande partie de ces mar-chandises. Des produits algériens ont été chargés à destination des pays alliés : vins, agrumes, dattes, lièges, minerais [218] de fer, phos-phates, tartre, alfa, ferraille. Des accords commerciaux furent envisa-gés avec les pays neutres d’Europe. Les échanges entre les pays d’Afrique française s’orientaient vers la liberté commerciale.

Le réseau des communications algériennes a joué un rôle important dans la vaste opération militaire qui aboutit à l’anéantissement de l’Afrikakorps. Les chemins de fer algériens ont réalisé le maximum de trafic. Parmi les cheminots il y eut des tués et des blessés à titre mili-taire.

La situation était demeurée sérieuse pour les stocks de produits industriels. On avait pu noter cependant que l’état de guerre avait sus-cité des fabrications locales qui réduisirent les difficultés nées de la coupure avec la métropole.

Les mesures prises en matière de mobilisation et consistant en ap-pels différés ont concilié les exigences militaires et les besoins civils. Le contrôle des prix fut réorganisé ; le classement des professions pour l’établissement des barèmes des salaires fut aussitôt entrepris.

Il a fallu, par ailleurs, satisfaire aux besoins des armées alliées et à ceux des activités civiles. La durée légale du travail fut obligatoire-ment de quarante-huit heures par semaine.

Un arrêté du 3 mai 1943 a institué le droit pour la femme et les en-fants de tout mobilisé du commerce, de l’industrie et des professions libérales, à des prestations servies par l’intermédiaire des caisses d’al-locations familiales.

La lutte contre les épidémies a été active. La réorganisation de la santé publique a été entreprise, et les envois des États-Unis ont aidé à la reconstitution du stock de produits pharmaceutiques.

En ce qui concerne le crédit et les banques, les caisses régionales ont continué à accomplir la tâche qui leur était normalement dévolue. Le gouvernement général a pu accorder la garantie de l’Algérie aux avances bancaires consenties à des entreprises nécessaires à l’écono-

Page 211: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 211

mie générale en difficulté de trésorerie à cause de la guerre, et a facili-té, par la délivrance de lettres d’agrément, le financement de fabrica-tions ou stockages dont un long délai d’écoulement ne permettait pas [219] d’envisager le warrantage industriel. Ainsi ont été renflouées ou ont pu démarrer des entreprises essentielles à la vie économique du pays.

L’arrêté gubernatorial du 26 février 1943 a créé le groupement al-gérien des banques qui a tenu le 12 mai une assemblée générale. L’in-terruption des relations avec la métropole pouvait faire craindre la sus-pension presque totale des opérations sur les valeurs mobilières ou la naissance d’officines de courtages sans garantie. Un arrêté gubernato-rial du 15 mars 1943 a érigé en une véritable Bourse des valeurs la commission de cotation des valeurs algériennes dont les attributions ont été étendues.

Une réforme fiscale de base a été réalisée par sept arrêtés guberna-toriaux du 12 mars 1943. À la multiplicité de petites taxes, dispersant inutilement les efforts des contrôleurs, a été substitué un système aussi restreint que possible d’impôts à grand rendement. Quatre arrêtés gu-bernatoriaux du 20 avril 1943 ont codifié les dispositions régissant le domaine.

Au point de vue politique, les délégations financières enregis-trèrent avec satisfaction le retour progressif à la légalité républicaine.

Dès le 20 mars, un arrêté était pris, aux termes duquel les membres élus des corps municipaux, régulièrement investis de leur mandat à la date du 24 juin 1940, furent rétablis dans leurs fonctions nonobstant tous actes de dissolution, postérieurs à cette date. Les préfets ont été invités, en vertu de ce texte, à procéder à l’installation des assemblées ainsi rétablies, l’expédition des affaires courantes étant, jusqu’à cette installation, assurée par les corps municipaux en exercice, de manière que la continuité de la vie municipale n’en fût pas affectée.

Ces instructions, conçues dans un esprit d’apaisement politique et de concorde sociale, ont été appliquées. Les réinstallations se sont ef-fectuées avec la correction, l’impartialité désirables et la passation des pouvoirs s’est opérée dans le respect mutuel de l’essentielle dignité.

Le 24 mars, un autre arrêté réinstallait les conseils généraux. Les lois d’exception furent abrogées. C’est-à-dire suppression [220] du

Page 212: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 212

numerus clausus dans l’enseignement ; réintégration des fonction-naires et agents des administrations publiques ; retour aux professions interdites ; restitution des biens placés sous administration provisoire.

La réinscription des élèves de qualité juive dans les établissements scolaires de tous ordres n’a donné lieu à aucune difficulté particulière, si ce n’est celles résultant des circonstances et relatives surtout à la pénurie d’installations matérielles.

Le rappel à l’activité des fonctionnaires et agents atteints à titres divers a été considéré comme étant de droit et s’est réalisé dans l’en-semble, rapidement, sans tenir compte des empêchements budgétaires qui, en temps normal, auraient pu y mettre obstacle. C’est ainsi qu’au 15 mai, avaient été réintégrés 1098 fonctionnaires atteints par les lois raciales dont 468 membres de l’enseignement, 242 agents des PTT, 176 des services des travaux publics. D’autre part, 139 fonctionnaires frappés par la législation sur les sociétés secrètes avaient repris pos-session de leur emploi.

Dans les professions libérales, la suppression des divers contin-gents permit à ceux qui avaient été éliminés de reprendre immédiate-ment l’exercice de leur ancienne activité.

Un arrêté du 14 avril 1943 a rendu aux israélites le libre exercice des professions commerciales précédemment interdites, sous réserve de la réglementation propre à chacune d’elles.

Les conditions de la restitution des biens placés sous administra-tion provisoire ont été fixées par un arrêté du 3 avril 1943 intervenu après une étude minutieuse menée concurremment par l’administra-tion et un comité de législation.

Indépendamment des décisions relevant du commandant en chef, le gouverneur général dans une volonté d’apaisement et de réconcilia-tion nationale, prit des mesures de libération à l’égard des personnes ayant fait preuve d’activité politique ou « tenues pour dangereuses au point de vue de la sécurité intérieure ou extérieure ». 386 Français et 94 musulmans furent ainsi mis en liberté. Ces dispositions de clé-mence ont [221] été également appliquées à 35 personnes astreintes à une résidence surveillée.

Page 213: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 213

Dès que l’Algérie fut soumise à des bombardements, l’administra-tion s’était préoccupée de réserver tous droits à indemnités pour les victimes des dommages.

Le 13 décembre 1942, une procédure de constatation des dégâts fut instituée. Le 10 mars 1943, une ordonnance du commandant en chef a décidé que les dommages causés par des faits de guerre auraient droit à une réparation et que la charge incombant aux collectivités se répar-tirait à concurrence de 80 % pour le trésor de l’Afrique française et de 20 % pour les territoires.

Un texte définissait les dommages de guerre et fixait la procédure de constatation ; un autre précisait les conditions d’allocations de se-cours temporaires accordés à titre d’avances pour réparation rapide des dommages.

Toutes relations avec la France ayant été longtemps suspendues, l’Algérie dut reprendre en charge, provisoirement, les réfugiés d’ori-gine métropolitaine qui se trouvaient sur son sol et pour lesquels la métropole versait des allocations journalières.

L’Algérie a dû également secourir les réfugiés dont la situation découlait des événements qui s’étaient produits en Afrique française depuis le 8 novembre 1942. Le département de Constantine a dû assu-rer la dispersion et l’évacuation d’un total élevé de personnes demeu-rant dans les villes particulièrement exposées du littoral, puis ac-cueillir et héberger un nombre important de réfugiés originaires de Tunisie. Ces crédits furent mis à la disposition des autorités locales.

Enfin, les pouvoirs publics durent se préoccuper du rapatriement des Français originaires de la métropole qui, de passage en Algérie au moment des événements du 8 novembre 1942, s’y trouvaient momen-tanément retenus.

Le 5 mars 1943, une ordonnance fut signée concernant les pou-voirs de l’autorité administrative dans la conduite de la guerre écono-mique. Un arrêté du 10 avril 1943 fixait les conditions d’application à l’Algérie de cette ordonnance.

Des instructions furent données à tons les services intéressés [222] pour que l’influence ennemie dans la guerre économique fût partout décelée et arrêtée immédiatement.

Page 214: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 214

Ces questions retenues parmi tant d’autres donnent un aperçu de la tâche écrasante qui incombait à l’administration. La vieille machine bureaucratique n’était plus adaptée à l’effort qui lui était chaque jour demandé.

La mobilisation, qui avait appauvri les cadres administratifs, la proportion de plus en plus élevée d’auxiliaires dans les services, l’obligation où nous étions d’administrer aux moindres frais en lo-caux, en matériel ; la lenteur dans l’acheminement des courriers pos-taux ; la présence sur le territoire algérien d’organismes alliés, civils et militaires ; la complexité et l’abondance des domaines où s’étendait l’action administrative ; la nécessité, enfin, d’imprimer un rythme ac-céléré à l’administration algérienne, à travers laquelle la pensée doit circuler rapide et non déformée, avaient amené l’administration à se réformer elle-même et à étudier une refonte de nos institutions locales pour le moment où les circonstances en permettraient l’application.

À cette tâche simplificatrice qui devait réduire les transmissions et les avis, rapprocher l’administré de celui qui décide, instaurer la no-tion salvatrice de la responsabilité, furent associés tous les fonction-naires, même les plus modestes.

Il ne s’agissait pas de poursuivre immédiatement l’œuvre ambi-tieuse et cependant nécessaire d’une réforme touchant à la structure même de l’Algérie. Cette politique devait être étudiée dans ses prin-cipes. À ce moment, il s’agissait, simplement et utilement, de mieux ordonner les attributions respectives du gouvernement général, des préfectures, des sous-préfectures, des mairies et de toutes les adminis-trations communales ; de coordonner plus étroitement l’action des fonctionnaires d’autorité avec celle des fonctionnaires de gestion et des chefs de services techniques ; de chercher partout la réduction du formalisme qui submerge, étouffe clairvoyance et énergie.

C’est ainsi que dans la totale harmonie de ses administrations et de ses assemblées rétablies, l’Algérie en 1942-1943 rentra dans la guerre.

[223]L’Algérie, clef de voûte de l’Afrique du Nord, doyenne illustre de

nos possessions d’outre-mer, mêlée par sa vie intime à toutes les se-cousses, à tous les triomphes, à toutes les tristesses qui marquèrent notre histoire nationale depuis plus d’un siècle, terre du passé, d’art,

Page 215: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 215

de religion, modelée au long des siècles par tous les conquérants qui l’animèrent et subirent son charme, terre d’avenir, fécondée par les efforts patients de ceux qui pressentirent son grand destin, l’Algérie, fille aînée de la France, prête à la bataille, se dressait confiante et or-donnée, dans sa lumière qui, certains jours bénis, a la douceur d’une offrande.

Elle n’ignorait rien des peines qui l’attendaient. Elle les a subies avec force — avec allégresse ; elle les a dominées. Elle fut par son dynamisme, ses richesses, son travail, toute cette vigueur qui est comme le reflet de sa jeunesse créatrice, un des grands artisans de la victoire collective.

Plus tard, au jour de la délivrance, les Algériens qui n’avaient ja-mais pensé qu’à la France, dans l’oubli méritoire et bienfaisant des égoïsmes et des erreurs, purent se rendre cette justice intime et conso-lante d’avoir fait tout leur devoir, même après que des équipes d’or-thodoxie et de sectarisme, ayant envahi Oran, Alger, Constantine, eurent commencé à frapper certains d’entre eux, dans une discrimina-tion suggérée, trop souvent hasardeuse.

Toujours dans une pensée de justice et d’apaisement, je pris sur moi, n’en rendant compte à Giraud qu’après exécution, de nommer directeur à l’information du gouvernement général, M. Gardel, ancien officier des affaires indigènes, sous-directeur à l’administration cen-trale, victime des lois antimaçonniques.

De même, je réintégrai à la tête de la sécurité générale M. Brin-gard, frappé pour la même raison. Enfin, je libérai les 27 députés com-munistes, emprisonnés par M. Daladier à Maison-Carrée, près d’Al-ger.

** *

Mais un autre spectacle s’amorçait dans les coulisses, où s’y dé-roulait en péripéties douteuses qui auraient du inciter [224] le specta-teur à la réflexion, et laisser craindre certaines scènes à venir.

Dans la deuxième quinzaine de janvier 1943, le général de brigade De Gaulle venant de Londres et le général d’armée Giraud, venant d’Alger, s’étaient rencontrés sur l’invitation de plus en plus pressante

Page 216: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 216

de M. Roosevelt et de M. Churchill à Anfa, douce colline boisée qui domine Casablanca et sa banlieue desséchée.

Le rendez-vous entre les deux camarades que l’Afrique du Nord, la France, le monde entier espéraient devoir être d’amour, ne fut même pas de politesse : « Bonjour, mon général. Je vois que les Américains vous traitent bien ! — Bonjour, Gaulle. Est-ce que je vous demande si vous vous faîtes blanchir à Londres ? »

L’initiateur romantique et oratoire de la résistance, assez politique, orgueilleux de sa priorité, et le rallié, déjà chef reconnu de la résis-tance essentiellement militaire, conscient de sa sincérité et de ses ap-puis, se boudèrent aussitôt, à même altitude.

Le président et le Premier britannique, d’abord pleins d’optimisme, s’inquiétèrent ouvertement de cette antipathie proclamée par leurs poulains respectifs. Ils n’en revenaient pas. Difficile à eux de penser que désormais Gaulle et Giraud s’accorderaient dans leurs travaux et leurs jeux. Radica et Doodica étaient bien côte à côte, mais chacune tirait à soi sur la membrane indivisée.

Quelques engagements furent pris auxquels le président et le Pre-mier, dans leur candeur ou leur lassitude, accordèrent plus de sens et de valeur qu’ils n’en comportaient. Chacun donc s’en retourna chez soi, mécontent, sans que rien de définitif fût sorti de cette entrevue depuis longtemps ménagée et si décevante, instantanément.

M. Churchill, tenace, voulait l’union entre tous les Français com-battants. Avec une très grande sincérité, en vrai sportif, il souhaitait l’oubli, au moins momentané, des injures passées et des suspicions présentes.

Il dépêcha le général Georges qu’il appréciait comme agent de liai-son entre Londres et Alger. Il comptait fermement [225] que Gaulle et Giraud, rapprochés l’un de l’autre par leur commun ancien, abandon-neraient leurs griefs respectifs et finiraient par s’entendre pour le seul bien de la France.

Je me rappelle le visage détendu de Giraud, prêt à la conciliation, en m’annonçant la présence au Palais d’été du général Georges.

J’allai causer avec Georges, cueilli depuis peu en France par les soins de M. Churchill et volant d’une traite jusqu’à Alger, colombe convaincue. J’étais moi-même si confiant ! Mais je ne cachai pas au

Page 217: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 217

général Georges que je connaissais depuis longtemps, les tours et dé-tours du haut commissariat, les petits clans que délimitaient de se-crètes antipathies, d’hypocrites combinaisons, l’incoercible crédulité de Giraud et son entêtement. « J’ai la baraka 15. » Il fallait qu’il réussît, il réussirait. Mais il devait manœuvrer, prudent et ferme. Il s’y em-ploiera sans succès, et sera évincé.

Les esprits en Algérie, longtemps calmes, commençaient à s’agiter. Des agents sur place, ou « parachutés » de Londres et d’ailleurs, ambi-tieux ou même désintéressés, entretenaient des querelles locales par les procédés chers aux nazis : faux bruits, placards affichés de nuit, affiches symboliques, affirmations puériles, tendancieuses, listes de proscriptions, fiches de vieux comptes à régler, climat de partisannerie violente et justicière, distribution anticipée des places qui seraient vi-dées, l’heure venue, sans compter des préparatifs moins innocents. « Un échafaud dans chaque village ! » vociférait un doctrinaire qui n’avait d’ennemis à supprimer que les Français ne pensant pas comme lui. « Il faut que coulent des fleuves de sang » croassait un ecclésias-tique démoniaque. « Pendant quatre ans, nous avons pointé les titu-laires d’ausweis ; ils y passeront tous » confiait à ses frères en apéri-tifs, un officier dit supérieur, monomane d’une certaine statistique et amateur d’automobiles. « J’ai toujours un revolver dans mon sac. Ils sont dix auxquels je réglerai leur compte moi-même » glapissait la blonde compagne d’un gros personnage, au cours d’agapes officielles ou clandestines.

[226]Et les réquisitions ; voitures, villas, imprimeries, tout y passait. Les

Boches ? On avait d’autres soucis. J’en parlai à Giraud. « J’ai la bara-ka.»

Il envoya en liaison auprès du général De Gaulle, le général d’avia-tion Bouscat qui ne revint pas. De Londres arrivait Catroux, entouré de comparses. Il s’installait dans une villa voisine de celle que j’occu-pai et commença son travail, formé qu’il était depuis longtemps aux pratiques sinueuses des chekaïa berbères.

Il s’agissait toujours, en théorie, de mettre au point ce fameux trai-té d’accord entre Gaulle et Giraud, solution idéale, toujours escomptée par les Alliés, par les Français restés en France, et toujours différée. 15 Terme arabe. « J’ai Dieu avec moi. »

Page 218: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 218

Les lettres pourront s’échanger, les communiqués paraître. Le cœur n’y fut jamais, ni d’une part, ni de l’autre.

En plus, Catroux, des plus subtils, venait flairer le vent et s’assurer des dispositions réelles, peut-être modifiables, des Algériens qui, en majorité, préféraient Giraud, Africain, à De Gaulle, métropolitain. Il avait les qualités voulues. Intelligent, souple, doucereux même, Ora-nais de naissance et d’attaches, ancien officier de tirailleurs, vieux col-laborateur du gouverneur général Lutaud, Marocain à l’indéniable ex-périence, ancien commandant de la région d’Alger, connu et plutôt sympathique dans certains milieux algérois, il ne pouvait que réussir finalement, au bénéfice de son chef de file.

Il parvint à calmer le général Eisenhower qui, venu pour se battre et vaincre l’Allemand, s’irritait de voir ces généraux cabalant les uns contre les autres, et donnant trop l’impression d’oublier la guerre mili-taire, pour se complaire et se diminuer en escarmouches de prestige, d’influence, de surenchère, de vanité.

Résistants de toute provenance, ceux de longue date et ceux de la veille, arrivaient à Alger, les uns pour se battre, les autres pour se pla-cer. On vit même apparaître de hauts et puissants barons du service public chargés de mission par le maréchal, ayant voyagé en sleeping jusqu’à la frontière espagnole, et subitement illuminés à Madrid par le Saint-Esprit.

[227]Tour à tour et avec la même chaleur pétainistes, giraudistes, gaul-

listes, auriolesques.Tout ce joli « monde » aux dents aiguisées parlait de démocratie et

de légalité. Maurassiens, bonapartistes, modérés, radicaux, démo-crates-populaires, marxistes que tout séparait, sauf leurs communs désirs : d’abord celui d’abattre l’infâme — s’agissant de Pétain — et ensuite de voir chasser l’Allemand voulaient, chacun, que s’instituât (contre la IIIe République et ses hommes) telle forme de démocratie, la sienne, seule capable de sauver la France, son âme et la morale.

Il commençait à être pénible de ne faire que son devoir en silence, dans ce microcosme en fermentation que traversaient des courants d’impatience haineuse et de fanatisme multicolore.

Page 219: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 219

Avec M. Pierre-Étienne Flandin, alors de passage à Alger, et M. Paul Saurin, député et président du conseil général d’Oran, déjà plein de sagesse malgré son jeune âge, je rédigeai certain dimanche dans une ferme de la Mitidja une lettre pour le général Giraud.

Puisque tout le monde semblait d’accord pour reprocher surtout à Pétain d’avoir aboli la IIIe République, le mieux n’était-il pas de tenter de la rétablir par l’application normale d’une procédure que la Consti-tution de 1875 avait fixée dans un texte, dit loi Tréveneuc, du nom de son auteur ? Cette loi, prévoyant l’envahissement de la France, édic-tait que dans le cas où l’exécutif et le législatif seraient dans l’impos-sibilité de fonctionner, du fait de l’occupation, les conseils généraux des départements restés libres, devraient désigner chacun un certain nombre de leurs membres qui se réuniraient en assemblée nationale, assurant jusqu’à la libération, le gouvernement de la France. Il est vrai que cette loi Tréveneuc n’avait envisagé l’invasion que s’étalant sur la moitié du territoire national.

Or, au moment où je tentai de rappeler ce texte au général Giraud, la France continentale était totalement occupée. Dans mon esprit, il ne pouvait s’agir d’appliquer la loi Tréveneuc en sa lettre, mais elle pou-vait être retenue comme une [228] indication. Depuis la rupture de l’armistice, il n’y avait plus que trois départements français libres, ceux d’Algérie. Dans cette communication que je signai seul, Flandin, Saurin et moi proposions à Giraud de réunir les trois conseils géné-raux d’Oran, d’Alger, de Constantine, de leur adjoindre des représen-tants de municipalités, des délégués d’assemblées consulaires et pro-fessionnelles. Tous les membres de cette Chambre procéderaient de l’élection. Solution incontestablement démocratique. La seule.

Je remis ma lettre à Giraud qui, l’ayant glissée dans son tiroir de-vant moi, ne m’en parla jamais, malgré mes rappels.

Un soir, dînant chez mon éminent ami M. Froger, président du conseil général d’Alger et depuis président de la fédération des maires d’Algérie, je lui exposai mes démarches. Jean Monnet, banquier et marchand de cognac, petit homme intelligent et mystérieux, de forma-tion technique et internationale, venu nous rejoindre dans la soirée, critiqua le projet que nous avions de nous inspirer de la loi Tréveneuc, avec une vivacité qui ne laissa pas de me surprendre.

Page 220: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 220

Je n’étais pas chez moi ; je m’abstins donc de demander à M. Jean Monnet en quelle qualité lui, démocrate, rejetait, sans plus l’examiner, la seule solution démocratique valable. M. Jean Monnet était appa-remment un des conseillers officieux de Giraud et j’avais cru jusque-là que ses activités, fort respectables, se bornaient à accélérer la four-niture de matériel de guerre.

Je commençai à comprendre. J’y avais mis le temps. « La Répu-blique, oui, mais… »

Dès ce jour, je décidai de me retirer. Il y a une grande naïveté et un indubitable désagrément à vouloir, en certaines périodes, suivre la voie droite et ne pas consentir à être un homme de clan.

À partir de ce jour, je ne travaillai plus que par habitude. Mes col-laborateurs qui avaient fourni, en tout désintéressement, un effort considérable avaient le sentiment d’être dupes. Hommes de conscience, ils continuèrent à moudre leur tâche quotidienne. L’en-thousiasme ne les soutenait plus. De la foi nous étions tous descendus à l’automatisme.

[229] Où était l’esprit de guerre, celui que les Français de France au-

raient voulu voir régner, seul ? Polémiques et intrigues de plus en plus vives, de plus en plus compliquées. Il n’était question que de partis, de doctrines, de régimes politiques, de programmes, d’exclusives, de vengeances, dans un débordement d’idéologies et de violences ver-bales, en attendant les autres.

Pendant ce temps, des Anglais, des Américains, des Français se battaient en Tunisie, magnifiquement. Ils s’apprêtaient à ces combats homériques d’Italie, de France, d’Allemagne. Leur destin était de finir en apothéose au coeur de l’Allemagne domptée.

À Alger, il s’agissait uniquement pour les tard-venus de s’emparer du pouvoir par tous les moyens, même les honnêtes. Nous autres n’étions pas de force, ou mieux, délibérément, nous nous refusions à suivre la règle de certains jeux, très méprisables.

