Lukacs Le combat de libération de l'art

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    Le combat de libration de lart.

    Georg Lukcs.

    Ce texte est extrait de louvrage de Georg Lukcs, Die Eigenart dessthetischen, Luchterhand, 1963, tome 2, pages 713 727. Il est paru dans larevue Europe, n 600, avril 1979, pages 114 126, dans une traduction ddithLambert

    Cest justement chez Le Tintoret quapparaissent sur la toile et au plushaut degr de leur contradiction les tensions qui animent lpoque. Ilest intressant dune part que ce soit Burckhardt qui, plus que dautres,soit choqu par les moments prtendument naturalistes dont lafonction serait de contrebalancer la majest et le sublime des thmesreprsents 1 . Cette tendance qui sans aucun doute est une descomposantes de cet art est mal interprte par Burckhardt, nonseulement quant son sens esthtique, puisque on ne peut jamaisparler de naturalisme chez Le Tintoret, mais aussi quant sasignification spirituelle. Berenson voit nettement mieux quelle est lavritable substance de cette tendance. Il dit au sujet de laCrucifixion (Scuola San Rocco) :

    ... bien que le Christ soit sur la croix, la vie continue son cours habituel. Pourla plupart des gens rassembls l lvnement nest rien dautre quune banaleexcution. Beaucoup y assistent comme une corve 2.

    Le Tintoret ne fait que reprendre une interprtation de lhistoirebiblique dont nous avons dj trouv ailleurs les premires etgrandioses esquisses chez Breughel et mme dj chez Pierro dellaFrancesca, cest lexpression de la conviction que les vnements dumythe chrtien ne possdent absolument pas la signification centrale

    dans lhistoire universelle que lglise leur prte, mais quils ne sontque des pisodes significatifs sur 1e plan humain, des moments delhistoire des joies et des peines de lvolution et de la problmatiquedu genre humain, qui ne peuvent prtendre une priorit de principesur dautres faits. Mais dautre part Le Tintoret se distingue de sesprdcesseurs par sa sensibilit picturale et donc par la nature de sacomposition. Chez ses prdcesseurs cest la manire dtrereprsente qui est le contenu essentiel du tableau et qui donc

    1 J. Burckhardt.Le Cicrone. Leipzig. p. 9312 Berenson.Les peintres vnitiens de la Renaissance. Munich 925, p. 94.

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    dtermine la ligne directrice de la composition, tandis que chez LeTintoret il sagit dune de ces phases de tension o sexprime uneprise de position face la crise de lpoque. Car la dchristianisationdu monde des tragdies correspond une intensification extrme de la

    subjectivit religieuse exprime chez les personnages principaux.Dvorak attire dailleurs bon droit notre attention sur le fait que, ladiffrence de la plupart des artistes de la Renaissance, Le Tintoret natravaill ni pour les princes et les rois, ni dans les annes dcisives deson volution pour la Rpublique de Venise, mais surtout pour desconfrries religieuses, si bien quil a commenc pour ainsi dire commele peintre prfr des petites gens et quil a exprim leur sentimentface a crise. 3 De cette situation, Dvorak ne tire, il est vrai, que des

    conclusions concernant les thmes, mais quant nous, nous croyonsquelles peuvent aller plus loin et quelles sappliquent la sensibilit,centrale chez ce peintre, et la contradiction dialectique de sa manirede composer.

    Il sagit de lantagonisme extrme, maintenu en permanence et donctrs fcond sur le plan esthtique entre une subjectivit absolue quant la teneur des sentiments exprims et un lan toujours ritr vers uneauthentique objectivit dans la matrialit picturale des tableaux.Philosophiquement cet antagonisme rsulte de lopposition entre unesubjectivit qui aspire la foi et laccomplissement de la foi et lesentiment profond de drliction du monde tel quil existerellement. Picturalement cette contradiction se manifeste dans latentative dunir organiquement la haute culture provenant delinvestigation des mouvements de lme humaine ports leur plushaute tension pathtique et donc lhritage du vieux Michel-Ange les moyens dun art de composer qui repose sur lharmonie dela couleur, des valeurs, du rapport ombre-lumire. Chez le vieuxMichel-Ange, on trouve, conduites au plus grand paroxysme, lescontradictions philosophiques de son temps sous la forme dunobjectivisme esthtique qui semble se dtruire lui-mme : mais qui,malgr la densit des problmes quil contient, reste toujours unobjectivisme. Or Le Tintoret met en uvre dans ce champ de forces leprincipe subjectif de lapparence colore en tant que force cratricedobjets, et il le fait pour exprimer sur la toile la contradiction

