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51 Impr. Rapidoffset, Le Locle Temps, discours, argumentation Institut des sciences du langage et de la communication TRAVAUX NEUCHÂTELOIS DE LINGUISTIQUE 2011 | N o 51 Patrick Morency (Ed.) Temps, discours, argumentation

Temps, discours, argumentation - RERO DOC · 2013-02-08 · termes de 'possibilité' avec le subjonctif et en termes de 'probabilité' avec l'indicatif. L'article de Corinne Rossari

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Institut des sciences du langage et de la

communication

T r a v a u x n e u c h â T e l o I s d e l I n g u I s T I q u e

2011 | no 51

Patrick Morency (Ed.)

Temps, discours, argumentation

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TRANEL (Travaux neuchâtelois de linguistique)

Responsable de la revue

Gilles Corminboeuf email: [email protected]

Comité scientifique de la revue

Marie-José Béguelin, Simona Pekarek Doehler, Louis de Saussure, Geneviève de Weck

(Université de Neuchâtel)

Comité de lecture pour ce numéro

Antoine Auchlin (Université de Genève), Cécile Barbet, Gilles Corminboeuf, Alain Kamber,

Alain Rihs, Louis de Saussure (Université de Neuchâtel), Bertrand Sthioul (ELCF,

Université de Genève)

Secrétariat de rédaction

Claudia Fama, Revue Tranel, Institut des sciences du langage et de la communication,

Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel

Les anciens numéros sont également en accès libre (archive ouverte / open access) dans

la bibliothèque numérique suisse romande Rero doc.

Voir rubrique "Revues": http://doc.rero.ch/collection/JOURNAL?In=fr

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Fax: ++41(0)32 718 17 01 email: [email protected]

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© Institut des sciences du langage et de la communication

Université de Neuchâtel, 2009

Tous droits réservés

ISSN 1010-1705

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Travaux neuchâtelois de linguistique

N° 51, 2009 • ISSN 1010-1705

Table des matières

Patrick MORENCY

Avant-propos Temps, discours, argumentation ---------------------------------- 1-4

Laura BARANZINI

Opposition argumentative et opposition non argumentative: le cas des expressions italiennes quando et mentre -------------------------------------- 5-18

Patrick MORENCY

Déjà: un marqueur procédural de subjectivation ---------------------------------------------------- 19-43

Louis DE SAUSSURE

Remarques sur l'usage futur du passé composé --------------------------------------------------------- 45-60

Alain RIHS

Indicatif, subjonctif et engagement du locuteur ------------------------------------------------------------------- 61-74

Corinne ROSSARI

Le conditionnel dit épistémique signale-t-il un emprunt? ----------------------------------------------------- 75-96

Katarzyna M. JASZCZOLT

Le temps comme degrés d'engagement épistémique ---------------------------------------------------- 97-113

Adresses des auteurs --------------------------------------------------- 115

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2009, 51, 1-4

Temps, discours, argumentation

Avant-propos

Patrick MORENCY Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel [email protected]

Ce volume a pour but d'analyser les effets dérivés des expressions communément appelées "temporelles'' – temps verbaux, adverbes et connecteurs de temps. Trois articles de ce volume proposent une description et une analyse de ces expressions lorsqu'elles expriment autre chose que la simple temporalité; deux articles ont pour objet l'interprétation épistémique des modes conditionnel et subjonctif et la contribution conclusive de Katarzyna Jaszczolt développe un argumentaire fouillé, à cheval entre la linguistique et la philosophie, en faveur d'une conception résolument modale des temps verbaux.

Il est bien connu que les expressions servant à dénoter le temps (temps verbaux, adverbes et déictiques de temps, connecteurs temporels...) ont aussi d'autres fonctions: argumenter, présenter l'ordre des énoncés plutôt que ce qu'ils décrivent, faire inférer un état de pensée subjectif, etc. Ce numéro a pour but de traiter des cas représentatifs, qui peuvent être considérés de différentes façons et qu'on peut analyser soit:

1) comme l'abandon contextuel de la valeur temporelle première au profit d'une autre valeur non-temporelle;

2) comme un enrichissement au moyen de valeurs discursives, subjectives ou argumentatives qui s'ajoutent à la valeur temporelle de base;

3) comme un effet de sens fondé sur une valeur fondamentalement non temporelle;

4) ou encore que les valeurs non temporelles seraient métaphoriquement dérivées des valeurs temporelles initiales.

La question soulevée dans ce volume concerne donc la problématique du temps en rapport avec celle de l'argumentation et de la structuration discursive ou rhétorique, mais aussi l'expression de la subjectivité au

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2 Avant-propos

moyen d'expressions temporelles et modales. Les contributions de ce volume aborderont ces problématiques sous diverses perspectives.

L'article de Laura Baranzini illustre un cas de synonymie apparente entre deux connecteurs temporels de l'italien dans leurs usages oppositifs. Ces deux connecteurs sont parfaitement interchangeables dans la plupart des cas. Les cas où on ne peut avoir qu'un de ces deux connecteurs permettent de montrer que la caractéristique prédominante de quando est son caractère argumentatif. Baranzini postule que cette capacité argumentative et discursive fournit une description plus convaincante des deux expressions qui rend compte de leurs divers fonctionnements par rapport au mouvement d'opposition créé par les deux termes dans des contextes similaires.

Dans l'article de Patrick Morency, nous verrons comment déjà peut être employé de manière non-descriptive pour exprimer autre chose que la temporalité. L'article passera d'abord en revue la littérature sur le sujet, avant de proposer une approche procédurale qui rend compte de l'ensemble des effets de sens que peut générer cette expression. Il suggère que le noyau sémantique de déjà n'est pas nécessairement temporel, et que le contexte détermine si l'énoncé est temporel, argumentatif ou discursif.

L'article de Louis de Saussure tente d'identifier les contraintes pragmatiques qui permettent l'usage du passé composé avec un adverbe de temps tel que bientôt. Les études précédentes affirment que seuls les verbes aspectuels peuvent être employés dans une telle configuration, et qu'une notion pragmatique de planification doit être accessible aux interlocuteurs. Cette contribution suggère que certains de ces énoncés fonctionnent très bien malgré l'absence d'agentivité, tant qu'ils communiquent une attitude particulière, ou qu'une action doit être adoptée dans le présent pour affecter un état de choses futur.

Dans son article, Alain Rihs entreprend l'investigation des types d'ajustement pragmatique qui ont lieu lorsque l'indicatif alterne avec le subjonctif dans les subordonnées introduites par des verbes d'intellection. L'auteur soutient notamment que lorsque l'alternance modifie l'attitude épistémique du locuteur, l'éventualité enchâssée est réexaminée en termes de 'possibilité' avec le subjonctif et en termes de 'probabilité' avec l'indicatif.

L'article de Corinne Rossari examine l'usage épistémique du mode conditionnel en français. Après une revue de la littérature sur les différentes traditions qui ont traité du conditionnel, l'article propose une analyse selon laquelle l'usage épistémique du conditionnel est un sous-type de l'usage hypothétique. Le déplacement vers la valeur épistémique est vu comme le résultat d'une interprétation ambiguë entre un point de

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Patrick MORENCY 3

vue rapporté et le discours rapporté. La valeur épistémique vient d'un élargissement du lien sémantique entre la protase et la clause conditionnelle principale.

La contribution de Katarzyna Jaszszolt pose la question du temps comme notion pragmatique psychologique et propose de traiter la référence temporelle par l'intermédiaire d'une fusion représentationnelle dont les sources informationnelles sont d'origines diverses (lexicales, compositionnelles, pragmatiques-inférentielles) dans le cadre de son modèle de la sémantique par défaut (Default semantics). Son modèle plaide pour une redéfinition des niveaux de sens selon des niveaux d'intention, au-delà de la partition classique entre sens explicite et implicite. A travers l'examen d'exemples en anglais, polonais et swahili, elle défend une position radicalement modale du temps: les temps verbaux permettent de déterminer une référence temporelle comme valeur émergente de la modalité épistémique qui joue alors le rôle d'un composant plus fondamental du temps cognitif.

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4 Avant-propos

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2009, 51, 5-18

Opposition argumentative et opposition non argumentative: le cas des expressions italiennes quando et mentre

Laura BARANZINI Université de Genève, 5, rue St-Ours, CH-1211 Genève 4 [email protected]

L'intento di queste pagine è quello di illustrare un caso di apparente ''sinonimia'' di due espressioni connettive temporali in un loro impiego oppositivo. I due connettivi si presentano, in questo uso, perfettamente intercambiabili nella maggior parte dei casi. Quelle configurazioni che invece non permettono la presenza di uno dei due connettivi (secondo criteri ben diversi da quelli che ne differenziano l'uso temporalmente) permettono di mostrare come la caratteristica predominante di quando sia il suo carattere argomentativo. È questa sua capacità di orientare il discorso, creando una dinamica argomentativa, a fornire la risposta più convincente per una descrizione delle due espressioni che renda conto del loro diverso funzionamento al di là del movimento di opposizione creato da entrambi in contesti simili.

1. Introduction

Il est bien connu que les expressions temporelles sont des entités linguistiques privilégiées au niveau du potentiel textuel et argumentatif. L'élément le plus intéressant du caractère multifonctionnel de ces expressions réside probablement dans le rapport que les différents emplois, les différentes déclinaisons sémantiques entretiennent entre eux. La description du processus de passage d'un emploi à l'autre présente en effet des aspects qui peuvent aider dans la compréhension du phénomène de l'argumentativité des expressions temporelles.

Par exemple, on peut rappeler l'observation fondamentale selon laquelle deux expressions quasi-synonymiques dans un emploi particulier ne permettent pas nécessairement toutes les deux un transfert à un emploi différent. Si le passage se faisait à partir d'un noyau sémantique temporel, ou d'un noyau sous-déterminé commun, il faudrait de toute façon pouvoir expliquer l'impossibilité pour certaines expressions de présenter un emploi non temporel.

Il existe en tout cas des expressions quasi-synonymiques qui se retrouvent dans au moins deux emplois sémantiques différents, et c'est justement sur un de ces cas que nous aimerions nous pencher ici. La description sémantique de ces deux connecteurs dans deux emplois (dont un temporel) permettra de montrer que le rapport entre quando ('quand') et mentre

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6 Opposition argumentative et opposition non argumentative

('pendant que', 'tandis que') n'est pas le même selon la fonction sémantique qu'ils remplissent. En effet on pourra voir que les caractéristiques de différenciation des deux connecteurs – bien connues et décrites dans la littérature – n'agissent pas en emploi non temporel, où la distinction est opérée justement grâce à l'existence ou à l'absence d'un "pouvoir argumentatif". À côté de l'emploi temporel présenté en (1) on distingue normalement deux classes principales d'emplois non temporels: un emploi inverse, illustré en (2), et un emploi oppositif, qui nous intéresse ici, en (3):

(1) Si distrae facilmente quando/mentre lavora. Il est facilement distrait quand/pendant qu'il travaille.

(2) Lavorava da qualche ora quando/*mentre squillò il telefono. Il travaillait depuis quelques heures quand le téléphone sonna.

(3) Si distrae molto spesso, quando/mentre dovrebbe pensare soltanto al suo lavoro. Il est souvent distrait, alors qu'il ne devrait penser qu'à son travail.

Ce dernier emploi oppositif des connecteurs quando et mentre est presque toujours traité en tant qu'emploi autonome et indépendant du connecteur temporel, et non pas comme une manifestation de celui-ci. Observons, à ce propos, la description qu'en donnent la grammaire de référence pour l'italien (en parlant des subordonnées oppositives) et un dictionnaire (sous l'entrée quando):

Un'avversativa esplicita è introdotta dalle congiunzioni quando, mentre e laddove [...]1

(Une adversative explicite est introduite par les conjonctions quando, mentre et laddove).

In funzione di congiunzione testuale: col significato di mentre, invece, laddove2

(En fonction de conjonction textuelle: avec le signifié de mentre, invece, laddove).

Dans cet emploi oppositif, les connecteurs assument une valeur de substitution ou de contraste

3, et peuvent être quasi systématiquement

paraphrasés par des constructions avec invece di (au lieu de) ou invece (au contraire ou par contre). Ainsi que nous l'avons fait remarquer plus haut, la possibilité de substitution entre les deux connecteurs quando et mentre répond à des critères différents (et de nature différente) selon le type sémantique de relation qu'ils véhiculent. Plus précisément, on peut dire qu'à première vue les cas où les deux expressions sont le plus difficilement substituables – tout en réalisant une relation temporelle de

1 Serianni (1997). 2 Sabatini & Coletti (1997).

3 On verra qu'en réalité il est possible d'attribuer une opération de contraste seulement à mentre; quando codifierait plutôt une relation de nature concessive (on distingue ici entre trois types de relations d'opposition: concession, substitution et contraste).

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contemporanéité – sont les cas temporels; il faut cependant remarquer que même dans les contextes d'opposition où la présence des deux expressions est possible l'équivalence n'est pas complète: des effets de sens liés au rapport argumentatif entre les deux propositions p et q sont en effet activés différemment selon l'alternance entre le connecteur quando et le connecteur mentre. Ceci pourrait nous permettre de postuler que les différences au niveau temporel concernent des instructions sémantiques au sens strict, qui interagissent avec le contexte linguistique où le connecteur se trouve, alors qu'au niveau oppositif les différences seraient plus "externes", et auraient le pouvoir de "façonner" le contexte linguistique.

Dans les constructions oppositives avec quando et mentre la valeur temporelle paraît totalement absente. Cependant il s'agit bien de deux expressions qui présentent un emploi temporel très proche et en même temps un même emploi non temporel: ce fonctionnement parallèle laisse imaginer, comme on l'a dit, un caractère sémantico-procédural à la base des deux cas de figure qui en facilite tant l'interprétation temporelle que l'interprétation oppositive; par exemple une caractéristique de l'emploi temporel pourrait permettre – ou pourrait avoir permis diachroniquement – le passage à l'emploi non temporel. Cette caractéristique sémantique ne pourrait toutefois pas, à elle seule, rendre compte de la construction de la valeur oppositive, étant donné que d'autres expressions temporelles similaires, qui peuvent remplacer quando et mentre dans les cas temporels, ne sont absolument pas capables de véhiculer une relation de substitution ou de contraste qui puisse s'approcher de celle qui est associée aux deux connecteurs en question.

Cette flexibilité plus accentuée par rapport à d'autres expressions temporelles "équivalentes" pourrait dériver de leur nature même de connecteur, qui en fait des entités linguistiques plus facilement grammaticalisées, ou bien à la possibilité, par exemple, que la composante temporelle soit moins transparente par rapport à des expressions telles que nel momento in cui (au moment où), ou encore que celle-ci soit inscrite à un niveau sémantique moins profond.

2. Emploi temporel

Le fonctionnement temporel circonstanciel4 des deux connecteurs quando

et mentre est bien connu et amplement décrit dans la littérature; on se

4 Cet emploi circonstanciel s'oppose aux constructions inverses et aux constructions

oppositives, où la proposition introduite par le connecteur ne peut pas être analysée du point de vue syntaxique en tant que composant non argumental de la proposition principale.

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8 Opposition argumentative et opposition non argumentative

bornera ici à en rappeler les caractéristiques principales, utiles à notre étude. Dans son emploi "standard" la conjonction subordonnante quando instaure entre deux états de choses un lien temporel de simultanéité (ou de succession immédiate), en situant à un moment donné l'événement décrit dans la proposition principale, ainsi que le ferait un complément de temps à l'intérieur d'une phrase:

(4) Ieri ho ricevuto una strana telefonata quando mangiavo. Hier j'ai reçu un appel bizarre quand je mangeais.

Dans certains contextes (notamment lorsque l'action est imperfective aussi bien dans la proposition principale que dans la subordonnée) la conjonction quando peut comprendre toute une série d'événements et assumer le signifié universel de "à chaque fois que":

(5) Quando mi rivolgono accuse ingiuste, mi limito a sorridere ed annuire. Quand on m'accuse injustement, je me borne à sourire et acquiescer.

(6) Quando andava a casa sua, le portava sempre dei fiori. Quand il allait chez elle, il lui apportait toujours des fleurs.

Cette deuxième possibilité est moins naturelle avec mentre, qui était parfaitement possible dans un exemple comme (4):

(7) ?Mentre mi rivolgono accuse ingiuste, mi limito a sorridere ed annuire.

Il est intéressant de remarquer qu'intuitivement ce qui paraît rendre moins naturelle la présence de mentre réside dans sa précision, sa spécialisation dans l'identification d'une seule portion temporelle précise, simultanée à une autre, en focalisant cette identification temporelle à l'intérieur d'une durée, et non pas un moment globalement observé d'un point de vue externe. Une autre expression qui présente une sémantique de détermination temporelle précise telle que nel momento in cui se révèle aussi plus compliquée à interpréter dans un contexte itératif, ainsi que le montre l'exemple suivant:

(8) ?Nel momento in cui mi rivolgono accuse ingiuste, mi limito a sorridere ed annuire.

Il est toutefois possible de rendre parfaitement itérative l'action de la proposition principale avec le connecteur mentre. Dans ce cas le connecteur lui-même n'activera pas forcément une valeur itérative: la proposition temporelle ne cessera pas d'expliciter le cadre de la durée de référence à l'intérieur duquel se situe chacune des manifestations de l'événement itératif exprimé par la principale.

(9) Mentre andava in ufficio, si fermava sempre a comperare il giornale. En allant au bureau, il s'arrêtait toujours pour acheter le journal.

La possibilité devrait donc s'offrir de récupérer l'exemple (6) en sollicitant ce type de lecture, mais on voit que (10) reste difficilement acceptable:

(10) ?Mentre andava a casa sua, le portava sempre dei fiori.

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Laura BARANZINI 9

Si l'événement ne peut pas être inséré dans cette durée (comme en (10), où en effet le conflit subsisterait aussi en l'absence d'une lecture itérative), l'acceptabilité reste donc partielle, mais si l'action de la principale permet une lecture interne à la durée de la subordonnée, il est possible de récupérer la lecture présentée ci-dessus, en laissant la fonction itérative à la configuration aspecto-temporelle de l'énoncé:

(11) Mentre andava a casa sua, le comprava sempre dei fiori. En allant chez elle, il lui achetait toujours des fleurs.