Le général Giraud, victime désignée et consentante, admit en gage de sa bonne volonté, que la direction des affaires assurée jusqu’alors par le commandement civil et militaire d’Alger, fût confiée à un comi-té exécutif central qui organiserait, dans les moindres délais, une as-

Page 221: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 221

semblée consultative non élue, mais nommée par une sorte de coopta-tion préliminaire.

Giraud et Gaulle présideraient tour à tour ce comité en une alter-nance périodique qui évoquait le Bas-Empire et, d’une façon moins historique, le mode de fermeture des capotes d’infanterie, au temps où les fantassins en portaient, quinze jours à droite, quinze jours à gauche, pour ménager les boutonnières.

Giraud et Gaulle, diarques bimensuels, devaient nommer chacun deux coadjuteurs, et les six hommes choisissaient leurs associés. La farce se perpétrait au nom de la démocratie. Mais déjà, en Alger, on hésitait à rire. Gaulle avait ses hommes. Giraud aurait pu avoir les siens, mais il admettait avec une inconcevable faiblesse qu’on l’en soulageât ou les laissait partir. Dès lors et depuis longtemps sans doute, il était marqué. Il aura le sort des muets du sérail ayant tout [230] fait pour le mériter et le subir. Pauvre Giraud, par ailleurs si es-timable !

Et cependant tous les concours s’étaient offerts à lui, désintéressés, enthousiastes. J’avais reçu un jour la visite du général Vuillemin, le grand as toujours jeune pour lequel nous professions des sentiments de juste admiration. Vuillemin, avec une émouvante simplicité, me demanda à reprendre du service. Armé s’entend. J’en parlai à Giraud. Et quelque temps après, je transmis à Vuillemin une proposition sau-grenue de Giraud qui lui offrait d’être vice-grand chancelier de la Lé-gion d’honneur !

Ce n’était pas ce que voulait Vuillemin. Il me le fit comprendre. Il se retira alors dans une petite propriété qu’il avait au cap Matifou.

Plus tard, j’apprendrai que le général De Gaulle auprès de qui sans doute Vuillemin avait renouvelé sa demande, l’avait nommé lieute-nant-colonel d’aviation. Je ne sais si Vuillemin accepta cette régres-sion symbolique. Peut-être. Il se fût battu comme capitaine.

Mais tant de capitaines avaient été si vertigineusement promus gé-néraux que, dans un spectaculaire souci de compensation, il n’était pas sans intérêt pour la propagande qu’un grand soldat, ex-général à cinq étoiles fut théâtralement rétrogradé.

Le premier juin 1943, au soir, j’avais envoyé au général De Gaulle et au général Giraud ma démission de gouverneur général de l’Algé-

Page 222: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 222

rie. Voici en quelles conditions. Elles méritent d’être exactement rap-portées, non pour le fait en lui-même, sans importance puisque per-sonnel, mais pour ce que ces circonstances, encore mal connues, ap-portent de révélation sur certaines pratiques.

Dans l’après-midi du mardi 1er juin, j’avais présidé le conseil per-manent de l’économie de guerre. Séance longue, mais féconde. Je ren-trai tard chez moi. M. Gardel, directeur de l’information, le comman-dant de Laprade, mon officier d’ordonnance, mort depuis face à l’Al-lemand, le capitaine de réserve Lemoine, consul de France et chef de mon secrétariat particulier avec lesquels je vivais en popote, n’étaient pas [231] là. Ils avaient décidé de prendre une soirée de repos ; ils la méritaient bien. Ils avaient donc dîné au cabaret et étaient allés au ci-néma. Content pour eux, moi-même satisfait de passer quelques heures seul.

Vers 20 h. 30, je reçus la visite de M. Jacques Brunel. Je l’ac-cueillis en ami, connaissant et appréciant de longue date son père, an-cien maire d’Alger, administrateur éminent, républicain de toujours.

Jacques Brunel, qui fut chef de cabinet de M. Le Trocquer, depuis préfet de l’Yonne, était alors un jeune avocat d’Alger plein de fougue et de talent. Il avait été un des membres les plus actifs de la petite équipe enthousiaste qui prépara le débarquement des Américains à Alger.

Il me dit venir de chez le général De Gaulle et me demanda si j’étais disposé à lui remettre ma démission. Brunei n’ignorait pas que j’en avais par-dessus la tête, que n’ayant pas demandé à être gouver-neur général de l’Algérie, je ne ferais aucune difficulté pour partir. Et je lui précisai que j’allais incontinent lui remettre pour le général De Gaulle ma lettre de démission, qu’en même temps et dans le même sens j’écrirai au général Giraud.

Brunel aurait préféré que je saisisse le général De Gaulle seul. Je lui fis valoir qu’il serait incorrect d’agir ainsi, qu’au surplus le général De Gaulle n’était pas encore coprésident du comité de libération, qui d’ailleurs n’existait pas officiellement à cette date — il se réunira le lendemain mercredi 2 juin, pour la première fois —, que Giraud était encore la seule autorité légale, que de ce fait ma lettre de démission adressée au général De Gaulle était un acte de déférence, que celle

Page 223: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 223

adressée au général Giraud était une obligation de droit. Et je rédigeai devant lui la lettre suivante :

« Alger, le 1er juin 1943.Mon général,Considérant que l’union entre les Français est le seul moyen d’ob-

tenir une victoire qui nous rendra notre grandeur, et dans le souci d’en faciliter l’avènement, je viens mettre à [232] votre disposition mon poste de gouverneur général de l’Algérie. Ce faisant, je ne crois pas abandonner tous mes amis d’Algérie, Français et musulmans qui, dans des manifestations récentes et unanimes ont bien voulu m’exprimer leur confiance. Mon geste s’inspire de la volonté supérieure et désin-téressée de l’union entre tous les Français, décidés à chasser l’enva-hisseur et à libérer notre pays.

Je vous demanderais simplement, en tant que président du comité exécutif, d’appuyer auprès des autorités militaires la demande que je leur adresse de servir en qualité de capitaine de réserve d’infanterie coloniale.

Croyez, mon général, à ma haute considération.Peyrouton.

Brunel parti, je rédigeai à l’adresse de Giraud la lettre ci-dessous :

« Alger, le 1er juin 1943.Mon général,Considérant que l’union entre tous les Français est le seul moyen

d’obtenir la victoire qui reste votre pensée dominante et la fut tou-jours, je viens mettre à votre disposition mon poste de gouverneur gé-néral de l’Algérie. J’ai conscience depuis le jour où vous m’avez fait l’honneur de me le confier d’avoir travaillé avec le seul souci de vous servir et de servir la France dans le plus total désintéressement.

J’ose espérer et penser que j’ai obtenu quelques résultats.

Page 224: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 224

Je vous demanderais, retenant votre qualité de président du comité exécutif, d’accueillir ma demande de servir en qualité de capitaine de réserve d’infanterie coloniale, demande que j’avais déjà formulée au-près de vous au mois de décembre dernier.

Veuillez agréer, mon général, l’assurance de ma très haute consi-dération et de ma respectueuse affection. »

Le lendemain matin, je remettrai cette lettre moi-même à Giraud,

au Palais d’été où souvent je m’arrêtais avant d’aller à mon bureau.[233] Vers 22 heures, Brunel revint accompagné de son beau-frère le

colonel Jousse. Le colonel Jousse était un des membres les plus distin-gués de la mission Catroux. Officier breveté d’état-major, il avait pré-paré le plan de débarquement des Américains dans la baie de Sidi-Fe-ruch et avait joué un rôle actif dans la résistance locale. J’en avais beaucoup entendu parler dans les meilleurs termes, mais c’était la pre-mière fois que je le voyais.

Brunel me remit la lettre de réponse du général De Gaulle que je ne décachetai point, sûr qu’elle était une confirmation pure et simple. J’avais prié le général De Gaulle de faciliter ma mobilisation. Il le fe-rait à n’en pas douter, sans plus.

Brunel, Jousse et moi échangeâmes quelques idées. Ils étaient l’un et l’autre des gaullistes déterminés, mais intelligents et d’esprit large.

Après leur départ, vers 22 heures, j’ouvris la lettre du général De Gaulle. En voici le texte :

« Alger, le 1er juin 1943.Monsieur l’ambassadeur,Je reçois votre lettre du 1er juin par laquelle vous mettez à ma dis-

position votre poste de gouverneur général de l’Algérie et m’exprimez votre désir de servir à l’armée.

Dans l’épreuve terrible que traverse la Patrie, je suis sûr que les Français apprécieront, comme moi-même, la valeur désintéressée de votre geste.

Page 225: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 225

Je vous prie de transmettre vos fonctions à M. le secrétaire général de l’Algérie et de vous considérer comme mobilisé à la disposition de M. le général commandant en chef au Levant, en votre qualité de capi-taine d’infanterie coloniale.

C. DE GAULLE. »

Surprenant. Je m’attendais à ce que le général De Gaulle me don-nât acte de ma démission et me laissât espérer que le lendemain, à la séance du comité de libération il appuierait ma demande de mobilisa-tion. Il allait plus loin et déjà co-chef 234 du gouvernement, il me fixait mon affectation militaire : la Syrie, un de ses fiefs.

Il était aisé de prévoir la réaction de Giraud que je ne devais tou-cher que le lendemain matin. Il penserait que j’avais été incorrect, passe encore, mais que, volontairement, je l’avais abandonné. Nous avions pu avoir des heurts ; je déplorai certains aspects de son carac-tère, mais il n’était jamais entré dans ma pensée, il n’avait jamais été de mes habitudes de « lâcher » ce soldat infiniment respectable.

J’avisai au moyen de l’avertir d’urgence. Je téléphonai au Palais d’été. Le général était couché. On ne pouvait le réveiller.

Sur ces entrefaites, Gardel rentra vers minuit et demi. Il était passé à l’information et voici ce qu’il m’apprit : dès que le général De Gaulle, ayant reçu ma lettre de démission, m’eût répondu, les services de presse de la France combattante réunirent les correspondants de la presse alliée à Alger et leur communiquèrent un peu avant minuit ma lettre et la réponse du général De Gaulle.

Les correspondants alliés firent leur métier. Ils câblèrent aussitôt à leurs journaux. Certains, me fut-il dit plus tard, présentaient mon geste comme un acte d’allégeance vis-à-vis du général De Gaulle qui, deve-nu possesseur de l’Algérie, pièce maîtresse de l’empire, se présente-rait le lendemain au comité national de libération singulièrement ren-forcé devant le général Giraud singulièrement diminué. Ce n’était pas de jeu.

En écrivant comme je l’avais fait au général De Gaulle, je ne me ralliais nullement à lui, comme cinq mois plus tôt je ne m’étais pas davantage rallié à Giraud.

Page 226: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 226

Fonctionnaire et rien que fonctionnaire, je suis imperméable à la notion de parti. Or il y avait malheureusement à Alger un parti De Gaulle et un parti Giraud qui s’opposaient en campagnes de virulence, inadmissibles entre Français.

Je ne suis que l’homme de l’État ; j’avais voulu travailler, selon mes moyens, à l’union de factions rivales, mais également françaises. J’étais mal payé.

Le capitaine Lemoine rentra alors. Il était à peu près une heure du matin. Je l’envoyai immédiatement porter au général [235] Giraud ma lettre avec consigne de le réveiller, même si on l’en empêchait, et de la lui remettre. On en connaît le texte. Lemoine devait attendre la ré-ponse. La voici :

« Alger, le 1er juin 1943.Monsieur l’ambassadeur,Je reçois votre lettre de démission. Je l’accepte.Je vous prie de vouloir bien conserver provisoirement votre poste

jusqu’à ce que le comité exécutif ait été formé. Je vous affecterai alors, comme vous le désirez, à un emploi de votre grade dans l’infan-terie coloniale.

Veuillez croire, monsieur l’ambassadeur, à ma haute considération.H. GIRAUD. »

Plus surprenant encore. Je devais attendre mon affectation mili-taire ! Je serais le lendemain désigné pour le Maroc. Maroc, Syrie. L’entente entre les deux chefs se confirmait. Comme j’avais eu raison de démissionner ! Je vis Giraud, lui expliquai les faits. Il ne me répon-dit rien. Peut-être ai-je noté en lui une expression de colère et de lassi-tude, à la fois.

Je choisis de rejoindre la division territoriale de Casablanca. Parce que le général Giraud était le seul qualifié pour me donner un ordre, qu’il était la seule autorité légale quand je lui écrivis.

Page 227: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 227

Je suis sûr que le général De Gaulle ignorait cette palinodie. Mais tout champion devrait se méfier un peu de ses soigneurs trop souvent portés aux initiatives, gestes spontanés et généralement malheureux.

Je passai les services du gouvernement général à Catroux. La céré-monie obligatoire se déroula dans une atmosphère de cordialité, sui-vant l’expression consacrée. Avant mon départ, Catroux chez qui j’avais déjeuné, et qui avait encore le sens de la légalité, qui lui aussi avait voulu l’union, me dit qu’il avait attiré l’attention du général De Gaulle sur l’incorrection juridique de sa réponse à ma lettre de démis-sion.

Mais la légalité, sans cesse invoquée n’était déjà plus à [236] Alger qu’une référence gratuite, une catégorie métaphysique, une vieille lune. Et partout tant de braves gens ; à droite, à gauche, mais ils n’avaient pas le courage de leur honnêteté !

Et les journaux…Quels journaux !Le premier et même le dernier venu empoignaient la plume. Il y

avait le genre grave ; il y avait le genre badin : les semble-Montes-quieu et les semble-Père-Duchêne ; ceux-ci faisaient plus de bruit et pouvaient être plus dangereux, au moins pour les incarcérés. Ils étaient une meute de chiens hurlant à la mort.

S’agissant du gouverneur général Boisson, parut un jour dans une feuille incendiaire de création opportune, un certain papier signé d’un pseudonyme révolutionnaire. Car il y avait dans tout ce tohu-bohu, un fond de puérile cuistrerie et d’imitation scolaire qui, en d’autres cir-constances, n’eût été que ridicule. L’auteur, si on peut dire, revendi-quait l’honneur suprême de donner le coup de grâce, là, derrière l’oreille précisait-il, à Boisson préalablement fusillé.

Il appuyait sa courageuse et patriotique proposition de hurlements, d’imprécations éructés à la façon de Marat qu’il ne désespérait pas de surpasser.

Renseignement pris, il s’agissait d’un citoyen à qui Boisson aurait refusé des passages en avion pour lui et sa famille. Emporté par sa fougue, le susdit incorruptible justicier aurait sombré plus tard dans un quelconque trafic d’automobiles. Normal dans sa fréquence.

Les journalistes étrangers étaient tout autres, heureusement. Il eût été intéressant de connaître ce qu’ils pensaient de leurs confrères im-

Page 228: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 228

provisés. Mais ils arrivaient farcis d’idées préconçues, comprenant mal les événements et les hommes qui s’entrechoquaient devant eux. Malgré leur conscience, leur bonne volonté, ils en donnaient souvent des interprétations fausses. Toute cette complexité passionnée, avide et fluctuante, les désorientait.

La presse de cette Alger n’était dans son ensemble qu’un énorme tintamarre dans lequel l’initié seul pouvait percevoir les motifs inspi-rés et agir en conséquence. Où allait-on ? Et [237] pourquoi cet atroce déchaînement de haines orchestrées ? Ils étaient quelques-uns dans l’ombre à le savoir.

Je ne parlerai pas du carrousel des places. Le scribe le plus obscur de la bibliothèque la plus confidentielle, ranci dans le déchiffrement des palimpsestes, entendait être nommé préfet, sans doute à cause de l’uniforme, et sur l’heure. Ses titres? Des mois durant, il avait clandes-tinement rédigé des petits papiers anonymes contre ses chefs sans soupçons et les avait glissés à qui de fait.

Tant et tant s’inspiraient de l’excellent Renaudel, lui au moins ré-servé, puisqu’il limitait la distribution des faveurs aux « copains ». Ceux-ci impatients, comme il convient, mais assez bons diables, ad-mettaient encore que leurs prédécesseurs chassés gardassent biens, vie, liberté. Les autres, non. Autant de saint Michel terrassant le dra-gon dans un duel sans risques ; le fauteuil pour moi ; la prison, la mort pour toi : « Bandes de s… vous nous en avez fait baver ; à votre tour maintenant ! » Ainsi parlaient, en une touchante communion, ceux qui avaient réellement souffert et ceux qui n’avaient jamais couru le moindre risque, et ceux mêmes qui restaient les débiteurs de Vichy.

Ainsi, dans cette suave atmosphère de mutuelle indulgence, se fa-çonnait l’avenir politique de la France.

Bien sûr, pendant ce temps, d’admirables soldats, de toute prove-nance, s’étaient battus en Tunisie, se battaient, se battraient, à l’île d’Elbe, en Italie, en France, en Allemagne. Mais certains purs, alour-dis de magistratures provisoires, ne manquaient pas, ricanant ou figés, de reprocher à certains impurs, ramenés du front d’Italie, menottes aux poignets : « Ah ! ah ! tous les mêmes ; encore un qui s’est réfugié sous l’uniforme ! » jusqu’au jour où un chef d’unité recevant l’ordre de livrer un de ses hommes à cette justice d’augustes, avait répondu par télégramme : « Un tel, mort au champ d’honneur. » Dans l’œil !

Page 229: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 229

Mon Dieu ! tant de morts en France et ailleurs et partout, tant de souffrances, tant d’humiliation, tant d’espoir pour en arriver à ça…

[238]*

* *Pour me décrasser, je suivais autant que je le pouvais les opéra-

tions de Tunisie. Les officiers de mon cabinet militaire réunissaient tous les éléments d’information qu’ils étaient à même de se procurer et le soir, ils m’expliquaient la campagne qui se poursuivait dans un pays que je connaissais bien.

C’était pour nous tous comme un bain rafraîchissant. Ils me diront tour à tour la situation de l’armée de l’armistice, en Afrique du Nord, avant le débarquement du 8 novembre 1942, et sa transformation en armée d’Afrique mobilisée ; puis le déroulement des opérations mili-taires, depuis novembre 1942 jusqu’à la prise de Tunis et la reddition des forces de l’Axe, en mai 1943. J’appris plus tard, à Casablanca où j’avais été mobilisé, la réorganisation et la modernisation, à la suite des accords d’Anfa, de l’armée d’Afrique du Nord, ainsi que la mise sur pied de la première armée française qui allait se couvrir de gloire, de la Sicile jusqu’au cœur de l’Allemagne.

L’historique de la difficile mise sur pied de l’armée de l’armistice en Afrique du Nord se confond avec la lutte sournoise, tenace et ser-rée, entreprise dès son instauration par la délégation de la direction des services de l’armistice en Afrique du Nord (D.D.S.A.) avec les commissions d’armistice ennemies établies en Algérie, Tunisie et Ma-roc sous le vigilant contrôle des organismes de Wiesbaden et de Turin.

La mission donnée à la D.D.S.A. consistait en principe à faire exé-cuter les clauses de l’armistice conformément aux instructions reçues de la direction des services de l’armistice de Vichy.

Le chef de la D.D.S.A. devait connaître de toutes les questions qui, de près ou de loin, militaires, économiques, maritimes ou aériennes, touchaient aux clauses de l’armistice et aux rapports avec les puis-sances ennemies : il avait qualité pour donner toutes instructions utiles aux autorités militaires et civiles. En fait, aucune décision, si peu im-portante qu’elle fût, n’a jamais été prise sans l’accord préalable du [239] général Weygand et, ensuite, du général Juin ; ceux-ci ne ces-

Page 230: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 230

sèrent d’accorder leur constant appui aux chefs successifs de la D.D.S.A. dans l’exécution de leur mission conformément aux idées directrices ci-après :

1° Déjouer les tentatives de l’ennemi pour s’implanter en Afrique du Nord. L’action diffusée des membres des commissions d’armistice ennemies, aidée consciemment ou inconsciemment par des collabora-tionnistes presque toujours mus par l’intérêt, était malaisée à com-battre ; il fallait une liaison étroite avec les organismes civils et mili-taires, de police et de renseignements.

2° Rendre inopérantes ou peu opérantes les concessions que le gouvernement était obligé de faire à l’ennemi.

3° Sauver l’armée d’Afrique, toujours menacée, lui maintenir ses armes, augmenter ses effectifs, sauvegarder son moral.

4° Empêcher l’exploitation des ressources locales par l’ennemi.Dès son instauration, en août 1940, la D.D.S.A. avait travaillé à

l’établissement d’un projet de constitution de « l’armée de transi-tion ». Ce projet faisait nettement ressortir les raisons de conserver à l’Afrique du Nord une armée aux effectifs au moins égaux à ceux du temps de paix, compte tenu de sa double mission : maintien de l’ordre ; défense contre un ennemi venant de l’extérieur. Les effectifs demandés étaient de : 4500 officiers ; 150 000 hommes, non compris la gendarmerie, les forces sahariennes, les forces supplétives.

Ce projet de la D.D.S.A. , violemment pris à parti par la commis-sion italienne d’armistice de Turin qui avait évalué à l’origine les forces militaires à maintenir en Afrique du Nord à un effectif de 30 000 hommes seulement, n’en servit pas moins de base à la discus-sion ; celle-ci, sur contre-proposition de la D.D.S.A. réfutant point par point l’argumentation des Italiens, aboutit à l’octroi des effectifs sui-vants en décembre 1940 : 100 000 hommes y compris les officiers, plus 20 000 travailleurs ultérieurement ramenés à 111 039, puis 111 691 et 16 000 hommes des méhallas chérifiennes.

Le seul but de la D.D.S.A. fut alors de tirer le meilleur parti de ce qui avait été arraché aux commissions d’armistice [240] et en particu-lier d’augmenter par tous les moyens possibles les effectifs, le maté-riel et l’armement autorisé ; d’éviter l’ingérence des commissions de

Page 231: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 231

contrôle dans le domaine de l’instruction et de l’emploi de la troupe ; de protéger le moral des cadres et de la troupe.

L’augmentation pouvait être réalisée par la voie régulière avec l’accord des commissions d’armistice, en saisissant toutes les occa-sions favorables, mais elle n’a guère donné de résultats palpables. Le seul procédé à grand rendement fut celui du camouflage, camouflage des effectifs, camouflage du matériel et de l’armement.

Il s’agissait de prévoir et de mettre en place le maximum de maté-riel pour pouvoir aussi rapidement que possible armer, équiper, et en-tretenir une armée d’Afrique grossie par l’appoint de réservistes dont la mobilisation était organisée en secret. Travail d’état-major d’abord, qui a consisté à mettre sur pied des plans d’opérations contre un ad-versaire quelconque, mais sur les terrains d’action les plus probables.

En particulier, un plan concernant les opérations qui pourraient être éventuellement menées contre un ennemi pénétrant en Tunisie par ses frontières maritimes ou venant de Tripolitaine fut mis au point après de longues études. C’est ce plan qui jouera, au moins dans ses grandes lignes, en novembre 1942.

Parallèlement, le bilan des besoins fut dressé ; des dépôts d’armes et de matériel de toutes sortes furent constitués et camouflés en fonc-tion des plans d’opérations prévus.

Certaines administrations et quelques particuliers acceptèrent de recevoir en dépôt du matériel de guerre, des approvisionnements de l’intendance : habillement, campement et stocks de toutes natures dis-simulés aux investigations des commissions. Le maximum d’effectifs fut dissimulé : sous-officiers, spécialistes, en particulier des transmis-sions furent intégrés dans des corps spéciaux à apparence civile, gou-miers transformés en forces de police commandés par des officiers en civil, et bien d’autres.

Des canons antichars, des canons de campagne et dans certains cas du matériel beaucoup plus lourd, furent mis en [241] dépôt dans des propriétés privées, dans des casernes, des garages, murés dans des caves, entretenus clandestinement par le personnel qui devait, le cas échéant, les servir.