    3 Dvorak,La peinture italienne. Vol. 2 p. 146

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    philosophique suivante, qui sapprofondit chez lui : il mle latransformation des thmes de la Bible en une chose quotidienne etcontemporaine ce qui leur fait perdre compltement leur caractremythique indicateur dau-del et ne les fait plus agir sur le spectateur

    que par ce quils signifient pour lhumanit la tendance qui consiste intgrer un monde qui est proche de la vie, formellement toutimprgn de subjectivit, objectivement ngateur de toutetranscendance, la recherche de Dieu, profonde mais non oriente. Lesmoyens dexpression du Tintoret supposent donc toujours le mondeextrme dune subjectivit qui a perdu sa propre ralit et qui se voitdu mme coup transforme en une objectivit qui la nie. Cestpourquoi tout chez lui acquiert une matrialit concrte et vraiment

    picturale et sanime dun pathos subjectif port la limite delclatement. Lespace lui-mme chez Le Tintoret, participe, malgrtoute sa vrit raliste, la houle du pathtique intrieur, cest mmelui qui par la composition en est le principal vecteur. Cest ainsi que,comme le remarque justement Dvorak, Le Tintoret est dtourn parles supports plbiens de son art de lallgorie frquente chez sescontemporains et ramen une thmatique biblique. Mais ce retour lancien nest cependant quapparent, car la possibilit selon laquelle

    il semblerait remplir la mission sociale confie lart du Moyen Agepar Grgoire Le Grand, est rduite nant : sa peinture est si loignede la simplicit et de la clart immdiate quant au contenu quicaractrisent lart du Moyen Age que cette mission socialesi tant estquil ait voulu la faire sienne ne pouvait plus rester en vidence. Lenoyau toujours humain de la scne biblique conserve certes son poidsdhumanit authentique, mais il sadresse des spectateurs dont la viespirituelle et affective est justement dtermine par la mise en

    question de cette idologie comme fondement intime de la vie.Par tous ces points et comme la justement remarqu Dvorak, LeTintoret annonce lart de Rembrandt. Certes avec la diffrenceimportante que linfluence de ce dernier se produit dans un temps quivient dj aprs la crise voque ici. La partialit des toutes derniresprsentations de cette crise ne nglige pas seulement les tendancesralistes qui sont luvre dans les nouvelles manires de poser lesproblmes et qui restent diriges mme sous des formes souventparadoxales vers un ici-bas impos, mais de plus elle veut retirer la

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    crise tout entire son terrain sociohistorique concret. Et ceci se produitdans lintention apologtique de fabriquer une continuitininterrompue jusqu lart le plus rcent et de prsenter sonantiralisme abstrait et allgorique comme la composante

    fondamentale et atemporelle de tout art vritable. Nous verrons par lasuite que cest une demi-vrit dans la mesure o ces tendances lesplus modernes conduisent une fois encore faire clater la fermetureimmanente de chaque uvre et subordonner la cration esthtique un besoin religieux vid de tout contenu et des plus problmatiques.Pour clarifier cette situation confuse il est indispensable de mettre envidence les moments ignors des thoriciens et historiens modernes,cest--dire dune part le ralisme sans cesse croissant et qui jusquici

    renat chaque crise et dautre part le caractre concret etspcifiquement socio-historique de chaque crise de cette sorte. Cela nefait naturellement pas disparatre les traits communs, dordrehistorique ou esthtique, de certaines crises, cela ne fait que leurdonner la place qui leur revient, en fonction des deux points de vueprcdemment cits, dans la totalit ordonne de ces phnomnes.Nous avons dj attir lattention sur les moments dcisifs dubouleversement social et avons montr quen gnral la naissance et le

    renforcement temporaire de la monarchie absolue ont cr lesconditions un quilibre provisoire des classes et couches fodales etcapitalistes qui prparait la fin de la crise aigu, alors que laconsolidation de ltre social faisait natre ordre et perspective jusquedans le domaine de lidologie.