Les temps et modes verbaux qui se présentent dans ces structures sont variés et jouissent d'une certaine liberté d'articulation. On rappellera seulement le cas particulier du subjonctif dans les propositions introduites par quando, qui impose à l'énoncé une lecture hypothétique, en rapprochant le connecteur d'autres expressions telles que se (si) ou nel caso in cui (au cas où):

(12) Quando fosse possibile, mi piacerebbe unirmi a voi. Si c'était possible, j'aimerais me joindre à vous.

En ce qui concerne l'aspect verbal, mentre présente un nombre sensiblement plus élevé de contraintes; plus précisément, ce connecteur ajoute aux instructions de simultanéité temporelle partiellement partagées avec quando une requête aspectuelle concernant le caractère duratif de l'action exprimée par la proposition temporelle, indépendamment de la qualité de l'action de la proposition principale, par exemple dans l'exemple suivant:

(13) Quando Alfredo seppe dell'inganno, corse da lei. Quand Alfredo découvrit le piège, il courut chez elle.

(14) *Mentre Alfredo seppe dell'inganno, corse da lei.

On remarque donc que mentre n'est pas compatible avec une succession immédiate de ce genre (mais seulement avec une superposition de deux durées, ou une incidence d'un événement à l'intérieur d'une durée), configuration typique parmi les emplois de quando.

Il est également impossible, pour le connecteur mentre, de paraître dans une structure inverse telle que la suivante:

(15) Alfredo camminava nel bosco, quando scoppiò un temporale. Alfredo marchait dans le bois, lorsqu'un orage éclata.

(16) *Alfredo camminava nel bosco, mentre scoppiò un temporale.

De même que la précédente, cette inacceptabilité n'est pas inattendue si l'on considère la contrainte en termes de durée de l'action opérée par mentre sur la proposition qu'il introduit, et si en même temps l'on tient compte d'une des caractéristiques définitoires de la structure inverse, c'est-à-dire le caractère ponctuel de l'incidence de l'événement introduit par le connecteur.

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10 Opposition argumentative et opposition non argumentative

3. Emploi oppositif

Passons maintenant à l'illustration d'un cas prototypique de structure oppositive construite autour de ces deux connecteurs:

(17) Alfredo non fece nulla, quando tutti si aspettavano una sua reazione. Alfredo ne fit rien, alors que tout le monde s'attendait à une réaction de sa part.

(18) Alfredo non fece nulla, mentre tutti si aspettavano una sua reazione.

Cette structure présente des caractéristiques syntaxiques et sémantiques qui la différencient de la construction circonstancielle; ces mêmes critères de distinction se retrouvent également dans la structure plus connue du quando inverse

5. D'une façon analogue, en effet, il n'est pas possible de

focaliser la proposition introduite par le connecteur:

(19) È quando si sentì con le spalle al muro, che Alfredo non fece più nulla. C'est quand il se trouva au pied du mur qu'Alfredo ne fit plus rien.

(20) *È quando all'improvviso scoppiò un temporale, che dormivo tranquillamente. C'est quand soudain un orage éclata que je dormais paisiblement.

(21) *È quando tutti si aspettavano una sua reazione, che Alfredo non fece nulla6.

C'est quand tout le monde s'attendait à une réaction de sa part qu'Alfredo ne fit rien.

(22) *È mentre tutti si aspettavano una sua reazione, che Alfredo non fece nulla.

(23) *Alfredo non fece nulla, proprio/soltanto/persino quando/mentre tutti si aspettavano una sua reazione. Alfredo ne fit rien justement/seulement/même quand tout le monde s'attendait à une réaction de sa part.

Il est également impossible de détacher la proposition oppositive en position thématique et de l'interroger, et elle ne peut pas non plus se présenter avec une interrogation de la proposition principale (ces opérations sont par contre tout à fait fréquentes dans les emplois temporels, si l'on exclut l'incompatibilité de mentre avec la valeur interrogative):

(24) *Quando/mentre Alfredo non fece nulla? Quando/mentre tutti si aspettavano una sua reazione.

(25) *Che cosa fece Alfredo quando/mentre tutti si aspettavano una sua reazione? Nulla.

5 Pour ce qui concerne la particularité du statut syntaxique de la "subordination" inverse,

ainsi que de la relation que celle-ci instaure entre temporalité et opposition argumentative, cf. Baranzini (2007).

6 Comme d'habitude, les jugements d'agrammaticalité et les marques correspondantes ne sont pas à interpréter de manière absolue; ils sont au contraire assujettis au caractère occasionnel de l'interprétation choisie (ou obligée) et n'ont aucune valeur extra-contextuelle. Les énoncés (21), (22) et (23) sont en effet parfaitement acceptables si l'on choisit une lecture temporelle, comme en (19) (où la lecture temporelle est la seule offerte), ignorant l'interprétation oppositive – pourtant beaucoup plus accessible.

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Ces variantes deviennent de la sorte une solution pour imposer une lecture circonstancielle du connecteur quando, en permettant d'éliminer d'autres lectures éventuelles.

Observons encore que la proposition introduite par le connecteur ne présente pas, dans cette structure oppositive, une mobilité de position comparable à celle qui lui est offerte en emploi temporel circonstanciel non argumentatif, comme en (26) et (27) (tout en permettant une ouverture dans cette direction par rapport à la structure temporelle inverse – qui, contrairement à l'emploi circonstanciel, est orientée argumentativement – moins élastique de ce point de vue, comme on le voit en (28) et (29), où la séquence p quando q est obligatoire):

(26) Sono andato a letto quando è finito il film. Je suis allé me coucher quand le film s'est terminé.

(27) Quando è finito il film sono andato a letto. Quand le film s'est terminé je suis allé me coucher.

(28) Stavo dormendo quando è scoppiato il temporale. Je dormais quand l'orage a éclaté.

(29) *Quando è scoppiato il temporale stavo dormendo.

(30) Alfredo non fece nulla quando tutti si aspettavano una sua reazione.

(31) *Quando tutti si aspettavano una sua reazione, Alfredo non fece nulla.

(32) Alfredo non fece nulla mentre tutti si aspettavano una sua reazione.

(33) ?Mentre tutti si aspettavano una sua reazione, Alfredo non fece nulla.

Plus spécifiquement, on voit que la structure oppositive paraît permettre à la proposition introduite par mentre d'occuper les deux positions (avant ou après la principale), tout en signalant une préférence pour la dernière, alors qu'avec le connecteur quando la position initiale de la séquence est empêchée

7.

Pour résumer: la proposition oppositive introduite par quando ou par mentre se distingue de la proposition temporelle circonstancielle par une mobilité réduite, l'impossibilité d'être focalisée (ni prosodiquement, ni lexicalement, ni par clivage), détachée ou thématisée

8. Ces

7 On trouve cependant dans la littérature des descriptions différentes. En particulier, la

Grande grammatica di consultazione (Giusti, 1991) accepte la construction avec le connecteur en première position aussi pour quando, et non seulement pour mentre. Devant un tel écart de jugement de grammaticalité, la seule réponse significative devrait être fondée à partir d'une étude de corpus qui puisse sélectionner, pour toute occurrence de quando après la principale, son éventuelle valeur oppositive.

8 Cette apparente anomalie du statut informationnel de la structure est en réalité strictement

liée au statut syntaxique particulier de q, qui en fait un élément autonome de ce point de

vue aussi.

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12 Opposition argumentative et opposition non argumentative

caractéristiques, ainsi que l'indépendance syntaxico-sémantique partielle de la proposition en q, imposent un rapprochement avec la construction inverse: ici, en effet, on n'a pas non plus affaire à une subordonnée circonstancielle qui fait partie de la structure syntaxique de la principale, mais à une proposition relativement autonome

9, tant sémantiquement que

syntaxiquement. En outre, comme la structure inverse, la structure oppositive est asymétrique, "orientée", et ne peut pas être systématiquement inversée.

Dans les exemples proposés jusqu'ici, il était presque toujours possible d'interpréter temporellement les énoncés, qui pouvaient devenir, de ce fait, ambigus. En réalité, on peut voir qu'en manipulant les énoncés il est possible de créer les conditions linguistiques ou contextuelles qui favorisent l'une des deux lectures, en supprimant cette ambiguïté. Ce procédé est utilisé par exemple en (34), qui est le résultat de la manipulation de (31) ou de (33):

(34) Alfredo non fece nulla, quando/mentre tutti si aspettavano una sua reazione, ma reagì con forza quando nessuno se lo sarebbe più immaginato. Alfredo ne fit rien quand tout le monde s'attendait à une réaction de sa part, mais réagit violemment quand personne n'y croyais plus.

Ici on a conservé prioritairement l'interprétation temporelle, mais il est tout aussi possible de résoudre l'ambiguïté dans la direction opposée, c'est-à-dire en éliminant la lecture temporelle et en gardant l'interprétation oppositive, par exemple en utilisant une forme verbale au conditionnel dans la proposition introduite par le mentre. Cette particularité ne se manifeste par contre pas si le connecteur employé est quando, qui ne crée pas de conflit entre mode conditionnel et lecture temporelle:

(35) ?Alfredo non fece nulla, mentre tutti si sarebbero aspettati una sua reazione, e reagì invece mentre pensavano che se ne fosse ormai dimenticato.

(36) Alfredo non fece nulla, quando tutti si sarebbero aspettati una sua reazione, e reagì invece quando pensavano che se ne fosse ormai dimenticato.

Considérons maintenant un autre cas de divergence de comportement des deux connecteurs analysés dans leur emploi oppositif; l'observation de ces exemples nous permettra aussi d'avancer une hypothèse à propos de l'origine de l'incompatibilité rencontrée en (31) entre la lecture oppositive et la position initiale de la proposition introduite par quando. Dans ces deux nouveaux exemples, nous avons une séquence de deux propositions dans l'ordre moins problématique p connecteur q:

9 Une comparaison avec d'autres formes similaires montre toutefois que tant la rupture

énonciative que la rupture syntaxique sont moins fortes que celles opérées par d'autres connecteurs, par exemple invece.

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(37) Ieri Alfredo era riuscito a scrivere quasi venti pagine del suo romanzo, mentre oggi ne ha scritte solamente tre. Hier Alfredo avait pu écrire presque vingt pages de son roman, alors qu'aujourd'hui il n'en a écrit que trois.

(38) ? Ieri Alfredo era riuscito a scrivere quasi venti pagine del suo romanzo, quando oggi ne ha scritte solamente tre.

Ces deux énoncés présentent une différence d'acceptabilité bien nette, à tel point qu'à un emploi parfaitement naturel avec mentre s'oppose une construction très problématique avec quando. Or, comme une des caractéristiques qui pourraient se révéler pertinentes (puisque liée à la temporalité de cet énoncé) est l'écart entre les niveaux temporels différents des deux propositions (aujourd'hui vs hier, a écrit vs avait pu écrire), il est possible d'avancer l'hypothèse d'un conflit entre le connecteur quando et ce type de configuration temporelle. Par exemple ce connecteur garderait dans cet emploi aussi une contrainte vaguement temporelle de simultanéité; une base temporelle serait donc propre à la sémantique de quando, et les autres emplois en seraient des dérivations différemment enrichies, alors que mentre présenterait un emploi oppositif totalement disjoint du temporel, permettant une séquence de deux propositions à deux niveaux temporellement divergents.

En réalité cette hypothèse se montre malheureusement insuffisante, et ne permet pas de rendre compte de ce même genre de conflit dans bon nombre d'autres énoncés dans lesquels l'on retrouve deux plans temporels écartés, sans que cela en rende moins naturelle la construction, ainsi que le montre l'exemple suivant:

(39) Alfredo sta arrivando da solo, quando/mentre gli è/era stato ricordato più volte di passare a prendere la nonna. Alfredo est en train d'arriver tout seul, alors qu'on lui a/avait rappelé plusieurs fois de passer chercher grand-mère.

Si la présence du passé composé pourrait offrir une dernière solution pour conserver l' "hypothèse temporelle" (vu que le connecteur pourrait être plus sensible à l'état résultant de l'événement qu'à l'événement en soi), la possibilité d'avoir un plus-que-parfait oblige à une révision totale de celle-ci, car même un état résultant et un point de référence antérieurs au moment où se situe l'événement de la première proposition admettent parfaitement la présence de quando.

On arrive à une hypothèse plus convaincante en comparant des séquences symétriques où le contenu de p est déplacé en q et vice-versa, en choisissant comme paramètre de variation la distribution du contenu en p et en q plutôt que la position respective des deux propositions:

(40) Alfredo non fece nulla; invece tutti si aspettavano una sua reazione.

(41) Tutti si aspettavano una sua reazione, invece Alfredo non fece nulla.

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14 Opposition argumentative et opposition non argumentative

(42) Alfredo non fece nulla, mentre tutti si aspettavano una sua reazione.

(43) Tutti si aspettavano una sua reazione, mentre Alfredo non fece nulla.

(44) Alfredo non fece nulla, quando tutti si aspettavano una sua reazione.

(45) *Tutti si aspettavano una sua reazione, quando Alfredo non fece nulla.

Autant le connecteur invece que le connecteur mentre offrent donc la possibilité de créer l'opposition entre les deux éléments indépendamment de l'ordre (du contenu) de ceux-ci. Cette propriété commutative qui les caractérise n'est par contre pas prévue par quando, qui introduit une condition d'emploi particulière concernant l'ordre des contenus propositionnels et la priorité logique de l'un sur l'autre

10. En d'autres

termes, mentre et invece mettent en relation les deux éléments de la séquence sur un plan logique foncièrement symétrique et paritaire, alors que quando introduit une sorte de déséquilibre dans la structure, où un élément a une fonction d' "arrière-plan logique" qui peut être réactivé seulement a posteriori, une fois p énoncé. Essayons d'illustrer cette différence par la comparaison de ces trois variantes:

(46) Giovanni sostiene il partito repubblicano, invece Alfredo vota per il partito democratico. Giovanni supporte le parti républicain, par contre Alfredo vote pour le parti démocrate.

(47) Giovanni sostiene il partito repubblicano, mentre Alfredo vota per il partito democratico.

(48) Giovanni sostiene il partito repubblicano, quando Alfredo vota per il partito democratico.

Cette antériorité associée à l'emploi oppositif de quando consiste essentiellement en la présentation de l'état de choses en q comme préexistant dans la réalité discursive par rapport à p. L'un des deux états de choses est de fait fonctionnalisé à l'autre, et permet de créer une asymétrie entre les deux propositions dans la mesure où l'état de choses en q (et les inférences qui lui sont associées) est présenté comme préexistant dans le raisonnement: la présentation de l'argumentation se fait en montrant p compte tenu de q e de ce qui en découle, tandis qu'une orientation inverse des deux états de choses impliqués n'est pas possible. En effet cette nécessité d'interpréter un événement "à la lumière" d'un autre, "par rapport" à un autre, comporte l'activation d'un dynamisme argumentatif presque absent dans les énoncés (47) et (48): le fait d'obliger une telle interprétation de la séquence fait en sorte que celle-ci soit traitée comme argumentative et non seulement descriptive, parce que la mise en

10 Cet aspect est certainement lié aussi à la capacité de quando, plus accentuée par rapport à

mentre, de présupposer le contenu de la proposition.

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relation des deux contenus de manière orientée active un ensemble d'inférences qui ne sont pas sollicitées par une simple juxtaposition de deux éléments opposés sans indications d'orientation.

Si on imagine un contexte de description neutre par rapport aux orientations politiques des deux sujets, les deux premiers énoncés paraissent justement adéquats, tandis que celui en (49) est difficilement interprétable comme description sans jugements. Dans ce dernier cas les deux états de choses sont fonctionnalisés l'un par rapport à l'autre, en contraignant l'interprétation vers des conclusions qui rendent compte du rapport qui existe entre p et q (rapport qui, en (47) et en (48), pourrait à la limite ne pas exister du tout, et ne relever que des modalités linguistiques d'exposition, en l'occurrence sous forme de contraste). Le passage se fait donc à partir de deux faits potentiellement indépendants qui se retrouvent dans la même structure seulement pour des raisons métalinguistiques, à deux faits forcément mis en relation entre eux.

Dans ce cas le connecteur crée donc une dialectique entre les deux états de choses et amène à des conclusions sur la base de leur comparaison et de leur opposition: dans cette optique, quando est à considérer comme complètement argumentatif, et finit par montrer un comportement bien plus proche d'une relation concessive par rapport à mentre qui, ne créant aucun dynamisme argumentatif de ce genre, serait plutôt à assimiler à la relation de contraste.

Cette nature "directionnelle", orientée de la structure oppositive avec quando est confirmée par le fait qu'une simple inversion des deux membres de la séquence permet de récupérer l'acceptabilité de (38), comme le montre l'exemple suivant:

(49) Oggi Alfredo ha scritto solamente tre pagine del suo romanzo, quando ieri era riuscito a scriverne quasi venti.

Il se révèle ainsi que la raison du conflit créé par quando était à rechercher dans la difficulté de concevoir q en tant qu'élément logiquement antérieur à p; en inversant les termes, la séquence est beaucoup plus naturelle. Ceci dit, il est évident que l'antériorité chronologique des événements est un aspect qui pourrait paraître fondamental, mais qui en réalité n'est qu'une des manifestations de cette antériorité logique qui fait foncièrement partie de l'univers du discours

11. Au sens large il est possible de supposer que

dans le connecteur quando se retrouve un des aspects de son emploi

11 S'il est difficile d'imaginer de dissocier un certain type d'antériorité chronologique et

l'antériorité logique, il existe du moins des cas de figure où l'antériorité chronologique n'est tout simplement pas pertinente (p.ex. en (47) ou (48)).

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16 Opposition argumentative et opposition non argumentative

temporel, notamment l'idée de séquence, de direction, typiquement associée aux structures de succession temporelle.

Il arrive toutefois que les contenus mêmes des deux propositions concernées soient facilement mis en relation entre eux indépendamment de la structure, et que cette relation soit déjà analysable en termes d'antériorité; dans ces cas, la structure avec quando et la structure avec mentre se différencient de façon beaucoup moins évidente.

Une dernière possibilité de vérification de ce pouvoir argumentatif de quando réside alors dans l'observation d'énoncés où les contenus ne sont pas, hors contexte, facilement interprétables comme étant en relation de priorité logique entre eux. Ces exemples contribuent à montrer, par l'anomalie de la présence de quando (face à un emploi de mentre tout à fait naturel), que la lecture argumentative est imposée par la présence du connecteur, et que des contenus qui ne s'y prêtent pas rendent l'énoncé problématique:

(50) Il cielo è azzurro, mentre i prati sono verdi. Le ciel est bleu, alors que les prés sont verts.