Parallèlement à cet effort offensif, une organisation défensive poursuivait la lutte dans tous les domaines. Le service des transmis-

Page 232: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 232

sions branchait des appareils d’écoute sur tous les circuits réservés aux commissions d’armistice. Les recherches des Italiens et des Alle-mands étaient orientées sur des locaux préalablement munis de micro-phones.

En dehors de deux alertes particulièrement chaudes, l’une à Marra-kech ou un dépôt d’armes fut découvert, l’autre à Alger qui nécessita, en pleine nuit, le déménagement dans les égouts de la ville des sys-tèmes d’écoute mis en place, tout se passa pour le plus grand bien de la préparation à la revanche, grâce à la discrétion absolue et au dé-vouement total de tout le personnel employé au camouflage.

Le camouflage des effectifs fut basé : sur la limitation des possibi-lités de contrôle dans les unités et les services de l’armée ; sur la conservation d’effectifs dissimulés aux commissions de contrôle ; sur la création d’organisations paramilitaires présentées sous forme de forces de police auxiliaire.

À aucun moment, grâce à la lutte constante de tout le personnel de la D.D.S.A. contre les commissions d’armistice ennemies, les com-missions de contrôle ne purent avoir une idée exacte de l’ensemble de nos effectifs. Par l’obstruction et la discussion systématiques, les ma-nœuvres en retraite opportunes, la D.D.S.A. a gagné plus de deux ans et l’on pouvait considérer qu’à la date du 8 novembre 1942 nos effec-tifs comprenaient : une armée autorisée de 122 000 hommes (105 757 plus 16 000 Méhallas) ; une armée rapatriée du Levant de 10 000 hommes ; des forces armées camouflées de près de 50 000 hommes, soit 182 000 hommes.

En ce qui concerne le camouflage des armements et du matériel de guerre, la D.D.S.A., avec la complicité du haut commandement et de l’administration, grâce au dévouement de nombreux fonctionnaires et civils de bonne volonté, atteint le but qu’elle s’était fixé de maintenir au plus haut niveau possible le potentiel militaire des forces d’Afrique [242] du Nord par le maquillage des situations de matériel de guerre demandées par les commissions d’armistice dès leur arrivée en vue d’asseoir leur contrôle, et par l’organisation de dépôts clandestins 16.

16 Les armements et matériel camouflés comprenaient au 8 novembre 1942 : 200 000 fusils ; 400 mitrailleuses ; 600 fusils mitrailleurs ; 80 canons de 75 ; 50 canons de 47 millimètres antichars ; 12 mitrailleuses de 20 de DCA ; 10 mortiers d’infanterie ; 10 chenillettes ; 50 chars légers ou automitrailleuses ;

Page 233: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 233

Telle était, au moment du débarquement des Alliés le 8 novembre 1942, la situation de l’armée d’armistice en Afrique du Nord. Parallè-lement à l’action préservatrice de la D.D.S.A., le commandement avait prévu les bases d’une mobilisation rapide en Afrique du Nord. Son exécution dès novembre 1942, se traduisit par l’arrivée sous nos drapeaux de 378 000 hommes, dont plus de 300 000 destinés aux forces combattantes et 50 000 aux troupes de souveraineté.

Les opérations militaires 1942-1943 en Afrique du Nord se sont déroulées du 15 novembre 1942 au 13 mai 1943, date de la reddition, entre les mains des Alliés, des dernières forces de l’Axe.

À ce jour, la résistance ennemie s’est effondrée. 26 généraux, 224 000 hommes, plus de 1000 canons, 250 chars et de nombreux avions intacts sont tombés aux mains des armées alliées. 18 généraux allemands et italiens se sont rendus sans conditions.

L’armée française d’Afrique s’est taillée une large part de gloire. La 10e Panzer qui, trois ans auparavant, le 13 mai 1940, avait passé la Meuse à Sedan, a déposé les armes.

Aucune troupe allemande ou italienne n’a osé tenter de réembar-quer. Les douloureux souvenirs de Sedan et de Dunkerque étaient ef-facés.

Cette « méprisable petite armée », à laquelle Allemands et Italiens pensaient avoir rogné les ongles s’est affirmée, au cours de six mois de campagne, avec des armes insuffisantes et son matériel périmé, l’égale des plus belles armées modernes, [243] anglaise et américaine. Sans relève, sans détente, les chefs et les hommes sont restés dignes de leurs aînés par leur courage, leur résistance, leur foi, leurs succès 17.

** *

Je rejoignis le Maroc par la route.À Casablanca, l’ambiance était autre qu’à Alger et pourtant Casa-

blanca était loin du front, de ses exaltations, de ses dangers. On y sen-tait néanmoins la guerre et ses devoirs austères.

100 000 grenades à main ; 150 coups de 75 millimètres ; 300 000 coups de mortier ; 5 millions de cartouches d’infanterie.

17 Voir page 283 l’appendice concernant les opérations militaires de Tunisie.

Page 234: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 234

Il est vrai que je vivais au milieu des soldats qui ne pensaient qu’à se battre en Europe, théâtre envié des futures opérations. Tous, offi-ciers de tous grades, hommes de troupes, maintenant pourvus de maté-riel moderne par les Américains attendaient, dans une joie éclatante, le moment de se prouver à eux-mêmes, et au monde qui avait douté d’eux, qu’ils restaient dignes des plus nobles traditions militaires fran-çaises. Quel réconfort après les heures boueuses d’Alger !

Les jours s’écoulaient, semblables entre eux. Chacun vivait dans l’avenir. La troupe suivait un entraînement régulier et ce fut une joie enfantine et grave pour les artilleurs du régiment colonial du Maroc que de recevoir, d’essayer au camp de Médiouna les canons lourds transportés d’Amérique en pièces détachées et montés à la chaîne.

Tout allait bien, à part quelques incidents qu’on aurait préféré ignorer, mieux encore ne pas avoir l’occasion de déplorer.

On parlait de racolage de nos hommes par des sergents recruteurs qui se seraient réclamés, en confidence, du général De Gaulle. On leur aurait offert de l’argent, on les aurait habillés de neuf à l’anglaise. Quelques défections assez rares et n’affectant pas les meilleurs élé-ments, furent signalées.

On parla un matin au quartier d’une protestation qu’aurait signée le général Giraud. On s’alarma de la disparition de [244] matériel. Cela était plus grave. Ce qui l’était encore plus, c’était que les Français maintenant en mesure de se battre, au lieu d’aller tous au combat d’un même pas, d’une même volonté, d’une même certitude dans la vic-toire, ne cessèrent de donner aux Anglo-Saxons le spectacle d’une guerre civile, à l’intérieur de l’armée. Le comble !

Puis, au moment où j’espérais être de la partie et réaliser enfin le vœu qu’un an plus tôt j’avais exprimé à Darlan et à Giraud, je reçus par l’intermédiaire de la Place de Casablanca, une citation à compa-raître devant une commission d’épuration fonctionnant à Alger. J’étais menacé d’une forte amende si je n’obtempérais pas.

Je n’ai pas un seul instant songé à gagner, pour commencer, le Ma-roc espagnol. Le voyage m’eût été facilité si je l’avais voulu. Mais sûr de moi, parce que j’avais été considéré par les Allemands comme leur ennemi n° 1 et balayé par eux ; que le 13 décembre j’avais, de notorié-té universelle, brisé les projets de collaboration militaire avec l’Alle-

Page 235: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 235

magne ; que j’avais remis mon ambassade lors de la rentrée de M. La-val ; que j’étais venu d’Argentine pourvu de papiers militaires améri-cains ; que j’avais démissionné de ma charge à Alger pour faciliter, par un geste démonstratif, l’union entre les Français dont on se bornait à parler ; parce que j’en avais été remercié et approuvé par M. De Gaulle ; que j’avais été, depuis mon arrivée au Maroc, promu chef de bataillon ; qu’aucun de mes camarades de l’arme ne m’avait témoigné d’autres sentiments que d’estime, je prenais l’avion étant en uniforme et je m’envolais vers Alger, l’âme sereine.

Bien vite, je comparus devant quatre interrogateurs. L’un d’eux faisait président. Une adolescente faisait greffier. Ils me posèrent les questions préparées qu’il était de leur métier de me faire. Je fis les ré-ponses improvisées qu’il était du mien de formuler. Ils furent en géné-ral corrects ; je tâchai de l’être. Mais on ne parla pas des Allemands. Par contre, davantage de Vichy, de conseils généraux et d’une résis-tance que je n’avais pas l’honneur de connaître, ayant quitté le gou-vernement bien avant qu’elle fût à même de se manifester pour le plus grand bien du pays.

[245]J’avais déjà compris qu’il pourrait un jour s’agir pour moi de

quelque chose de tragique, sinon de sérieux.Quelques jours après cette audition, je reçus l’avis que j’étais placé

en résidence surveillée à Laghouat. Le porteur de cette pièce était le préfet d’Alger que j’avais moi-même nommé à ce poste quelques mois auparavant, contre Giraud qui, le connaissant, s’en méfiait. Il me suffisait qu’il eût été victime d’une injustice. Il fut correct.

Oh ! tout le monde était bien correct avec moi. Je passai quelques jours à l’ancien Hôtel Transatlantique de Laghouat où l’on voulut bien, correctement, mais aussi peut-être avec quelque amitié discrète de la part du chef du territoire que je connaissais depuis longtemps, m’aménager un appartement. Divers « parachutés », s’étant eux-mêmes chargés de missions dans l’extrême-Sud qui offre des agré-ments touristiques, passaient la nuit à l’hôtel, en trombe. Les chauf-feurs appartenaient au sexe féminin, de préférence.

Un matin, un gendarme à quatre galons, un peu rogue comme l’exigeait sa mission, me signifia mon arrestation. J’étais inculpé de

Page 236: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 236

haute trahison, en vertu de l’article 75 du Code pénal. J’encourais la peine de mort, comme de juste. Ledit gendarme voulut bien, correcte-ment, ne pas me faire passer les menottes. Et nous voyageâmes de concert jusqu’à Alger dans un avion plutôt fatigué. Mais je ne fus pas écroué sur l’heure.

Il n’y avait pas encore de pièce à mon dossier permettant cette for-malité primordiale ; du moins mon avocat, l’éminent et si généreux bâtonnier Colonna d’Ornano, me l’affirma dans la suite.

Je passai dans un hôtel d’Alger en compagnie d’aimables policiers, — je n’ironise pas, — les trois jours qu’il fallut à des autorités brouillonnes, mais fermes en leur dessein, pour découvrir le papier qu’elles estimaient accusateur et irréfutable. C’était une circulaire que j’avais rédigée comme ministre de l’Intérieur, dont j’avais perdu jus-qu’au souvenir, mais dont je ne pourrai avoir connaissance que bien des mois après l’ouverture de mon instruction.

Un gendarme à trois galons, celui-là, vint me cueillir à [246] l’hô-tel, un certain soir, et m’emmena discrètement à la prison militaire d’Alger.

C’était le 22 décembre 1943.« La main de la justice s’était abattue » sur moi, comme s’en ré-

jouiront, en une métaphore nouvelle, quelques manieurs de stylo-graphes au vocabulaire restreint.

La main de la justice m’abandonnera le 22 décembre 1948, jour de mon acquittement en Haute Cour. Je suis ainsi une sorte de doyen de la prévention ; décanat peu enviable.

Je fus abrité en cellule. Un sous-officier dont c’était le métier m’honora de quelques tours de clé géante et grinçante, correctement.

Page 237: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 237

[247]

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

Chapitre VIPRISONS ET PROCÈS

Retour à la table des matières

La cellule eût été étroite pour un nain. J’en touchai le plafond en levant à peine le bras. L’unique ampoule électrique était fortement grillagée, de peur sans doute qu’un prisonnier nerveux en fit un pro-jectile. Il y avait, aménagé dans le plafond, un jour opaque avec la grille obligatoire. Je commençai à m’expliquer les hauts cours des ac-tions des tréfileries du Havre.

Il y avait un lit acceptable, je m’en aperçus par la suite, fiché dans le mur, inamovible comme un magistrat au siège, et des commodités offensantes. Nous dûmes, Flandin, Boisson, et moi, au courage et à l’humanité du directeur de notre prison que j’avais jadis nommé à Port-Lyautey, d’avoir table et chaise hors règlement. Il est mort. Je puis risquer cet aveu désormais pour lui sans inconvénient.

Je n’avais en somme pas mal dormi. Une pensée : ma femme qui, adolescente, avait souffert par son père de la bêtise des méchants et qui un quart de siècle plus tard allait souffrir, en toute innocence, par son mari, de la même bêtise d’autres méchants ; ma fille qui, à peine sortie de l’enfance, allait prématurément connaître l’angoisse. Un en-nui : vraiment pas assez d’air.

Le lendemain, on m’apporta de l’eau fraîche et une cuvette utili-sable. La porte resta ouverte ; ma cellule donnait sur un couloir à l’air libre d’une quinzaine de mètres de long et d’un mètre de large, fermé

Page 238: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 238

à droite par un mur, débouchant à gauche sur une cour d’où l’on voyait bien le ciel. Le mur [248] faisant face, à un mètre de distance, à ma cellule, ne dépassait pas en hauteur trois mètres. On me laissa ex-plorer rapidement les lieux.

À ma droite, dans une cellule sœur jumelle de la mienne, Boisson rêvait assis sur son lit, m’ayant devancé de vingt heures en ce séjour d’oraison. Et nous nous dîmes bonjour « à la muette ».

La cellule suivante, à droite, était occupée par le président Flandin qui, à la lettre, ne pouvait s’y tenir debout. Le général Bergeret et Et-tori, conseiller d’État, ancien secrétaire général de l’Algérie, occu-paient deux chambres, deux vraies, près du magasin d’habillement, chacune avec une fenêtre striée de barreaux, mais de dimensions nor-males.

Ces deux résidences enviables donnaient sur une cour où il y avait des arbustes en caisse. C’est dans cette courette que, plus tard, ayant licence trois fois par semaine de faire une promenade hygiénique, nous tournions en rond sans avoir le droit de nous parler. Mais les sur-veillants militaires, braves garçons nous connaissant tous, avaient d’instinct fait la différence entre nous cinq et les tirailleurs en préven-tion de conseil de guerre pour trafic d’armes ou vols d’effets.

Cette courette dont nous rêvions comme d’un stade illimité donnait sur une cour plus grande, mais visqueuse et sombre, située en contre-bas et qui, à intervalles fixes, s’emplissait de soldats de l’Africakorps, prisonniers de la campagne de Tunisie. À les voir en surplomb par groupes, ils semblaient ou heureux d’en avoir fini ou décidés à s’éva-der. Mais aucun ne nous parut prostré.

Dans le mur, limitant à gauche cette cour souterraine, on voyait scellés des anneaux de fer, où, nous fut-il dit, étaient jadis enchaînés les esclaves chrétiens. Les acheteurs éventuels circulaient sous la voûte faisant leur choix, devant les corsaires barbaresques qui présen-taient la marchandise. Cervantes, blessé et fait prisonnier à Lépante, aurait été exposé là.

La nourriture paraissait bonne, bien préparée. Chaque matin, le chef cuisinier présentait le plat de résistance au directeur de la prison qui goûtait et ne ménageait pas, s’il [249] le fallait, ses observations. De fait, les prisonniers n’avaient ni cet air las, ni cet aspect minable

Page 239: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 239

des détenus de Fresnes, où le directeur, celui que j’ai connu, nous pa-rut réserver pour lui seul ses qualités dégustatives, par ailleurs procla-mées.

Les cinq, comme on nous appela bientôt, étaient autorisés à se faire porter leur repas du mess voisin des officiers. C’était correct, sans plus.

Nous comparûmes successivement devant nos juges d’instruction respectifs. J’ai oublié le nom de celui à qui je devais fournir des expli-cations avec l’espoir de l’amener à admettre que je n’étais pas un traître.

Je ne demandais rien de sa part que cet accord de principe. C’était un conseiller à la Cour d’appel d’Alger mobilisé comme lieutenant-colonel.

J’étais assisté de Me Colonna d’Ornano, avocat romantique d’al-lure, d’esprit, de cœur, de talent auquel je dois beaucoup, mais qui mourut longtemps avant mon procès.

Mon juge d’instruction fit son métier avec une froide précision, mais en homme de conscience et d’objectivité. Questions et incidents étaient comme l’écho adouci des démonstrations violentes et tendan-cieuses que j’avais lues ou entendues déjà à Buenos-Aires et à Alger.

Le décalogue avait été rédigé une fois pour toutes, avec la force d’un texte révélé et l’impossibilité pour l’inculpé d’en discuter les termes, la portée, l’application. Mais si, à Alger, les passions défer-laient dans la rue, la presse, les antichambres de certains services dits d’autorité, il nous sembla que les magistrats instructeurs d’Alger gar-daient quelque sens critique, et peut-être quelque pudeur.

Certain jour, une commission militaire, renforcée d’éléments ci-vils, vint en passant jeter un coup d’œil sur nos cellules. Ses membres avaient cette indifférence affectée, ce regard lointain, vide, que je re-trouverai sur le visage de tant de visiteurs officiels.

Ils se croient obligés, par dignité ou détachement, de paraître ne même pas entrevoir le détenu pourtant bien installé au milieu de sa cellule, afin d’éviter sans doute qu’un observateur sourcilleux, col-lègue ou tout autre, puisse [250] les suspecter de tiédeur, voire d’inté-rêt à l’égard des abominables détenus ; à moins que ce souci de ne pas voir ce qui bouche la vue s’explique chez certains visiteurs, par le res-

Page 240: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 240

pect de la consigne impérative qui nous assimila dès le premier jour aux criminels de droit commun avec qui un homme bien ne peut se commettre, même par le regard.

Quoi qu’il en soit, la commission ayant sans doute déposé un rap-port établissant que nous n’avions pas le cube d’air normal, nous fûmes un matin autorisés à déménager sous surveillance. Le président Flandin, Boisson et moi quittâmes donc nos box lilliputiens. Nous nous installâmes au premier étage d’un des bâtiments de la prison, chacun dans une chambre donnant sur une galerie qui dominait la cou-rette piste de nos footing tri-hebdomadaires.

Nous n’avions pas cinquante mètres à parcourir de notre ancien domicile au nouveau. Or, nous avions l’impression d’avoir fait un voyage, d’avoir été transplantés.

Il y a une grande différence entre les aspects d’un même, mur, vu de l’est ou de l’ouest. La notion d’espace comme celle du temps se transforme chez le prisonnier, au point d’apparaître d’un autre uni-vers. Les journées sont intolérables de longueur ; les semaines sont incroyablement rapides. Vous descendez, vous montez deux escaliers et vous êtes dans une autre cité avec ses habitudes, ses bruits, son air particuliers. Nous gagnions au change. Nous étions en contact avec la ville. Nos fenêtres condamnées donnaient sur la rue ; nous entendions parfois des autos et plus souvent les pas cadencés des manifestants de service qui chantaient la Marseillaise et la Carmagnole dans une ignorance affirmée de l’air, des paroles et du rythme, mais qui retrou-vaient leur accord pour beugler : « Un tel, un tel à mort, à mort ! »

Puis plus tard encore, assez vite, nous quittâmes la prison militaire et on nous emmena dans une villa sur la route de Sidi-Ferruch, à 18 kilomètres d’Alger. Un jour donc, et sans qu’on sût bien pourquoi, nous fûmes embarqués en mystère dans cinq voitures, une pour cha-cun de nous, rangées en file, l’une derrière l’autre, dans une rue laté-rale. Chaque voiture était déjà occupée par trois gentilshommes : le chauffeur, [251] sans doute un policier, et deux gendarmes, la mi-traillette entre les cuisses. Nous prîmes chacun possession du véhicule qui nous était affecté et dans un silence de cloître, nous gagnâmes notre nouveau quartier.

C’était une villa simple, mais bien bâtie, confortable, merveilleuse-ment située. Nous pouvions voir à l’ouest, la masse bleutée du Che-

Page 241: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 241

noua, et au Sud la chaîne de l’Atlas. Les vignes à l’entour nous étaient un jardin inaccessible, mais plein de vie sourde et fraîche. Il y avait, des fils de fer partout ; une vingtaine de gardes commandés par un lieutenant vivaient avec nous, tous robustes garçons, originaires de toutes les provinces françaises. Le lieutenant, spécialement, était un officier auquel nous finîmes tous par nous attacher, rieur et bon. Leur surveillance sans jamais se relâcher, c’était leur devoir, se détendit peu à peu. La vie devint physiquement supportable. Nous étions quelques-uns à souffrir des yeux, effet d’une longue claustration. Dans notre nouvelle résidence, nous emplissions nos regards d’hori-zons colorés ; la vue redevint normale.

Un capitaine-postier venait s’assurer deux fois par semaine qu’au-cun de nous n’avait franchi les barrages ni corrompu les gardiens. Il fallut attendre quelque temps encore pour avoir le droit de nous parler. Ledit capitaine, sur ordre ou de lui-même, avait fait arracher les fleurs entourant la villa. Il convenait pour l’apaisement de certains censeurs toujours à l’affût, et pour nous obliger à prendre conscience de notre abjection, que les parterres fussent dégarnis.

Le capitaine-postier finit par retourner à son guichet. Des fleurs nouvelles s’essouflèrent à pousser, à s’épanouir dans la joie du soleil aimablement complice. Les citronniers en boutons, ou chargés de fruits, les couvraient d’ombres flottantes et pour elles tamisaient la lumière trop vive. Les hirondelles étaient venues. Elles faisaient leurs nids partout dans la villa, sauf à l’intérieur des pièces. Nous passions des heures à les regarder bâtir, donner la becquée aux hirondeaux, les pousser pour leur apprendre à voler. Puis les hirondelles partirent.

Tous les soirs, vers 21 heures, des avions américains passaient [252] au-dessus de nos têtes. Ils partaient de l’aérodrome de Blidah, tout proche, vers les côtes d’Italie qu’ils allaient bombarder. Ils étaient réguliers comme des tramways. Par eux, nous savions l’heure à dix minutes près. Ils revenaient au petit matin. Mais nous étions déjà cou-chés, enfermés, ne pouvant les compter au retour.

Les avocats venaient nous rendre visite. Les juges d’instruction ne nous convoquaient plus. Nous recevions quelques amis, des livres. Les semaines que nous avons passées à la villa Ferrando eussent en-chanté un homme libre, ayant le goût de la vie intérieure. Dans quelques entrefilets de journaux spécifiques, on déplora le régime trop

Page 242: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 242

doux dont nous bénéficiions. Devions-nous ce changement à la bien-veillance de nos geôliers supérieurs, à un réveil tardif de leur conscience, à des interventions étrangères ? Cette dernière explication n’est pas à rejeter.

Puis on nous sépara, nous répartissant dans des villas isolées. Les consignes se durcirent. Quelque chose de maléfique flottait dans l’air. Nous eûmes l’intuition que notre envoi en France s’approchait. Fini le temps des orangers et des hirondelles.

Un matin, hâtivement, on nous emmena à Fort-l’Empereur la vieille citadelle branlante et ocrée qui domine Alger. Isolément, inter-diction de communiquer. Quelques jours après, sous l’œil noir d’un général poilu habillé en scout — qu’avait-il fait de son cerceau ? — on nous fourrait en voiture.

Point de direction : l’aérodrome de Blidah. Les moteurs ronflaient et d’une seule traite, nous volâmes jusqu’à Orly. Des voitures nous y attendaient également peuplées ; mais nous avions droit cette fois à des officiers, toujours de gendarmerie. Des motocyclistes nous accom-pagnaient comme lors de nos déplacements officiels. Corrects, muets, nos voisins de Citroën étaient pressés de nous livrer à l’administration pénitentiaire, de se débarrasser des papiers, des colis, des inculpés et du reste, entre les mains des techniciens qui disposent contre les déte-nus dangereux d’arguments irrésistibles.