    En histoire de lart, cest dans luvre de Rubens que se reflte le plusclairement cette volution. Sur le plan de la forme elle est trsfortement influence par les tendances de la priode de crise (Michel-Ange, Le Tintoret). Mais tout ce qui chez ces deux peintres conduit lexpression dune dchirure interne en liaison avec la crise apparatchez lui comme une composition de haut niveau pictural au service detendances dcoratives de reprsentation de la cour. Nous navons pasici nous occuper de lart de Rubens en gnral. Pour nous, seule estimportante la constatation que le fait davoir pu surmontersocialement la crise ne signifie en aucun cas retour la peinture ausens du Moyen Age, relation artistique ou spirituelle de lart lareligion. La mission sociale qui lui est assigne, mme sil sagit de

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    tableaux dglise ayant une thmatique religieuse a pour origine lesbesoins de reprsentation de la socit de la monarchie absoluetourne vers le faste et la pompe. Ce qui a un contenu immdiatementreligieux est totalement soumis ces exigences et les remplit avec une

    grandiose verve picturale. Ainsi le fait religieux napparat ici quecomme un phnomne parmi dautres diverses manifestations de lavie et il ne lui revient aucune prpondrance. Et si la simpliciticonographique, la clart et la comprhensibilit immdiatesdisparaissent dans le tourbillon bien ordonn des gestes spectaculaires,dans les oppositions lumineuses de couleurs, la sensibilit est pourtantradicalement diffrente de celle des tableaux du temps de la crise ence qui concerne la rupture des liens qui unissaient jadis les besoins

    religieux et lactivit artistique ; mais lart de Rubens reste unecontinuation en droite ligne de lart de la crise. Quil ne soit quebrivement indiqu que ces mmes tendances fondamentales de lamonarchie absolue sont dterminantes du grand ralisme de Vlasquezqui lui, est dune nature artistique compltement diffrente. Sansconsidrer de plus prs ce qui est commun et ce qui diffre nettementsur le plan historique et artistique, on peut pourtant dire que lathmatique religieuse semble ici encore plus pisodique que chez

    Rubens et sa reprsentation a malgr des nuances de sensibilittotalement autres, un caractre au moins aussi terrestre (Puisque noustraitons ici du problme art et religion travers lvolution de lapeinture, nous ne parlerons pas de labsolutisme des Tudor enAngleterre).

    La peinture hollandaise est elle aussi au-del de la crise. Mais dansson cas, en raison du combat de libration national, de par sa basesociale, o, malgr les vestiges nobiliaires, fodaux et patriciens, sedgagent dj les contours gnraux de la socit bourgeoise quisuivra. Le rle de leader idologique du protestantisme dans cettervolution, en opposition au catholicisme rgnant dans la plupart desmonarchies absolues types, favorise la libration de lart de tout lienreligieux. Les nouve1les formes de la vie bourgeoise dterminent lamission sociale de lart. Dj sur le plan thmatique dominent lesvnements et les objets de la quotidiennet bourgeoise, lintrieur, lepaysage, la nature morte, le portrait de groupe, ce qui correspondexactement la position des hommes de la Rforme vis--vis de lart.

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    Cest pourquoi on ne peut trouver de points dancrage, si lonrecherche un art religieux, dans la majorit crasante des grandesuvres et des grands peintres (que lon pense Frans Hals, Ruysdael,Vermeer etc...). Rembrandt semble tre la seule exception il est vrai

    dimportance o lon pourrait penser une renaissance de lartreligieux. Ceci est parfaitement comprhensible lpoque moderne etnous ne manquerons pas danalyser en dtail la confusion,limprcision, labstraction dont fait preuve lpoque actuelle en facede la religiosit en elle-mme. Mais dans ces lignes, o il sagitseulement du rapport gnral entre lart et la religion, il nous suffit derappeler le lien troit de Rembrandt lvolution que nous dcrivonspour montrer que son activit cratrice y est organiquement insre,

    mme si elle doit ses traits dcisifs la priode o le plus fort de lacrise est dj surmont. Simmel par exemple, qui veut tout prixdcouvrir chez Rembrandt une religiosit moderne originale doitpourtant constater au sujet du monde de Rembrandt : les hommes nevivent plus dans un monde objectivement pieux, ils sont seulementdes sujets pieux dans un monde objectivement indiffrent 4. Mais ceque Simmel appelle ici pit, peut, en tant que sentiment subjectif, sepasser de tout lien la religiosit, quant son contenu ou ses objets.