(51) ?Il cielo è azzurro, quando i prati sono verdi.

La seule manière de récupérer l'acceptabilité d'un énoncé comme (51) présupposerait son insertion dans un contexte où une dialectique argumentative entre p et q serait pertinente; ce rapport entre les deux propositions devrait être plus complexe par rapport à une simple constatation de deux états de choses en contraste. Si par exemple l'énoncé était une tentative de description d'un dessin, on aurait une acceptabilité parfaite de (50), en tant qu'énoncé descriptif neutre; par contre, pour pouvoir interpréter un énoncé comme (51) on est obligé de reconstruire, par exemple, un contexte de critique envers ces choix de couleur particuliers. A partir de cet effet d'opposition critique, on est amené à tirer des conclusions du genre tu n'as pas bien suivi les consignes ou ton dessin n'est pas réussi, etc.

4. Conclusion

Pour conclure, la réflexion qui émerge de cette analyse réside dans l'importance de la distinction conceptuelle entre la dimension sémantique et la dimension argumentative qui se situent à deux niveaux indépendants. En effet les deux connecteurs quando et mentre nous ont permis de montrer le passage d'une relation logique temporelle à un emploi où la relation est non-temporelle (en l'occurrence oppositive), sans que cela n'affecte parallèlement la fonction argumentative associée aux deux emplois. Comme dans les constructions inverses, par exemple, la temporalité est accompagnée d'une orientation argumentative: les constructions oppositives n'activent pas nécessairement cette

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Laura BARANZINI 17

composante argumentative par le seul fait de codifier une relation non temporelle (bien qu'il ne s'agisse pas d'un emploi discursif "métaphorique"

12). La force argumentative devient de ce fait un élément

discriminant du système, et peut contribuer, comme dans le cas analysé, à résoudre des situations de "synonymie sémantique".

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12 Cf. Morency & de Saussure (sous presse).

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18 Opposition argumentative et opposition non argumentative

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2009, 51, 19-43

Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

Patrick MORENCY Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel [email protected]

In this paper we will look at how French déjà can be used non-descriptively to express non-temporality, i.e. argumentative or discursive usages. We will begin with a quick survey of the Literature before re-describing déjà as a procedural expression – we will propose that déjà's core semantic meaning need not necessarily be purely temporal, but is used thus in certain contexts, while in others it is used argumentatively or discursively. This stems from our hypothesis that many temporal expressions – temporal indexicals, adverbs or connectives – are procedural by nature, meaning that their conceptual content, if any, describes relations between clauses or elements of an utterance rather than representing actions, events or objects in the world.

1. Introduction

1.1 Problématique

Nous allons nous intéresser au phénomène des usages non temporels de déjà, usages qui n'ont pas été suffisamment étudiés en tant que tels. Sur la dizaine d'articles consacrés au sujet, la plupart décrivent presque exclusivement les usages aspectuels et temporels de déjà, et expliquent son fonctionnement à partir d'une perspective principalement sémantique. Nous focaliserons notre attention sur les autres usages possibles en français et nous en ferons l'inventaire; l'utilisation de déjà pour signifier autre chose que la temporalité (ou l'aspectualité) stricte est connue; cependant les analyses de ces usages ne se font que depuis peu, les chercheurs antérieurs les écartent ou alors les subordonnent aux usages temporels, considérés comme des emplois dérivés de l'interprétation temporelle par défaut (Muller, 1975; Martin, 1978; Franckel, 1989).

Nous proposons une analyse pragmatique à la suite des travaux de Mosegaard-Hansen (2000, 2002) et Tahara (2004), qui sont les premiers chercheurs à s'être intéressés plus concrètement aux usages non temporels de cette expression. Nous nous situerons dans le cadre de la théorie de la Pertinence (Sperber & Wilson, 1995) et de la pragmatique procédurale (cf. Saussure, 2003) pour tenter d'identifier le noyau de sens de déjà, et répertorier et expliquer le fonctionnement des différents usages que l'on peut rencontrer. Nous procéderons à l'examen de déjà avec l'idée que le sens de cette expression est sous-déterminé (au sens de Sperber &

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20 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

Wilson, 1995) et que c'est essentiellement le contexte qui fournit l'interprétation adéquate. Nous considérons déjà (comme beaucoup d'autres adverbes et connecteurs de temps) comme une expression procédurale au sens de Blakemore (1987), Luscher (1998) et surtout Saussure (2003). Déjà partage ce statut procédural avec les déictiques – maintenant, ici –, les adverbes de temps – ensuite, enfin –, les connecteurs – alors, donc – et les temps verbaux. Nous allons nous concentrer sur le noyau conceptuel minimal

1 de l'expression et exposer

comment les éléments contextuels peuvent saturer ce noyau de sens minimal et mener le destinataire vers l'interprétation adéquate de l'intention informative du locuteur. Nous ajouterons que c'est l'équilibre entre l'effort de traitement et les effets cognitifs obtenus selon le Principe de Pertinence qui détermine l'application de la procédure.

Nous pouvons voir d'emblée avec la paire d'exemples qui suit qu'il y a quelque chose de plus que la simple temporalité dans déjà, même avec des usages temporels "standards" (exemple 1):

(1) Marie a déjà mangé son steak.

(2) "À 30 km, c'est déjà trop loin." (titre d'un article de Libération sur le chômage 04/06/08).

L'énoncé non-temporel en (2) n'est en rien un emploi rare ou trop familier; on trouve ce genre d'énoncés aussi fréquemment que les usages temporels typiques, illustrés par (1). La problématique principale sera de comprendre le fonctionnement de déjà qu'il soit temporel ou non; nous postulerons que le sens "de base" de déjà n'est pas forcément la temporalité mais plutôt un effet subjectif (attitudinal, voire modal). Si nous reprenons l'exemple (1) en supprimant déjà, nous voyons que le destinataire de l'énoncé n'a pas besoin de cette expression pour dériver une interprétation temporelle:

(1') Marie a mangé son steak.

En revanche, il y a bel et bien un sens différent de (1); cette différence se situe au niveau de la perspective subjective du locuteur de l'énoncé. À l'aide de déjà, ce dernier représente une sorte de jugement à propos de l'éventualité décrite en (1). Il est vrai que déjà en (1) ajoute une composante aspectuelle, en focalisant sur un moment précis du procès "manger", mais l'aspect est, à notre avis, secondaire par rapport à la perspective du locuteur. Nous considérons que ce qui est primordial dans l'interprétation de (1) (et d'énoncés similaires), c'est l'information attitudinale que le locuteur transmet avec déjà. En ce sens, déjà possède un aspect modal, ce

1 Nous partons du principe que toute expression procédurale possède un noyau de sens

conceptuel qui contient la procédure à appliquer.

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Patrick MORENCY 21

que relèvent également Mosegaard-Hansen (2000) et Tahara (2004). Déjà agit de façon non-vériconditionnelle, il ajoute simplement une information sur le caractère peu plausible du procès avant son constat, ce qui induit la révision d'une hypothèse et c'est ceci qui permet l'effet de surprise dans l'énoncé (et dans d'autres énoncés à l'interprétation similaire).

Notre but est de proposer une perspective plus unifiée de déjà. Dans un premier temps, nous reviendrons sur la littérature consacrée à déjà et évaluerons les propositions faites quant à son fonctionnement. Ensuite nous proposerons une description détaillée des usages (temporels et non-temporels) que peut avoir déjà. Nous proposerons une brève analyse de déjà selon la pragmatique procédurale. Toutes les expressions procédurales ont en commun le fait qu'elles guident le destinataire vers l'interprétation de l'énoncé. Elles diffèrent des expressions conceptuelles en ce qu'elles ne représentent pas un objet du monde (réel ou fictif); ce que leur sémantique minimale et la procédure qu'elles contiennent font c'est déclencher un traitement cognitif instructionnel. Nous avons vu avec les exemples (1) et (1') que déjà introduit un effet particulier; ce sont ces effets de sens que nous allons décrire et analyser, car ce sont eux qui rendront un énoncé plus pertinent. Le locuteur, en disant (1) plutôt que (1'')

(1'') Marie a mangé son steak plus vite que je ne le pensais.

réduit le coût de traitement tout en gardant l'effet de l'attitude de L [je le pensais] et l'effet de "précocité" [plus vite que X]. En résumé, déjà est une expression procédurale dont la sémantique de base serait quelque chose comme 'la relation entre l'éventualité décrite par l'énoncé et la perspective (R) du locuteur'; de plus, nous postulons que cette relation est scalaire, pouvant être temporelle (auparavant-maintenant-après) ou non-temporelle (p.ex.: mal-acceptable-bien).

1.2 Etat de l'art

On trouve plusieurs points de vue sur cette expression. D'une part on perçoit déjà comme une expression temporelle qui peut parfois avoir une interprétation particulière (mais qui reste déterminée par la sémantique temporelle du terme) et d'autre part, on voit déjà comme une expression bien moins figée, temporelle effectivement, mais pas uniquement. Ainsi certains chercheurs décrivent plusieurs usages (ou valeurs) de déjà (entre 3 et 6), mais adoptent souvent la perspective que déjà est un adverbe aspecto-temporel et que les autres valeurs que l'on peut rencontrer sont dérivées à partir de cette valeur temporelle standard. La recherche de la signification sémantique de déjà se base souvent sur la notion de présupposition, en ce sens que déjà introduit des présupposés qui modifient l'interprétation d'énoncés contenant déjà. Nous proposons que ce qui détermine l'interprétation de déjà – que l'expression soit utilisée et

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22 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

comprise comme temporelle ou non – se situe plutôt au niveau de l'implicature.

1.2.1 Muller (1975)

L'article de Muller (1975) examine les emplois temporels des adverbes déjà et encore et de leur négation ne…plus ainsi que leur relation aux temps verbaux. Pour Muller, l'utilisation de déjà "comme un substitut des quantificateurs temporels (quelquefois, souvent, etc.)" est jugée commode ou avantageuse

2 puisque le locuteur n'est pas tenu de justifier la quantité,

(l'occurrence=combien de fois / la fréquence de son propos) comme dans l'exemple ci-dessous (repris de Muller, 14):

(3) Je t'ai déjà dit (mille fois) de faire attention.

Dans cette occurrence, le locuteur peut avoir formulé cette mise en garde un nombre indéterminé de fois mais au minimum une fois auparavant pour que celle-ci soit validée par l'utilisation de déjà. L'insertion de déjà dans "je t'ai dit de faire attention" indique la répétition de la mise en garde et traduit une éventuelle exaspération du locuteur. Muller, cependant, note une contrainte spécifique à l'utilisation de ce terme qui n'affecte pas les adverbes quelquefois ou souvent: l'éventualité modifiée par déjà doit "être susceptible de se reproduire" (ibid.). Cette modalité explique, selon lui, l'impossibilité de l'exemple (4) dans le contexte d'un éloge funèbre:

(4) ?? Il a déjà fait du bien dans sa vie.

Il semblerait que Muller ne retienne que l'effet itératif car

(5) Il a déjà fait du bien dans sa vie et/mais n'en fera plus jamais.

n'est ni contradictoire ni étrange; plus globalement, pourquoi devrait-on considérer qu'une éventualité [faire du bien], lorsqu'elle est modifiée par déjà, doive nécessairement pouvoir se reproduire?

(6) Il est déjà mort.

Cette problématique est soulevée à plusieurs reprises (on la retrouve chez Martin, Franckel & Mosegaard-Hansen). Pour Muller, (4) est seulement recevable si on a recours à un contexte surnaturel, qui "suppose le mort capable de poursuivre ses activités depuis l'au-delà", (ibid.). Muller explique que la proposition "Il a déjà fait du bien dans sa vie implique qu'il peut encore en faire" (ibid.: 19). Nous pensons que dire de cet énoncé qu'il "implique" que X peut encore faire du bien est beaucoup trop contraignant. Nous pensons que, tout au plus, "Il a déjà fait du bien dans sa vie" véhicule

2 Ou "pertinent" selon la Théorie de la Pertinence et l'approche procédurale que nous

adoptons.

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l'implicature (ou implicitation) selon laquelle l'homme en question "peut encore en faire". Du coup, l'étrangeté de cet énoncé prononcé lors d'un éloge funèbre provient de la croyance selon laquelle les actions dans un hypothétique au-delà nous sont inaccessibles, en comprenant "faire du bien" dans un sens plus large (cf. 'élargissement' à la Sperber et Wilson) de "faire" (ou [*faire] signifie "avoir un effet, sans pour autant le causer directement"). Il est probable que Muller utilisait le terme "implique" dans un sens moins rigide que l'implication logique; quoi qu'il en soit, nous lui préférons "impliciter", ce qui nous mène à considérer (une fois de plus) que la manière dont déjà ou encore fonctionnent dépend surtout de ce que les interlocuteurs peuvent se représenter à propos de la proposition qualifiée par ces expressions.

Muller fait également usage de la présupposition (au sens de Ducrot) pour expliquer le fonctionnement de déjà dans son analyse, ainsi:

(7) L'arbre fleurit déjà.

pose "l'arbre fleurit maintenant" et il propose que ce qui est en question, ce n'est pas le procès lui-même mais son accomplissement. D'après Muller, (7) présuppose en fait que "l'arbre devait fleurir" où l'accomplissement futur de "fleurir" est prévu dans le passé (ibid.: 23-24). Nous pourrions effectivement voir cela comme le contenu sémantique de [arbre] et [fleurir] autrement dit, qu'il est dans la nature d'un arbre (certains types d'arbres) de fleurir, mais nous oublierons là que l'effet cognitif produit par un tel énoncé n'est pas de dire "il ne fleurissait pas avant" ou "il fleurira", du moins pas comme effet principal, mais sinon que [arbre, fleurir] est survenu plus tôt que prévu. Il s'agit d'un jugement du locuteur à propos du moment de floraison: L pense que P se produira au moment T0 mais s'aperçoit qu'en réalité P se produit à T-1. Comme Muller le dit lui-même "le procès n'est pas présupposé. Il faut simplement que sa réalisation future soit possible" (ibid.: 27).

Un peu plus loin, Muller propose d'envisager l'importance du "'point de vue' qu'adopte le locuteur – c'est-à-dire de ses présupposés quant au moment où le procès a dû commencer, et doit se terminer" (ibid.: 30) pour expliquer pourquoi l'opposition entre les présupposés de déjà et encore n'est pas toujours chronologique. Afin d'illustrer son propos, il propose les deux énoncés suivants:

(8) La bouteille est déjà à moitié vide

(9) La bouteille est encore à moitié pleine

Selon Muller (8) est une formulation pessimiste parce qu' "on est déjà dans le futur où la bouteille sera vide", en (9) au contraire "on continue d'être dans le passé, où la bouteille est pleine" (ibid.). Dans les deux énoncés, il s'agit d'une projection du point de référence (ou perspective) du locuteur,

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24 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

mais une fois de plus nous ne voyons pas pourquoi cette projection ne serait pas le cas dans les mêmes énoncés même en l'absence de ces expressions – en d'autres termes, on peut interpréter le pessimisme ou l'optimisme de ces énoncés sans ces adverbes

3. Il est vrai que la

perspective du locuteur s'en trouve renforcée mais quels autres effets ont déjà et encore dans ces emplois-là? De plus, ils n'empêchent pas les énoncés inverses:

(10) La bouteille est déjà à moitié pleine

(11) La bouteille est encore à moitié vide

où un sens différent sera récupéré par les destinataires. Il y a donc un sens aux procès – une directionnalité

4 pour Mosegaard-Hansen (2000: 163) – ce

qui rend impossible, selon Muller, l'énoncé suivant:

(12) *Il est déjà tôt.

Nous sommes moins catégorique sur l'impossibilité de cet énoncé, il existe au moins un contexte où (12) serait acceptable:

(12') [en parlant à quelqu'un se trouvant dans une autre tranche horaire] Il est déjà tôt ici, je vais me coucher.

Enfin, Muller propose, en guise d'explication d'emplois non-temporels que déjà est paraphrasable par commencer par puisque cet usage "présente le procès sous un aspect inchoatif" (32). Ainsi, un énoncé comme (13), peut être paraphrasé par "Il a commencé d'être là" (ibid.):

(13) Il est déjà là

il semble que ce que le locuteur de cet énoncé communique est plutôt, au minimum: "Il est là, et il a été là avant le moment présent" et peut même aller jusqu'à: "Il est là, était là avant S, et ceci me/te/nous surprend". En revanche, "Je vais déjà y aller" semble mieux exposer l'idée de l'aspect inchoatif – l'article de Mosegaard-Hansen (2000: 167-68) présente plusieurs exemples où déjà, dans des énoncés semblables, ne peut être paraphrasé de cette façon. Nous y reviendrons plus bas. Passons rapidement à deux autres chercheurs dont l'analyse de déjà est proche de celle qui précède.

1.2.2 Martin (1978) et Vet (1980)

Martin et Vet proposent tous deux une approche ancrée sur le traitement des présuppositions que peuvent engendrer certains énoncés contenant

3 Il nous semble que l'axiologie du "bien" et du "mal" dépend plutôt de "pleine" et "vide".

4 Mosegaard-Hansen parle d'usage "comparatif" (cf. section 1.2.4) pour ce genre de cas; pour nous cette "directionnalité" relève de la scalarité dans ces énoncés.

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l'adverbe. Le but de Martin est de "montrer que le contenu de déjà et encore est de nature aspectuelle…" (Martin: 168); nous sommes d'accord avec lui en ce qui concerne les usages descriptifs de déjà (et de encore) puisque ces expressions semblent apporter à un énoncé une focalisation sur un moment du procès. Cependant, son choix d'expliquer le fonctionnement de ces termes par la présupposition est insatisfaisant pour certains usages de déjà (p.ex. le déjà scalaire, cf. 2.1.5). De plus, Martin considère cette problématique dans une perspective vériconditionnelle. Tout comme Mosegaard-Hansen (2000: 161), nous la récusons, à compter que nous considérons déjà comme extra-propositionnel, l'absence de déjà ne devrait pas changer les conditions de vérité d'énoncés où il apparaît. Ce point de vue empêche Martin de rendre compte de façon adéquate de tous les usages de déjà. Ainsi la perception subjective du locuteur, c'est-à-dire, des représentations mentales qu'a L à propos du procès décrit par P, ne peut être expliquée de manière adéquate par l'approche de Martin.