Nos voitures passent sous un porche, longent une allée que dore le soleil couchant ; virage à droite, au ralenti. Une [253] lourde porte cochère s’ouvre. Nos voitures la franchissent. Nous sommes dans une cour carrée, pavée. La porte s’est refermée derrière nous en une lourde et bruyante manœuvre. L’écho se prolonge, répercuté par la voûte. Dans la cour, des citoyens en uniforme. Nos gardiens. Ils sont nom-breux. Nous leur sommes un spectacle. Plus tard, ils auront l’habitude. Ils n’ont pas mauvaise figure.

Le brigadier nous conduit à un bureau où nous accueille un em-ployé, jeune et silencieux. Nous devons remettre spontanément nos papiers, nos bijoux, nos portefeuilles. Au terme du règlement, nous aurions dû être soumis à la fouille. M. le directeur, absent, a donné dans sa bonté des ordres pour que cette formalité, toujours imposée aux assassins et aux voleurs, nous fût épargnée. Très sincèrement, nous en sommes reconnaissants à M. le directeur.

Page 243: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 243

Puis on nous engage à rouler la partie interne de notre pouce sur une plaque d’encre anthropométrique. Enfin nous sommes invités à nous démunir de nos valises. Nous n’avons même pas droit à un mou-choir de rechange. Ainsi l’exige notre condition de traître préfabriqué. Flandin, énergiquement, s’élève contre cette basse exigence. Le doux préposé aux formalités d’entrée comprend. Nous reprenons notre ba-gage et pourrons changer de chaussettes. Nous prenons congé du sus-dit préposé.

Dans le couloir un jeune « patriote » armé d’un fusil Gras, le sein gauche adorné de rubans inconnus, réprobateur et déhanché s’apprête à nous escorter. Un gardien lui intime l’ordre de s’occuper de ce qui le regarde. Il disparaît.

Nous marchons à l’intérieur d’un grand vaisseau sonore, glauque et malodorant ; nous grimpons au 3e étage. Trois cellules voisines nous sont affectées, à Flandin, à Bergeret, à moi. Elles sont sales, elles sont tristes ; elles puent. Les portes se referment sur nous massives, aveugles.

Au centre, à hauteur du visage, un œilleton minuscule permet aux gardiens de ronde de vérifier la présence des pensionnaires et de sur-veiller leurs occupations.

Lit attaché au mur. Tabouret attaché au mur. Table ravinée d’ini-tiales, incrustée dans le mur. Neuf barreaux à [254] la fenêtre. Je glisse un regard à travers l’œilleton, j’entrevois des portes comme la mienne, toutes pareilles, closes et numérotées. Je vais à la fenêtre ; on n’y peut voir que devant soi ; ni à droite, ni à gauche ; impossible d’avancer le buste à cause des barreaux.

J’interpelle Flandin qui se trouve à ma gauche. Il est lui-même à sa fenêtre. Très près l’un de l’autre, nous ne pouvons nous voir et nos voix se croisent, assourdies. Nous devons crier. Il me dit : « On s’en-quiquine. » Je réponds : « Ça ne fait que commencer. »

Je comprends qu’une prison, c’est d’abord un immeuble où l’on regarde aux portes, où l’on écoute aux fenêtres. Je découvrirai peu à peu que c’est beaucoup d’autres choses.

Je comprends aussi que, maintenant, nous sommes en vraie prison. Septembre 1944.

Page 244: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 244

** *

Il y a en prison un rythme de vie comme ailleurs. Et chacun dans son souci, la nécessité vitale plutôt de s’organiser, finit par s’installer pour attendre au moindre mal la fin de son aventure.

Nous étions dans une prison bâtie sur les marais de la Bièvre vers les années 1900. Elle comprenait trois grands bâtiments parallèles, chacun de quatre étages, bâtis en pierre meulière. Des briques en lignes droites, des plans dénudés, une régularité d’épure qui à Ver-sailles est majestueuse, est ici abjecte bien que les conceptions archi-tecturales soient foncièrement identiques. Il y a, même dans les pierres, comme un principe de finalité.

Entre ces bâtiments, des espaces pelés avec des cages à ciel ouvert dans lesquelles, à heures fixes, les 4500 détenus politiques de Fresnes se promenaient, par fournées, en rond ou devisaient entre eux.

Certains n’auraient pas manqué ces lugubres rendez-vous. D’autres s’abstenaient et de leurs fenêtres, derrière leurs barreaux, contem-plaient les camarades, cherchant des visages connus. Et c’est ainsi, qu’un jour, je découvris mon respectable ancien, M. Brévié, grand-of-ficier de la Légion d’honneur, [255] qui fut gouverneur général à Da-kar, à Hanoï, sous-secrétaire d’État aux Colonies, ministre de France à Budapest, depuis condamné à dix ans de réclusion, indigne national à vie et privé de la totalité de ses biens. Des appels se croisaient entre observateurs des étages et habitués des cages.

Au bout d’un quart d’heure, d’une demi-heure, suivant l’humeur du gardien, les sombres promeneurs remontaient en files traînantes vers leurs cellules, et la symphonie des verrous déployait ses monoto-nies.

Il y avait eu au moins dans l’esprit des législateurs qui, il y a plus d’un demi-siècle, consentirent les crédits pour l’édification de Fresnes, une pensée philosophique.

Ils avaient cru à la vertu moralisatrice de l’isolement et du silence. Chaque prisonnier — il ne pouvait s’agir que de délinquants de droit commun, — occupait une cellule, seul. Dans un angle, à droite de la porte d’entrée, la présence d’une cuvette hygiénique à chasse d’eau automatique conférait à la pièce un caractère certain de luxe sanitaire.

Page 245: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 245

Le prévenu toujours en face de lui-même, ruminant sa faute, ne man-querait pas de se repentir et sortirait de là, régénéré.

Par l’isolement aussi ; on croyait rendre impossibles les contacts entre détenus qu’on savait préparer toujours leurs coups futurs en pri-son, dans le mystère de leurs entretiens incontrôlables. En fait, un dé-linquant primaire qui entre en prison et qui pourrait s’amender s’il était soumis à un régime approprié, en sort, dans l’état actuel des mé-thodes suivies, irrémédiablement contaminé. C’est la prison qui pro-duit le récidiviste.

Quant à l’isolement des D.C. — droit commun — il est tourné, rompu par tout un système de transmissions, bien connu des chevaux de retour, qui va d’un morse approximatif, mais suffisant, les tuyaux de calorifère servant de clavier, jusqu’à la télégraphie par la fenêtre, les voisins dans l’horizontale et la verticale se passant, sans se voir, des messages écrits, suspendus au bout de ficelles qu’ils balancent de droite à gauche, ou qu’ils laissent glisser de haut en bas et remontent de bas en haut. Puis il y a les distributeurs de soupe et les coiffeurs, messagers diligents que rémunèrent des cigarettes [256] toujours in-troduites, ou qui offrent leurs services, en tout désintéressement.

Dans Fresnes surpeuplé, il y avait souvent par cellule, deux, trois, quatre détenus politiques, — depuis le ministre jusqu’à l’indicateur ou le tueur de la Gestapo, puisque la logique du système exigeait que les uns et les autres fussent coupables de la même manière et subissent le même traitement.

Pendant un temps, Flandin, Bergeret, Boisson et moi fumes seuls. Être seul a certains avantages ; on a plus d’air, de liberté de mouve-ment, de possibilité de lire, de consulter son dossier, de se recueillir ; mais il y a des inconvénients certains si la solitude se prolonge. L’en-nui vient, envahissant, irrésistible, et chez certains l’idée fixe finit par s’implanter.

Si l’on est à plusieurs, il devient impossible de remuer dans la cel-lule ; on vit, on travaille sur son lit, mal ; les sensibilités s’exaspèrent dans cette constante promiscuité ; les heurts de caractère, d’éducation se multiplient ; les emmurés finissent par se détester.

Mais il y a les mutations de cellule. Un gardien vient et vous donne cinq minutes pour rassembler votre barda ; il vous emmène vers une

Page 246: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 246

destination inconnue qui est parfois la cellule voisine. Sans explica-tion. À trois mètres de votre ancien domicile, il vous faut le refaire. Mais vous avez changé, pour le regretter souvent. Sur la fin, les répar-titeurs de « l’auberge » s’efforçaient de grouper les gens de même ori-gine.

En prison, il n’y a qu’un problème : sortir de sa cellule, ne fût-ce qu’une minute. Descentes à l’infirmerie, à la distribution des colis, visites hebdomadaires, services religieux sont les meilleures occa-sions. Elles sont périodiques et solennelles et toujours espérées ; mais il y en a d’autres qui s’offrent subitement, imprévisibles, et qu’il convient de saisir au vol. Certains prisonniers excellaient dans cet art et par l’œilleton on les voyait souvent dehors arpentant les passerelles d’étage, glissant et ramassant des papiers sous les portes, échangeant des propos rapides.

En prison comme partout, il y a les habiles et les autres. [257] Un jour à l’infirmerie, dans le cabanon des fous, aux murs rembourrés, où nous étions quatre ou cinq à attendre, sous clef, l’arrivée du médecin retenu ailleurs, un de mes compagnons — jeune garçon boucher condamné pour vol — exhala son amertume : « Même en prison, N. de D., y’a pas d’égalité. »

La nourriture à Fresnes était infâme. Je ne mets personne en cause. Je suis sûr que le Parlement a toujours voté les crédits demandés par l’administration pénitentiaire et que celle-ci les gère au mieux. Mais il y a un fait. Le prisonnier qui, n’ayant pas d’argent, ne peut s’offrir des suppléments à la cantine, — quand elle existe, — ou pas de famille susceptible de lui envoyer des colis de vivres, ne peut que devenir tu-berculeux ou tomber en cachexie.

Il faut avoir assisté à l’horrible défilé à l’infirmerie des malades décharnés, toussant, pour se rendre compte à quel point le ravitaille-ment était insuffisant.

Les quakers, la Croix-Rouge, certaines associations américaines se substituaient à l’administration impuissante ou défaillante. Brévié et moi nous nous occupions à l’hôpital de la distribution des secours ali-mentaires et autres. Et notre cœur se serrait, malgré l’habitude, à voir dans une cellule conçue pour un habitant, trois, quatre misérables al-longés sur leur grabat, nus ou à peu près, sous une couverture en pa-pier buvard, sans chauffage, par cinq, six degrés au-dessous de zéro en

Page 247: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 247

hiver, et qui recevaient pour toute pitance du pain souvent glaireux et une soupe aux inévitables choux, aux inéluctables pommes de terre, dont la monotonie finissait par décourager l’appétit ; la « jaffe » en argot de mauvais garçons.

Et je le répète, il serait injuste d’accuser les fonctionnaires de Fresnes, qu’il s’agisse du directeur ou des gardiens, de ne pas faire leur devoir. Au long des mois, beaucoup d’entre eux s’étaient humani-sés. Ils n’étaient pas insensibles à tant de détresse. Ils faisaient ce qu’ils pouvaient. La conclusion s’impose. Sans les quakers, la Croix-Rouge, les associations charitables, les prisonniers de droit commun ne recevant pas de colis, seraient morts de faim, et rapidement. Les politiques [258] s’arrangeaient au moins mal. Certains économiques 18 consommaient assez souvent viandes et poissons riches, vins consola-teurs et cigares démesurés.

Nous descendions aux colis à jour fixe. En attendant que vînt notre tour de distribution, nous échangions nouvelles et impressions.

C’était une sorte de club d’où s’envolaient les bobards réconfor-tants ou pas, alimentant les conversations de cellules. Les journalistes, nombreux, s’imposaient par la richesse de leurs informations et de leurs commentaires, assez souvent imaginaires et contestables. Quatre camions au rebut dans un champ, à droite du quartier dit politique, visibles du quatrième étage, devenaient dans les esprits surchauffés ou affaissés, le noyau d’un convoi d’attaque contre la prison, et libéra-teur, à n’en pas douter.

Chacun finissait par recevoir son colis. Le gardien préposé à leur examen les déficelait, les soupesait ; nous avions droit à trois kilos de vivres par semaine. Il les inspectait, le plus souvent avec une hâte apaisant ceux d’entre nous qui, contre tout bon sens, ne purent jamais se résoudre à ne recevoir que ce qu’ils avaient le droit de recevoir.

De loin en loin, l’inspection du gardien se faisait plus minutieuse. Il découpait en long, en large les saucissons, cachettes supposées de limes et autres outils dangereux ; il plongeait une sonde mal essuyée dans les pots de confitures.

Ces colis nous émouvaient toujours. Nous allions pouvoir faire quelques repas convenables. Nous pensions aux fatigues, aux sacri-

18 Les détenus poursuivis pour collaboration économique.

Page 248: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 248

fices de nos malheureuses femmes qui mettaient souvent deux ou trois jours à les composer, se privant pour nous du nécessaire. Le colis nous faisait attendre moins impatiemment le jour de la visite.

On s’y préparait dès le matin, faisant une toilette complète, non par enfantine et inutile coquetterie, mais pour prouver aux siens que l’épreuve ne nous entamait pas, qu’on restait soi-même, qu’on ne vieillissait pas trop vite. Et paré, on attendait sur son lit l’appel de son nom.

[259] Émus, nous descendions vite les escaliers et, respectueux de

l’ordre d’appel, nous nous rangions par groupes de huit, les uns der-rière les autres, entre les rails du petit chariot central du rez-de-chaus-sée.

Les éclats de voix de nos prédécesseurs immédiats et de leurs fa-milles nous parvenaient en une cacophonie ascendante, à mesure que s’approchait la minute de la séparation. Puis les « collègues » ayant terminé, revenaient du parloir à pas lents, regonflés pour une semaine.

Nous nous précipitions et chacun de nous s’engouffrait dans sa loge. Devant soi un grillage, un couloir large d’un mètre, un autre grillage, une même loge, et s’encadrant dans tout cet appareil de sus-picion : la figure aimée.

Sans préambule, la conversation s’engageait ; il y avait tant de choses à se dire en dix minutes : la santé, le moral, les amis, l’argent, les avocats, les démarches ; et la puissance des regards échangés ! Le ton, bas au début, de l’entretien montait ; les voisins avaient le verbe haut, il fallait bien les suivre, s’employer à les dominer, à peine de ne pas s’entendre et d’oublier les confidences ou les interrogations essen-tielles.

On regardait, tout en parlant, la liste rédigée par avance des ques-tions à traiter. Dix minutes pour ne rien oublier, tout combiner, se ren-forcer mutuellement dans l’attente confiante des jours de justice ! Un coup de sifflet. C’était fini. Un muet adieu, lourd d’inexprimé. La femme allait faire la queue à la Croix-de-Berny pour reprendre l’auto-bus.

Et vous remontiez dans votre cellule, les oreilles bourdonnantes encore de ce vacarme pathétique. La nuit était meilleure.

Page 249: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 249

Jours, semaines, mois passaient. Certains d’entre nous commen-çaient à compter par années. J’en arrivai à oublier le prétexte pour le-quel je vivais à Fresnes. Pendant plus de deux ans, mon juge enquê-teur ne me convoqua pas. De lui-même? Mes amis me diront plus tard : « Vous devez vous en féliciter, si vous étiez passé plus tôt, votre affaire aurait eu un autre dénouement. » C’est possible. Mais alors je ne connais pas de critique plus écrasante de la justice politique, la même en ses injustices sous tous les régimes.

[260]Nous allions à la messe. La majorité d’entre nous, pour sortir de la

cellule, se dégourdir les jambes, voir autre chose ; beaucoup par curio-sité plutôt sympathique ; certains, de plus en plus nombreux, pour ce qu’ils y puisaient de force et de sérénité.

L’heure venue, toutes les cellules s’ouvraient à chaque étage, en une sorte de battements violents et mats comme ceux des pupitres à la Chambre, un jour de chahut.

On nous réunissait par quatre dans l’allée centrale de la 1re divi-sion, et encadrés de serre-files, nous marchions vers la chapelle. C’était un vaste amphithéâtre. Au fond, en contre-bas, s’élevait l’au-tel. Sur chaque gradin et dans toute la largeur, sauf la place des tra-vées de passage, des cabanes étroites étaient alignées : les boîtes à sel.

Les gardiens qui nous avaient escortés ouvraient ces cabanes avec fracas, nous faisant signe d’y entrer. Une boîte à sel, un détenu, par-fois deux en cas d’affluence. Alors on pouvait à peine bouger. Puis un bruit de clef ; nous étions enfermés et c’était de ces niches herméti-quement closes que nous allions assister au Saint-Office.

Dans la paroi de la boîte à sel faisant face à l’autel, il y avait une fente horizontale, large et longue à peu près comme l’ouverture d’une boîte aux lettres. Suivant sa taille, il fallait plus ou moins se baisser pour y adapter les yeux. Et nous apercevions dans une clarté de contraste, le prêtre qui disait sa messe, sans qu’il pût voir un seul des assistants, tous murés.

Sur la gauche de l’autel un surveillant, casquette vissée, nous fai-sait face et son regard professionnel inspectait les lignes superposées des fentes.

Page 250: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 250

Sur les murs de la cabane il y avait des graffiti conformes aux lois du genre et du milieu : imprécations ordurières, dessins d’une éton-nante et monotone lubricité, des cœurs percés et symboliques, des pe-tites guillotines dessinées au crayon ou, gravées au canif.

La messe terminée, les boîtes à sel étaient rouvertes, refermées dans le même bruit. La colonne se reformait et nous étions ramenés en cellule avec le même cérémonial.

[261]C’était bête, mais les faiseurs de rapports annuels pouvaient exalter

la tolérance des messieurs responsables.L’un d’entre nous à force de démarches, obtint que, pour certains

prévenus, la messe dominicale fût dite dans une des cellules de la l re

division.Cellule de série, pareille à celles que nous habitions. Un autel de

campagne exigu à souhait, était dressé à droite en entrant contre le mur. Une vingtaine de fidèles se pressaient debout les uns contre les autres.

Le prêtre officiait à portée de la main. Ceux du premier rang au-raient pu toucher la nappe de l’autel. Et le sermon qu’il ne manquait jamais de prononcer prenait, entendu de si près, le ton d’une confi-dence exaltante.

Certains jours, on sentait dans ce lieu d’abjection, une spiritualité évoquant les communions angoissées des chrétiens des catacombes ou les offices fervents de la Conciergerie.

Des prêtres nous visitaient dans nos cellules. Trois surtout, moins souvent qu’ils l’eussent souhaité, mais assez pour qu’il nous devînt possible de les connaître, de nous en faire des amis. Ils venaient en camarades, sans souci de prosélytisme indiscret. Ils nous parlaient de tout et par eux, grâce à eux, nous nous évadions de ces lieux sordides où nous attendions les uns et les autres, sans illusion et sans crainte, des verdicts déjà rédigés.

Le Père Mouren, des Jésuites, athlétique, infatigable, avec un sou-rire et des yeux d’irradiante bonté, était d’abord l’aumônier des condamnés à mort.

Page 251: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 251

Il y en eut, à certains moments, plus de trente qui attendaient cinq, six mois et plus en cellule, avec huit kilos de fer aux pieds qu’un pa-pier adorné de cachets réglementaires leur parvînt et les arrachât à leur martyre. Ils étaient coupables, vraiment, puisque la justice avait pro-noncé. Que ne les tuait-on vite ? Mais ces procédés d’Iroquois !

Les guichets de leurs portes restaient ouverts. Un gardien était ins-tallé à demeure avec chaise et table, nuit et jour, devant leur cellule et leur faisait la conversation. Une ampoule renforcée les éclairait toute la nuit. À heures fixes, ils allaient à la promenade dans la cage aux ours. La prison entière retentissait du bruit des chaînes sur les dalles.

[262]Ils portaient des pantalons dits « mexicains » larges, reprisés de

pièces innommables, avec des boutons de n’importe quelle couleur sur le côté, tout le long des jambes. Le soir, ils s’étendaient sur leur lit ; eux-mêmes ou le gardien, paternellement, enlevaient le « mexicain » en déboutonnant les coutures latérales, système des plus ingénieux dans son exotisme involontaire. Le condamné était déculotté, mais les chaînes étaient toujours là. On ne les lui retirerait que pour aller au poteau ou le jour de sa grâce.

Un fonctionnaire diligent les briquerait alors et les replacerait soi-gneusement dans un casier numéroté. Pour le prochain.

L’abbé Le Petit, ancien aumônier de la marine et actuellement curé d’une des principales paroisses de Paris, avait la finesse des diplo-mates du temps que la finesse, l’esprit, la culture et les grandes façons étaient comme leurs attributs.

Il partit assez vite de Fresnes à la suite d’un sermon courageux, émouvant, qu’il prononça, où le rappel de la Passion en certaines de ses phases, parut une allusion trop directe à la politique de confisca-tion des biens qui sévissait alors. Peut-être y avait-il pensé ? Ces opé-rations sont de tous les siècles et assez uniformes en leur réalisation. Mais il n’était pas sûr qu’il y eût songé.

Certains rapprochements qui apparaissent comme des critiques vo-lontaires et des blâmes indirects aux maîtres inquiets, ne sont souvent que les conclusions inévitables de raisonnements élémentaires.

L’abbé Popot, que nous voyions surtout à l’infirmerie, était un an-cien prisonnier de guerre, jeune encore, ayant souffert en Allemagne

Page 252: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 252

et, de ce contact prolongé avec la misère humaine, il n’avait rapporté qu’une immense bonté. Il avait de l’esprit, de la culture. Son action était sensible sur son auditoire. D’une éloquence vigoureuse, volontai-rement relâchée parfois, il abordait toutes les questions et proposait toujours des solutions d’indulgence et de vérité.

Nous aimions, nous estimions ces hommes pour leur dévouement, leur courage et leur générosité.

Assez fréquemment, nous parlions avec eux ou entre nous [263] de la renaissance en France de l’esprit religieux. De fait, ils enregistraient des retours nombreux et même sincères à la foi catholique. On lisait en prison les Évangiles, L’Imitation de Jésus-Christ et même la Bible. Les hommes d’Église en tiraient des conclusions à mon avis un peu précipitées.

Ils croyaient à un renouveau durable en France du christianisme. On ne retire à leur ministère rien de son efficacité, en disant que nombre de prisonniers de Fresnes qui allaient à la messe, commu-niaient même, n’ont peut-être pas continué, une fois libérés, à prati-quer avec la même régularité. Mais ce qui est sûr, c’est que tous les prisonniers, qu’ils aient été de droit commun ou prisonniers poli-tiques, jeunes ou mûrs, de grande ou de petite situation, ont grâce au Père Mouren, à l’abbé Le Petit, à l’abbé Popot senti au plus profond d’eux-mêmes, quand ils l’avaient oublié, qu’il n’y a de vraie vie que celle du cœur et de l’esprit, que tout le reste n’est rien et que la loi d’amour, sans cesse bafouée, rayonnera jusqu’à la consommation des siècles. Grâce à eux, en grande partie, tous les fusillés de Montrouge subirent leur châtiment avec courage.

Un spectacle, de nature particulière, nous était offert périodique-ment. C’était le départ pour la mort des condamnés dont le recours en grâce avait été rejeté.

Malgré journaux furtivement distribués et conversations entre deux portes, on n’était jamais sûr des dates d’exécution. Locataires des étages supérieurs, nous entendions les maudits du rez-de-chaussée supputer à haute voix chacun derrière ses barreaux, leurs chances de survie pour le lendemain matin, et le soir se ré jouir — oui vraiment se réjouir — de ce qu’ils étaient encore là, chaînes aux pieds et la même angoisse au cœur.