    Simmel lui-mme explique au sujet de la vie intrieure despersonnages de Rembrandt: Leur recueillement, leur quitudesolennelle, ou leur bouleversement ne concernent que leur vie quiscoule pour elle-mme, quelque soit lvnement intrieur ouextrieur loccasion duquel se rvle tout cela . Il est certes trscourant dans la phase tardive de la vie bourgeoise, comme nous leverrons par la suite en dtail, de qualifier de religieux des sentimentsqui ne sexpliquent ni par lexercice de la vie quotidienne ni par le

    monde culturel de luvre. Il est vrai quun grand nombre de cessentiments peuvent tre en relation avec les besoins religieux ; leurvarit, leur liaison avec pratiquement tous les domaines de lactivithumaine sont un indice du fait quils ne renvoient aucun mondeobjectal quelque peu prcis qui mme comme reprsentationsubjective pourrait leur donner un accomplissement adquat. Nous

    4 Simmel : Rembrandt. Leipzig. 1919. p. 146. Il nest peut-tre pas inintressant de

    remarquer ce que Simmel dit au sujet de la religiosit personnelle de Rembrandt : lesindices me semblent plaider chez lui davantage contre que pour une religiosit trspositive . p. 171

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    reviendrons en dtail sur cet ensemble de points dans les derniersparagraphes.

    En ce qui concerne la tonalit affective de lart de Rembrandt et la vie

    intrieure de ses personnages, nous pouvons dire quil est toujourspossible de ressentir, de comprendre pleinement et en restant dans laseule ralit terrestre toute la gamme gigantesque des sentiments queles attitudes, les expressions du visage, la composition des scnesexpriment en leur nom propre. Quant la thmatique biblique elle-mme, son caractre de folklore ancr dans le peuple joue le rledcisif. Ce que Romain Rolland souligne au sujet des oratorios deHaendel, beaucoup plus tardifs, mais ns galement en terre

    protestante, vaut cet gard aussi pour Rembrandt: Ce nest paspour lide religieuse en elle-mme que Haendel construit sur dessujets bibliques, mais parce que les histoires vcues par les hros de laBible taient passes dans la chair et le sang du peuple auquel ilsadressait. Tout le monde les connaissait alors que les mythesromantiques de lantiquit ne pouvaient intresser quun cerclerestreint de dilettantes raffins et dcadents 5. Que cela ne nous fassepourtant pas oublier quen Hollande, comme plus tard en Angleterre,le combat de libration nationale et sociale tait men sous la banniredu protestantisme contre une tyrannie dont les fondements taientcatholiques. La Bible en tant que livre du peuple devenait ici 1abc dela rvolte de la libration Et bien sr cela ne va pas lencontre du faitque la vie intrieure des hommes de cette poque tait tout imprgnede penses et de sentiments religieux. Cependant comme ces forcessinsrent dans une ralit qui, loin dtre pntre par le divin, estgouverne par ses propres lois toutes terrestres, la tendance suivanteprend alors ncessairement naissance dans lart : laccent glisse sur lecombat en lui-mme, (lme humaine contre un monde extrieurobjectif et tranger), sur les heurts qui se produisent dans lmehumaine et entre les hommes. Le fait que ces sentiments restenttoujours chargs dune intriorit religieuse subjective trs intense sedcale alors par ncessit esthtique dans la direction suivante : ontend donner aux vnements importants de la tradition religieuse(biblique) une tonalit dimmanence artistique, un caractre humainpurement terrestre, cest--dire transformer des situations qui en