Un autre "problème" de cet article est que l'analyse de déjà se fait de façon dépendante de encore; Martin les définit tous deux l'un par rapport à l'autre, et ceci ne nous donne pas de renseignements sur certains des usages de déjà, puisqu'encore ne s'oppose pas parfaitement à déjà pour tous les usages que déjà peut avoir. Cela fonctionne pour les usages aspecto-temporels ainsi que pour l'usage scalaire (C'est encore mieux!) ou, approximativement, pour l'usage "discursif" (Quoi, encore!?). Enfin, notre plus grand doute concerne l'analyse présupositionnelle: comment comprendre "dire que Pierre était déjà là à 8h, c'est présupposer qu'il est au moins possible [dans un univers donné U: celui du locuteur] qu'il n'ait pas été là avant 8h (D'où l'impossibilité de *Il est déjà jeune, *Il est déjà trop tôt pour le dire…)…" (169)? En quoi cela diffère-t-il de Pierre était là à 8h qui 'présuppose' aussi qu'il est "au moins possible qu'il n'ait pas été là avant 8h"? Selon nous, s'appuyer, comme ici, sur la présupposition n'explique pas de manière suffisamment détaillée les usages de déjà. De plus, Pierre était déjà là à 8h nous semble plutôt indiquer que Pierre était attendu pour plus tard que 8 heures et que sa présence à 8 heures était inattendue – c'est ce que les interlocuteurs comprennent pragmatiquement, et non pas la possibilité (invalidée par l'énoncé) que Pierre "n'ait pas été là avant 8 heures".

L'étude de Vet range déjà (ainsi que encore, enfin et toujours) dans la classe d'"adverbes présuppositionnels" (150), ce qui le relie à Martin (1978) par son approche; ainsi, il analyse déjà comme incluant une présupposition:

(14) Pierre dort déjà.

D'après Vet, dans cet exemple, déjà a la fonction d'"indiquer que l'intervalle pendant lequel il est vrai que Pierre dort se situe plus tôt dans le temps"

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(150-151); pour ce faire il utilise les mondes possibles afin de décrire la présupposition que l'intervalle [Pierre dort] se situe plus tôt. "Déjà indique donc que la situation affirmée est précoce par rapport à la situation présupposée" (151). En d'autres termes, pour Vet, la "situation présupposée" est celle où Pierre dort au moment attendu par L comme étant (toujours selon L) le moment le plus probable pour que ce soit le cas.

1.2.3 Franckel (1989)

Le chapitre de Franckel tiré de son Étude de quelques marqueurs aspectuels du français (1989) s'intéresse davantage aux usages non temporels que ses prédécesseurs et est la première étude à prendre explicitement en compte un "repère subjectif" dans l'interprétation de déjà: "Déjà opère la confrontation entre deux constructions autonomes et indépendantes d'un procès. L'une, relative à un repère subjectif (ISCP), l'autre relative à un repère temporel, la première se révélant, par cette confrontation, moins centrée que la seconde." (257). Dans cette perspective, cela constitue la sémantique de déjà, et Franckel se base sur cette conception pour décrire plusieurs usages de déjà, dont certains sont non temporels, suivant la position du repère subjectif par rapport au repère temporel.

Franckel note quelques énoncés a priori problématiques, que nous allons regarder maintenant. D'abord, il trouve que l'utilisation de déjà avec le passé simple ou avec un verbe introduit par "chaque fois que" ou encore "viens voir" est impossible (258). Mais en prenant les exemples suivants:

(15) ? Il but déjà.

(16) Chaque fois que je vois Paul il est déjà ivre.

(17) Viens voir, il y a Luc qui fait déjà des bêtises.

on peut voir qu'ils sont parfaitement recevables, avec le contexte adéquat. Ainsi (15) nous semble un énoncé incomplet (et en réalité peu probable, tel quel) et si nous lui ajoutons un objet direct comme par exemple "tout le vin", l'énoncé devient plus facile à traiter. Dans ce cas, l'énoncé communique que Paul, au moment où le locuteur prononce l'énoncé, a bu tout le vin; ce fait est surprenant ou non suivant si Paul ne boit que rarement (effet de surprise) ou si au contraire il a une prédilection toute particulière pour le vin (pas de surprise). Quant aux énoncés (16) et (17), nous ne comprenons pas pour quelles raisons Franckel estime ces énoncés étranges. Un peu plus loin, Franckel relève une différence entre "Tu as déjà mangé des blinis?" et "Tu as déjà mangé tes blinis!?" (261) qu'il explique par le fait que le deuxième énoncé "implique la détermination d'une quantité de blinis à manger par rapport à la situation d'énonciation" (ibid.). Pour Franckel ceci distingue la valeur de "passé d'expérience" d'une valeur de surprise. Pour nous, ceci montre surtout l'importance que peut avoir le co-texte dans l'interprétation de [déjà, P]; ajoutons que cette différence

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serait toujours présente, même sans le déjà et qu'il faudrait en rendre compte. Une autre valeur retenue par Franckel est qu'une proposition "P n'est plus possible en tant que première occurrence" (263) comme dans les exemples suivants:

(18) Cet objet a déjà servi.

(19) Cette allumette a déjà servi.

(20) Ce berceau a déjà servi pour mon père.

En (18) l'objet ne peut donc plus être utilisé pour la première fois, peut-être même ne peut-il plus servir du tout, par exemple, un objet à usage unique comme en (19). L'explication de ce dernier est, selon Franckel, que "la première utilisation se confond avec la seule possible" (ibid.). Mais, dit-il, lorsqu'il s'agit d'un procès P réitérable, "le faisable ayant été actualisé une fois, il n'a plus à faire ses preuves en tant que faisable". Son exemple "Cette planche est solide, tu peux y aller: je suis déjà passé dessus" rend son explication plus explicite (ibid). Pour nous cela souligne une fois de plus l'importance du volet pragmatique dans l'interprétation de tels énoncés. Il en va de même pour (20), qui présente deux arguments implicites que seule la pragmatique (le contexte) peut résoudre – comme le dit lui-même Franckel: "le grand âge peut être signe d'usure comme de robustesse" (ibid.).

Ensuite Franckel compare "Il y a quelqu'un qui a appelé pour la petite annonce" avec "Il y a déjà quelqu'un qui a appelé pour la petite annonce" qu'il explique ainsi: "le deuxième énoncé implique que l'on s'attendait à ce que quelqu'un téléphone pour la petite annonce, ce que suppose nullement le premier énoncé…" (267). Nous ne sommes pas d'accord avec sa lecture: selon nous, quiconque met une petite annonce s'attend à ce que l'on appelle, c'est justement le but de l'annonce. En revanche ce que l'énoncé avec déjà fait, c'est ajouter un effet de surprise et, dans cet exemple précis, un sentiment positif de satisfaction. Enfin une dernière chose que relève Franckel qui pourra nous être utile par la suite est l'idée qu'il peut y avoir une orientation axiologique avec certaines occurrences de déjà (276-279). Cependant, nous jugeons cette notion d'orientation inadéquate dans la mesure où une telle orientation se fera surtout par le biais du contexte de production de l'énoncé; en revanche son analyse nous pousse à remarquer que "C'est déjà bien" est parfaitement acceptable mais que "C'est déjà mal" est étrange. Pour l'heure nous dirons que cela est probablement dû à une orientation "croissante" de la perspective scalaire de déjà.

1.2.4 Mosegaard-Hansen (2000, 2002)

L'article de Mosegaard-Hansen est plus proche de notre point de vue dans la mesure où il traite de la problématique de déjà de façon plus pragmatique. À l'instar de Mosegaard-Hansen nous répertorierons les

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28 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

usages que nous avons identifiés pour déjà et proposerons notre propre système de catégorisation.

Mosegaard-Hansen recense quatre emplois pour déjà:

1) l'usage temporel / aspectuel,

2) l'usage comparatif,

3) l'usage argumentatif et

4) l'usage interactionnel (157-158). Nous les représentons, dans l'ordre, avec les exemples suivants:

(21) Pierre est déjà arrivé. [1er usage]

(22) Vous êtes déjà venu ici? [1er usage]

(23) Ça c'est une studette alors que mon appart à moi, c'est déjà un studio. [2ème usage]

(24) Ce n'est déjà pas mal. [3ème usage]

(25) …c'est quand même très bien parce que bon déjà c'est original comme film (…) et il y a de très belles photos… [3ème usage]

(26) Quel nom, déjà? [4ème usage]

Nous remarquons d'emblée qu'elle prévoit deux interprétations pour l'usage temporel / aspectuel, et pour nous l'exemple (24) ferait plutôt partie de l'usage "comparatif" de déjà.

Mosegaard-Hansen explique chaque type d'usage, en suivant les pistes initiées par d'autres chercheurs. En revanche elle dit quelque chose de très important à nos yeux, sur le fait que déjà comporte "une nuance modale" (ibid.), ce que nous proposons également plus loin. Elle note, exemples à l'appui, que la première interprétation aspecto-temporelle est compatible avec tous les temps verbaux – ce qui contredit le postulat de Franckel ci-dessus – et tous les types d'éventualités (ibid.). Elle reprend la littérature sur déjà pour dire que la valeur de déjà équivaut à dès maintenant ou dès ce moment-là (ibid.: 159) pour cette première interprétation (ibid.: 160). La deuxième interprétation de l'usage aspecto-temporel équivaut à auparavant et serait l'emploi 'itératif' de déjà (ibid.: 164).

Elle discute de la notion de "précocité de survenance", évoquée plus tôt. Pour elle, il s'agit d'une implicitation conventionnelle dans le sens de Blakemore (1987: 17), à savoir "comme faisant partie de la sémantique" de déjà (Mosegaard-Hansen, 2000: 160). Ainsi, selon Mosegaard-Hansen, cette idée de précocité fait "bien partie de la signification propre de l'adverbe", point que nous aimerions discuter. Nous soutenons plutôt que cette notion de "précocité" est une implicature (au sens de Sperber & Wilson) et donc une interprétation qui relève plus de la pragmatique que de la sémantique de déjà. Néanmoins, elle défend l'idée que déjà "ne change rien aux conditions de vérité de leurs phrases-support" (ibid.) ce qui

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coïncide avec notre intuition que déjà est un opérateur non-vériconditionnel; elle rejettera l'approche "vériconditionnelle" de Martin, jugée incapable d'expliquer pourquoi (28) est acceptable mais pas (27):

(27) ?? La terre tourne déjà autour du soleil.

(28) Le yaourt aux fraises est moins calorique: il n'y a pas besoin d'y ajouter du sucre, car les fraises sont déjà sucrées

Ce qu'un énoncé comme (28) montre, c'est la nécessité de prendre en "compte les représentations mentales peut-être divergentes des locuteurs" (161). Dans nos termes cela revient à dire qu'il suffit qu'il n'y ait pas dans l'environnement cognitif d'un interlocuteur l'hypothèse [terre, tourner autour soleil] ou [fraises, naturellement sucrées]. Dans ces cas-là, nous dirons, de concert avec Mosegaard-Hansen, que l'énoncé (27) peut s'avérer tout à fait recevable dans la bouche d'un locuteur expliquant cette hypothèse au destinataire. Cette idée de "représentation mentale" est ce qui explique l'étrangeté de l'exemple de Muller, en (4) que nous reproduisons en (29):

(29) Il a déjà fait du bien dans sa vie.

Elle poursuit sa critique contre l'approche présuppositionnelle de Muller avec quelques exemples qui montrent que l'on n'a pas forcément de "présupposition" sur l'éventualité décrite et qu'il s'agit d'une implicitation conventionnelle:

(30) Karine n'a que 12 ans, et elle a déjà un cancer du sein.

(31) Karine n'a que 23 ans, et elle a déjà six enfants.

Effectivement, dit-elle, selon Muller ces énoncés seraient inacceptables à moins de supposer que les états de chose [Karine, avoir cancer / avoir 6 enfants] seront nécessairement vrais tôt ou tard (ibid.: 162). Elle revient sur plusieurs exemples de Muller, Martin et Franckel, que nous reprendrons en détail dans la section 3.

Le second usage décrit par Mosegaard-Hansen, l'usage "comparatif", comme l'exemple (23), possède la "directionnalité inhérente du déjà temporel" (ibid.: 165), à ceci près que l'usage comparatif opère un transfert depuis l'évolution 'objective' du temps vers une évolution sur une échelle de valeurs – et est donc subjectif (ibid.: 166). Nous reviendrons plus en détail sur cet usage que nous appelons scalaire dans la section suivante; nous ajouterons juste que, pour Mosegaard-Hansen, un énoncé comme (24) "Ce n'est déjà pas mal" se trouve dans une catégorie d'usage différent – le déjà argumentatif – alors que nous l'incluons dans cet usage "comparatif" ou scalaire. La troisième catégorie, l'usage argumentatif, est représentée par des énoncés assez divers, certains pouvant accepter la paraphrase de Muller – commencer par – d'autres pouvant être perçus comme signifiant "la réalité d'un premier résultat" (ibid.: 168) comme (24) ci-dessus ou

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30 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

encore comme l'énoncé (25) qui "marque le premier argument d'une série" (ibid.: 170). Cette idée de marquer l'argument d'une série est nuancée un peu plus loin, où Mosegaard-Hansen explique qu'il s'agit surtout du "premier argument qui vient à l'esprit du locuteur" (ibid.: 171). Nos intuitions vont dans le même sens quant à cette dernière idée et nous verrons dans notre partie descriptive des usages non-temporels de déjà que la prise en compte des états mentaux du locuteur est totalement nécessaire pour récupérer son intention informative. Enfin, Moseegaard-Hansen évoque sa dernière catégorie: l'usage qu'elle nomme "interactionnel", représenté par des énoncés du type "C'est quoi son nom déjà?". Ces énoncés-là, nous dit-elle, ont une fonction de ménagement de la face de la personne concernée – celle dont on ne se souvient pas du nom (173). Ce genre d'énoncés sous-entend que le locuteur est censé connaître le nom de la personne, du lieu, de la date etc. et qu'il repose la question pour confirmation. Elle conclut sur le statut polysémique de déjà en tant que marqueur discursif.

1.2.5 Tahara (2004)

L'étude de Tahara, enfin, donne les derniers éléments pour notre approche, puisque sa perspective de déjà est similaire à la notre; elle reprend plusieurs exemples des auteurs que nous avons vus ci-dessus, expose sa classification des usages de déjà, puis applique son analyse à des récits de fiction. Tahara dénombre trois usages temporels de déjà: 1) dès l'heure présente / dès maintenant – Il a déjà fini son travail. 2) dès lors / dès ce temps-là – Dans 5 jours, mes parents auront déjà reçu ma lettre. Et 3) auparavant / à un moment antérieur – Je t'ai déjà dit que P. Les deux premiers usages se distinguent selon elle par "la nature du point de repère" (309). Le point de référence (R) se situe dans le présent pour le 1er usage alors que ce point R se situe dans le passé ou le futur (i.e. non-présent) pour le 2ème usage. Ce qui distingue les deux premiers usages du troisième serait "l'attitude du locuteur impliquée dans l'usage de déjà". Plus loin elle postule que les deux premiers usages ont la composante "précocité de survenance" que le 3ème usage temporel n'a pas, puisqu'il s'agit d'un usage d'antériorité (ibid.). Pour ce qui est des usages non-temporels, Tahara en évoque surtout deux, l'usage "relatif" (qui correspond à l'usage "comparatif" de Mosegaard-Hansen) et l'usage de l'oubli (l'usage "interactionnel") (321-324). Le dernier point intéressant est l'effet de subjectivisation que Tahara note comme étant commun à tous les usages de déjà: "cet adverbe s'interprète toujours à travers le point de vue de locuteur. En effet (…) tous les usages de déjà impliquent l'intervention du point de vue du locuteur dans le jugement porté sur une éventualité, et la portée du jugement varie selon les usages." (324). Là nous avons une version plus explicite et affirmée de ce que certains chercheurs précédents ont appelé un "repère subjectif" (Franckel, 1989: 257; ou Mosegaard-

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Hansen, ci-dessus). La grande nouveauté de cette conception c'est qu'il ne s'agit pas uniquement d'un jeu entre un repère subjectif et un repère objectif (temporel), mais plutôt qu'au départ déjà marque, "à des degrés variables" (325), les énoncés où il est présent. Ainsi, nous avons un marqueur qui, temporel ou non, souligne la perspective du locuteur; c'est peut-être l'élément commun qu'il y a dans tous les usages. Nous ajoutons, enfin, que cet effet de subjectivisation peut être perçu comme modal, dans la mesure où c'est la perspective du locuteur, son jugement, qui est employé comme point de départ pour l'interprétation de l'énoncé.

2. Déjà: marqueur de subjectivisation

Nous venons de voir plusieurs approches et plusieurs façons d'envisager le fonctionnement de déjà. Pour nous il ne fait aucun doute que l'expression est aussi bien aspectuelle que temporelle; nous connaissons aussi différents usages, non-descriptifs, où le même mécanisme de focalisation que possèdent les usages aspecto-temporels est utilisé pour représenter la subjectivité du locuteur. Pour nous, déjà est foncièrement subjectif, parce que fortement dépendant de l'énoncé produit et, bien entendu, du locuteur lui-même (comme les déictiques à cet égard). En revanche, la subjectivité (ou repère subjectif) qui participe à la focalisation aspecto-temporelle est minimale par rapport aux usages non-descriptifs de déjà; dans les contextes appropriés l'aspectualité et la temporalité 'prennent le dessus' par rapport aux autres interprétations. Inversement, lorsqu'il s'agit d'usages où l'aspecto-temporalité ne joue pas de rôle déterminant, voire aucun, la subjectivité du locuteur sera plus manifeste – c'est, d'après nous, l'une des fonctions de déjà dans ces cas-là: signaler au destinataire qu'il y a un élément supplémentaire à prendre en considération, un élément extra-propositionnel et non-vériconditionnel.

Nous décrirons chaque usage de déjà en reprenant partiellement la nomenclature proposée par les chercheurs précédents. Nous les décrirons à l'aide de quelques exemples qui illustreront les particularités de chaque emploi. Nous évoquerons également les études précédentes pour situer certaines de leurs observations relatives aux usages concernés. Ensuite nous reviendrons sur la procédure de déjà et nous l'illustrerons avec un exemple de chaque usage. Enfin nous reviendrons sur les cas problématiques avant de conclure.

2.1 Les usages de déjà

Le marqueur déjà peut s'utiliser pour signaler une relation temporelle, comme en (32) et (33), ou pour signifier autre chose, de non-temporel, comme en (34)-(37). Nous allons prendre ces exemples un à un et dégager leurs similarités et différences:

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32 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

(32) a. Je vis déjà en Espagne. b. Paul a déjà vécu en Espagne.