Page 253: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 253

Quand l’heure était venue, il s’établissait, d’un coup, un immense silence dans la prison. Il y a d’innombrables qualités de silence. Celui qui s’appesantissait aux matins d’exécutions avait la sombre majesté, la froideur du vide. L’insensible rumeur qui court sans cesse au long des couloirs était suspendue. Nous entendions le bruit mat des gui-chets fermés en série. Seul restait ouvert celui de l’homme marqué.

[264]Plus rien. Et dix minutes plus tard, nous pouvions voir de nos fe-

nêtres, s’étirant dans la campagne, la file des sept voitures noires, mo-nome de cancrelats, composant le cortège funèbre de celui qui allait mourir. Ses camarades de détresse, voyant alors leur tour différé, par-laient le soir plus fort et plus léger.

** *

Une seule fois, durant ma détention, j’aurais pu exposer en public la politique intérieure du maréchal ; du moins celle que je connus tant que j’avais été à ses côtés. Je fus cité comme témoin au procès Pétain à la requête du bâtonnier Payen et de Me Isorni, ses avocats, afin de donner quelques explications sur le 13 décembre et de révéler certains faits prouvant, à l’évidence, la constante opposition du chef de l’État aux projets germanophiles de M. Laval.

Je fus donc conduit au palais de Justice. Depuis mon incarcération, je n’avais pas eu de contact physique avec la foule. Il y avait dans les couloirs d’accès une énorme affluence de gardes républicains, de cu-rieux repoussés et s’efforçant de franchir les barrages, toute une agita-tion frénétique, et comme l’atmosphère des courses de taureaux.

Après avoir attendu dans une loggia aux murs de bois crasseux, aux sièges de moleskine éventrés, je fus introduit dans une salle im-mense, secouée de passion.

Là, se jouait un drame qui n’était pas judiciaire, ni même histo-rique et qui dépassait infiniment le maréchal, et la défaite, et l’armis-tice, et l’occupation, et la libération. Il ne s’agissait pas d’établir si Pétain avait trahi, ni de déceler si certains justiciers, assis devant lui et s’efforçant à l’impassibilité, n’étaient pas venus à Vichy l’assurer de leur dévouement, ni s’il régnait dans cet auditoire tendu plus de haine que de pitié, plus de bêtise que de lâcheté, plus de sincérité que de

Page 254: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 254

mensonge ; non, il s’agissait de savoir si des pouvoirs publics, décidés coûte que coûte à régler des comptes longtemps différés, sont moins méprisables quand ils s’adressent à des tueurs discrets pour éliminer leurs adversaires, ou quand, piétinant la plus noble idée que l’esprit humain ait enfantée, [265] la notion la plus ancrée au cœur de l’homme, celle de la justice, ils en gardent assez la crainte ou le re-mords pour lui consacrer un spectacle de profanation.

« Surtout, ne me faites pas rire ! » chuchotait à M. de La Fayette M. de Talleyrand, en train de célébrer la messe lors de la fête de la Fédération.

Sert-on la justice ou s’en sert-on ?Si on la sert en conscience, un pays, si bas soit-il tombé, peut se

relever. Si on s’en sert, quels que soient les prétextes et le but, il n’y a plus rien ; il n’y aura plus jamais rien. Et la morale éternelle veut qu’il n’y ait plus jamais rien.

Le maréchal était assis, immobile, déjà d’un autre monde, son haut képi doré et ses gants sur une petite table, à portée de la main. Quant à l’accusateur, sépulcral, broussailleux, convulsionnaire, il était encore et toujours, le Belzébuth des prétoires.

J’avais à peine prononcé quelques phrases qu’un des jurés sur ma gauche, secteur des anciens parlementaires, s’étant levé, protocolaire et barbu, me reprocha de lui avoir retiré son mandat de conseiller gé-néral.

Ne riez pas, ne pleurez pas. Il n’y avait pas d’autre question. Pour les gens de cette espèce, il n’y en eut jamais d’autre. Cet excellent homme était dans le vrai jeu qui se plaignait qu’on l’eût privé de sa petite place. Il fallait qu’on la lui rendît et vite. Après quoi, le monde serait rentré dans l’ordre. Et tout ce qu’avaient déjà souffert la France, l’Europe, le Droit, et Dieu même, n’eût rien été. Le brave homme au-rait récupéré sa petite place.

Un autre du même coin m’interrompt, avec quelle fureur ! pour me blâmer d’avoir dit : « M. Laval » au lieu de : « Laval ».

Le vénérable M. Jaminy-Schmidt, solennel hippocampe, flétrit l’opération bonapartiste à laquelle je me serais associé : 18 brumaire, le général Bonaparte a trente ans contre le Directoire ; 2 décembre, le prince Louis-Napoléon a quarante-trois ans contre l’Assemblée natio-

Page 255: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 255

nale ; 10 juillet 1940, le maréchal Pétain a quatre-vingt-quatre ans d’accord avec l’Assemblée nationale qui en fait son mandataire.

Où est le coup d’État ?[266]Puis, je fus interpellé de la droite, secteur des résistants. Un jeune

homme m’accusa de l’avoir interné en camp administratif. Je me per-mis de lui demander à quelle époque. Il me jeta une date. Il y avait beau temps que je n’étais plus ministre de l’Intérieur. Mais j’étais en un lieu où le calendrier n’avait plus de sens, ou rien n’était rien. Et sur une question d’ordre plus général, il ne me fut même pas accordé de préciser que les camps administratifs avaient été créés par M. Dala-dier. Me Isorni le rappela, sans succès. À quoi bon ? Les juges res-taient en bois. Le président, affaissé dans sa robe flambant neuf, ba-fouillait entre moustache et barbichette « Double jeu, double jeu »…

Mais il avait admis qu’un témoin régulièrement cité et seulement prévenu, ce qui dans tous les pays civilisés n’implique même pas pré-somption de faute, fût insulté et questionné comme s’il s’agissait déjà de son procès personnel.

En me retirant, j’entrevis certaines figures jadis croisées dans les ministères et ailleurs, quelques-unes poches à fiel à la limite de l’écla-tement.

D’un coup, j’avais épuisé ma provision de mépris. Assez vite, j’eus l’occasion de la reconstituer.

Un après-midi que je revenais du parloir, jetant un regard dans l’immense vaisseau de la prison, je vis de mon quatrième étage M. Laval en droguet, les chaînes aux pieds, debout devant sa cellule, au rez-de-chaussée. Il était nu-tête et fumait une cigarette ; il parlait avec son gardien.

J’aurais voulu observer quelques minutes en cet équipage, celui qui, avant la guerre et nos désastres, avait été un des maîtres de la po-litique française, un des protagonistes du jeu international et dont, le 13 décembre, j’avais interrompu la carrière. Mais mon gardien me pressait de rentrer dans ma cellule.

Une fois sous clef, je réfléchis à la scène entrevue. On ne peut me suspecter de tendresse pour M. Laval. À Vichy, je l’ai toujours com-

Page 256: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 256

battu, je l’ai évincé quand d’autres le flattaient qui depuis, courageu-sement, ont piétiné son cadavre. Mais de voir ainsi accoutré de la li-vrée d’infamie un homme qui, vingt ans durant, avait aux yeux de l’Étranger représenté [267] la France et parlé en son nom, qui n’avait agi qu’en chef politique, avait été poursuivi et sera condamné comme tel, je sentis toute la hideur de notre époque, de ces temps de confu-sion et d’envie, de vulgarité haineuse, et de dogmatisme vociférant.

Quelques jours plus tard au moment où Mornet et ces sieurs de jus-tice se présentèrent en croque-morts à M. Laval, celui-ci, sur son gra-bat, tenta de s’empoisonner. On vous le soumit incontinent au sup-plice de l’eau. Rendu pour quelques instants à une vie déjà tranchée, M. Laval marcha courageusement à la mort.

Des cris s’élevèrent du quartier des hommes, du quartier des femmes, à l’adresse de ces sieurs officiels. « Assassins, assassins ! » Devant la menace du scandale, on s’empressa de fusiller M. Laval dans l’enceinte de la prison.

Le soir, un détenu de droit commun, de corvée d’exécution, offrait contre dix cigarettes un petit morceau du vrai poteau.

Ma santé, longtemps intacte finit par se ressentir de mon intermi-nable claustration. En moins de trois mois j’avais perdu 22 kilos. Je fus envoyé à l’hôpital de Fresnes et comme chacun, je m’y trouvai mieux ; tout est relatif. L’édifice est de la même architecture que l’horrible quartier central, même pierre meulière, avec les mêmes bar-reaux aux mêmes fenêtres. C’est un hôpital, mais il ne peut être qu’un hôpital de prison. Toutefois, le bâtiment, moins vaste, n’avait qu’un étage ; il y avait un petit jardin dont nous pûmes observer, de nos fe-nêtres à barreaux, la vie silencieuse et la consolante fécondité.

Dans les couloirs et les cellules flottaient sans doute des odeurs de pansements et de corps diminués ; mais nous avions encore dans les narines, cette immonde senteur de la prison des bien portants, et l’in-firmerie où mouraient des malades nous semblait à côté de l’autre une maison de vie.

Le médecin-chef Dr Massmonteil, le Dr Meuvrey, le Dr Lhuerre, l’interne Corbel, la sœur Sainte-Claire en médecine, la sœur de Néris en chirurgie et tant d’autres, leurs aides, les gardiens même plus hu-mains, en accomplissant leur devoir, faisaient du bien.

Page 257: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 257

[268]J’y arrivai un soir, car tous les mouvements en prison se font la

nuit. Je fus introduit dans une cellule où se trouvait le général Dentz condamné à mort, puis gracié. Il était là, son grand corps étendu sur le lit trop petit ; c’était l’hiver ; nous n’étions pas chauffés ; le froid était terrible, et pour s’en préserver tant soit peu, il portait sur la tête son brun et rond calot de bagnard. Nous remîmes au lendemain le néces-saire entretien.

Je l’avais reçu à Vichy étant ministre de l’Intérieur, lui-même en instance de départ pour la Syrie. Il ne m’avait pas complètement sé-duit.

De très haute taille, massif, la moustache fournie et relevée, lour-dement botté, avec une épée, véritable latte, il avait alors l’air d’un pandour pesant. Puis je l’avais rencontré, en notre commun Fresnes un jour aux colis, quand il n’était que prévenu. Il avait beaucoup maigri ; il était moins congestif et vint à moi roulé dans un ample pardessus, coiffé d’un béret aux insignes de son grade. Il était un autre homme. Mieux. J’allais vivre avec lui désormais des jours et des jours, jusqu’à son départ en maison centrale ou mon renvoi devant la Haute Cour.

Nous cohabitâmes à peu près deux mois. II me parlait de son père, vieil officier, de son frère, ancien officier, de l’Alsace, son pays natal, de Saint-Cyr d’où il sortit le major, de l’École de guerre, de ses mis-sions en Proche-Orient, de l’armée, de la France.

Il était sans amertume, ne se plaignant pas du sort qui l’avait frap-pé, n’accusant ni chefs, ni camarades, ni juges, dans l’élévation de l’homme qui, ayant vu beaucoup de choses et de gens, en a fait le tour, s’est dépouillé et ne demande plus à la vie que la faveur de mou-rir chez lui, au milieu des siens. Il fut changé de cellule.

Je le voyais de loin en loin, portant le droguet : les manches dépas-sant à peine ses coudes ; les pantalons s’arrêtant à mi-jambes. Un peu courbé, il marchait lentement, chaussé de sabots révélateurs.

Un dimanche — je crois bien que c’était un dimanche, — il m’avait invité à déjeuner dans sa cellule, exceptionnellement [269] ouverte, pour me parler de la Tunisie où il avait débuté comme sous-lieutenant, de zouaves, et où il s’était marié.

Page 258: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 258

J’arrivai à l’heure convenue. Il s’assit sur son lit et au moment d’entamer les colis nouveaux, il s’affaissa. Son cœur depuis si long-temps martyrisé l’avait lâché. À peine le temps d’un souffle. La mort la plus enviable pour lui qui longtemps encore aurait souffert de la cruauté permanente de certains hommes.

Les purs, il y en avait dans l’administration pénitentiaire, voulaient que son corps fût réglementairement transporté et déposé à la morgue jusqu’à l’arrivée de sa famille.

Des impurs, mais hommes de cœur et de courage, se rendant aux sollicitations et aux arguments de Grisoni, l’ancien député, l’ancien maire de Courbevoie alors gestionnaire de l’hôpital, admirent que le cercueil de bois blanc dans lequel on avait mis Dentz fût exposé toute la nuit dans la chapelle de l’infirmerie.

On m’a dit, mais je n’ai pu vérifier le fait, que l’adjudant de garde, qui jadis avait servi sous les ordres de Dentz, exigea de veiller le corps de son ancien chef.

Bergeret, Flandin, Boisson, mes trois compagnons des prisons al-gériennes étaient partis en liberté provisoire. J’étais seul. Souvent je pensais à eux, à Boisson surtout à qui je dois un hommage particulier.

Si j’avais l’honneur d’être instituteur, je ne manquerais pas de ré-server à mes jeunes élèves une leçon sur ce vrai fils du peuple qui, par la noblesse de son caractère, l’étendue de son intelligence, sa faculté d’enthousiasme, fut l’égal des plus grands. Son père et sa mère étaient des instituteurs de village breton. La mère, septuagénaire, murée dans son deuil, porte toujours la coiffe. Tous deux pendant près d’un demi-siècle remplirent leur mission d’éducateurs à la façon d’un sacerdoce. Boisson aussi fut d’abord un instituteur.

La guerre de 1914 éclate. Il a vingt ans. Il est mobilisé. Il revient lieutenant d’infanterie, chevalier de la Légion d’honneur, amputé de la cuisse, blessé au bras, avec dix-huit éclats d’obus disséminés dans les poumons, blessure lourde et déchirante dont il souffrait en prison, après trente ans.

[270]Boisson démobilisé prépare le concours de l’École Coloniale. Il est

reçu premier comme il sera reçu premier à l’inspection des Colonies. Il sert en Afrique, en Indochine. Il a fait partie des cabinets de MM.

Page 259: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 259

Paul Reynaud, de Chappedelaine, Candace, Albert Sarraut, ministres des Colonies. À la veille de la guerre, il est nommé gouverneur géné-ral de l’Afrique occidentale par Mandel. Il n’a pas quarante-cinq ans.

Partout où il sert, Boisson laisse le souvenir d’un grand administra-teur, d’un honnête homme n’ayant que le souci de l’intérêt général, planant haut par delà les coteries, homme de métier, de conscience, ferme, bon, viril, clairvoyant et appliqué.

De ses origines il avait gardé une candeur émouvante. Cet homme, toujours si lucide quand il s’agissait des affaires de l’État, se montrait innocent, quand il s’agissait de lui-même. Il croyait difficilement à la méchanceté inlassable des ratés, qu’ils fussent de grande ou d’humble situation.

Je le vis quelques jours avant sa mort. J’aimais ce bel athlète enta-mé, ce Celte solide au cheveu dense et gris, à l’œil vert, au sourire éclatant, traînant son pilon, plein de vie encore, qu’estimait tant Eisen-hower pour les services immenses qu’il avait, sur place, rendus aux Alliés. Boisson s’interrogeait.

Il cherchait des raisons là où il n’y avait que des prétextes. Pauvre grand ami, mort de la prison pour avoir fait son devoir ! Mais déjà justice lui est rendue.

Les semaines s’ajoutaient aux semaines. Je fus transféré en chirur-gie aux fins d’opération. J’eus bientôt comme compagnon de cellule l’amiral Decoux, ancien gouverneur général de l’Indochine. Avec lui je me transportai en Extrême-Orient.

Précis, documenté, ardent, caustique, il me narrait en détail ce qu’il avait fait en Indochine. Une seule fois, et pour en rire, il me dit un mot des conditions anormales dans lesquelles son prédécesseur Catroux s’était longtemps refusé à lui passer les services. Une allusion rapide aux instructions du général De Gaulle lui disant de rester en Indochine et d’y continuer son œuvre « de défense française ».

Il était plus explicite quand il me narrait son entrevue avec le géné-ral De Gaulle.

[271]Il était en France depuis une semaine, en octobre 1945, déjà incul-

pé devant la Haute Cour de justice pour atteinte à la sûreté intérieure

Page 260: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 260

de l’État. Il séjournait à l’hôpital du Val-de-Grâce gardé à vue et voi-sin du général Weygand accusé du même crime.

Le 14 octobre, l’amiral Decoux est extrait du Val-de-Grâce et conduit dans la villa que le général De Gaulle occupe à Neuilly. L’amiral est généreusement autorisé à exposer ce qu’il a fait en Indo-chine au cours de cinq années dramatiques. Il est plein de son sujet, ne laisse rien dans l’ombre, et malgré le silence de son hôte momentané, dédaignant l’inculpation honteuse qui pèse sur lui, il parle comme s’il espérait être compris, sinon approuvé. Rien ; une ou deux questions, puis trois reproches : — Vous n’auriez pas dû accepter la responsabi-lité du gouvernement général de l’Indochine, après l’armistice. — Mais c’eût été un abandon de poste. — Pourquoi ne vous êtes vous pas rallié à moi ? Pourquoi chantiez-vous sans cesse les louanges du maréchal ?

Et l’amiral sans répondre à cette dernière accusation, la majeure, de saluer « protocolairement » le chef du gouvernement provisoire.

Il souriait en me racontant ces choses, sûr de lui, certain d’avoir fait son devoir. Et avec tant d’autres, il attendit que justice lui fût ren-due. Il ne lui en aura coûté que deux ans d’incarcération préventive pour bénéficier d’un non-lieu et sortir de prison la tête haute, ne l’ayant jamais courbée, rétabli dans les honneurs et les prérogatives de son grade.

Je fus envoyé en clinique. Puis j’appris que la commission d’ins-truction de la Haute Cour avait décidé de m’appliquer l’article 83 du Code pénal prévoyant au maximum une peine de cinq années d’empri-sonnement. Je les avais faites. Il fallut bien me mettre en liberté provi-soire.

Je rentrai chez moi comme si j’en étais sorti la semaine précédente. Étonnante plasticité de l’homme ! Je n’avais rien à oublier ; l’intermi-nable et sordide épreuve que je venais de subir n’avait jamais existé. Mais je me baignai.

J’avais l’esprit plus libre. Et abandonnant mon dossier qui, consti-tué à l’origine par une note anonyme de policier [272] amateur, s’était enflé au point de peser plusieurs kilos, je m’efforçai de réfléchir, par delà ce qui était de mon affaire, à certains aspects symboliques de la honteuse et sanglante période que venait de vivre la France.

Page 261: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 261

Est-il permis, en ces temps de liberté proclamée, de tenter une ana-lyse sommaire des faits, idées, tendances connus sous le nom de « gaullisme » ?

C’est d’abord le départ brusque pour Londres, d’un général de bri-gade à titre temporaire, nouvellement promu, et nommé depuis peu sous-secrétaire d’État à la Guerre, aux côtés de Paul Reynaud.

Nous sommes le 16 juin 1940. L’armistice est du 24 juin. Voici donc un officier général qui s’envole vers l’Angleterre quand on se bat encore en France.

Le 18 juin, il parle à la BBC de Londres. Il déclare vouloir conti-nuer la lutte aux côtés des Alliés. « La France n’a pas perdu la guerre. Elle n’a perdu qu’une bataille. Français à moi ! »

Appel réconfortant, plein de ferveur, nécessaire, qui relève les cœurs abattus et confirme les autres dans leur espoir de revanche. Si la bataille mal engagée s’avère en France sans issue, elle continuera ailleurs, sous la direction effective d’un militaire jeune encore, plein d’ardeur et de talents, qu’on dit avoir été le disciple d’élection du ma-réchal Pétain. Course au flambeau. Relais d’espoir.

Le 21 juin 1940, nouvelle proclamation du général De Gaulle qui parle noblement de la grandeur française et s’engage à rétablir la IIIe

République. Qui parle de l’abattre ?Propos inattendu dans sa bouche. Car enfin, même ceux qui

n’avaient jamais rencontré M. De Gaulle, n’étaient pas sans avoir lu un de ses livres, Au Fil de l’épée. Ils avaient dès lors remarqué que l’auteur, jeune officier dogmatique et sans doute morose, en périodes cicéroniennes parfois revigorées de rythmes plus vifs et d’un mot en coup droit, faisait de la démocratie française une critique méprisante et qu’il avait rédigé là comme le bréviaire du césarisme christianisé.

Il n’était que de s’enquérir pour apprendre que le général De Gaulle était issu d’une estimable famille provinciale, qu’il [273] était un catholique pratiquant, qu’il avait été un élève couronné des bonnes maisons, qu’il était le produit hautain et perspicace de l’état-major le plus hermétique. Bref, « un prétorien et un calotin, » n’aurait pas man-qué de dire M. Homais, plus psychologue qu’il n’est coutume de le croire.

Page 262: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 262

Et ce traditionaliste vigoureux qui a lu Joseph de Maistre, Monta-lembert, la Tour du Pin, Nietzsche, Sorel, Barrés, lui-même homme de caste, sinon de chapelle, éminemment doué, se faisait à la BBC de Londres, l’avocat d’un système dont l’esprit, les méthodes, les hommes ne pouvaient que le hérisser.

Habileté politique de sa part ? Déjà ! Volonté de donner le change à d’éventuels concurrents ? Effort pour attirer à soi ceux qu’il pressen-tait devoir être un jour les victimes de ce qu’on appellera le gouverne-ment de Vichy, dont il connaissait les préventions, les ayant parta-gées ? Exigence du gouvernement britannique qui aurait estimé que la constitution de 1875, seule, nous convenait en vertu d’une harmonie préétablie ? Suggestion de M. Paul Reynaud qui n’aurait pas perdu l’espoir de revenir aux affaires et dont lui, général De Gaulle, aurait chauffé la place ? Divination ? Coup de dés ? Précaution ? Convic-tion ? Soumission ?

En tout cas, si le discours du 18 juin était exaltant, dans le droit fil de son auteur, s’il traduisait d’une façon émouvante la douleur d’un soldat meurtri par l’armistice et ne l’acceptant pas, le discours du 21 juin 1940 est inattendu dans la bouche du général De Gaulle et semble l’écho maussade d’un thème imposé.

Dès lors, il ne s’agira plus d’un chef de guerre, appelant aux armes les Français impatients de vengeance, mais d’un général égaré dans la politique, réfugié à l’étranger, entouré de sous-produits des vieilles formules condamnées, poussant au regret, à l’opposition, à la révolte contre-battue par d’atroces représailles, 40 millions de Français de-meurés sur place, qu’ils aient décidé de rester ou qu’ils n’aient pas pu s’en aller.

Des Français très respectables considéreront que leur devoir est de le rejoindre. Certains se battront, mourront, [274] mais M. De Gaulle ne les commandera jamais sur le terrain. Il les animera, leur versera l’enthousiasme, la haine sacrée. Il aura un grand état-major, d’innom-brables réseaux d’observation, de transmission ; il subventionnera des journaux en toutes les langues, des polices politiques ; il fondera des ordres ; il fera faire la quête ; il vaticinera dans le microphone ; il créera des comités dans tous les pays du monde, sans toujours choisir ses représentants ; il aura des ministres, des ambassadeurs, des gou-verneurs généraux, des préfets in partibus ; il présidera des conseils ;

Page 263: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 263

il dictera des communiqués comme autant de sourates 19 ; il lancera l’anathème, mais il ne se battra, lui soldat, que par personne interpo-sée.

Sept ans après, M. de Gaulle est toujours général de brigade. Il a le sens du ridicule. Plus qu’on ne croit. Il s’en est tenu à cette simplicité napoléonienne, par système peut-être, par correction aussi, laissant aux épigones les étoiles tombant en pluie. Il a cristallisé autour de lui le meilleur et le pire, les sincères et les combinards, les âmes de feu et celles de boue, et tous les contraires, et tous les ennemis intimes.