    5 Romain Rolland :Haendel. Berlin 1954. p. 175.

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    elles-mmes pourraient tre tournes vers la transcendance en conflits,tragdies, idylles, lgies de nature strictement humaine. Cest peut-tre chez Rembrandt que cela se manifeste pour la premire fois avecune puissance clatante. Mais il ne fait que parachever lvolution

    dont nous avons tent de montrer clairement lorientation spirituelle etartistique dans notre analyse de la crise et de ses traits les plusgnraux. Partant des observations de Dvorak, nous avons fait appelaux liens qui mnent du Tintoret Rembrandt. Dans son tude sur leportrait de groupe hollandais, Riegl traite de la tension interne quidans ce domaine, cest--dire dans une peinture typiquement orientevers le monde terrestre, diffrencie Rembrandt de ses contemporainset Riegl souligne plusieurs reprises et avec nergie que le principe de

    composition qui se dgage de cette orientation, cest--dire lasubordination en opposition la coordination, est galement dominantdans les tableaux de Rembrandt thmatique religieuse. A cet gard le vieux problme baroque de Michel-Ange est repris parRembrandt, mais en raison dune mission sociale totalement neuve,avec des moyens dexpression compltement diffrents, tant pourlintriorit que lextriorit 6.

    Une analyse dtaille de cette composition picturale dramatiquedborderait le cadre de notre travail. Remarquons simplement pourfinir, que Rembrandt qui na eu en peinture pendant longtemps que sipeu de successeurs dignes de lui, apparat comme un novateur faisantpoque pour la totalit de lart. Ce qui est central dans le grand art desoratorios, cest ce motif de tension dramatique interne, tourn par lapesanteur des conflits vers la vie terrestre. Quon pense latmosphrelourde et tendue des messes de Bach (Jsus ou Barrabas, le drame deconscience de Pierre), au personnage de Samson chez Haendel, dont lasilhouette est si finement esquisse par la tension musicale, etc... Maisla terre nourricire de ce sentiment pathtique est toujours unesubjectivit personnifie. Seule la littrature peut intgrer de tellescontradictions intrieures dans une totalit des objets qui estdailleurs profondment problmatique. Cest ainsi que sexprimeMilton. Mais si lon compare luvre de Milton celle de Dante, onvoit quen littrature aussi se produit ncessairement, puisque latranscendance se retire de la vie habituelle des hommes, une

    6 Riegl:Le portrait de groupe hollandais. Vol. p. 185

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    suraccentuation de lintriorit aux dpens de lobjectivit du monde,ce qui a pour consquence daffaiblir linteraction entre la subjectivitet son champ daction extrieur et den faire un comportementessentiellement lyrique (Le moment serait maintenant venu de parler,

    pour ainsi dire entre Dante et Milton, de la signification historique deShakespeare. Mais comme les conditions de dveloppement de lalittrature sont galement en ce qui concerne les problmes art-religion, radicalement diffrentes de celles de la peinture, nous nepouvons sans dborder notre cadre, les traiter ici et il nous faut nouscontenter de cette allusion). En revanche, la musique et lart picturalpeuvent parvenir, chacun sa manire, des solutions quilibres. Lamusique, parce que la tension dramatique de la vie terrestre sy

    rsorbe dans la substance pure du sentiment. La peinture, dans lamesure o elle fait apparatre la subjectivit la plus subtile comme lacomposante organique dune ralit visible indpendante delle et oelle lui attribue la place qui lui revient objectivement dans un mondepurement terrestre, o Dieu nest plus. La grandeur de Rembrandtdans lhistoire, universelle tient ce quil a russi raliser pourreprendre lexpression prfre de Czanneune mimesis de la ralit la fois objective, libre de subjectivit et pourtant toujours claire

    par les rayons dune subjectivit qui se sait impuissante devant laralit des choses.

    Ainsi est n un grand art qui na plus rien voir avec la missionsociale formule par Grgoire Le Grand. Nous avons dcrit lesdterminations principales et les tapes essentielles du combat internede libration de lart et sa victoire face cette contrainte. Mais pour nepas donner une image partiale, il faut pourtant ajouter que dans lapriode qui va au moins jusqu Raphal, la peinture a pu, malgr unemancipation toujours grandissante des contenus de transcendancereligieuse, continuer fonctionner comme bible des pauvres, au senso lentend Grgoire Le Grand.