(33) a. Paul part déjà. b. Paul est déjà parti.

(34) Mes parents aiment la Floride: déjà, c'est au bord de la mer et la vie n'est pas chère…

(35) A: M'man, m'man, j'peux aller faire du vélo? B: Mange déjà ta soupe…

(36) a. Un Kub Or c'est déjà de la cuisine. b. C'est déjà pas mal.

(37) a. C'est quoi son nom déjà? b. C'est déjà quoi son nom?

Dans l'ordre décroissant de temporalité, les usages représentés par ces exemples sont: l'usage chronologique, l'usage de précocité, l'usage argumentatif, l'usage suggestif, l'usage scalaire et l'usage de l'oubli. Comme nous n'avons pas effectué une étude sur la fréquence de chaque usage nous ne pouvons pas affirmer que tel usage soit plus fréquent ou plus rare que tel autre, mais a priori tous ces usages sont des productions langagières courantes.

2.1.1 Déjà chronologique

Cet usage correspond à l'usage temporel le plus 'pur'; dans ces énoncés-là l'intention informative primaire est aspecto-temporelle, c'est-à-dire que le locuteur cherche à communiquer que le procès décrit par la proposition P a une certaine valeur aspecto-temporelle qu'il est pertinent de communiquer. Nous avons appelé cet usage ‘chronologique' simplement parce qu'il signale la focalisation de P dans une logique temporelle. Nous pouvons la définir ainsi:

P est vrai / est survenu au moins une fois avant le moment de l'énonciation

L'exemple (32) en est un exemple typique: "Je vis déjà en Espagne" signale donc que [vivre, Espagne] est vrai

5 du locuteur avant le moment S de

l'énonciation. Nous pouvons le représenter ainsi avec les coordonnées de Reichenbach:

---R'----S,E,R----

où S,E,R représente un énoncé au présent et notre ajout du R' signale que la référence à l'éventualité décrite était pertinente à un moment antérieur à S, et est toujours le cas à S (d'où le R concomitant avec S et E). Sans déjà,

5 Bien que nous disions plus haut que la vériconditionnalité n'était pas pertinente pour déjà,

ici les usages "chronologique" et de "précocité" orientent l'énoncé sur les conditions de vérité pour la temporalité des procès décrits (mais pas pour d'autres éléments de l'énoncé, comme p.ex. la surprise qui accompagne l'usage de précocité).

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l'énoncé 'Je vis en Espagne' se noterait simplement S,E,R, car il n'y a pas de projection du point de vue (R) à un moment autre que celui du moment d'énonciation et du moment de l'éventualité. Au niveau de la signification de l'énoncé, si (32) n'était pas modifié par déjà, on ne pourrait interpréter que [vivre en Espagne] est vrai du locuteur. Nous représentons l'exemple b. 'Paul a déjà vécu en Espagne' ainsi:

---E,R'---S,R----

Signalant que P était le cas avant S mais n'est plus d'actualité, le point R' signale que le locuteur projette son point de vue dans le passé, au moment où l'éventualité était le cas. Le même énoncé, sans déjà, 'Paul a vécu en Espagne' est noté E-S,R – le moment de référence est actuel, il n'y a pas de projection de perspective du locuteur et il se représente l'éventualité comme n'étant plus vraie au présent.

2.1.2 Déjà de précocité

L'usage de précocité reste un usage où l'aspect et le temps sont très présents, l'unique critère qui le distingue de l'usage précédent est précisément l'idée de précocité qu'un destinataire peut récupérer en interprétant un tel énoncé. C'est dans cet usage que nous rangeons les énoncés que les chercheurs classent dans la catégorie "précocité de survenance". Nous définissons l'usage de précocité comme ceci:

P est vrai/survenu avant ou au moment de l'énonciation & plus tôt que prévu (par L ou D)

L'exemple (33) 'Paul part déjà / Paul est déjà parti' signifie que [Paul, partir] est vrai au moment S ou que [Paul, être parti] est vrai avant le moment S, ce qui serait également le cas de ces énoncés sans l'expression; en revanche la présence de déjà déclenche une implicature, celle de la précocité de la proposition P. Avec les coordonnées de Reichenbach cela donne:

---S,E,R---R'---

pour l'énoncé au présent, où R' représente le moment attendu par le locuteur pour que [Paul, partir] soit le cas, hypothèse qui s'avère erronée puisque le locuteur constate au moment S que E se produit actuellement (R coïncide avec E et S), et non pas au point R projeté (le point R'). L'énoncé au passé composé peut être représenté comme suit:

---E---S,R---R'--- commutable avec dès maintenant

et donc l'interprétation est similaire à l'énoncé au présent quant à l'aspect inattendu de la survenance de [Paul, être parti]. Ici aussi nous avons un point R' qui représente le moment où le locuteur pensait pouvoir constater que [Paul, être parti] était le cas. Nous pourrions étendre ceci à d'autres temps verbaux; prenons le futur antérieur 'Paul sera déjà parti' qu'on représente simplement comme un énoncé au futur S-E-R auquel on ajoute

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34 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

un point R', ce qui donne ---S---E---R---R'---. Et lorsque ces énoncés ne contiennent pas déjà il manque uniquement l'implicature de précocité. Cet usage demeure un usage aspecto-temporel car l'implicature que P est précoce se mesure quand même dans le temps.

2.1.3 Déjà argumentatif

Cet usage renvoie aux situations où le locuteur ne cherche pas à exprimer un point de vue à propos de quelque chose de temporel (ce qui n'empêche pas cet usage d'être situé temporellement), mais plutôt de signaler que la clause qui suit déjà représente un élément important pour le locuteur. Nous entendons 'important' dans le sens où le locuteur peut évoquer l'élément le plus fort (de son argumentation) ou alors simplement dire la première chose qui lui est venue à l'esprit (comme le disait Mosegaard-Hansen, cf. section 1.2.4); nous définissons cet énoncé comme suit:

P est introduit par déjà comme étant l'élément le plus saillant (pour L) d'une liste

Ainsi dans un énoncé comme (34):

(34) Mes parents aiment la Floride: déjà, c'est au bord de la mer et la vie n'est pas chère…

le locuteur livre deux raisons pour expliquer la clause "mes parents aiment la Floride"; la première, celle qui suit immédiatement déjà, représente la plus saillante des deux. Pour tester cette impression nous pouvons ajouter surtout:

(34') Déjà, c'est au bord de la mer et surtout la vie n'est pas chère…

(34'') Déjà, surtout, c'est au bord de la mer et la vie n'est pas chère…

Nous voyons que l'unique chose que nous pouvons dire, et qu'un destinataire peut interpréter, avec sûreté, c'est que déjà signale que les éléments qui suivent sont des hypothèses ('assumptions') saillantes. Sans une marque spécifique – comme surtout – le locuteur n'établit pas une hiérarchie parmi les éléments présentés comme arguments; le déjà argumentatif est un marqueur de saillance. Pour cet usage et les suivants nous ne recourrons pas aux coordonnées de Reichenbach, ce modèle se révélant inadéquat pour modéliser les perspectives du locuteur; il faudrait par exemple modifier le modèle en ajoutant un ou plusieurs points de perspective, mais cela dépasse le cadre de ce papier.

2.1.4 Déjà de suggestion

L'usage de suggestion est assez proche du précédent, dans la mesure où il marque aussi un / des élément(s) saillant(s); la différence réside dans la hiérarchie établie entre ces éléments saillants et l'effet supplémentaire de l'usage – l'attitude du locuteur (son avis). Sa définition:

P est une éventualité qualifiée comme étant ce par quoi on doit/devrait commencer

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C'est cette valeur de déjà que Franckel proposait de paraphraser par commencer par; on peut aussi remplacer déjà par d'abord dans cet emploi. L'exemple (35) A: M'man, m'man, j'peux aller faire du vélo? B: Mange déjà ta soupe… ou encore (38):

(38) Je vais déjà voir si j'ai un double des clés.

se laissent facilement paraphraser comme en (35') et (38'):

(35') Commence par manger ta soupe / Mange d'abord ta soupe.

(38') Je vais commencer par / d'abord voir si j'ai un double des clés.

En revanche avec d'abord elles perdent l'effet que nous appelons "suggestif" de déjà, qui perdure avec commencer par. Ce n'est pas par hasard si l'usage argumentatif (cf. supra) commute aisément avec d'abord mais est impossible sans quelques modifications avec commencer par:

(39) ?? Commençons par (le fait que), c'est au bord de la mer, et la vie n'est pas chère

(40) C'est, pour commencer, au bord de la mer etc.

(40) est plus naturel que (39) avec pour commencer, ce qui change significativement l'orientation argumentative; le côté suggestif de (38) ressemble à un déontique atténué, devrait, d'où l'avis du locuteur. Ainsi on pourrait gloser (38) par 'Je pense que [voir si double des clés] est la première chose à faire' ce qui semble confirmer l'intuition que (35) et (38) contiennent un élément modal. D'ailleurs, la première chose à faire peut également s'avérer être la chose la plus pertinente: [chercher double] demande plus d'effort physique mais une dépense financière moindre que [appeler serrurier] si le locuteur est pingre ou habite l'étage au-dessus; alors sa suggestion de commencer par [chercher double] est l'intention informative la plus pertinente.

2.1.5 Déjà scalaire

L'usage scalaire de déjà a été pour nous le point de départ dans cette recherche, et notre hypothèse la plus radicale, selon laquelle il y a de la scalarité inhérente à tout usage de déjà, découle de nos observations de cet emploi. On connaît aussi cet usage comme l'usage ou l'emploi "comparatif" chez Mosegaard-Hansen (2000: 165-166) ou de "degré relatif" chez Tahara. Nous lui préférons le nom de scalaire puisque dire que cet emploi 'compare' des objets ou classes d'objets nous semble insuffisant. Et, bien qu'il y ait une notion de degré dans la scalarité, la définition proposée par Tahara (cf. infra) n'explique pas de façon adéquate le fonctionnement. Nous le définissons ainsi:

P est réévalué à la hausse, on abaisse la limite inférieure d'un ensemble pour y inclure P

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36 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

Les énoncés en (36) illustrent parfaitement ce principe:

(36) a. Un Kub Or c'est déjà de la cuisine. b. Vingt-cinq francs de l'heure c'est déjà pas mal.

la valeur de déjà est ici non-temporelle et donne l'appréciation, à la hausse, du locuteur à propos de l'état de choses [un Kub Or] ou [25 francs / l'heure]. Mais cette hausse est contrainte par ce qui constitue la norme selon les interlocuteurs pour un état de choses et sa valeur associée; c'est pourquoi nous postulons que ce que déjà fait en réalité, c'est abaisser la limite inférieure d'un ensemble, jusqu'à ce que l'objet en question fasse partie de l'ensemble. L'explication de Mosegaard-Hansen que le destinataire arrive à la valeur intentionnée par le locuteur en parcourant mentalement l'échelle de valeur d'objets (2000: 166) est tout à fait compatible avec notre perspective. En revanche, la définition de Tahara qui explique cet usage comme exprimant un "degré relatif [signifiant] qu'un résultat partiel est acquis dès le moment considéré" (310) ne décrit que partiellement le fonctionnement de déjà. Ainsi, lorsqu'un locuteur dit "Quatre kilos, c'est déjà grand pour un nouveau-né" (exemple repris de Tahara, 2004: 321), il exprimerait qu'au moment de l'énonciation [4 kilos, nouveau-né] est vrai et que ceci serait un résultat partiel. Nous ne voyons pas en quoi dire ceci serait un résultat (partiel ou non), en revanche l'idée que cela soit "relatif" à quelque chose parait plus claire, même si ce n'est qu'une partie de la réponse. En effet, dire "[4 kilos, nouveau-né] est vrai" peut être considéré en relation avec le poids normal ou attendu pour un nouveau-né. Mais ceci serait le cas avec le même énoncé sans déjà – "Quatre kilos, c'est grand pour un nouveau-né.". Nous postulons donc que déjà remplit une fonction autre que simplement mettre en relation deux choses ou états de choses. Selon nous, ce que déjà fait ici c'est agir sur l'échelle des poids possibles des nouveaux nés, en l'occurrence en déplaçant la borne inférieure vers la gauche:

[ [

----4kg-----[5kg=grand----6kg=grand etc…

2.1.6 Déjà de rappel

Cette dernière catégorie d'usage est probablement la plus figée de par sa forme à l'interrogative et les situations dans lesquelles on peut la trouver. C'est un usage non-temporel qui ajoute à une demande d'information l'idée que le locuteur connaît cette information. Plus précisément:

Une proposition P est / sensé être connu par L, mais pas au moment de l'énonciation

L'énoncé (37) est tout à fait typique de cet emploi:

(37) C'est quoi son nom déjà? / C'est déjà quoi son nom?

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On peut remplacer [son nom] par presque n'importe quel élément et nous obtiendrions le même effet – 'C'est quoi [X] déjà?', 'Qu'est-ce que [X] déjà?', 'Où habite [X] déjà?' sont des phrases typiques pour cet usage. Sans le déjà ces mêmes énoncés seraient de simples questions, sans l'implicature que le locuteur connaît ou croit connaître X. Enfin, comme l'a soulevé Mosegaard-Hansen (173), ce type de déjà a une portée extra-linguistique: pour elle il s'agit d'une façon de ménager la face de l'une ou l'autre partie. Nous sommes d'accord qu'il y a un effet autre qui s'ajoute à l'interprétation "je connais son nom, mais pas en ce moment", en revanche, qu'il s'agisse de ménager la face de l'autre dépend du contexte. Le contexte de l'exemple donné par Mosegaard-Hansen permet cette interprétation, mais l'énoncé en (37) prononcé par un homme regardant la télévision en compagnie d'un ami et qui a oublié le nom d'une personnalité ne ménage aucunement la face de qui que ce soit.

2.1.7 Déjà que: usage argumentatif

Nous ne nous attarderons pas longtemps sur les énoncés contenant déjà que puisque l'ajout de que à déjà résulte en une expression subordonnante dont l'interprétation est relativement fixe, i.e. déjà que présente une proposition (une information) qui, considérée (par L) comme étant le cas, sert de premier argument d'un raisonnement, comme en (42):

(42) Déjà que c'est mal payé, (alors) si c'est en plus au diable-vauvert, je renonce.

Ici [être mal payé] est un état de choses considéré comme vrai par le locuteur, et présenté comme première prémisse (à laquelle on ajoute [être au diable-vauvert] comme seconde prémisse) de la conclusion [je renonce (à x = travail). Nous remarquons de plus qu'une interprétation (au niveau de l'implicature) possible est que [être mal payé] semblerait acceptable pour L s'il n'y avait pas le problème de la distance. Une autre remarque que nous pouvons ajouter est que cet usage de déjà que est similaire à l'usage argumentatif de déjà que nous avons vu en 3.1.3 ci-dessus; déjà que et déjà argumentatif sont étroitement liés, le premier étant, peut-être, plus explicite que le second; l'ajout du que semble ainsi figer l'interprétation d'un énoncé le contenant comme un usage argumentatif.

2.2 Déjà: esquisse d'une procédure

Ce qu'il y a de plus basique et de plus commun à tous ces usages6 constitue

le noyau sémantique de la procédure – le point de départ pour la procédure d'interprétation. Le noyau de sens de déjà contient deux caractéristiques:

6 Nous n'incluons pas déjà que dans cette procédure puisque pour nous lorsqu'un énoncé

contenant déjà que est traité, l'interprétation ne peut que s'acheminer vers un usage de type argumentatif.

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38 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

1) l'énoncé avec déjà est ancré et centré sur le locuteur; 2) l'expression elle-même est non-vériconditionnelle, étant donné ceci, et que l'information apportée par déjà est extra-propositionnelle, elle est le reflet du point de vue du locuteur. La première distinction peut se faire ici, si l'usage considéré ne possède pas une dernière caractéristique commune, ce sera l'usage du rappel. Cette troisième caractéristique c'est la conception d'une échelle de valeur, encore neutre à ce niveau. Après cela, déjà est interprété en contexte; le contexte est ici compris comme l'environnement cognitif (au sens de Sperber & Wilson, 1995) du locuteur et du / des destinataire(s), incluant toutes les hypothèses mutuellement manifestes aux interlocuteurs. Ensuite intervient le premier calcul de variable dont le résultat (la sortie) guidera l'interprétation vers un des usages de déjà.

Au niveau crucial, le contexte détermine l'échelle de valeur dont il est question, s'il s'agit d'une échelle évoluant dans l'aspecto-temporalité, il ne peut donner que deux sorties: 1) un usage aspecto-temporel "pur"; 2) un usage aspecto-temporel teinté d'un effet subjectif supplémentaire. S'il s'agit d'une échelle de la saillance d'arguments, on obtient l'une des deux sorties suivantes: 1) un usage argumentatif neutre, seul le/les élément(s) saillant(s) est/sont mis en évidence; 2) un usage argumentatif accompagné de l'attitude du locuteur, qui prend la forme d'un avis sur P ou une certitude à propos de P. Enfin, s'il s'agit d'une échelle qui comprend l'évaluation d'un objet ou d'un état de choses, et que l'échelle s'en trouve modifiée, alors il s'agit d'un usage scalaire.

Notre hypothèse la plus radicale, mais qui semble toutefois faire sens, est que la procédure de déjà est scalaire, aussi bien dans ses usages aspecto-temporels que dans ses usages non temporels. On peut noter la procédure de déjà, schématiquement comme suit:

1a) Lorsque déjà guide l'interprétation de l'interlocuteur sur un usage aspecto-temporel, ce dernier est appelé à attribuer une référence à P sur l'échelle du temps passé-présent-futur de telle sorte que l'éventualité décrite soit située avant le moment de l'énonciation pour le PC & PQP. Avec un énoncé du type "J'ai déjà vu X", le locuteur dit que [voir, X] a été le cas au moins une fois avant le moment d'énonciation. Pour un énoncé au PQP ayant la forme "J'avais déjà vu X" le locuteur dit que [voir, X] a été le cas au moins une fois avant le moment de référence.

1b) Lorsque déjà est employé sans des temps verbaux introduisant des états résultants.