Le monde entier a entendu sa voix un peu sèche, l’a vu les bras en croix, la taille haute, la tête piriforme, la mèche juvénile, le visage parfois crispé dans l’attente des voix intérieures.

Sa personnalité a pris peu à peu la valeur d’un mythe. Il est le fon-dateur d’une religion nouvelle. Le 18 juin 1940, il en a eu la révéla-tion. Il a livré son message aux foules, universelles. Il est à la fois Dieu et son prophète. La récente Église a ses apôtres, ses martyrs, son sacré collège, ses orthodoxes et ses schismatiques, ses marguilliers, ses collecteurs de dîme, ses chaisières et ses marchands du temple. Elle a une mystique aux postulats indiscutables, une morale aux com-mandements indiscutés. Les gardiens de la loi scrutent les cerveaux, et les consciences, déterminent les intentions, fouillent et broient les cœurs. Ils accueillent ou excommunient. Parfois le repentir est admis, mais sous condition. Peu importe la date. Il n’est que d’abjurer ses erreurs, brûler les faux dieux, se frapper la [275] poitrine ou se ré-pandre en bonnes œuvres. Dans ce dernier cas, la discrétion est assu-rée.

Le gaullisme a son vocabulaire, ses thèmes de méditation, ses signes de reconnaissance, ses symboles, ses hauts lieux, ses attributs de fidélité, ses congrégations d’intellectuels, de héros et de crétins. Assez vite, le temporel manifesta ses exigences ; docteurs et légistes s’assemblèrent. Les conciles devinrent conseils d’administration ; les apôtres dépouillés, dignitaires nantis, les cohortes sacrées, cotisants à un parti. Le dieu descendu sur la terre risque de se faire blackbouler aux élections et s’il triomphe — rien n’est impossible — ce sera par le bulletin de vote, passe-partout d’un royaume qui est bien de ce monde.

19 Versets du Coran.

Page 264: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 264

Depuis, il a été chef de gouvernement et chef d’État en même temps, comme Pétain. Il n’a pas cessé d’être chef d’équipe. Autour de lui, civils et militaires de tout crin, dont quelques-uns n’étaient peut-être pas sans mérite, se sont couverts de broderies, de plaques, d’hon-neurs, de titres à une cadence qui fait apparaître ministres et maré-chaux du Premier Empire parcourant leur carrière d’épopée, comme une lente théorie de culs-de-jatte asthmatiques.

Le général De Gaulle pouvait tout. Oui, vraiment tout. Ramener le roi dans une jeep, l’empereur dans un autogire, fonder lui-même une dynastie, à la rigueur accepter d’en être le connétable, rétablir la IIIe

République dont il aurait été le président à vie, interrompant ainsi la série des fantoches. Il pouvait plus simplement ne pas nous décevoir, et tenir ses promesses. Il n’avait qu’à nous restituer notre grandeur, notre indépendance ; où sont-elles ? Nous conserver l’Empire, le cré-dit, l’espoir, le plaisir de vivre ; où sont-ils ?

Une propagande planétaire, des conjonctures favorables, un incon-testable mérite personnel avaient fait de lui l’homme providentiel. Les foules conquises le hissèrent au pouvoir. Il est venu, il est parti ; il a parlé, il s’est tu. De nouveau, il se manifeste. Sur le pas de la porte, certain soir, il nous a confié qu’avec lui, c’était le bon temps et que tout allait pour le mieux. Allons bien, tant mieux !

Que de pèlerinages ! Il part pour Moscou, voit le maréchal [276] Staline, lui aussi grand prêtre d’une religion terrestre qui lui donne la confirmation que les Anglo-Saxons, fidèles d’une secte pourtant moins intolérante, lui refusaient.

Il signe un pacte. Comme Laval. Puis il accusera Staline d’inspirer « les séparatistes » de France qu’il entend dissoudre, poursuivre, étri-per. Raka. Comme Moch.

Après avoir refusé de s’entretenir à Alger avec le président Roose-velt, si noble, si humain, si souriant et déjà marqué par la mort, il va en Amérique. Comme Giraud.

À Saint-Étienne, il préconise l’alliance du capital et du travail. Comme Pétain. Il est à l’origine de la IVe République ; il parle de l’étrangler comme Pétain, soi-disant, étrangla la Troisième.

Il se déclare au-dessus des partis ; il les condamne ; il en fonde un, sans le fonder, tout en le fondant, comme lui-même.

Page 265: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 265

Et toute cette acrobatie, devant de braves types ahuris, qui disent : « Je n’y comprends plus rien ! » des imbéciles « engagés » qui pleurent : « Nous n’avons pas voulu ça ! » des malins, plus ou moins gavés, qui montent la garde, se congratulant : « Nous avons joué la bonne carte ! »

Toutes ces contorsions, peut-être nécessaires, au nom du jeu unique et de l’immutabilité.

Qu’en pensent les morts ?Du temps que j’étais en prison, je faisais souvent un rêve. J’oubliai

que M. De Gaulle m’avait mis dans le trou avec des dizaines de mil-liers d’autres Français dont le crime — j’exclus les assassins, les déla-teurs, les fous, les vénaux, les lâches et tous les misérables à la patente abjection, — avait été d’obéir, ne fût-ce qu’un temps, à un maréchal de France resté en France et porteur d’un mandat légal, plutôt qu’à un général de brigade à titre temporaire parti pour l’étranger, en des heures où les chefs civils se terraient.

Je l’entendais en songe lançant un seul appel, celui du 18 juin 1940. Je le voyais menant lui-même au combat, sur les champs de ba-taille, au côté des Alliés, des soldats de France, n’ayant qu’un souci : chasser l’envahisseur, les armes à la main. Puis, le moment venu, je le voyais, ayant compris l’atroce souffrance de ceux qui restèrent, acce-ptèrent une [277] mission de sacrifice et furent les administrateurs d’une catastrophe dont ils n’étaient pas responsables, mais qu’ils avaient prévue, de ceux qui permirent, par un empirisme quotidien, à la France torturée de survivre et d’attendre son retour à lui, précisé-ment, je le voyais se dressant dans sa gloire, thaumaturge nimbé de ses victoires debout dans un geste d’apaisement, châtiant fort et vite les quelques mauvais, ramenant à lui tous les autres, rompant avec eux le pain d’amitié, les conviant tous au travail mené dans une féconde allégresse.

Je le voyais bâtissant de tous les cœurs, de tous les muscles, de tous les cerveaux français, une France régénérée, fille respectueuse de son passé, mère ardente de son avenir, d’un avenir de confiance, de justice, de vérité, de joie.

Il le pouvait. Il le devait. Il y pense encore, sûrement. We must think that’s now too late.

Page 266: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 266

Pauvre Charles De Gaulle, chevalier aux vastes pensers et à la triste figure, vidame au noir destin !

Et j’étais pris pour lui d’un sentiment complexe, d’une sorte de sympathie se muant vite en pitié.

** *

Un soir que nous dînions en ville ma femme, ma fille et moi, je reçus un coup de téléphone de mon avocat, le bâtonnier Ribet.

Nous nous étions connus enfants au jardin du Luxembourg. Je l’avais croisé à Vichy au moment des préparatifs du procès de Riom, alors qu’il assumait la défense de Daladier.

Bien que marqué par l’âge, et courbé par un douloureux accident de guerre, j’avais reconnu en l’homme mûr l’adolescent magnifique, à la chevelure puissante, au regard fier et ardent qu’il était un demi-siècle auparavant.

Quand il fut question pour moi de choisir un avocat, je m’adressai à lui. Il fit valoir à ma femme que j’avais été ministre de l’Intérieur du maréchal Pétain et qu’avant de se décider, il tenait à recevoir de moi une note dans laquelle je m’expliquerais, ne devant rien lui dissimuler. Je fis ce [278] long rapport en prison. Je fus assez heureux pour qu’il admît d’être convaincu de ma bonne foi et reconnût la valeur de cer-tains de mes actes.

Il accepta de m’assister. Je le vis très peu pendant ma longue dé-tention. Au fond de moi, je lui en tenais un peu rigueur. Mais il devait savoir ce que la visite de son avocat représente pour un prisonnier, qui ne peut s’empêcher de penser que son affaire seule mérite d’être étu-diée, et il m’envoya très régulièrement — plus de cent cinquante fois —, son éminent collaborateur M Degand, si fin, si égal d’humeur, si patient.

Ribet me demandait de me rendre chez lui d’urgence avec mon dossier complet. Nous étions à une dizaine de jours de la date fixée pour la première audience de mon procès en Haute Cour. Il fallait y pourvoir. M’excusant auprès de mes amis, je passai chez moi et char-geai dans une voiture mon dossier dont la seule vue me donnait la nausée. J’arrivai chez Ribet vers 10 heures du soir. Il y avait là Me De-gand et mon jeune beau-frère Me Charles Malvy qui avait au mieux

Page 267: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 267

assumé la tâche ingrate, mais essentielle de classer mon dossier et les notes de plaidoirie.

Le bâtonnier était assis devant une petite table, nous trois autour de lui. Il fut convenu qu’il me poserait des questions précises et que je répondrais le plus directement possible, Me Degand devant, s’il en était besoin, compléter mes déclarations et Charles Malvy présenter la pièce utile.

Pendant quatre heures, jusqu’à 2 heures du mâtin, notre travail commun ne cessa pas, et quand chacun eut tenu son rôle, Ribet avait bâti sa plaidoirie en lumière, en synthèse, en irrésistible efficacité. J’étais loin des misérables, des tortueuses lenteurs d’une instruction menée par un magistrat vétilleux et compact qui donna à tous ceux ayant eu affaire à lui, l’impression d’être un fils spirituel du père Soupe.

Le jour de l’audience vint enfin : le 18 décembre 1948 ; j’avais été arrêté le 11 novembre 1943.

La cérémonie, je ne trouve pas d’autre terme, se déroula dans la grande salle des assises du palais de justice. Le public était à ma gauche ; plus près la tribune des journalistes ; en [279] face de moi les quinze juges, très jeunes ; à leur gauche l’accusateur ; à ma droite le président Edgar Faure et ses deux assesseurs; derrière moi mes trois avocats ; à ma gauche immédiate, l’inévitable garde républicain.

Interrogatoire d’identité ; lecture bredouillée de l’acte d’accusa-tion. J’aurais saccagé un poulailler en banlieue que le ton eût été le même, aussi platement professionnel. J’entendis au passage, sans la relever, une insolence de l’auxiliaire de justice qui, parlant de mon beau-père M. Malvy, avait crachoté dans son rabat : « Malvy. » J’en profitai pour me donner un peu d’air. Et je coulai un regard discret sur la gauche, vers la tribune des chroniqueurs judiciaires.

Je reconnus Pierre Seize que j’avais reçu quelques années aupara-vant à Buenos-Aires, alors qu’il terminait un voyage d’études en Boli-vie. Allobroge massif et blond, la manche glorieusement vide, chauve, il était assis sur la plus haute banquette, Montagnard du compte rendu. Tiens ? une femme, du moins de loin — un des avocats me renseigne : Mme Jacob. Sainte Blandine ! nacre et suavité. Le greffier va en finir et je m’apprête.

Page 268: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 268

Tout citoyen a vingt-quatre heures pour maudire ses juges, mais plus longtemps pour leur exprimer sa gratitude. Quand il m’arrive, de plus en plus rarement, de songer à ma comparution devant la Haute Cour, je remercie en pensée ces hommes, même ceux qui ont voté contre moi.

Ils étaient des élus en cette vile époque où trop de gens ne considé-raient plus rien qu’en fonction des partis et des fanatismes. Ils auraient pu céder aux pressions de tous ordres qui s’exerçaient sur ceux que des circonstances révolutionnaires, inévitables ou soigneusement pro-voquées, avaient mis en position de prononcer sur l’honneur et la vie d’adversaires politiques.

Mes juges m’écoutèrent ; quelques-uns me posèrent des questions de détail auxquelles je m’efforçai de répondre. Le président conduisit les débats avec une intelligence, une objectivité, une correction et une fermeté dont je suis sûr qu’elles lui assureront une haute carrière.

L’accusateur, vêtu de popeline rouge et d’une peau blanche [280] du moins beau jaune, feuilletait ses papiers. J’avais devant moi le haut magistrat dont Chautemps disait : « C’est le plus jésuite des francs-maçons. » Pendant trois jours, dans ses interventions, ses silences, ses mimiques, son réquisitoire, cet homme dont j’ignorais même l’exis-tence avant de savoir qu’il était chargé de requérir contre moi, s’atta-cha à me déshonorer. Je ne lui en veux pas. Car enfin il fut nul.

Je n’ai pas à raconter mon procès qui n’intéresse que mes avocats, ma famille, mes amis et moi.

Me Degand entama le combat. Précis, documenté, pressant, il tra-vailla l’accusateur en des corps à corps efficaces, accumulant les points.

Ribet lui succède. Il fut à son ordinaire, admirable d’à-propos, de fougue, de logique. Ses apostrophes, ses arguments, passaient en vols frémissants par-dessus ma tête et je ne pouvais m’empêcher d’applau-dir silencieusement en moi-même, à tel passage de sa plaidoirie, aussi dégagé que si je n’avais pas été en cause. C’était beau, convaincant. Ce fut l’avis de la majorité de mes juges et du public, si la presse en parla peu.

Libre, je rentrai à pied chez moi, suivant les bords de la Seine. La nuit de décembre enveloppait de mystère les perspectives familières.

Page 269: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 269

Ce n’était pas une ville nouvelle pour moi que ma vieille cité chérie, mais c’était un autre homme qui s’attardait, malgré le froid, à la contempler comme à travers un voile et cet homme nouveau, c’était l’ancien revenu, après un long voyage au pays de douleur, d’injustice et de bassesse.

Ma femme qui n’avait pas cessé d’être magnifique de dévouement et de dignité, ma fille, jeune fille maintenant, m’attendaient chez nous, entourées de quelques amis. J’avais si longtemps vécu dans le silence des solitudes cloisonnées, que j’eus besoin de me retirer un instant dans ma bibliothèque. Les livres étaient là, un peu fatigués, eux aussi. Je retrouvai vite le texte exact de trois pensées dont, au long des an-nées, j’avais médité le fond sans m’en rappeler précisément la forme.

« La démocratie se corrompt lorsque les citoyens ne peuvent [281] souffrir une inégalité entre eux, ce qui amène à l’anarchie. » (Marat).

« N’espère pas connaître la vérité d’après les hommes, recherche d’abord la vérité et tu connaîtras ensuite ceux qui la professent. » (Le livre de la sagesse arabe.)

« La France a bien fait voir qu’étant unie, elle est invincible et que de son union dépend sa grandeur, comme sa ruine de sa division. » (Louis XIII, 21 avril 1643.)

Page 270: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 270

[283]

Du service public à la prison commune.Souvenirs. Tunis – Rabat – Buenos Aires - Vichy – Alger - Fresnes.

AppendiceCAMPAGNE DE TUNISIE

15 novembre 1942 — 13 mai 1943

Retour à la table des matières

Quatre phases principales sont à considérer 20 :I. — Mise en garde, par fractions successives, des troupes de Tuni-

sie, puis des troupes de Constantine, contre les débarquements alle-mands et italiens en Tunisie. Couverture de la marche d’approche des troupes d’Algérie et du Maroc, ainsi que des effectifs de renforcement alliés.

II. — Course à la dorsale tunisienne et à son prolongement par la ride-Est des plateaux. Occupation des débouchés du massif monta-gneux de Kroumirie. Mise en place d’un dispositif de défense cou-vrant les chemins d’accès vers l’Algérie et permettant, dès que les cir-constances le permettront, le débouché dans la plaine tunisienne cô-tière et vers la mer.

III. — Bataille pour la conservation de la dorsale et des débouchés du massif montagneux de Kroumirie. Renforcement [284] du disposi-tif anglo-français par les troupes américaines. Relève partielle des élé-ments français d’Afrique du Nord en ligne depuis le début des opéra-tions, après avoir supporté le poids le plus lourd de la bataille.20 Le lecteur voudra bien excuser la rédaction volontairement technique et dé-

pouillée de ce compte rendu qui ne doit être, dans mon esprit, qu’un procès-verbal empruntant toute sa valeur à l’importance des faits présentés.

Page 271: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 271

IV. — Regroupement des forces anglo-franco-américaines, en liai-son avec la 8e armée britannique. Attaque des avancées de Tunis. Prise de Tunis. Reddition des forces de l’Axe.

Première phase. — Dès le 16 novembre, le commandement a été organisé sur le front tunisien.

Le détachement de couverture aux ordres du général de corps d’ar-mée Koeltz comprenant les troupes de Tunisie et les troupes de la di-vision de marche de Constantine et, ultérieurement, des réserves géné-rales, étend sa zone d’action sur les territoires de la Tunisie et du dé-partement de Constantine.

Le front Est-Saharien, placé sous les ordres du général Delay dis-posant des troupes des territoires de Touggourt et des oasis éventuelle-ment renforcées par des unités de réserves générales, s’étend sur l’en-semble des deux territoires ci-dessus.

Détachement de couverture et front Est-Saharien sont sous le com-mandement du général Juin, commandant en chef les forces terrestres en Afrique du Nord, qui prend le titre de « commandant du détache-ment d’armée française ».

Le 19 novembre, l’armée d’Afrique est répartie en deux grandes masses stationnées en Afrique du Nord, d’une part, en Afrique occi-dentale française, d’autre part.

En attendant que les transports maritimes réorganisés le per-mettent, c’est l’armée d’Afrique du Nord qui va supporter seule pen-dant plusieurs mois le poids de la bataille.

La composition initiale du corps de bataille comporte : les troupes de Tunisie ; 5 divisions de marche, (3 d’Algérie, 2 du Maroc) ; 2 bri-gades légères mécaniques, l’une en Algérie, l’autre au Maroc.

Encore faut-il prévoir que les divisions du Maroc et la division d’Oran resteront en grande partie immobilisées dans leur zone de sta-tionnement du temps de paix pour faire face [285] à une action éven-tuelle de l’Allemagne à travers l’Espagne.

En outre, les deux brigades légères mécaniques ont énormément souffert entre le 8 et le 11 novembre et, si les qualités combatives du personnel sont restées intactes, leur matériel s’est fortement amenuisé.

Page 272: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 272

Le transport des unités de la division d’Alger et de la brigade légère mécanique d’Algérie commence dès le 15 novembre : il s’exécute sous la protection du détachement de couverture du général Barré qui a reçu comme mission complémentaire d’assurer la libre disposition de la rocade Djebel-Abiod-Béja-Teboursouk et, en tout état de cause, celle de Tabarka-Le Kef.

Pendant ce temps, la division de Constantine, sous les ordres du général Welvert, occupe Gafsa le 16 et fait exécuter le 19 une dé-monstration couronnée de succès sur la voie ferrée de Sfax à Gabès par un escadron d’automitrailleuses.

L’ennemi, de son côté, accélère ses débarquements et, cherchant à prendre l’initiative des opérations et à élargir l’espace nécessaire à sa manœuvre, attaque sans succès dans le nord à Sidi-N’Sir le 20 no-vembre, mais nous oblige, dans la nuit du 20 au 21 novembre, à éva-cuer Medjez-el-Bab et Gafsa.

Le 21 novembre, la 78e division britannique, débarquée en ma-jeure partie à Bône, se met en place sur le front Djebel-Abiod-Sidi-N’Sir-Oued-Zarga couverte par la division de Tunisie.

En outre, une force blindée américaine, la « Blade Force » se ras-semble vers Béja.

L’intention des Britanniques est d’attaquer le plus tôt possible, avec les forces ainsi hâtivement rassemblées, de façon à gagner l’en-nemi de vitesse et d’essayer de dégager Tunis. Dans un premier temps, on s’emparera de Mateur et de Medjez-el-Bab puis, si les cir-constances sont favorables, on poussera l’offensive dans la plaine de Tunis.

La division de Tunisie prêtera l’appui de son artillerie et continuera à tenir ses positions après l’avance des Britanniques, tout en serrant certaines unités au plus près en mesure d’organiser et de conserver le terrain conquis et, le cas échéant, d’occuper Tunis.

[286]Ainsi l’ennemi va être sérieusement accroché dans le Nord-Tuni-

sien et, comme il semble ne posséder encore que de faibles effectifs au sud de Kairouan, il y a le plus grand intérêt pour les forces fran-çaises à poursuivre l’occupation du Sud-Tunisien pour y constituer rapidement un front aussi proche que possible de la côte.

Page 273: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 273

Le 22 novembre, Gafsa est attaquée et réoccupée par un groupe-ment franco-américain aux ordres du général Welvert.

Le 23 novembre, un groupe de chasseurs d’Afrique et le détache-ment américain du colonel Raff accouru de Gafsa chassent les Italiens de Sbeitla après les avoir taillés en pièces.

Ces deux opérations ont amené la division de marche de Constan-tine à sortir de Tebessa et à s’étendre très loin vers le Sud et vers l’Est, Tebessa continuant cependant à être très solidement tenue. Ainsi, éti-rée à l’extrême, il est nécessaire de la soulager et, en particulier d’as-surer sa liaison avec la division de Tunisie. Or, les premiers éléments de la division d’Alger et de la brigade légère mécanique d’Algérie ne commenceront à arriver que le 26 novembre.

Le 25 novembre, l’attaque britannique (78e division renforcée du 1er bataillon de chars moyens américains et de la « Blade Force ») est déclenchée : Tamera est dépassée le 26 novembre et les blindés at-teignent le sud de Mateur et de Djedeida, mais devant les contre-at-taques allemandes du 27 et des jours suivants, l’attaque, suspendue le 2 décembre, est définitivement stoppée le 4 devant la station de Jefna et devant Tebourba. Il ne semble pas que l’opération puisse être re-prise avec succès. L’ennemi s’est considérablement renforcé autour de Bizerte et de Tunis où il semble avoir constitué une solide tête de pont.

Dans le Sud-Tunisien, par contre, il semble bien qu’on a seulement à faire à des groupements assez peu étoffés, constitués par des élé-ments disparates groupés en hâte en Europe et transportés en Tunisie par tous les moyens disponibles.

Le 30 novembre, nous tenions solidement Sbeitla et Gafsa. Il convient donc de poursuivre sans retard la poussée de nos éléments vers le Sud et vers l’Est et de s’assurer rapidement [287] une situation avantageuse avant que l’ennemi n’ait eu le temps de se renforcer.

Page 274: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 274

Deuxième phase. — L’arrivée progressive des unités de la brigade légère mécanique d’Algérie et de la division de marche d’Algérie, à partir du 26 novembre, nécessite la réorganisation du commandement dans la zone du 19e C. A.

Trois groupements : groupement du général Deligne : D. M. d’Al-ger et détachement léger de la B. L. M. : (général du Vigier) axe Clairfontaine-Sbiba ; groupement du général Welvert : D. M. de Constantine, axe Tebessa-Feriana ; groupement du général de Goutel : zone Aurès et Némentcha.

Le 30 novembre, le général Juin, découplé les forces françaises en direction de la grande dorsale tunisienne en vue de déboucher ulté-rieurement vers la zone Sousse-Gafsa-Gabès. À cet effet :

Le 19e R. C. A., agissant au sud de la ligne incluse : Montesquieu-Maktar- Kairouan, sur la direction générale Gafsa-Sbeitla-La Kessara de Maktar reçoit pour mission de rechercher le renseignement et le contact sur les directions de Kairouan, Sfax et Gabès, tout en conti-nuant à tenir solidement les verrous de Tebessa.

La division de Tunisie, poursuivant son action au nord de la ligne définie ci-dessus, sur la direction Souk-Ahras -Tunis, reçoit l’ordre de porter ses éléments avancés sur la ligne générale Siliana-Medjez-el-Bab avec mission de couvrir, de renseigner et de rechercher le contact dans les directions de Pont du Fahs et de Kairouan ; cette mission laisse dans la zone anglaise les unités d’infanterie et d’artillerie de la division de Tunisie pour assurer la couverture nécessaire du flanc droit britannique, à la suite du repli du 5e corps britannique sur la ligne Tamera-Medjez-el-Bab-Bou-Arada.