    Lobjectivit des scnes reprsentes, la clart de la composition ontfait que mme les tableaux de Perugino ou de Piero della Francescaont pu remplir leur fonction de prire et ddification. Ce nestquavec la crise que cette conjonction commence seffacer.

    linverse il serait partial de penser que cette rupture est tout fait sansproblme. Lefficacit sociale de la peinture en Europe de lOuest au

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    Moyen-ge place la peinture dans une situation exceptionnellementfavorable, qui ne peut tre compare qu celle de la sculpture danslantiquit grecque ; le caractre historico-dramatique des lgendespopulaires runies dans la Bible ne peut tre que favorable la

    peinture. Une mission sociale qui exigeait clart et comprhensiongnrale donnait libre cours lpanouissement de lesthtique et cestcette libert, qui en raison du combat ininterrompu entre lici-bas etlau-del a t le fondement de cet art exceptionnel. Lissue duncombat qui, comme nous lavons vu, a apport cette tension explosiveentre des forces opposes, met fin au rle de la peinture socialementminent et long de plusieurs sicles. Berenson a justement qualifilaspect social de cette situation en disant: la place prise au

    16e sicle par la peinture dans la vie du Vnitien est peu prs cellequoccupe la musique dans la ntre 7. Mais ceci nest pas seulementvrai pour Venise et pour notre vie quotidienne. Il ne sagit pas duniveau artistique des uvres. Les temps modernes ont compt engrand nombre des peintres importants depuis Goya jusqu Czanne.Mais aucun na t comme les peintres du Moyen Age entre Cimabueet Michel-Ange au centre spirituel dune volution culturelle. Si lonfait abstraction de Dante, cest justement partir de l que se refltent

    les grands changements spirituels. Le ncessaire dclin de la missionsociale au sens de Grgoire Le Grand ne prive certes pas la peinture detout contenu, comme beaucoup le pensent ; il nest pas ncessaire derenvoyer des figures comme celle de Delacroix; ni Courbet, ni Leibl,ni les grands impressionnistes ne sont sans contenu, si lon ne restreintpas le concept de contenu au fait religieux ou lanecdote littraire.Mais le contenu qui prend ainsi naissance ne peut associer de manireorganiquement picturale prise de position face aux grandes questions

    de chaque culture et transparence immdiate de la comprhension. Laquestion du nouveau contenu de la matrialit de la peinture figurativeest aprs lextinction de lancienne mission sociale de plus en plusproblmatique.

    De lautre ct, celui de la religion, se manifeste en revanche un videcomplet en matire esthtique. Pour le protestantisme cest une chosequi va de soi et il ne conoit pas du tout cela comme une perte.Aujourdhui encore, Karl Barth dit, tout fait dans le sens des

    7 Berenson :Les Peintres Vnitiens. p. 52.

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    hommes de la Rforme, au sujet de lart prtendument religieux: uneaffaire pleine de bonnes intentions, tout ce cinma de lart chrtien,des bonnes intentions, mais pas daction concrte 8.

    La mme question a une signification toute diffrente pour lecatholicisme. Le peintre franais Maurice Denis qui est intervenuplusieurs fois et avec passion, dans la thorie et dans la pratique, enfaveur dun rveil de lart religieux, exprime clairement lacontradiction actuelle : On a demand un ecclsiastique franais deretour de Rome son opinion sur les glises italiennes. Il ny a dans cesglises, a-t-il dit, que des objets dart et pas un seul objet religieux.Les glises ne sont rien dautre que des muses. Il tait du .9 Et il