Comme dans un énoncé au présent "Je vois déjà X" il s'agit d'une projection: le locuteur s'imagine voir X à un moment situé après S. Cependant avec "Je suis déjà X" le locuteur dit que [être, X] est le cas au

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moment de S, et avant S. Cette variation dans l'interprétation découle d'un aspect lexical différent; il semblerait que pour les temps verbaux simples, l'aspectualité (lexicale) des verbes employés a une plus grande importance.

2) Lorsque l'usage aspecto-temporel de l'usage précédent figure dans l'interprétation, et qu'il est accompagné d'un jugement du locuteur quant à la réalisation de cette valeur aspecto-temporelle, le destinataire est guidé vers l'identification d'une implicature à propos du caractère inattendu de l'éventualité. En fait, le caractère inattendu semble être le résultat d'une hypothèse qui est infirmée, ce qui provoque la surprise. Notons enfin que l'effet de précocité peut être la représentation de l'hypothèse du locuteur, ou alors l'hypothèse peut être celle que le locuteur se représente comme appartenant au destinataire ou à une tierce personne.

3-4) Lorsque déjà guide l'interprétation vers un usage argumentatif, l'interlocuteur est appelé à comprendre que P est l'élément le plus saillant d'une liste pour L:

(34) Mes parents aiment la Floride: déjà, c'est au bord de la mer et la vie n'est pas chère…

(38) [on a perdu les clés de la maison] Je vais déjà voir si j'ai un double des clés.

3) Dans le 1er cas: la liste ou l'énumération est explicite [être au bord de la mer], [vie pas chère], de plus déjà ajoute la dimension que les éléments présentés sont vrais (considérés comme tels par L).

4) Dans le 2ème cas: la liste est implicite, L propose que [voir si double de clés] est la chose la plus raisonnable à faire avant d'entreprendre d'autres actions, les autres actions possibles, laissées implicites comme [forcer la porte], [faire venir un serrurier] étant plus coûteuses et, de plus, totalement caduques si l'élément présenté comme le plus saillant a un potentiel de réalisation.

5) Lorsque déjà guide l'interprétation vers un usage scalaire, le destinataire est appelé à inclure P dans une classe d'objets à laquelle il n'appartiendrait pas normalement selon L ou D. L'exemple (36), reproduit ci-dessous:

(36) Un Kub Or c'est déjà de la cuisine.

est un slogan publicitaire dont les paroles exactes sont données dans l'exemple (36'):

(36') Deux cubes dans l'eau, c'est déjà de la cuisine [voix-off de pub]

Le locuteur de ces énoncés dit que [Kub Or / 2 cubes dans l'eau, être de la cuisine] est le cas en dépit de l'échelle standard de ce qui constitue de la cuisine. On pourrait nous reprocher que ceci n'est pas scalaire, qu'il s'agit

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40 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

simplement de l'inclusion d'un élément dans un ensemble auquel il n'appartient pas:

/Kub Or = bouillon/ [cuisine: "action, art de préparer et de présenter des aliments" & "mets, plats préparés, servis"]

Mais en réalité on considère qu'un simple ingrédient (du bouillon) est à lui seul de la cuisine (dans le cas précis, la pub pour le Kub Or veut nous persuader de la complétude de son bouillon, que ce cube, à lui seul, remplace d'autres éléments normalement nécessaires). Ceci se passe au niveau des hypothèses que nous avons à propos de la cuisine, et est une implicature qui ressemblerait à "normalement, pour faire de la cuisine il faut au moins un aliment et un ingrédient". D'ailleurs la pub en question en joue puisqu'elle présente le Kub Or comme l'unique ingrédient [un bouillon est un composé de plusieurs ingrédients (sel, herbes etc.), mais n'est pas un aliment] nécessaire pour faire un bon riz. Ainsi, nous avons un aliment (le riz) et un ingrédient (le bouillon). Cela dit, on reste dans une cuisine de base, puisqu'on peut faire un bon riz avec du bon riz et de l'eau; donc d'après nous la pub joue sur un autre niveau de l'échelle [cuisine], à savoir l'échelle de la cuisine de qualité, située au-delà de la cuisine de base, commençant à la bonne cuisine et allant jusqu'à la cuisine gourmette. Cet exemple montre la complexité des implicites qui peuvent être associés à cet usage de déjà; cela dit, cette complexité ne se retrouve pas systématiquement dans toute occurrence de déjà scalaire.

2.3 Quelques énoncés problématiques

Nous allons nous tourner vers des exemples dont l'acceptabilité est disputée. Nous partons du principe que ces énoncés, mêmes étranges, sont interprétables. Nous commencerons avec des exemples jugés étranges par les chercheurs passés en revue plus haut.

(43) ? Il a déjà fait du bien dans sa vie. [lors d'un éloge funèbre]

Nous avons déjà vu une explication de l'étrangeté de (43) chez Mosegaard-Hansen (pour nous plus acceptable que l'explication de Muller) concernant les "représentations mentales" que l'on peut entretenir avec cet énoncé. Effectivement, ce sont les connaissances encyclopédiques et le contexte qui peuvent affecter l'interprétation d'exemples comme celui-ci. Ainsi, hormis un contexte où l'on admet que le défunt agit depuis l'au-delà, il suffit à un destinataire d'un tel énoncé, en situation similaire, d'imaginer que le bien-fait dans la vie du défunt continuera au-delà de sa vie. Pour (44) et (45) le procédé est comparable:

(44) ? Il est déjà tôt.

(45) ? La Terre est déjà ronde.

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Pour Mosegaard-Hansen, ce sont nos connaissances du déroulement temporel normal pour un jour – succession jour-nuit-jour etc. – qui rend (44) étrange. Cependant, il n'est pas difficile de trouver des contextes (l'ironie mise à part) où (44) n'est nullement étrange, comme (46), par exemple:

(46) "C'est déjà tôt pour le sentir tout court, alors quant à penser le sentir tous les jours, n'y penses même pas..." [exemple trouvé sur un blog7]

L'énoncé est une réponse à une question posée par une femme enceinte par rapport au mouvement du fœtus à 16 semaines de grossesse. La locutrice de cet énoncé modifie les hypothèses qu'a son interlocutrice par rapport à ce qui est "tôt" pour le phénomène dont il est question. Les deux énoncés suivants sont des exemples que Mosegaard-Hansen trouvait étranges; là encore, un contexte approprié peut être trouvé pour chacun de ces énoncés:

(47) ? Pierre est déjà arrivé, avec 3 heures de retard.

Celui-ci, dans le contexte d'un marathon par exemple, fait parfaitement sens et (48) n'est étrange que parce que conventionnellement les hommes (et les femmes) se marient bien avant 65 ans.

(48) ? Jacques s'est déjà marié à 65 ans

Enfin deux exemples qui nous sont venus à l'esprit, sont tous deux des énoncés dont l'interprétation est hypothétique, (49) est un imparfait contrefactuel et (50) un énoncé au conditionnel.

(49) Une minute de plus et il était déjà à la maison.

(50) Sans cette maudite panne je serais déjà chez moi.

Nous nous interrogions sur l'étrangeté (ou normalité) de ces énoncés-là, et, d'après ce que nous venons de voir sur l'importance des représentations mentales pour le calcul des usages de déjà, nous tranchons en faveur de la recevabilité. Enfin, notons que tous ces usages "problématiques" sont des usages aspecto-temporelles de déjà; peut-être faudrait-il creuser davantage cette question, afin de voir si c'est uniquement l'aspect qui est l'élément perturbateur dans ces énoncés-là.

3. Conclusion

Notre but était de revenir sur déjà, d'une part, pour repenser les différents usages qu'on lui a attribués par le passé et, d'autre part, pour regarder d'un peu plus près le fonctionnement de déjà dans tous ses usages. Nous avons

7 http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080511114508AABxMoa

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42 Déjà: un marqueur procédural de subjectivisation

pu voir que tous les usages de déjà ont un sens minimal en commun et qu'à partir de là, le contenu instructionnel du terme prend le relais et, couplé au contexte, donne ces significations riches et variées que nous avons observées.

À l'avenir, un travail plus important devra être entrepris, notamment sur l'aspect lexical des verbes employés avec déjà, mais aussi l'interaction entre déjà et d'autres usages non-descriptifs, afin de détailler avec plus d'exactitude et de profondeur les sens et le fonctionnement de déjà. La prochaine étape dans une recherche sur l'effet de subjectivisation de déjà devrait se faire de concert avec l'étude de encore, toujours et jamais, tous des adverbes aspecto-temporels dotés d'usages non-temporels relativement similaires.

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Vet, C. (1980): Temps, aspects adverbes de temps en français contemporain. Essai de sémantique

formelle. Genève (Droz).

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2009, 51, 45-60

Remarques sur l'usage futur du passé composé

Louis DE SAUSSURE Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel [email protected]

This paper attempts to identify the pragmatic constraints that license the use of the present perfect with a future time adverb in French, such as J'ai bientôt fini (lit. 'I have soon finished') or Dans une heure, le président est sorti de sa réunion (lit. 'In an hour, the president has exited from his meeting'). Previous studies have argued that only aspectual verbs are available in such constructions, and that a pragmatic notion of planification must be accessible to the interlocutors, hence utterances like Demain il a plu ('Tomorrow it has rained') or Demain Pierre a été heureux ('Tomorrow Pierre has been happy') are odd. The paper suggests that some of the concerned utterances are fine, despite their lack of agentivity, so long as that doesn't merely presuppose planification but rather serves to communicate that a particular attitude, or course of actions has to be adopted in the present from the perspective of the/a future state of affairs.

1. Introduction

On considère souvent, dans la lignée des travaux de Benveniste, que le passé composé connaît deux grands types d'emplois, généralement identifiés sous les termes de passé composé de l'antériorité, dont la fonction est essentiellement narrative et correspond largement à la place occupée par le passé simple dans l'écrit, et passé composé de l'accompli, dont la fonction est de manifester qu'un état impliqué par le procès est vrai au moment de l'énonciation (c'est la fonction d'acquêt de Damourette & Pichon, 1911-1936). (1) ci-dessous s'interprète plutôt comme passé composé (plus loin PC) de l'antériorité et (2) comme passé composé de l'accompli:

(1) Le concierge est sorti, il a fermé la porte et a quitté les lieux (d'après Sthioul, 1998).

(2) Le président est sorti.

Du fait que le PC de l'accompli se laisse compléter par un déictique du présent, et plus largement simplement parce qu'il permet d'évoquer une situation pertinente au présent (en 2: le président est dehors), on le considère parfois comme un présent d'un genre particulier:

(3) En ce moment, le président est sorti.

Cette complémentation n'est pas toujours possible avec autant de facilité qu'en (3). Ainsi, l'exemple suivant, de Sthioul (1998), prête-t-il parfois à la controverse:

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(4) (?) En ce moment, il a plu, mais dans une heure vous pourrez jouer au tennis (Sthioul, 1998).

Si (4) n'est effectivement pas très normé, il semble tout de même qu'il soit audible et je ne le rejetterai pas ici. En revanche – la comparaison est d'ailleurs éclairante –, comme le relèvent Luscher & Sthioul (1996), (5) est franchement étrange:

(5) ? En ce moment / Maintenant, Victor Hugo a écrit Les Misérables (Luscher & Sthioul, 1998).

Cette étrangeté a conduit des auteurs comme Luscher & Sthioul (1996) à postuler un troisième type d'usage du PC, qui ne s'accorde ni d'un déictique présent ni d'une interprétation narrative, car il figure typiquement en isolation. Ils considèrent ainsi que (5') est un PC autonome qui ne déclenche pas d'état résultant:

(5') Victor Hugo a écrit Les Misérables.

Il convient d'ajouter à cette liste l'usage du PC en ''parfait existentiel'' (McCawley, 1971; Apothéloz, 2009), qui énonce un fait d'expérience. Nous en donnons ici deux variantes, l'une qui signale l'expérience d'un fait unique, et l'autre qui signale l'expérience d'un fait répété mais révolu (comparable au passé surcomposé, notamment régional

1).

(6) J'ai mangé de la girafe.

(7) J'ai aimé aller au cinéma.

Dans Saussure (2003), je suggérais de rapprocher le PC autonome du PC de l'accompli, en relevant que l'état résultant du PC autonome est non borné et que, dès lors, un test qui passe par le déictique n'est pas entièrement efficace. En effet, de (5'), on tire naturellement (8), qui ne peut s'accommoder d'un déictique présent (8') (sauf à considérer une lecture métalinguistique, du type ''on considère en ce moment que P''):

(8) Victor Hugo est l'auteur des Misérables.

(8') * En ce moment, Victor Hugo est l'auteur des Misérables.

Néanmoins, il reste que des énoncés au PC comme (5) restent susceptibles de ne pas activer du tout d'état résultant au présent, par exemple si l'on évoque la rédaction des Misérables par Victor Hugo comme exemple de la vivacité littéraire de l'époque ou comme justification pour un autre propos dans une argumentation. Les questions sont plus complexes évidemment puisque dans ce cas, la pertinence au présent des faits rapportés existe

1 Le rapprochement entre le surcomposé, notamment régional, est soutenu par Apothéloz

(2009). Dans Saussure & Sthioul (2006, sous presse), nous discutions plus précisément le caractère révolu ou non du fait concerné.

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toujours bien dans leur valeur argumentative. Quant à savoir si c'est là le fait d'une forme particulière d' ''acquêt'', la question est ouverte, mais on remarque au moins qu'une commutation au passé simple est alors impossible. On peut bien sûr l'expliquer par la typologie du discours qui interdirait le passé simple à l'oral (une hypothèse à prendre avec des pincettes, le passé simple restant occasionnellement attesté), mais l'hypothèse que le passé simple est déconnecté du présent – les faits sont décrits comme n'ayant pas de pertinence pour le présent – est au moins aussi convaincante. Il pourrait donc y avoir, aussi pour le PC autonome, une forme de valeur présente qui subsiste.

L'usage ''d'expérience'', de manière similaire, ne permet pas l'adjonction d'un marqueur déictique présent:

(6') *Aujourd'hui j'ai mangé de la girafe (en usage d'expérience, pour dire ''aujourd'hui j'ai l'expérience d'avoir mangé de la girafe une fois dans ma vie'').

(7') *Aujourd'hui j'ai aimé aller au cinéma (idem).

L'ajout d'un déictique force une autre lecture: le déictique ne peut porter sur l'état résultant. Mais pour autant, le fait même de mentionner un fait d'expérience passé a précisément toute sa pertinence au présent; et ici également le passé simple ne peut avoir cette valeur d'expérience. Des considérations similaires ont été évoquées dans Saussure & Sthioul (2006) à propos du surcomposé en isolation (régional), du type de ''J'ai eu été dépressive'', qui suscite l'évocation d'une potentialité dans le présent comme ''il faut faire attention avec moi, l'état de dépression est susceptible de revenir''

2.

Le type de l'exemple (7) est comparé par Wilson & Sperber (1993) au PC de l'accompli précisément en ces termes: que le PC de l'accompli signale une conséquence dans le présent par un état impliqué ne le distingue que relativement superficiellement du PC de ''parfait d'expérience'' qui signale précisément la permanence des effets de l'expérience en question dans le présent. Ainsi, il y aurait bien une sorte d'état résultant en (6) ou (7). Il est relativement plus difficile de le décrire en (7), mais dans les deux cas, il s'agit d'une conséquence présente du procès décrit: (7), suivant le contexte, amène quelque chose comme ''connaître le goût de la girafe'' ou ''avoir l'expérience de la venaison exotique sous les palmiers'', alors que (6) donnerait plutôt quelque chose qui ressemble à ''je suis capable d'aimer le cinéma''.

2 Dans Saussure & Sthioul (à paraître), nous développons considérablement ce point en

traitant également les apparents contre-exemples comme Il a eu coupé, ce couteau.

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A en suivre cette ligne d'analyse, le seul usage du PC qui resterait rétif à une pertinence dans le présent serait le PC de l'antériorité

3. Le seul? On

pourrait en suspecter un autre, auquel la suite de cet article est consacré: l'usage futur du passé composé, que nous rencontrons en (9) ou (10) par exemple:

(9) J'ai bientôt terminé.

(10) Le président est bientôt sorti de sa réunion.

(11) Dans un an, j'ai fini ma thèse (Sthioul, 1998).

Sthioul (1998) propose de les voir comme faisant intervenir une projection du point de la parole, S (chez Reichenbach, 1947) dans le futur, d'où le procès peut alors être considéré comme accompli dans le passé. Ainsi, en lieu et place de la forme classique

E – R,S (où E désigne le moment du procès, R le moment d'où il est observé, et S le moment de la parole)

donnée pour le PC par Reichenbach, nous obtenons

E – R,S' & S' > S (où S' désigne une projection de S postérieure à S).

S'il y a une projection de S dans le futur, alors il nous faut ajouter qu'il y a une représentation allocentrique du procès dans le passé, puisqu'il y a évocation d'une autre deixis que celle du locuteur au moi-ici-maintenant. Nous dirons donc que les usages futurs du PC ne représentent pas un procès directement mais représentent une autre représentation (allocentrique) d'un procès. En ce sens ils sont ''métareprésentationnels'' et assimilables à des usages interprétatifs du langage (pour un développement, cf. Saussure, sous presse).

Cet article a pour objectif de montrer que l'hypothèse de Sthioul est bonne mais qu'elle est incomplète: il y a en effet un ensemble de conditions d'apparition de ces usages que nous nous proposons d'investiguer. Notre angle d'analyse sera pragmatique.

2. L'usage interprétatif du PC

Les exemples de procès au PC avec interprétation future sont très courants avec des verbes aspectuels comme finir ou terminer, comme (9) ou (11), et

3 Pour être à peu près complet, il faut aussi rappeler les usages du PC de l'accompli en

présent historique, pour lesquels Gosselin (1996) voit une focalisation, du type de "Ce jour-là, Luc arrive chez Paul. Comme il a fini de manger, il lui demande s'il veut bien l'accompagner" (Gosselin, 1996).

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la littérature sur la question les ressasse jusqu'à la monotonie, comme le relève Vuillaume (2000), dans le seul article consacré spécifiquement à cet usage à notre connaissance, et d'ailleurs centré sur certaines formes spécifiques

4.

Les questions qu'ils soulèvent concernent i) leur interprétation référentielle (est-ce le procès, l'état résultant ou les deux qui sont compris comme futurs?), ii) leurs restrictions d'emploi, et iii) leur interprétation au sens pragmatique, c'est-à-dire leur motivation de sens face à des formes attendues comme le futur. Je suggérerai ici qu'ils font intervenir une représentation allocentrique, et qu'il s'agit donc d'usages interprétatifs.