Le 2 décembre, Bou-Arada et Siliana, Maktar et Sbiba sont occu-pés par les troupes françaises.

Sur les plateaux tunisiens, une opération commencée le 2 et visant à l’occupation du col du Faid, sur la route Sbeitla-Sfax, est couronnée de succès le 3. Progressivement, les

Page 275: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 275

[288-289]

[290] forces françaises se portent vers l’Est et, le 10 décembre, au mo-

ment où les Britanniques, après l’échec de leur action offensive, en-tament leur repli dans le nord, la branche Ouest de la dorsale tuni-sienne est franchie par nos troupes qui s’établissent à Oufseltia-Had-jeb-el-Aioun, puis à Fon-douk-el-Okbi, et enfin sur les passages de la branche Est à hauteur d’Ousseltia.

Toutes ces opérations ont été effectuées en engageant nos éléments au fur et à mesure de leur arrivée sur le terrain contre un ennemi hési-tant au début et de plus en plus ancré dans sa résistance grâce à la den-sité des renforts qui lui par viennent.

Page 276: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 276

Sur les plateaux tunisiens et dans la région des Chotts, la division de Constantine établit une poussière d’unités à El-Guettar sur la route de Gafsa à Gabès et le 13 décembre à Tozcur, Nefta et Metlaoui.

Le 15 décembre, l’avance ainsi réalisée en deux semaines, avec des moyens réduits et dans des conditions extrêmement précaires, dépasse en certains points 150 kilomètres. Les mouvements nécessités par cette importante progression vers l’Est furent effectués avec une rapi-dité surprenante, compte tenu des difficultés sans nombre soulevées par la précarité des communications et le manque de moyens automo-biles.

En effet, dans cette région, toutes les bonnes routes sont orientées nord-sud et sur les axes ouest-est on ne trouve que des pistes rendues difficilement praticables par les pluies ; or, le matériel automobile fait grandement défaut et celui qui existe s’est avéré en très mauvais état. En outre, tous ces mouvements se firent le plus souvent» en plein jour sans couverture aérienne et sans protection de Dca, les troupes man-quant presque totalement de matériel antiaérien. L’ennemi réagit fai-blement et, dans les jours qui suivent, nos positions peuvent être amé-liorées et renforcées sans difficultés majeures. Pichon est occupé le 19 décembre.

Troisième phase. — La position occupée par les troupes françaises présente un important rentrant vers Gafour et couvre mal la région Le Krib-Le Kef qui donne directement [291]

accès aux arrières du 5e corps d’armée britannique. En outre, elle laisse aux forces de l’Axe les extrémités nord des deux branches de la dorsale et, en particulier, le massif formé par le Djebel-Fkirine et le Djebel-Ben-Saïdane où ces deux branches se soudent.

Ce massif a une importance extrême, car il commande au nord la plaine de Bo-Arada-Pont du Fahs, la route de Pont du Fahs à Enfida-ville, ainsi que l’accès du Djebel-Zaghouan et au sud les débouchés sur la trouée de Robaa-Siliana et sur la coulée d’Ousseltia. Il est donc très dangereux de le laisser aux mains de l’ennemi et, par ailleurs sa conquête, en nous assurant la possession complète de la dorsale, nous placerait dans d’excellentes conditions pour déboucher soit sur Pont du Fahs et la plaine de Tunis, soit sur Enfidaville.

Page 277: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 277

L’affaire dépassant de beaucoup les possibilités de nos moyens actuellement mis à pied d’œuvre, le général Juin décide de limiter l’effort au nettoyage de la région Siliane-Robaa jusqu’au barrage de l’Oued-el-Kébir ; ainsi sera résorbée la poche de Gafour et les forces françaises seront portées au pied de la branche-Ouest de la dorsale et du massif Fkirine-Ben-Saïdane.

En conséquence, le général Barré reçoit le 15 décembre l’ordre de préparer des actions offensives pour enlever la base de départ Pont du Fahs-Medjez-el-Bab à partir du 20, en vue d’un débouché ultérieur dans la plaine de Tunis. La division de Tunis occupe Robaa et le bar-rage de l’Oued-el-Kébir le 16 décembre.

Le projet consistant à mettre la main sur le massif Fkirine-Ben-Saï-dane n’est cependant pas abandonné. Il est nécessaire, en effet, de couvrir les éléments français de l’oued-el-Kébir, actuellement très en l’air, par l’occupation de la dorsale même dont il convient de tenir sans tarder les principaux observatoires.

Par ailleurs, les Britanniques envisagent de reprendre leur offen-sive sur Tunis si les Français, après avoir pris le Fkirine, les couvrent sur leur flanc sud par une opération en direction de Pont du Fahs, Za-ghouan, et éventuellement, Enfidaville.

[292]La manœuvre franco-britannique suivante est dès lors adoptée : au

cours d’une opération préliminaire, les forces françaises dégageront la région de Fkirine, puis, aidées par une action britannique à base de blindés débouchant de Bou-Arada, s’empareront de Pont du Fahs et du Djebel-Zagbouan. Ainsi couvert sur son flanc droit, le 5e Ca britan-nique marchera sur Tunis, tandis que les forces françaises poursui-vront leur progression en direction de Ressas.

Les moyens du Détachement d’armée française étant nettement insuffisants pour mener à bien cette opération dans un secteur d’at-taque montagneux et boisé, le 7e R.T.M. et la division A du Maroc, sous le commandement du général Mathenet, sont mis à sa disposi-tion, mais l’arrivée de cette division s’échelonnera sur plus de quinze jours.

L’opération est déclenchée le 20 décembre par un groupement de forces sous les ordres du colonel Carpentier, commandant le 7e

Page 278: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 278

R.T.M., comprenant en particulier un détachement de canons anti-chars de 37 automoteurs britanniques. Elle se heurte à une vive résis-tance de l’ennemi installé en force dans le triangle Djebel-Fkirine, Djebel-Chirich et barrage de l’oued-el-Kébir, et disposant en outre de canons automoteurs qui circulent sur les pistes, mitraillent et ca-nonnent tous les espaces découverts à leur portée.

Malgré une progression sensible, le groupement Carpentier est obligé, le 22 décembre, de suspendre ses attaques faute de moyens blindés et de revenir occuper ses positions de départ. Le mauvais temps, par ailleurs, entrave toutes les opérations de part et d’autre.

L’attaque est reprise le 27 décembre sous le commandement du général Mathenet qui vient d’arriver et qui dispose des unités de l’an-cien groupement Carpentier renforcé de chars légers américains ; la progression est très marquée le 27, ralentie le 28 par de violentes contre-attaques ennemies accompagnées de chars lourds. Finalement, le groupement Mathenet s’établit, dans la nuit du 28 au 29 décembre, sur la ligne générale El-Hamra-El-Bahalil devant un ennemi affaibli par les combats de la veille, mais en cours de renforcement ; le géné-ral Juin décide alors d’arrêter pour le moment, [293] toute action of-fensive et de tenir ferme sur la ligne atteinte.

Au cours de ces combats du 20 au 28 décembre, la preuve a été faite que, devant un adversaire renforcé, les troupes françaises ont un armement insuffisant et manquent des unités blindées d’appui direct de l’infanterie : leur installation progressive sur la branche est de la dorsale n’en inquiète pas moins l’ennemi, car cette ligne de hauteurs donne d’excellentes vues sur l’étroite plaine côtière de Sousse-Kai-rouan, et il mesure tout le danger que présente, pour sa manœuvre, le fait que nous tenions dès maintenant les cols qui mènent à Kairouan.

Il n’a pas pu empêcher, par ailleurs, la division d’Alger et la Blm (brigade légère mécanique) du général du Vigier de s’emparer de Fon-douk-el-Okbi, de Pichon et du col de la route d’Ousseltia à Kairouan, malgré ses contre-attaques des 18, 22, 25, 26, 27 décembre en direc-tion de Pichon, Fondouk-el-Okbi, Maison des Eaux. Il réussit néan-moins, le 3 janvier, à la force d’un violent bombardement par avions, à s’emparer de Fondouk-el-Okbi, mais il est contenu au sud de Piclion et en avant d’Hadjeb-el-Aioun. Cette attaque de Fondouk, menée avec des moyens modernes importants, marque la volonté bien arrêtée de

Page 279: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 279

l’adversaire de nous expulser des positions avantageuses que nous occupons à proximité de la plaine côtière de Sousse-Kairouan. Il en a maintenant les moyens, car la cadence de ses renforcements s’est net-tement accentuée au cours de la deuxième quinzaine de décembre et, dès lors, toutes ses actions vont s’inscrire dans un plan méthodique qui porte la marque du commandant en chef allemand en Afrique : le maréchal Rommel.

Rommel, très affaibli en personnel et surtout en matériel, compte trouver en Tunisie des renforts substantiels et surtout un champ de bataille bénéficiant d’une ligne de communication courte et à peu près sûre avec l’Europe, et présentant des conditions particulièrement favo-rables à la manœuvre sur les lignes intérieures.

C’est ce champ de bataille que le général Nehring, commandant le corps expéditionnaire italo-allemand en Tunisie, a été chargé de pré-parer aussi large et aussi dégagé que possible.

[294]Pour parer à ce danger et rétrécir au maximum le jeu ennemi sur

les lignes intérieures, le commandement français a jeté dans la ba-taille, au prix d’efforts surhumains, toutes ses disponibilités ; étirés à l’extrême sur les 350 kilomètres de front qui vont de Medjez-el-Bab à Tozeur, une trentaine de bataillons français, appuyés par une douzaine de groupes d’artillerie tiennent devant un ennemi renforcé chaque jour par d’excellentes unités allemandes.

Il est urgent de les renforcer en moyens (engins blindés, D.C.A., D.C.B.) et de constituer au plus tôt, à proximité du Sud-Tunisien, une forte réserve mobile sous la forme d’une grande unité motorisée, ou même blindée alliée susceptible d’assurer les gains de terrain déjà réa-lisés et même de les améliorer, quelles que soient la direction et la vi-gueur des entreprises de Rommel. Le 6 janvier, le général Eisenho-wer, d’accord avec le général Giraud, avait déjà prévu une nouvelle organisation du commandement en fonction de l’arrivée, fin janvier, du 2e corps d’armée américain dans l’Est Constantinois.

Le 18 janvier, il adresse un ordre d’opérations conçu en fonction du développement escompté des opérations de la 8e armée qui semble pouvoir agir en force dans la région de Mareth vers le milieu de mars. Cet ordre organise une action offensive du 2e corps d’armée améri-

Page 280: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 280

cain chargé de s’emparer des passages des plateaux entre Fondouk et El-Gueltar, couvert par le détachement de l’armée française qui doit : s’assurer du passage de Fondouk ; tenir solidement la ligne Djebel-Mansour, Fkirine, Fondouk, et être en mesure, avec la 1re armée bri-tannique, de saisir toute occasion d’entreprendre des attaques à objec-tif limité.

En attendant le déclenchement de cette opération prévue pour les derniers jours de janvier, l’occupation de la branche est de la dorsale est poursuivie par les troupes de Tunisie et le 19e corps d’armée. Hen-chir Karachoum et la cluse de Foum-el-Gouasfel sont occupés le 11 janvier. Les Djebels-Bou-Dabouss et Ouchtatia sont enlevés le 13. Le Djebel-Bou- Hadjab est nettoyé le 15. La branche est de la dorsale est à ce moment entièrement entre nos mains. L’ennemi, sentant [295] le danger grandissant de cette situation, ne va pas tarder à réagir. Des indices très nets de contre-offensive prochaine apparaissent dès le 8 janvier : évacuation des indigènes dans certaines régions, modifica-tions caractéristiques dans le dispositif d’occupation, mouvements particulièrement importants de véhicules entre Pont du Fahs et la ré-gion de l’oued-el-Kébir.

Le lundi 18 janvier, à 8 heures, l’ennemi attaque sur un front qui va de Bou-Arada au barrage de l’oued-el-Kébir. Les premières at-taques sont stoppées, mais reprises vers 16 heures et largement éten-dues, dotées en surplus d’un important appoint de chars, elles sub-mergent la défense, atteignent le carrefour d’El-Hamra et menacent la route Robaa-Siliana.

Profitant du clair de lune, l’infanterie et les chars allemands pour-suivent leur avance et parviennent à proximité d’Oum-el-Abouab : le 19 dans la matinée, l’attaque dépasse Oum-el-Abouab et atteint le car-refour des ruines byzantines, pendant que nos unités, dissociées par le combat et ayant subi de fortes pertes, après avoir été pilonnées, dépas-sées et souvent encerclées par des forces dix fois supérieures, se re-plient tant bien que mal par la montagne sur Robaa et le Djebel-Bar-gou. »

La vallée d’Ousseltia est ouverte à l’ennemi.Il apparaît très rapidement que c’est dans cette vallée et sur la

branche est de la dorsale que les Allemands vont maintenant porter leurs efforts ; le général Juin décide donc de se rétablir sur la ligne

Page 281: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 281

générale Bou-Arada-Siliana-Robaa- Djebel-Bargou en se raccordant le plus possible au nord aux positions de la dorsale est ; en consé-quence, le 19 au soir, trois bouchons sont hâtivement constitués dans la plaine d’Ousseltia par la division d’Alger et les Tabors.

Le 20 janvier l’ennemi occupe Henchir Karachoum, prend le contact de nos points d’appui dans la soirée du 20 et, dès la nuit tom-bée, profitant de la pleine lune, il attaque en force, contourne et fait tomber par débordement les bouchons à peine mis en place et se ré-pand dans la plaine d Ousseltia. Il atteint ainsi le 21, les avancées du village.

[296]Mais, dès le 20 au soir, le groupement blindé américain du général

Robinett avait été mis à la disposition du général Juin et porté à Mak-tar prêt à intervenir, soit dans la plaine d’Ousseltia, soit en direction du col de la route de Kairouan, soit en direction de Pichon.

Rassemblé le 21 au matin, il attaque sur la direction Ousseltia-Sidi-Bou-Khrit, puis se rabattant vers le sud-est prend à revers l’ennemi afin de dégager le passage à nos éléments repliés du nord de la dor-sale.

Ceux-ci, grâce à l’intervention du groupement Robinett, se dé-gagent après de violents combats et finalement se rétablissent dans la région du Djebel-Rihane où ils tiennent ferme malgré les attaques vio-lentes et répétées de l’ennemi pendant que nos éléments regroupés autour de Robaa et renforcés d’unités britanniques sont poussés jus-qu’au carrefour de Bordj-Sidi-Saïd, sur la route de Robaa-Barrage. Du 22 au 26 janvier, le général Robinett refoule progressive ment l’enne-mi jusqu’aux ruines byzantines.

Le 26 au soir, nous tenons la ligne générale Bou-Arada-Bled-el-Thil, Hauteurs nord de la route de Kairouan-Djebel-Rihane, Pichon. Nos troupes très éprouvées par les combats qu’elles viennent de soute-nir pendant plus d’une semaine sont renforcées dans la vallée de l’oued-Kébir par deux bataillons et trois batteries britanniques et, dans la vallée d’Ousseltia, par trois bataillons américains et le groupement Robinett.

Elles avaient eu affaire à : la 10e Panzer et ses quatre bataillons d’infanterie organiques ; le 334e division d’infanterie ; le 501e déta-

Page 282: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 282

chement de chars de 52 tonnes, masse de manœuvre couverte au nord par des parachutistes et un bataillon de marche, au sud par des unités italiennes de la division « Superga » et du 5e bersaglieri.

L’intervention de la force blindée du général Robinett, alliée à l’héroïsme de la défense française, paraissent avoir été décisives. Après le 26 janvier, l’ennemi ne réagit plus que localement, mais il tient les hauteurs sud de la plaine de Pont du Fahs, le môle Fkirine-Ben-Saïdane et la branche est de la dorsale jusqu’au Bou-Dabbous inclus. Il peut donc [297] considérer ses communications entre Tunis et Sousse comme suffisamment dégagées.

Au cours d’une conférence tenue à Constantine le 24 janvier entre les généraux Eisenhower, Juin, Anderson, le commandement en Tuni-sie est réorganisé.

Les Alliés considèrent que le détachement d’armée française a en-tièrement et glorieusement rempli sa mission et ils estiment qu’il est temps de commencer la relève progressive des troupes françaises pour procéder à leur réorganisation moderne. Une zone de commandement français doit être néanmoins maintenue.

Le commandement sur le front tunisien est donc confié au général Anderson, dont le théâtre d’opérations est divisé en trois secteurs ; au nord : secteur anglais aux ordres du général Allfray, commandant le 5e corps d’armée britannique, disposant de quatre bataillons français ; au centre : secteur franco-américain aux ordres du général Koeltz, une division française et une division américaine renforcée de quelques bataillons français ; au sud : aux ordres du général Fredendal, un sec-teur américain, renforcé des troupes de la division de Constantine.

Cette organisation, qui doit entrer en vigueur le 3 février, permet de retirer immédiatement 7 ou 8 bataillons français et quelques esca-drons.

Dès le 26 janvier, les gros de l’Afrika Korps ont franchi la fron-tière tunisienne et les renseignements sur l’ennemi nous apprennent qu’il a constitué dans la partie médiane de sa ligne de communications une masse de manœuvre dont l’élément de choc est constitué par la 10e Panzer.

Le 30 janvier, notre position du col de Faïd est attaquée par 80 chars environ et des éléments d’infanterie de l’Afrikakorps. Le 31 jan-

Page 283: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 283

vier, l’ennemi poursuit son action et submerge totalement les hé-roïques défenseurs du col de Faïd, le 2e bataillon du 2e tirailleurs. Ceux-ci disparaissent, après trente-six heures de combat, toutes muni-tions épuisées, sans que les éléments blindés américains qui se trou-vaient à 50 kilomètres de là, à Sbeitla, puissent intervenir.

Ces événements impressionnent le commandement allié [298] qui, malgré les protestations du général Koeltz, envisage d’une façon ferme, dès le 6 février, d’évacuer Gafsa pour se reporter sur la ligne Djebel-Goubeul-Feriana en cas d’attaque par des forces ennemies su-périeures.

Après quinze jours de calme, l’ennemi reprend ses attaques le 14 février en direction de Djebel-Lessouda-Sbeitla et bouscule les Améri-cains à Sidi-Bou-Zid ; devant l’ampleur de l’attaque, le commande-ment allié donne au général Welvert, dans la soirée du 14, l’ordre d’évacuer Gafsa et de reporter les forces qui l’occupent, dans la région de Feriana-Thelcpte. C’était mal connaître Rommel à la veille de la bataille de Mareth, que de penser qu’il ne tenterait rien quand il aurait découvert l’amplitude de notre repli et les possibilités qu’il lui offre. Le 15, il fait enregistrer l’échec d’une contre-attaque américaine en direction de Sidi-Saza.

Dans la soirée, le général Anderson, craignant que l’ennemi n’at-taque le 16 sur tout le front de la dorsale orientale, et sa droite étant débordée au sud d’Hadjeb-el-Aioun à la limite sud du secteur de la Blm (brigade légère mécanique) commandée depuis peu par le général de Saint-Didier, donne l’ordre de repli sur la branche ouest de la dor-sale.

Le 16 février, la division Welvert est installée sur la ligne Bir-el-Ater-Djebel-Goubeul-Feriana-Fedj-en-Naam. À la suite des pertes sévères subies par les Américains, le général Anderson décide de refu-ser la bataille à l’est de Sbeitla : le 19e corps d’année doit reculer son aile sud jusqu’au rebord est de la forêt de Kessara, pendant que la di-vision Welvert s’installe le 17e sur la ligne Bou-Baser Chambi et Gemmame. L’ennemi semble être surpris par notre attitude. Il suit de-puis Gafsa et Sidi-Bou-Zid sans inquiéter nos mouvements, sauf au défilé de Kef-el-Amar où une attaque de chars et d’infanterie est re-poussée par la Blm.

Page 284: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 284

Le 17, en raison de la situation confuse qui règne au 2e corps d’ar-mée américain, le général Koeltz reçoit l’ordre de défendre la trouée de Sbiba ; la 34e division américaine et les éléments de la 6e division blindée britannique, chargés provisoirement de la défense de la trouée sont subordonnés à son commandement.

[299] À cette date, nous avons perdu le résultat de trois mois d’efforts et

l’ennemi a atteint son but ; sa ligne de communication et les arrières de Mareth sont largement couverts.

Le 17 février, Rommel est aux portes qui mènent à Tebessa et au Kef ; profitant de ses succès initiaux et peu coûteux, il ne va pas résis-ter à la tentation d’essayer de forcer le passage et de poursuivre en direction du nord et du nord-est. Il compte ainsi réussir, au minimum, à créer une certaine perturbation dans le dispositif allié et, en tous cas, à diminuer et à retarder l’aide que la 1re armée peut apporter à la 8e.

Le 19 février, les chars allemands abordent la trouée de Sbiba et le col Chambi.

Le 20, après avoir accentué sa pression dans la trouée de Sbiba, Rommel s’empare du col Chambi.

Les 21 et 22, les Allemands s’engagent en forces dans la cuvette nord de Kasserine et progressent en direction de Tebessa et de Thala. Ils sont stoppés vers Tebessa par l’action du groupement français du colonel Marlière, appartenant à la division Welvert, mais parviennent à quelques kilomètres de Thala.

La situation est si critique que le général Anderson envisage l’éva-cuation de Tebessa que le général Welvert reste décidé à défendre avec ses seuls moyens.

Le 23 février, l’ennemi étend son action à nos positions de la dor-sale vers la forêt de Kessera et l’Essatour, mais dès le petit jour, l’aviation alliée intervient en masse sur les engins blindés ; son inter-vention détermine le repli des Allemands au sud de Thala.

Le rush allemand, devenu étale, est définitivement brisé. Rommel, inquiet de ce qui se prépare dans la région de Mareth, abandonne la partie et se replie vers Gafsa et la branche est de la dorsale, détruisant les ponts et semant le terrain de mines. Il est vigoureusement poursui-

Page 285: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 285

vi par les Français qui, dès le 26 février, atteignent les abords de Pi-chon.

Le 27, Kasserine et Feriana sont réoccupés. Sbeitla est dépassé le 1er mars et le 5, les éléments de reconnaissance français et alliés at-teignent Pichon, Sidi-Bou-Zid et parviennent [300] à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Gafsa.

Quatrième phase. — Le commandement allié décide alors le rema-niement des forces et leur regroupement, par nationalité, dans des zones d’action distinctes. À la date du 15 mars, on a, du Nord au Sud, quatre secteurs ; au nord : depuis la mer jusqu’au Djebel-Mansour ex-clu, le 5e corps britannique disposant du corps franc d’Afrique ; au centre : jusqu’à Babrou, le 19e corps d’armée français renforcé par de l’artillerie anglaise et des éléments de chars ; au sud : de Babrou à Gafsa, El-Guettar inclus, le 2e corps d’armée américain ; dans la ré-gion présaharienne des Chotts, le front français sud-est algérien, créé le 18 février et comprenant les moyens du groupement de l’Aurès, les forces du Sud-Est Saharien et certaines unités de renforcement.

Devant la ligne de Mareth, sur laquelle l’ennemi fait front, la 8e armée britannique se met en place.

Jusqu’au 15 mars, l’ennemi, par ailleurs, semble avoir organisé ses forces en trois masses ; l’une au nord, devant Tunis, Bizerte, attaque les positions du 5e corps d’armée britannique et le refoule progressi-vement ; l’autre au sud, sur la ligne de Mareth le gros de l’Afrikakorps opposé à la 8e armée britannique.