    sindigne de ce que les catholiques se satisfont de cette situationhumiliante. Les arts sont pour le monde, les objets religieux pourDieu. Cette situation ne provient naturellement pas dusages erronsni ne rsulte de la lgret. Sinon il suffirait de ne faire appel qu devritables artistes et la question serait facilement rsolue. On sait quily n toujours eu des tentatives renouveles pour remplacer le caractrestandardis et inartistique de la peinture ou de la sculpture religieusepar une production artistique vivante, par les voies les plus diversesqui vont du Jugendstil au surralisme. Mais tout cela nest restque dilettantisme doriginaux et na t en mesure ni de jouer un rlequelconque dans lvolution de lart, ni dbranler le monopole delglise. On peut facilement trouver dans les remarques thoriques deMaritain ce sujet les raisons de cette strilit fondamentale. Il part delancien postulat grgorien qui veut que lart sacr ait pour butldification du peuple et quil soit une thologie en images. Il est, dit-il pour rsumer, absolument dpendant de la sagesse thologique, ildoit conserver un symbolisme hiratique, en quelque sorteidographique 10. On voit quel point est disparue de ces exigenceslancienne lasticit de la mission sociale confie jadis lart parlglise, bien que Maritain souligne minutieusement quelles necontiennent aucune prescription en ce qui concerne le style, etc... Ellessont le signe dune utopie ractionnaire, de mme que de leur temps

    8 K. Barth: lments de dogmatique. Berlin 1948. p. 42. Et de manire aussi trancheailleurs : i1 ny a pas dimagerie thologique . Lhumanit de Dieu. Zollekon Zurich,

    1956, p. 20.9 Maurice Denis :Nouvelles thories sur lart moderne, sur lart sacr. Paris 1922, p. 24410 J. Maritain :Art et Scolastique, Paris 1920. pp. 144, 145, 149.

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    les vues du vieux Platon. Quon ne puisse les raliser concrtementque dans une routine uniformisante, nest pas d lchec artistiquedes individus mais au contraire ce que, dans cette mission sociale,toute relation entre religion, art et sentiment populaire est

    compltement disparue. Il ne sagit peu prs pas de savoir si ce sontdes artistes dous ou des maladroits, des hommes de lavant-garde oudes peintres acadmiques qui travaillent lart religieux actuel.Matisse par exemple a peint une chapelle quil a pourvue de vitraux.Picasso a dit lors dune visite que tout lui plaisait bien mais quilmanquait une salle de bains 11.

    Nous avons dj signal, propos du roman de Heandel-Mazetti en ce

    qui concerne le temps de la Contre-rforme, combien la religiosit,encore ressentie comme vivante, tait aveugle lart. Certes il nesagissait alors que de la foi demi magique dune simple paysannetandis que les classes suprieures de la socit du temps btissaientencore de belles glises baroques et les dcoraient souvent de tableauxet de statues non sans valeur artistique. Aujourdhui aussi, bien sr, ily a des cas de runion lintrieur dune mme personne de la foi etdu got artistique. Mais une figure en elle-mme trs excentriquecomme celle de Lon Bloy, crivain connu, dun catholicismefanatique est davantage caractristique du rapport fondamental entre lareligiosit actuelle et lart. Maritain cite son opinion gnrale: Lartest, crivait Lon Bloy dans une page devenue clbre, le premierparasite de la peau du premier serpent. Il a reu de lui sa monstrueusefiert et sa force suggestive. Il se suffit lui-mme comme un dieu... Ilse refuse galement ladoration et lobissance et aucune volonthumaine ne pourrait lamener sincliner devant lautel... Il peut setrouver par exception des malheureux qui sont en mme temps artisteset chrtiens mais il ny a pas dart chrtien . Cette conceptionfondamentale apparat toujours dans des critiques concrtes. Ainsi ilcrit sur Dante : Il y a longtemps que jai essay de lire Dante. Monennui fut inexprimable et il ma littralement terrass. Il faut tre ungrand enfant pour ressentir une sorte de vague frisson la lecture deson Enfer... Quant au Purgatoire et au Paradis, seuls ceux qui onttudi leur histoire de lart chez Monsieur Pladan peuvent ignorerque Dante partage avec Raphal, dont il est indissociable, la gloire

    11 Propos rapports daprs la Frankfurter Allgemeine Zeitung, 25 mars 1960.

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    davoir parrain laffaiblissement de lide de Dieu si abondammentcultiv dans les grands sminaires actuels. Les plus clbres deschants de la Divine Comdie eux-mmes ne peuvent gure susciterplus que de la piti, ct des pomes inconnus de Anna-Katherina

    Emmerich ou de Maria dAgreda ou de cinquante autres femmesvisionnaires... 12. Ce langage est bien sr de nature trs exalte etexcentrique. Mais il est aussi caractristique, par son intransigeancesans retenue, de la divergence profonde et dfinitive de lart et de lareligion, que laveuglement naf la beaut de la pauvre paysanne lafoi magique, dj cite. Cest pourquoi le contenu des propos de Bloy,son attitude profonde qui sexprime ici nous semblent plusreprsentatifs de la situation actuelle que des compromis, par ailleurs

    dun grand intrt esthtique, la manire dun Claudel ou dunPguy, dun Mauriac ou dun Graham Greene.