Desclés & Guentchéva (2003), qui n'élaborent guère ce point, considèrent que le procès est conçu comme étant en cours de réalisation à S mais comme terminé ultérieurement, d'où un état résultant déclenché par une borne postérieure à S. Il ne susciterait pas, ainsi, de projection de S dans une autre temporalité, contrairement au PC historique. Toutefois, si (9) présuppose bien qu'un procès est en cours à S, il est difficile de soutenir, autrement que par pure spéculation, que ce procès est celui de terminer et non celui de l'action en cours et qui sera terminée sous peu: ''j'ai bientôt terminé'' ne suppose pas que la ''terminaison'' est en cours à S mais plutôt que le procès élidé, que qualifie aspectuellement terminer, est en cours à S. Pragmatiquement, ''j'ai bientôt terminé'' ne peut guère se comprendre que comme élidant un procès: on ne voit guère comment se représenter, dans le cas de la communication ordinaire, une ''terminaison'' absolue et non la terminaison d'une action donnée. L'énoncé peut par exemple servir à communiquer ''j'ai bientôt terminé de corriger mon article'', corriger l'article étant suffisamment saillant dans le contexte pour ne pas nécessiter de verbalisation. Ainsi, en (9), ce n'est pas le procès de terminer qui peut éventuellement être compris comme se déroulant à S mais bien un autre procès.

Quant au procès véritablement dénoté au PC, à savoir cette fois-ci bel et bien terminer, il ne s'annonce que comme ayant lieu dans le futur indiqué par bientôt. De plus, leur position impliquerait que, en (10), la sortie du président est en train de se réaliser à S, ce qui ne tient simplement pas: le procès de sortir devrait s'accommoder contextuellement dans une forme de progression (du type être en train de sortir). En (11), enfin, ce ne sont

4 Vuillaume (2000) traite essentiellement de PC avec adverbe futur sous la dépendance d'une

structure adverbiale à portée extra-propositionnelle comme heureusement que P, où P est au PC avec adverbe futur, et plus particulièrement leur combinaison avec la négation heureusement que non-PC [futur]. Il les explique d'ailleurs de manière très convaincante en montrant l'existence d'une règle pragmatique primant sur une contrainte sémantique et déterminant le choix du PC.

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que des facteurs pragmatiques qui permettent de considérer que la thèse est en cours, mais l'énoncé pourrait très bien être lancé comme un défi par une personne présomptueuse qui ne s'est pas encore engagée dans ses recherches, et être compris, alors, comme impliquant et un état résultant futur et un procès futur. Il reste qu'en tous les cas, l'état résultant est bien saisi depuis un moment futur.

Or, si la sémantique du PC est bien de la forme E-R,S avec état résultant vrai à S pour les ''usages de l'accompli'', il faut expliquer quelle modification il subit pour conserver quelque chose de cette organisation temporelle tout en représentant un futur. Il semble raisonnable de postuler à la suite de Sthioul (1998) une projection du point S dans le futur, puisqu'on ne peut omettre une saisie interne de l'état résultant, qui doit être considéré vrai en un certain point. Ce point est normalement S, ici ce sera une projection imaginaire de S dans le futur, S', avec – de ce fait – un usage interprétatif.

Il faut remarquer que le cas théorique d'un événement passé déjà terminé mais dont l'état résultant est déclaré pertinent dans le futur ne peut aucunement s'exclure. Ainsi, (12) peut être interprété en ce sens si l'on se demande s'il sera possible d'aller le lendemain dans la maison concernée:

(12) Demain, le couvreur a fini ses réparations, et nous pouvons aller sur place comme prévu.

L'interprétation la plus évidente de (12) est que si les travaux sont finis demain, alors leur terminaison effective n'est pas encore vraie à S. Cependant, cela tient uniquement à des considérations de pertinence dans le contexte: s'il est mutuellement manifeste que le couvreur a déjà fini ses réparations, l'état résultant est communiqué comme pertinent à un point pseudo-déictique envisagé dans le futur alors même qu'il est déjà connu comme vrai à S, et seul le résultat (les travaux sont achevés) est considéré comme vrai à S, indépendamment du moment de leur achèvement. Si l'actualité égocentrique du locuteur suffit donc encore au repérage E-R,S, c'est une actualité allocentrique future qu'il devient nécessaire d'instancier pour obtenir l'inclusion d'un S' futur dans l'état résultant. Ainsi, il ne me semble pas que (12) s'interprète, en un tel cas, exactement comme Nous pourrons aller demain sur place comme prévu puisqu'au moment où je parle, le couvreur a déjà fini ses réparations, mais d'une manière allocentrique qui ne permet pas de paraphrase complètement satisfaisante: quelque chose comme imaginons-nous demain: nous pouvons y aller puisque le toit est réparé. Il est notable, par ailleurs, que (12) présente l'adverbe avoir et non être, contredisant l'idée, imaginable, que seul être, induisant pour le participe une fonction d'attribut, serait seul apte à donner des PC futurs, qui, en fait, ne seraient rien d'autre que des présents.

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L'explication la plus simple pour les cas de PC futur consiste à dire que l'adverbe, qui par son caractère explicite et spécifique l'emporte sur le temps verbal, force à l'accommodation pragmatique du PC vers le futur. L'effet obtenu est d'ailleurs plus riche qu'avec un temps futur: le locuteur projette un point pseudo-déictique S' à partir de S, situé dans le futur spécifié par l'adverbe, auquel l'état résultant est réalisé (avec un futur antérieur, le repérage déictique n'est d'ailleurs pas modifié).

Se pose ici la question de la justification de cette analyse; elle réside d'abord dans l'impression métalinguistique suscitée par ces usages, qui n'a pas été relevée jusqu'ici à notre connaissance. On a en effet le sentiment, dans de tels énoncés, que le locuteur communique quelque chose comme bientôt je pourrai dire ''j'ai terminé'' ou dans un an, je pourrai dire ''j'ai fini ma thèse''; si cette intuition est correcte, alors le PC ''futural'' est autre chose qu'un simple substitut du futur antérieur (ce qui rendrait d'ailleurs son usage difficile à expliquer sinon stylistiquement). Toujours si cette intuition est juste, et donc partagée par le lecteur de ces lignes, ce sera là un argument significatif pour l'analyse en termes d'usage allocentrique, ou interprétatif, puisqu'il suppose la représentation d'une autre représentation, à savoir une métareprésentation allocentrique: l'énoncé représente la représentation (verbale) d'un sujet de conscience, lui-même, à S' dans le futur déterminé par l'adverbe.

Une légère hésitation pourrait surgir au sujet de (9) et (10) qui semblent si naturels qu'un enrichissement de sens en termes métareprésentationnels pourrait sembler une hypothèse trop complexe ou inutile. Pourtant, quelque habituels que soient ces exemples, ils restent fort proches de présents futuraux comme Le président sort bientôt de sa réunion ou Demain je pars, comme le signale également Vet (1992). Dans les emplois les plus typiques, des énoncés comme (9) ou (10) servent à faire patienter, ou à rassurer l'interlocuteur à propos le futur immédiat; c'est l'un des rôles de l'adverbe bientôt où il s'agit d'évoquer des faits imminents. Mais oublions bientôt et regardons les variantes ci-dessous: on observe sans peine que le sentiment métalinguistique devient plus net (l'antéposition semble meilleure avec (10) sauf intonation particulière):

(9') J'ai terminé dans une heure.

(10') Dans une heure, le président est sorti de sa réunion.

Bientôt, en réalité, ajoute simplement l'information d'une proximité avec la fin du procès qui parasite l'observation car elle peut être également non temporelle (cf. Vuillaume, 2000: 108, qui suggère que bientôt peut parfois se lire plutôt comme presque que comme dans peu de temps); toutefois, même en (9) et (10), tout se passe comme si le locuteur souhaitait communiquer qu'il pourra sous peu faire état d'une nouvelle situation résultant de l'événement de terminer x ou de sortir. D'où l'intuition que la

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communication porte sur des conditions résultant du procès dont l'évocation est pertinente dans les circonstances de l'interaction: en (9), si c'est le garagiste qui parle, l'interlocuteur pourra par exemple disposer de sa voiture bientôt, et il peut donc présentement calmer son impatience; et en (10) les conditions seront telles que l'entrevue souhaitée avec le président pourra avoir lieu (nous en dirons davantage à ce sujet plus bas).

Ainsi, nous obtenons une observation importante: l'adverbe ne porte pas sur le procès E lui-même: puisque (12) (Demain, le couvreur a fini ses réparations, et nous pouvons aller sur place comme prévu) suppose uniquement l'accompli dans le futur, E pouvant très bien être déjà le cas à S.

Par ailleurs, l'adverbe ne porte pas sur l'état résultant non plus, puisqu'il ne s'agit pas un adverbe de durée, et que de plus l'état résultant peut, selon les cas, être déjà vrai à S. Ceci exclut également que l'adverbe doive porter sur une borne de l'état résultant.

Il ne reste qu'une possibilité: l'adverbe porte sur un moment futur où l'état résultant est représenté comme vrai. Il est donc nécessaire de passer par un nouveau point. S'il y a métareprésentation, alors il y a un transfert de la deixis vers une référence allocentrique, un S'. Techniquement, c'est d'ailleurs la solution la plus logique.

Un tel transfert peut soit être directement commandé par le temps verbal, comme l'imparfait qui détermine ses usages interprétatifs par l'échange du point de référence R avec un point d'appréhension allocentrique (cf. Saussure & Sthioul, 1999 et 2005), soit par l'adverbe, auquel cas c'est S qui est échangé contre un S' allocentrique par transposition déictique.

Une telle transposition, d'ailleurs, convertit les cas de PC de l'antériorité en PC de l'accompli. Les PC de l'antériorité entrent dans une narration sans produire d'état résultant identifiable. Pourtant, dès qu'ils sont transposés dans le futur, ils conduisent à tirer un état résultant global identifiable vrai à S' (dans le futur) à partir de la narration. Il suffit pour cela de se représenter la pertinence des faits décrits pour le futur des interlocuteurs, et rétrospectivement pour leur présent. Ainsi, de (13), peu naturel, nous tirons (14), naturel, avec une conclusion donnée au présent futural qui explicite l'état résultant global, quelque chose comme un repos bien mérité:

(13) ? Dans une heure, l'avion a atterri, les passagers sont descendus, ils se sont dirigés vers la sortie de l'aéroport et sont montés dans l'autocar.

(14) (Prends patience:) Dans une heure, l'avion a atterri, les passagers sont descendus et sont montés dans l'autocar, et nous pouvons nous reposer avec les autres collègues de l'agence de voyage.

Il reste que la projection de S vers un S' futur au PC présente une incompatibilité avec le pur récit au passé. Si (13) peut se réinterpréter en

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(14), c'est au prix de l'effacement de détails comme se sont dirigés vers la sortie, qui ne contribuent pas significativement à l'inférence d'un état résultant synthétique, car ils ne sont pas pertinents pour anticiper la situation attendue, contrairement à l'arrivée de l'avion et des passagers et leur transfert dans l'autocar. Il faut d'ailleurs noter que se diriger vers est plus agentif que les autres verbes de cette petite narration, ce qui pourrait rendre (14) plus difficile. Mais il faut bien considérer aussi que si l'agentivité de tels procès contribue dans les circonstances de (14) à faire perdre de la pertinence à ces énoncés, c'est justement à cause du peu de capacité qu'ils présentent à faire inférer un état résultant global pour une narration au PC. On voit ici que l'explication est plus pragmatique que grammaticale.

3. Restrictions d'emploi: la pertinence au présent

Le PC interprétatif futur présente des restrictions d'emploi. Un cas typique est formé par, justement, les procès non agentifs. Face au futur antérieur de (15), (16) semble étrange (mais nous ne disons pas ''impossible''):

(15) Demain, il aura plu.

(16) ? Demain, il a plu.

Les restrictions sont peut-être liées à des facteurs plus larges: Desclés et Guentchéva (2003) considèrent notamment qu'il est incompatible avec des prédicats statiques comme être heureux, chaud, froid, amoureux ou avoir chaud et selon Vuillaume (2000) avec les verbes atéliques de manière générale. A nouveau, l'explication est pragmatique: de fait, de tels prédicats, puisqu'ils sont statifs, ne permettent guère l'inférence d'un état résultant, du simple fait qu'un état est en principe généré par un événement et non par un autre état. Or sans état résultant, point d'accompli, à moins d'inférer comme état résultant soit le contraire de l'état dénoté au PC, ce qui est tout de même assez courant, comme lorsque un énoncé comme Pierre a été heureux fait inférer Pierre n'est pas heureux aujourd'hui, soit un état résultant dont le prédicat statif est une sous-partie. Ainsi, de avoir été heureux peut-on tirer être en paix ou tirer un bilan positif de sa vie. Mais il s'agit là d'opérations de calcul probablement trop sophistiquées s'il s'agit de les rendre avec un PC futural. Ainsi (17) est-il difficile sinon impossible: il faudrait pour qu'il soit naturel, accéder facilement à une représentation très complexe voire rocambolesque, où, dans une forme de discours rapporté, on attend l'imminence d'un événement qui rende Pierre heureux au seuil de sa mort:

(17) * Demain, Pierre a été heureux, il peut partir en paix.

Si quelque chose comme (17) est improbable en discours, la cause n'en est donc pas formelle mais bien pragmatique: ce n'est que le caractère très

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improbable de telles intentions informatives qui donnent le sentiment à Desclés et Guentchéva que ces combinaisons sont formellement impossibles. En réalité la difficulté n'est pas sémantique mais bien pragmatique.

D'autres énoncés, comme (16) ou (18), semblent à première vue bizarres, alors que l'explication par transfert déictique vers un S' allocentrique au futur prédirait leur naturalité:

(18) ? Dans dix ou quinze ans, un tremblement de terre a eu lieu sur la grande faille de San Andreas.

(19) ? Dans dix jours, j'ai acheté des cigarettes.

Si (16) est atélique, ce qui le rendrait en effet suspect dans de telles combinaisons aux yeux de Vuillaume (2000) et de Desclés & Guentchéva (2003), (18) est bien télique (avoir lieu impose la télicité, en tout cas dans cette colocation, puisqu'il est difficile qu'un tremblement de terre ait lieu pendant un quart d'heure), et il va sans dire que (19) l'est aussi. L'explication est donc ailleurs – pour autant qu'elle soit la même pour les deux cas. Quant à l'agentivité, ce critère est douteux, puisque (19) est agentif.

Co Vet considère5 que si le PC de l'accompli est une sorte de présent de

l'accompli, alors il est naturel que le PC futural impose des conditions d'emploi semblables à celles du présent futural. Pour Vet (1994), qui suit en cela les observations de Dowty (1979, 156), il faudrait qu'il y ait une sorte de schéma ou de projet pour que le présent futural, et donc aussi le PC futural, soit utilisé (appelons ce schéma une ''planification''). Ce pourrait donc être là l'explication à donner à (16), (18) et (19): l'effet de bizarrerie proviendrait du caractère étranger à toute planification humaine de la pluie ou d'un tremblement de terre, et à l'étrangeté de planifier un achat de cigarettes dans un terme de dix jours. Il faudrait donc, avec le PC futural, que le procès soit prévu comme entrant dans une chaîne participant d'un objectif à atteindre selon un schéma préconçu. Ainsi, dans des énoncés naturels comme ''j'ai bientôt fini'', la situation décrite dans le futur entre dans un schéma cognitif spécifique et prévisible. L'hypothèse de la planification aurait d'ailleurs l'avantage d'expliquer pourquoi les exemples de PC futuraux les plus évidents sont formés avec des verbes aspectuels comme finir (mais nous verrons, en examinant cette hypothèse de plus près, que (16) et (18) sont en réalité possibles, bien que pragmatiquement difficiles).

5 Communication personnelle.

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Pourtant, il faut déjà noter que des énoncés comme il pleut demain semblent à première vue beaucoup plus naturels que il a plu demain. Les contraintes sont donc plus fortes avec le PC qu'avec le présent. La même remarque vaut d'ailleurs pour dans dix jours j'achète un paquet de cigarettes, qui semble beaucoup plus naturel que dans dix jours j'ai acheté un paquet de cigarettes. On peut supposer que l'énoncé au présent active en quelque sorte la représentation d'une planification, mais la même planification semble significativement plus difficile à instancier au PC.

Relevons également que même des énoncés qui seraient de très bons candidats à la ''planification'', et qui sont également téliques, peuvent également être bizarres, comme (20):

(20) ? Demain, nous nous sommes rendus sur place comme prévu.

L'explication de cette étrangeté tient peut-être à ce que la planification est un critère plus subtil qu'il n'en a l'air. L'intuition suggère, en réalité, l'inférence de conséquences bel et bien présentes pour l'évocation interprétative des procès futurs au PC. En reprenant tous ces exemples, on peut observer qu'il est facile pour les cas (9) à (11) d'imaginer un contexte d'emploi où la pertinence dans le présent du fait futur est inférable. En (9) ou (10), il s'agit d'une bonne raison de patienter, par exemple: l'imminence du fait attendu rend son attente justifiée dans le présent; mais aussi, il faut le souligner, cette attente ne se justifie que parce qu'il y a effectivement une action ultérieure planifiée et prévue. En (11), que, selon mon expérience, les sujets parlants trouvent plus difficile, l'effet peut être celui de se rassurer sur le fait qu'on ne travaille pas en vain dans le présent et qu'il faut donc persévérer, en vue d'une action à mener à son terme (terminer sa thèse).

Je suggérerai que le PC futural présente un état futur, qui fait partie d'une suite attendue d'événements, et dont la réalisation dépend de la mise en place concrète, dans le présent, d'une planification d'actions (au sens le plus large de conduite à tenir) liée au procès concerné: attendre, persévérer… Le PC futural vise donc la pertinence dans le présent. En (12), la pertinence dans le présent résidera encore typiquement dans un effet favorisant la planification, à l'aide d'une inférence simple: si demain il est vrai que le couvreur a terminé, alors nous pourrons partir demain, et en conséquence, nous pouvons nous préparer (faire les bagages, ou même se préparer psychologiquement, etc.) dès maintenant en vue d'atteindre le but recherché. (13) est un énoncé où l'effet de pertinence dans le présent exige un contexte plus difficile d'accès, mais dès qu'il est produit explicitement, comme en (14), l'énoncé cesse d'être bizarre. La suppression nécessaire d'un détail narratif pour obtenir (14) à partir de (13) y est également pour quelque chose, puisque ce détail ne contribue pas à la mise en place dans le présent d'une attitude particulière causée par une perspective future (se

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réjouir de la fin imminente d'une corvée). On remarque encore que la pertinence dans le présent est typiquement d'ordre psychologique: état mental (patience, être rassuré…) propice à l'adoption d'une conduite en vue de la réalisation d'une action future.