Entre ces deux masses, une troupe de manoeuvres vers le centre tunisien donne à l’ennemi la possibilité de s’opposer à une progres-sion sur l’axe de Gafsa-Sfax.

À partir du 5 mars, nos troupes du Sud-Est algérien poussent vers l’est en même temps que les avant-gardes du 2e corps d’armée améri-cain ; le 8 mars, nous occupons Redeyef, le 11e Metlaoui. Le 12, la liaison est prise au sud des chotts, à Ksar-Rhilane avec la colonne Le-clerc, forte de 3000 hommes environ, qui vient du Tchad.

Le 17 mars, prise de Gafsa. Le 21 mars, le 2e corps d’armée améri-cain serre sur la bordure est des plateaux tunisiens à El-Ala, Maknas-sy, El-Guettar et les forces françaises du Sud-Est algérien tiennent les

Page 286: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 286

dunes au sud de Gafsa, de Mdilla au Djebel-el-Askeur, tandis que la 8e armée, qui a attaqué le [301] 20 la position de Mareth accentue sa progression en direction d’El-Hamma.

Le 23, une contre-attaque ennemie rétablit sa situation devant Ma-reth, pendant que le 2e corps d’armée américain et les troupes fran-çaises du Sud-Est algérien se heurtent à une résistance acharnée des Allemands à Maknassy, El-Guettar, Djebel-Berda, Djebel-el-Askeur. Aucun répit n’est laissé néanmoins à l’ennemi qui doit faire face à des menaces de plus en plus étendues.

Les 27 et 28 mars, les méharistes français occupent successivement Sabria-Rhidna et Douz au sud des Chotts.

Le 28, la ligne de Mareth est enlevée par la 8e armée.À la même date, le général Anderson demande au général Koeltz

d’appuyer avec les troupes du corps d’armée français l’action de la 34e division d’infanterie américaine en direction de Kairouan.

En exécution de cet ordre, la division Matlienet se porte à proximi-té de Karachoum, tandis que la division Welvert atteint, en fin de jour-née Koudiat-es-Souak, Bled-Margueb.

Le 29, la 8e armée occupe Gabès, tandis que la progression des éléments français se poursuit en direction de la branche est de la dor-sale.

Le 31 mars, nos patrouilles sont à 2 kilomètres de Karachoumm, à 12 kilomètres du barrage de l’oued-Kébir et à 6 kilomètres au nord-est de Pichon.

Ainsi le mois de mars a été en Tunisie une période d’attente et de préparation pour la bataille finale.

L’ennemi s’est rétabli devant la 8e armée sur la position d’Oudref ; il s’est opposé avec succès aux tentatives de progression du 2e corps d’armée américain qui cherche à déboucher dans la plaine.

Mais au nord, la menace sur Tabarka est écartée et les Britanniques ont repris, grâce aux Tabors français, l’initiative des opérations dans la vallée de Sedjenane.

Pendant cette période, les troupes françaises n’ont pas relâché leurs efforts. Elles ont conservé un large créneau du front tunisien et l’ont animé d’une activité toujours plus agressive.

Page 287: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 287

[302]Les éléments des « Forces françaises libres », liés à la progression

de la 8e armée britannique : colonne Leclerc, d’une part, groupement de Larminat fort de quelques milliers d’hommes, d’autre part, ont ap-porté l’appoint de leurs efforts à la bataille commune.

Il n’a pas été possible d’envoyer au repos ni les bataillons, ni les groupes à bout de souffle, ni de diriger sur leurs garnisons les troupes qui doivent être prochainement réarmées et dont la réorganisation de-vient urgente.

Seules, les unités de cavalerie qui constitueront le noyau des fu-tures unités blindées ont été retirées du front.

Le 1er avril, les méharistes du général Delay, dans le Sud, entrent à Kebili et y établissent la liaison avec la 8e armée britannique. Le 6 avril, la 8e armée attaque la ligne d’Oudref ; le 7, l’ennemi est en re-traite. La liaison devient effective entre les Américains du 2e corps d’armée et la 8e armée.

Dans le secteur corps d’armée française, la division Welvert at-taque la dorsale est, le 8, progresse le premier jour de 15 kilomètres au nord de Pichon et occupe le 10 le défilé de Djeloula, pendant que les Tabors progressent jusqu’à 25 kilo mètres de Kairouan.

Dans le Sud-Tunisien, la 8e armée britannique poursuit l’ennemi en direction du nord et dépasse au fur et à mesure les unités américaines qui n’ont pu déboucher dans la plaine.

Sfax est occupé le 10 avril.Le 12 avril, Kairouan est atteint, en même temps que des troupes

françaises du 19 corps dévalent dans la plaine, après avoir enlevé la dorsale est de Karaclioum au Djebel-Ousselat. Nos troupes ont fait 1100 prisonniers, capturé 23 canons, 111 mitrailleuses et 22 mortiers. Sur le Djebel-Ousselat seul, 500 cadavres ennemis sont restés sur le terrain.

Mais ce brillant succès nous coûte la perte du général Welvert, mortellement blessé par l’explosion d’une mine alors qu’il se portait à hauteur d’un de ses bataillons de tête.

Le 12 avril, Sousse est occupé par la 8e armée britannique qui pousse ses patrouilles vers le nord, mais se heurte à partir du 14 dans

Page 288: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 288

la région d’Enfidaville et au nord de Djebibina, à une position enne-mie particulièrement solide qui nécessite [303] le regroupement des unités pour pouvoir entamer une action de force.

Le 15 avril, la ligne de contact est jalonnée par le sud d’Enfida-ville, Takrouna, le nord de Djebibina, les pentes est du Fkirine et du Chrick, le Djebel-Manour, Bou-Arada, le Rihane, Grich-el-Oued, le Djebel-Aug et le Cap Serrât qui a été occupé le 3 avril par un petit détachement français.

L’ennemi, battu partout, tente de se rétablir devant Bizerte et Tunis dont il défend les avancées avec vigueur.

Le dispositif des troupes alliées doit être remanié avant de com-mencer l’assaut qui consommera définitivement la défaite de l’Axe en Afrique du nord.

Le 18 avril l’organisation suivante est réalisée :2e corps d’armée américain du cap Serrât à Béja, Heidour, Tebour-

ba, Djedeida ; 5e corps britannique, limite sud Djebel-Tomia, Tebour-souk, Goubellat ; 9e corps britannique nouvellement créé, limite sud Ebba-Ksour, Siliane, Djebel-Bou-Arada ; 19 corps d’armée française de Karachoum à Djebel-Fkirine, Djebel-Ben-Saïdane, Bir-Halima.

La tête de pont de Tunis, Bizerte, telle qu’elle se présente aux forces alliées constitue une zone profonde occupée par l’ennemi de-puis plusieurs mois, et sur laquelle il a pu construire à loisir des lignes de défense d’autant plus sérieuses qu’elles sont plus anciennes.

L’une d’elles part du cap Blanc, englobe Mateur, Tebourba, Dje-deida et aboutit vers Hammam-Lif. Une autre englobe la station d’Aouna, le Djebel-Lanserine, Goubellat et le Zaghouan, tandis qu’une troisième ligne passe par le Mansour, le Chirich, Djebibina et Enfidaville.

Il faut s’attendre à une résistance acharnée sur des positions solide-ment établies qu’il faudra enlever successivement avant d’atteindre la mer et d’anéantir les forces que l’ennemi n’aura pas réussi à réembar-quer. C’est donc une bataille, toutes forces réunies, qui va être livrée à ce qui reste des 200 000 hommes des divisions de von Arnim et de Rommel.

Page 289: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 289

Le 16 avril, l’action est engagée entre le cap Serrât et la Medjerda. Dans la région difficile qui borde la mer, l’ennemi est progressive-ment refoulé entre la côte et la région de Sidi-

Page 290: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 290

[304-305](Carte n° 2).

Page 291: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 291

[306]N’Sir et le corps franc d’Afrique atteint le 30 avril Mersa-Douiba et le Kef-Touro.

Le 19 avril, réaction violente de l’ennemi qui attaque dans le sec-teur sud de Medjez-el-Bab avec des forces importantes dont le « régi-ment Hermann Gœring » appuyé par des chars ; il est contraint de se replier après avoir perdu 33 chars dont 3 Mark VI. Cette contre-at-taque semble indiquer que l’ennemi, fort de nouvelles unités de chars non encore identifiées jusque-là ait non seulement, renoncé à réembar-quer, mais qu’il ait reçu des unités nouvelles en renfort.

Le 23 avril, les forces alliées passent à l’attaque ; Grich-el-Oued est enlevé le même jour, la progression continue et l’ennemi est contraint de céder du terrain dans la région au nord-ouest de Pont du Fahs, partie vitale de sa défense.

Le 25 avril, les troupes françaises du 19e corps d’armée attaquent à leur tour et enlèvent le Ghirich et le Fkirine.

Dans les premiers jours de mai, la situation est la suivante : le corps franc d’Afrique ne trouve que peu de résistance le long de la côte, mais l’ennemi tient Kef-el-Kradpur et Draa-el-Maza.

Le 2e corps d’armée américain est au nord-est de Medjez-el-Bab.Les 5e et 9e corps d’armée britanniques tiennent Heidous, le Dje-

bel-Bou-Kournine, Sidi-Salem et Sidi-Abdallah.Le 19e corps d’armée français réorganisé en trois divisions : Bois-

seau, Mathenet, Conne, et un groupement blindé : Le Couteulx, est aux lisières sud de Pont du Fahs et sur la route de Pont du Fahs, Za-ghouan-Saouaf.

La 8e armée est stoppée au nord d’Enfidaville à Takrouna et sur le Djebel-Garci.

L’assaut final est proche. Toutes les unités blindées de la 8e armée et une division hindoue ont roqué de la zone montagneuse d’Enfida-ville vers le 9e corps d’armée britannique, en vue d’être employées dans la plaine, qui, par les deux rives de la Medjerda conduit à Te-bourba, puis de là à Tunis et à Bizerte.

Page 292: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 292

Le 5 mai, les troupes françaises du corps franc d’Afrique, dans le secteur nord, dépassent la région montagneuse et arrivent à 16 kilo-mètres de Bizerte.

[307] Les Américains, à leur droite, enlèvent Mateur le 3 mai, Mateur

plaque tournante de la voie ferrée de Tunis à Bizerte et à Béja. C’est le premier coup violent et gros de conséquences.

Plus au sud, tant dans le secteur britannique que dans le secteur du 19e corps d’armée, les combats sont durs et confus jusqu’au 5 mai. L’ennemi se cramponne à ses positions et contre-attaque sans arrêt, mais il est partout pressé et refoulé progressivement.

Le 5 mai au soir, au moment où les bombardements d’artillerie re-doublent, tous, Français, Anglais, Américains sont prêts à l’assaut.

Le 6 mai, attaque sur tout le front.Le 9e corps britannique enlève Massicault et occupe Saint-Cyprien.

Notre corps franc et les Américains gagnent du terrain vers Ferryville et Bizerte.

Le 7 mai au petit jour, l’action reprend en exploitation pour les Britanniques et s’étend au 19 corps français. Tunis est occupée par le 9e corps britannique,

Le corps-franc d’Afrique pénètre dans Bizerte.Pont du Fahs est enlevé par le 19e corps dont les éléments blindés

poursuivent vers Depienne.Le 8 mai, l’effort des armées alliées se porte vers le Zaghouan pen-

dant que l’occupation de Bizerte et de Tunis se renforce. Hammam-Lif et Crétéville sont atteints par le 9e corps d’armée britannique.

Le 19e corps d’armée attaque partout et mord l’ennemi dans le Za-ghouan et à l’est de Saouaf, pendant que le détachement blindé du gé-néral Le Couteulx, dépassant Depienne, se rabat vers le Zaghouan et atteint Moghrane.

L’ennemi semble désorienté par la vigueur et la rapidité de notre action. Il n’oppose aucune résistance à l’ouest de la ligne Tunis, Pont du Fahs et les prisonniers affluent avec leur matériel intact. Les 10 et 15 Panzer, la 334e division et la division Hermann Gœring déposent

Page 293: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 293

les armes. La lutte cesse le 9 mai à 13 heures pour le 2e corps améri-cain, le corps franc d’Afrique et les labors.

Dans le cap Bon, l’ennemi raidit sa résistance devant les unités blindées britanniques qui manquent d’infanterie, et [308] face à la 8e

armée. Le 19e corps d’armée, pivotant autour de sa droite, division Conne, réussit le 9 un rabattement particulièrement délicat dans la zone montagneuse du Zaghouan, et malgré une résistance acharnée de l’ennemi, malgré les champs de mines, s’oriente face à l’Est entre le Djebel-Oust et les contreforts sud du Djebel-Zaghouan.

Sans souffler, nos troupes attaquent, poursuivent l’ennemi, cap-turent des prisonniers, ramassent du matériel, sont victorieuses.

Le 11, les chars du général Le Couteulx crèvent la position enne-mie au nord-ouest de Zaghouan et la division Boisseau se hâte dans la brèche.

La route de Zaghouan à Tunis est largement dépassée.Le groupement allemand Pfeifer, qui tient le front de Saouaf à Za-

ghouan et le général Yelich, commandant la division Superga, se rendent sans conditions au général Mathenet d’une part, et à un capi-taine du groupement Le Couteulx de l’autre.

Plus de 30 000 prisonniers avec la totalité de leur matériel de guerre et de leurs approvisionnements tombent entre nos mains.

Le 12 mai, le 9e corps britannique occupe Bou-Ficha, Nabeul et Korba sur la côte est Mu cap Bon. Dans la soirée, la liaison est effec-tive à Sainte-Marie du Zit entre le 19e corps d’armée et les unités bri-tanniques venues du Nord.

Toute résistance organisée cesse sur l’ensemble du front. Néan-moins, quelques îlots de résistance ennemie continuent la lutte et le 13, le 19e corps pousse sa droite jusqu’au nord-est de Djebibina contre l’ennemi qui tient encore devant la 8e armée.

Le général von Arnim et l’état-major du groupe d’armée Afrika, sont faite prisonniers à Sainte-Marie du Zit au début de la matinée. Le général Messe, après avoir été nommé maréchal par Mussolini, se rend sans conditions à 11 h. 45.

La bataille de Tunisie dernier acte de la lutte en Afrique est termi-née.

Page 294: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 294

Le 15 novembre 1942, les Français étaient 20 000 à tenir tête à l’ennemi sur 400 kilomètres. Le 1er janvier 1943, ils [309] sont 40 000. Le 1er avril, 65 000. L’arrivée des Alliés a permis de res-treindre leur front, mais leur participation à la bataille reste capitale. Partout où il y a du mauvais terrain, de la montagne et du maquis, il y a les Français. La meilleure infanterie allemande est battue par nos tirailleurs, nos cavaliers, nos goumiers, nos légionnaires.

Après l’attaque manquée du 5e corps d’armée britannique vers Tu-nis en décembre 1942, c’est l’infanterie française qui, restant dans le secteur anglais, garde Medjez-el-Bab, se bat sur le Lanserine et tient jusqu’en mars 1943, le Djebel-Ang, Toukabeur et Heidous.

Le 20 avril, après l’avance décisive de la 8e armée qui a rejeté les forces de l’Axe sur la ligne d’Enfidaville, le développement du front tunisien se réduit à 180 kilomètres, dont 60 sont tenus par les troupes françaises.

Dans le maquis et la forêt des Djebels côtiers, le corps franc d’Afrique et deux Tabors, ravitaillés par mer, faute de route conve-nable, couvrent en quinze jours les 60 kilomètres qui séparent à vol d’oiseau le cap Serrât de Bizerte, toujours en flèche par rapport aux troupes alliées qui ne les rejoindront qu’aux portes mêmes de la ville.

Au centre, 70 kilomètres séparent les pentes ouest du Djebel-Man-sour enlevé le 24 avril par le 19 corps, de Sainte-Marie du Zit où il fait sa jonction le il mai avec les forces blindées britanniques venues du nord.

Au sud, d’habiles opérations spécifiquement sahariennes, exécu-tées par les troupes du général Delay, en liaison avec la colonne du général Leclerc partie du Tchad au début de décembre 1942, enlèvent successivement aux Italiens le terrain qu’ils nous ont contraint d’aban-donner après l’armistice et permettent l’organisation française du Fez-zan qui tombe dans l’orbite politique et économique de l’Algérie.

Après le bilan tragique des pertes françaises de septembre 1939 au 25 juin l940 : 120 000 tués environ 21, dont une proportion considé-rable d’officiers généraux, supérieurs et subalternes et des pertes des Forces françaises libres au [310] cours des années 1940, 1941 et 1942:

21 Note 355 E M 66/1 du 14 Janvier 1944.

Page 295: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 295

80 officiers, 889 hommes de troupe tués ou disparus 22, les pertes de l’armée d’Afrique et des Forces françaises libres pendant la campagne de Tunisie s’élèvent à :

Armée d’Afrique : 251 officiers, 8342 hommes de troupe tués ou disparus, 7500 blessés, 2000 prisonniers 23.

Forces françaises libres sur tous les théâtres d’opérations : 24 offi-ciers, 189 hommes de troupe tués ou disparus, sans compter les bles-sés et les prisonniers 24.

Ces chiffres illustrent d’une façon saisissante la part prise par l’ar-mée d’Afrique du Nord à la campagne de Tunisie.

Les accords d’Anfa, signés par le président Roosevelt et le général Giraud au début de l’année 1943, prévoyaient la mise sur pied d’une armée française comprenant deux corps d’armée et 8 divisions, dont 3 divisions blindées, avec tous les éléments réservés et services corres-pondants.

En fait, la campagne de Tunisie terminée, l’état-major général de la Guerre, avec l’assentiment du général Giraud et du général De Gaulle, considéra comme une formule meilleure pour le prestige et les intérêts français d’organiser nos forces modernisées sous la forme de 11 grandes unités divisionnaires, en consentant sur les éléments réservés et les services, les sacrifices indispensables.

Celles-ci furent mises progressivement sur pied jusqu’aux derniers jours de 1943, et dotées du matériel américain dont les envois régu-liers ne cessèrent d’affluer à Casablanca ; elles comprenaient alors quatre divisions blindées et sept divisions d’infanterie motorisées de divers types.

Telle était la situation au début de l’année 1944, quand les Améri-cains, soucieux avant tout de la réalisation exacte des accords d’Anfa, et préoccupés de nos difficultés en effectifs, exigèrent d’une façon impérative l’exécution desdits accords sous peine d’une interruption des envois d’armement.

[311]

22 Note 355 E M 66/1 du 14 Janvier 1944.23 Ibid.24 Ibid.

Page 296: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 296

Il fallut d’autant plus céder, que la mise sur pied de la était irréali-sable avec les seuls effectifs provenant des Forces 1er D.M.I., (général Brosset), et de la 2e D.B., (général Leclerc), françaises .libres, et qu’il était indispensable de les constituer à base de régiments ou services provenant de l’armée d’Afrique.

Le gouvernement d’Alger décida en conséquence de revenir pure-ment et simplement à l’organisation prévue par les accords d’Anfa, en ordonnant la dissolution des grandes unités mises sur pied en supplé-ment : 3e D.B., 2 divisions d’infanterie motorisées, dont les éléments constitutifs entrèrent dans la composition définitive du corps expédi-tionnaire français,

À la suite de ces prélèvements et regroupements, la 1re Dim et la 2e Db se présentaient ainsi :

a) 1re D.I.M. (division d’infanterie motorisée ) ou 1re D.F.L. (divi-sion des Forces françaises libres)

La 1re Dim organisée en 1943 sur le type américain et commandée par le général Brosset, fut mise sur pied avec la totalité des effectifs de Légion étrangère et de tirailleurs sénégalais appartenant aux Forces françaises libres, après recomplètement, en ce qui concerne les indi-gènes arrivés en fin de contrat, par utilisation des effectifs disponibles en Afrique du Nord :

22 bataillon nord-africain en entier.Éléments des bataillons de marche 4, 5, 11, 21, 24.3 groupes de 105 et groupe autonome lourd de 155 du 1er régiment

d’artillerie.Génie divisionnaire ;F.T.A. (forces terrestres antiaériennes) ; Transmissions, services.Cette division comprenait, au moment de la formation du corps

expéditionnaire d’Italie, 15 504 hommes. Elle prit part dans d’excel-lentes conditions aux opérations d’Italie (général Juin) et à celles de la 1re armée française (général de Lattre de Tassigny) en France et en Allemagne.

Page 297: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 297

[312]

b) 2e division blindée.

La 2e D.B., organisée en 1943 sous les ordres du général Leclerc comprenait :

Un régiment d’infanterie porté à 3 bataillons : le régiment de marche du Tchad (appartenant, sauf éléments de recomplètement, aux Forces françaises libres. F.F.L.).

Un régiment d’artillerie à 3 groupes, entièrement fourni par les res-sources de l’Afrique du Nord et comprenant un groupe du 3 Rac (régi-ment d’artillerie coloniale) ; le 2e groupe du 64e régiment d’artillerie de D. B. ; le 1er groupe du 40 régiment d’artillerie nord-africain.

Un groupe de F.T.A (22 groupe colonial de F.T.A., nord-africain).Un régiment de reconnaissance (1 régiment de spahis F.F.L.).Trois régiments de chars :– 501e régiment de chars (F.F.L.).– 12e régiment de chasseurs d’Afrique (Afrique du Nord, prove-

nant de la 3e D.B).– 12e régiment de cuirassiers (Afrique du Nord, provenant partiel-

lement de la 3e D.B.).— Un régiment de chasseurs de chars : régiment blindé de fusiliers

marins (Afrique du Nord ; provenant de la 3e D.B).Un bataillon du génie : 13e bataillon du génie (Afrique du Nord).

Page 298: Du service public à la prison commune. Souvenirs. Tunis – Rabat …classiques.uqac.ca/.../Du_service_public_a_la_prison.docx  · Web view2021. 2. 1. · Une sorte d’anneau liquide,

Marcel Peyrouton, Du service public à la prison commune. Souvenirs. (1950) 298

Une compagnie de transmissions ;Un bataillon médical ;Un groupe d’escadrons de réparations ;Deux compagnies du train ;Deux compagnies des services ;

fournis à peu près complè-tement par les ressources de l’Afrique du Nord.

Effectifs totaux : 14 304 hommes.

La lecture du tableau ci-dessus fait ressortir d’une façon précise la contribution imposée à l’armée d’Afrique du Nord pour la mise sur pied de la 2e D.B.

[313] Sur un total de sept régiments et de deux groupes ou bataillons for-

mant corps constituant les éléments « Troupes » de la 2e D.B., trois régiments appartenaient aux F.F.L. Quatre régiments, deux groupes ou bataillons formant corps, la compagnie de transmissions, tous les ser-vices appartenaient aux troupes d’Afrique du Nord.

Il n’est pas question, en faisant connaître cette répartition, de cher-cher à réduire la gloire de la 2e D.B. Celle-ci est suffisamment grande pour se passer de commentaires ; mais elle appartient à tous et non aux seuls volontaires des Forces françaises libres.

Pendant les difficiles opérations de l’armée d’Afrique du Nord en Tunisie, au moment où les éléments F.F.L. se réduisaient à la colonne Leclerc et au détachement Larminat-Kœnig travaillant avec les Britan-niques, une certaine presse à Alger cherchait à opposer « l’armée Le-clerc » aux 60 000 combattants de Giraud et de Juin.

Plus tard, certains journaux de la métropole essayèrent à leur tour de contester les exploits de la 1re armée française, forte de deux corps d’armée (7 divisions) au bénéfice de la seule 2e D.B.

Ces quelques lignes n’ont d’autre but que celui de rétablir la vérité et de rendre à tous les combattants de deux remarquables divisions dont les chefs ont disparu, l’hommage de respect et de gratitude qui leur est dû.

Fin du texte