    Ainsi le combat de libration de lart semble avoir trouv sa fin, soncomplet dtachement de la religion. Il en est vraiment ainsi pour lelien religieux, thmatique et iconographique. Pourtant, comme nousallons le voir dans le paragraphe suivant, on voit simposer avec uneforce de plus en plus grande et justement dans lart le plus nouveau et

    sur son aile la plus extrme et la plus avance, la domination duprincipe stylistique fondamental de lart li la religion, la dominationde lallgorie qui entrane derrire elle la rupture avec les traditionsfiguratives de lvolution de lart en Occident. Quel que soit lejugement esthtique que lon porte sur les productions de tellestendances, ce phnomne est si important pour notre problmatiqueque nous le traiterons en dtail dans le paragraphe suivant, en liaisonavec la nature de lallgorie et les tapes les plus importantes de son

    laboration philosophique. Seul un tel examen des caractresesthtiques et philosophiques de lallgorie pourra nous permettredans les deux derniers paragraphes dlucider lensemble desdterminations de ce phnomne. Les questions fondamentales quiapparaissent ici font donc partie des considrations qui vont suivre.Pour anticiper et pour reprendre des choses dj signales, nousremarquerons ceci : tout besoin religieux est en rapport profond etindestructible avec la personne particulire quest lhomme.

    12 L. Bloy :La perscution salutaire. Nuremberg. 1958, p. 261.

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    Lcrivain italien bien connu, Cesare Pavese, note avec finesse dansson journal : La religion consiste en la croyance que tout ce qui nousarrive est extraordinairement important. Cest justement pour cetteraison quelle ne disparatra jamais du monde . Nous nous sentons

    dautant moins autoriss discuter la conclusion de Pavese que dunepart, son diagnostic est beaucoup plus important pour nos rflexionsactuelles que son pronostic. Dautre part, les constatations excellentesquil fait dans dautres lignes du mme journal conviennent tout faitpour donner un premier et provisoire aperu on pourrait dire pourdonner le ton du cercle de problmes quil faut maintenant traiter.Pavese crit: il est clair que nous ne russirons jamais plus prendrevritablement racine dans le monde (avec un travail, avec quelque

    chose de normal).., il est clair que nous ne nous prendrons jamaisplus dune de ces ides pour lamour desquelles on est prt mourir... 13 Ces dernires remarques rvlent la dynamique durapport entre particularit et recherche dun au-del : toute entravesubjective ou objective lpanouissement humain et terrestre delhomme particulier peut susciter un dsir de ralisation dans lau-delet le fait mme souvent dans la plupart des cas rels. Le fait de sesentir laise dans la vie elle-mme, le don inconditionnel de soi une

    ide qui soit faite pour cette vie sont mis part la science et lart les principaux moyens de porter lhomme au-dessus de la particularitqui lui est immdiatement donne et dune manire qui, sans dtruireses fondements humains, le rapproche par-del lappartenance diverses communauts dhommes dun point de vue humainuniversel et forme en lui une parent concrte et consciente aveclespce humaine. Si ces voies sont barres ou sil faut des forces bienau-dessus de la moyenne pour les dgager, ou bien la particularit

    immdiate de chaque homme se fige en une substance dsormaisinvariable, ou bien il se place intrieurement face un au-del o lesaccomplissements ici refuss semblent trouver une ralisation. (Lesdeux possibilits ne sexcluent nullement. Elles peuvent apparatresimultanment dans les dosages les plus divers.) Cest de cesdiscordances de la vie que nat spontanment le besoin religieux delhomme. Les formes spcifiquement actuelles de ce besoin fournirontla matire des paragraphes suivants.

    13 Cesare Pavese:Le mtier de vivre. Hambourg 1956, pp. 131 et 104.