Que l'état résultant futur d'un procès passé, présent ou lui-même futur soit pertinent dans le présent relève du contenu implicite (l'implicature de la tradition (post-)gricéenne). Ainsi, dans Le directeur est bientôt sorti de sa réunion, la représentation future est explicitement produite par l'adverbe et le PC est accommodé par un S', situé ''bientôt'', où l'énoncé au PC est dicible littéralement, mais l'inférence vous n'aurez pas longtemps à attendre avec les conséquences qu'elle implique ne se trouve commandée par aucun élément en particulier dans la forme linguistique de l'énoncé. C'est un contenu implicite, et c'est bien par sa dérivation que le destinataire obtient finalement la pertinence de l'énoncé au PC. Si, hors contexte, nous nous sommes rendus demain sur place comme prévu ne semble rien pouvoir communiquer à propos de S, ce qui rend l'énoncé étrange, tout peut changer si des conditions appropriées sont réunies. Du moins telle est la prédiction que nous faisons: le PC futural invite un contenu pragmatique, implicité, relatif à une attitude à tenir à S, et, donc, si des prémisses contextuelles sont disponibles pour orienter vers une telle implicature, le PC futural sera possible. On peut en effet anticiper qu'un tel énoncé au PC peut parfaitement impliciter qu'il ne faut pas perdre courage et rester bien décidé à accomplir la tâche que nous nous sommes fixée, qui implique, pour des raisons contingentes, que nous nous rendions le lendemain au lieu concerné.

Des énoncés comportant un verbe aspectuel s'interprètent plus facilement comme entrant dans une planification, du simple fait que si j'évoque la terminaison de P, alors j'évoque implicitement P lui-même; un énoncé comme (21) est ainsi parfaitement naturel:

(21) Demain, nous en avons fini avec cette sacrée communication.

L'étrangeté de (16) et (18)

(16) (?) Demain, il a plu.

(18) (?) Dans dix ou quinze ans, un tremblement de terre a eu lieu sur la grande faille de San Andreas.

tiendrait alors à la difficulté logique d'envisager un ensemble suffisamment particulier d'hypothèses contextuelles pour qu'il soit adéquat pour un locuteur de produire ces énoncés avec l'objectif de signaler la pertinence dans le présent de conduites à tenir ou d'attitudes à adopter relativement à la réalisation du procès futur. Il vaut mieux à nouveau éviter de considérer ces exemples comme radicalement impossibles: tel agriculteur, en (16), qui a entendu les prévisions météorologiques peut en rassurer un autre à propos du lendemain et le décider à laisser son matériel d'arrosage: allez,

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demain il a plu, tes salades sont sauvées. Pour que (18) soit imaginable, il faut un contexte curieux où la perspective du tremblement de terre suscite une attitude dans le présent; un tel contexte est difficile à imaginer, mais il ne peut être exclu. Quant à (19) (?Dans dix jours j'ai acheté des cigarettes), il peut s'imaginer dans la bouche d'un individu que la perspective de pouvoir acheter des cigarettes dans dix jours réjouit par avance et rassure, pour des raisons quelconques. A tout le moins, ces énoncés sont en fait possibles à la mesure de l'accessibilité d'un contexte qui permet l'inférence dans le présent d'une attitude à tenir en relation avec le procès futur, sans pour autant comporter de verbe aspectuel.

Il y a peut-être un élément supplémentaire qui mériterait qu'on y prête attention: une conséquence envisagée comme négative du procès au futur semble défavorisée par le PC. Ainsi, Demain, il a passé l'arme à gauche ne semble prononçable que par un locuteur qui trouvera une conséquence positive à la mort de l'individu, et apparaît comme une réplique typique de film où le tueur rassure le commanditaire du meurtre. De même, on imagine (18) prononcé par quelqu'un qui se réjouit de la disparition de la Californie mais plus difficilement par quelqu'un qui s'en inquiète. Ce point est certes très spéculatif, mais le fait de représenter allocentriquement le procès a, dans la plupart des exemples qui viennent à l'esprit, l'objectif de rassurer le destinataire à propos de l'imminence du procès et non de l'en inquiéter. De la sorte, le PC en usage futur pourrait présenter les faits futurs non seulement comme déjà réalisés à S' mais aussi comme étant désirables ou attendus, l'affirmation de la réalisation du procès à S' ayant alors une conséquence positive, au moins psychologique, à S: la justification d'une attente consentie, la réjouissance, etc. La fin imminente de la réunion du président est désirable, la fin imminente du travail, l'achèvement de la thèse, exemples typiques, sont désirables. Cela n'est guère étonnant puisqu'il s'agit alors d'actions liées à une planification, laquelle ne peut être, précisément, que souhaitée ou, au moins, attendue. L'arrivée à bon port des passagers est également ce que souhaitent les voyagistes, même si la planification porte sur le repos bien mérité obtenu une fois que les voyageurs seront dans l'autobus. Une représentation allocentrique, où le résultat d'une planification possible est représenté comme réalisé, donne à se représenter la situation désirable ou attendue, ce résultat, comme réalisé. De la sorte, un effet cognitif particulièrement fort est obtenu avec ce moyen très économique qu'est l'usage interprétatif futur du PC: montrer toute la pertinence qu'il y a à mettre en place la chaîne d'actions, ou la conduite, qui mènera à un tel résultat.

4. Conclusion

La discussion sur le PC futural, toutefois, n'est pas close. Ainsi les énoncés négatifs (dans une heure le président n'est pas sorti de sa réunion)

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58 Remarques sur l'usage futur du passé composé

demandent une discussion (Vuillaume, 2000 les aborde brièvement). D'abord, les énoncés négatifs sont sémantiquement atéliques

6, et

devraient donc défavoriser le PC futural. Ils semblent en tout cas faire porter la négation non seulement sur le procès, sémantiquement, mais également sur les conséquences planificatrices qui en résulteraient. Il faut aussi observer que les verbes modaux en usage épistémique semblent également incompatibles avec le PC en usage futur (22), alors que les conditionnelles en si représentées au futur prennent volontiers le PC, comme en (23):

(22) *Demain, Paul a dû aller à la piscine.

(23) Si tu as fini ton travail demain, tu pourras aller te promener.

Quelle que soit l'explication à donner à ces faits particuliers, le PC futural consiste en une transposition de l'interprétation de l'énoncé dans son entier à un S' allocentrique (correspondant à la deixis temporelle du locuteur transposée au point dénoté par l'adverbe futur) auquel l'état résultant du procès est considéré vrai, et donc l'énoncé dicible littéralement sans l'adverbe. L'adverbe donne donc le moment de la transposition déictique S', mais rien n'est modifié, hormis le changement de point d'origine, dans l'interprétation elle-même. Ce n'est que la transposition déictique qui fait comprendre l'usage métalinguistique ou métareprésentationnel. Cet usage interprétatif n'est donc pas commandé sémantiquement par le temps verbal mais par l'adverbe, le PC s'accommodant, tout simplement, de cette transposition déictique, qui converge avec les capacités représentationnelles activées par ce temps complexe qui mêle événement au passé et état résultant au présent, que ce présent soit en effet le présent déictique, nynegocentrique, ou ce présent projeté vers le futur, allocentrique.

Nous avons dit que le PC futural, puisqu'il procède d'une projection allocentrique, tombe – par définition – dans la catégorie des usages métareprésentationnels, ou interprétatifs, du langage. Pour Sperber & Wilson, ces usages sont 'interprétatifs' (au même titre d'ailleurs que l'ironie ou le style indirect libre) car ils représentent non pas un fait mais une représentation d'un fait. Le PC futural en effet, selon notre analyse, qui suit les traces de Sthioul (1998), communique une représentation allocentrique d'un fait futur; or comme le point d'origine de la représentation allocentrique est dans le futur, le fait n'est plus présenté comme passé

6 Les phrases négatives répondent difficilement aux tests classiques de la télicité mais la

littérature admet qu'elles dénotent des états, même si pragmatiquement elles peuvent être enrichies pour donner lieu à des représentations événementielles contradictoires avec l'état nié (cf. Saussure, 2000).

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Louis DE SAUSSURE 59

mais comme futur. Ce ''fait'' n'est pas le procès lui-même, mais son état résultant.

Dans Saussure (à paraître), nous discutons la question de savoir si l'usage interprétatif futur du PC est déclenché sémantiquement, auquel cas l'effet obtenu est prévu par la procédure encodée par le temps verbal (pour un récapitulatif des traditions qui considèrent que les temps verbaux sont procéduraux, cf. Saussure, 2003 et à paraître), ou pragmatiquement. Tous les éléments convergent pour permettre de penser que l'interprétation futurale du PC est purement pragmatique, comme c'est vraisemblablement le cas pour les présents futuraux, au contraire des usages de l'imparfait impliquant une pensée représentée, qui, eux, ne procèdent pas d'un transfert déictique mais de l'échange du point de référence R contre un point de perception allocentrique (Saussure & Sthioul, 1999 et 2005). Le PC futural repose sur l'adverbe temporel qui force la transposition. De la sorte, cet emploi résulte d'un ''enrichissement libre'' suscité exclusivement par les attentes de pertinence d'un énoncé au passé de l'accompli sous la portée d'un adverbe futur lui-même rétif à toute accommodation pragmatique.

L'approche procédurale des temps verbaux (et de l'interprétation du langage naturel en général) a pour objectif de rendre compte de l'intrication des paramètres sémantiques et pragmatiques dans la construction par le destinataire d'une représentation censée être suffisamment ressemblante à celle qu'entretient le locuteur pour lui être attribuée. L'approche selon laquelle la sémantique et la pragmatique relèvent de traitements radicalement séparés et isolés peine à tenir devant la subtilité d'effets dus à des marqueurs grammaticaux qui suscitent des contextualisations bien spécifiques et qui déterminent des séquences d'opérations interprétatives précises. Vuillaume (2000) proposait un petit algorithme pour illustrer cette intrication de données; c'est la même idée qui prévaut dans les procédures proposées dans divers travaux de pragmatique procédurale.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2009, 51, 61-74

Indicatif, subjonctif et engagement du locuteur

Alain RIHS Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel [email protected]

In this paper, we investigate the type of pragmatic adjustments that occur when the indicative alternates with the subjunctive in subordinate clauses introduced by intellective verbs. Our main claim is that when the alternation modifies the speaker's epistemic attitude, the embedded eventuality is reassessed in terms of possibility with the subjunctive and in terms of probability with the indicative.

1. Introduction

La problématique générale dans laquelle ce travail s'inscrit est celle de l'influence du mode subjonctif sur le calcul du sens de l'énoncé. La démarche classique qui consiste à recenser les contextes où il apparaît nécessairement nous semble ici de peu d'utilité puisque, si tant est qu'on arrive à rassembler ces différents contextes sous une même bannière, on ne parviendrait pas à définir sa fonction expressive, mais seulement un ensemble de contraintes formelles de sélection. Nous tenterons plutôt d'approcher cette valeur sémantique du subjonctif à travers le jeu d'alternance avec l'indicatif. Si des différences de sens émergent de la commutation des modes, elles pourront être imputées avec fiabilité au mode lui-même. Nous nous limiterons ici à l'étude de quelques verbes qui ont pour propriété de gouverner des subordonnées complétives à la fois à l'indicatif et au subjonctif. L'hypothèse générale que nous défendrons est la suivante: lorsque l'alternance des modes entraîne une modification de l'attitude épistémique du locuteur, celle-ci relève de la possibilité avec le subjonctif et de la probabilité avec l'indicatif.

Avant de décrire ce mécanisme d'ajustement pragmatique du verbe introducteur aux conditions modales de la complétive, nous adopterons une perspective inverse, qui vise à montrer que le recours à des catégorisations très générales (comme actuel / désirable ou actuel / virtuel) plaide en faveur d'une accommodation du procès de la complétive aux propriétés sémantiques du verbe introducteur, et qui suggère que le mode n'opère qu'à un niveau de sens faiblement communiqué.

2. Quelle direction d'ajustement pragmatique?

Le procès d'une complétive (qu'il soit à l'indicatif ou au subjonctif) est méta-représenté; autrement dit, il est donné à voir à travers le prisme d'un

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autre procès, dénoté par le verbe principal. La manière dont le destinataire se représente le procès enchâssé dans la complétive dépend donc d'abord de la nature sémantique du verbe introducteur. Pour illustrer le mécanisme d'ajustement pragmatique du procès enchâssé aux conditions du procès principal, nous nous appuyons sur l'idée de Sperber et Wilson (1995: 232) selon laquelle le destinataire peut interpréter l'énoncé du locuteur de quatre manières différentes: i) comme une description d'un état de choses actuel, ii) comme une description d'un état de choses désirable, iii) comme une interprétation d'une représentation actuelle ou iv) comme une interprétation d'une représentation désirable. Les exemples suivants reprennent ces quatre types d'interprétation; le procès enchâssé ne varie pas, si ce n'est qu'il est d'abord à l'indicatif puis au subjonctif:

(1) (a) Je constate que Paul est là. (b) Je suis heureux que Paul soit là.

(2) (a) J'espère que Paul est là. (b) Je souhaite que Paul soit là.

(3) (a) Marie constate que Paul est là. (b) Marie est heureuse que Paul soit là.

(4) (a) Marie espère que Paul est là. (b) Marie souhaite que Paul soit là.

On observe dans ces exemples, d'une part, qu'aucune des quatre configurations n'est réservée à un mode en particulier et, d'autre part, que ce sont bien les propriétés sémantiques du verbe introducteur qui permettent de sélectionner la valeur pertinente (actuelle ou désirable) de l'état enchâssé. Le recours à la distinction actuel / désirable est une manière commode d'illustrer l'accommodation du procès enchâssé aux conditions de vérité du verbe introducteur: étant donné que cette distinction ne permet pas de définir la distribution des modes1, on est forcé d'admettre que les valeurs sémantiques propres à l'indicatif et au subjonctif (si elles existent) se situent et opèrent à un autre niveau, et donc que sur le plan de l'actualité et de la désirabilité c'est le verbe introducteur qui fournit l'information pertinente.

On observe d'autres mécanismes d'ajustement qui opèrent parallèlement et qui se présentent notamment comme des raffinements de la distinction actuel / désirable. On peut distinguer par exemple deux formes de désirabilité: une désirabilité prospective, qui concerne les procès susceptibles de se réaliser dans le futur, comme en (5), et une désirabilité

1 Même s'il faut reconnaître que le subjonctif est très majoritairement employé après les

verbes exprimant un désir.

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Alain RIHS 63

qui relève de l'irréalité, c'est-à-dire qui annule les chances d'être du procès, comme en (6):

(5) Je veux qu'elle vienne.

(6) Je rêve qu'elle soit là.

Egalement, dans le domaine de la représentation de procès actuels, le locuteur dispose d'une gamme variée de verbes introducteurs qui lui permettent de modaliser son énoncé. Voici quatre exemples où le locuteur situe son propre niveau de connaissance par rapport la réalité (potentielle) de l'état enchâssé:

(7) Je suppose que Paul est là.

(8) Je crois que Paul est là.

(9) Je suis convaincu que Paul est là.

(10) Je sais que Paul est là2.

Le mode de la complétive ne variant pas, il n'est d'aucune aide dans l'attribution d'une modalité particulière; ici encore, elle est entièrement due à la sémantique du verbe introducteur.

La distinction actuel / virtuel, qui nous semble subsumer la distinction actuel / désirable (étant donné que la désirabilité implique la virtualité, mais non l'inverse), constitue la clé de voûte de l'argumentation de Guillaume (1929/1993) qui cherche à délimiter les emplois des deux modes. A défaut d'identifier un effet de sens commandé par le mode de la complétive, il défend l'idée d'une constance dans l'utilisation des modes due à la nature du verbe introducteur (ou de la locution introductive). Il part du principe que le subjonctif est inapte à situer précisément le procès dans le temps. Le subjonctif offrirait une vision du procès inachevée, sans référence temporelle; il serait ainsi le mode de la virtualité (entendue dans le sens d' "éventualité", de "potentialité"), alors que l'indicatif serait le mode de l'actualité. Au sein du couple actuel / virtuel, Guillaume distingue une gradation, les idées ne se présentant pas à l'esprit de manière aussi binaire. Cette gradation s'apparente à une échelle épistémique, qui s'étend du possible au réel et passe par le probable et le certain. Ces quatre échelons, qui sont donc traités comme des sous-catégories du couple actuel / virtuel, définissent la répartition des modes:

2 Pour Gosselin (2005: 64), savoir, comme supposer, croire et être convaincu, marque une

modalité épistémique extrinsèque, c'est-à-dire exprime un degré d'engagement du locuteur par rapport à l'actualité de l'état enchâssé. La différence entre les quatre verbes réside simplement dans le fait qu'avec supposer, croire et être convaincu, le locuteur ne se prononce pas sur la modalité intrinsèque de l'état, alors qu'avec savoir il la prend en charge.

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64 Indicatif, subjonctif et engagement du locuteur

"De ces quatre idées, la première seule gouverne le subjonctif: il est possible qu'il vienne. Les trois autres gouvernent l'indicatif: il est probable qu'il viendra; il est certain qu'il viendra; il est réel qu'il est venu. Le propre de la notion de possible est d'annuler la capacité d'actualité (= chances d'être) par une capacité égale et contraire (= chances de ne pas être). Le propre de la notion de probable, de conférer à la capacité d'actualité une existence positive (les chances d'être l'emportant sur les chances de ne pas être)". (Guillaume, 1929/1993: 32-33)

Cette approche pose problème, car elle établit une correspondance trop rigide entre le mode et le degré épistémique. En effet, même si elle traduit une certaine régularité dans l'usage des modes, elle se heurte à plusieurs contre-exemples:

(11) Peut-être que Paul est là.

(12) Il est probable que Paul soit là.

(13) Je ne doute pas que Paul soit là.

(14) Je suis content que Paul soit là.

(11) exprime une possibilité; or le seul mode qui convienne après peut-être est l'indicatif. (12) exprime une probabilité, et le subjonctif est tout aussi naturel que l'indicatif après la locution il est probable que. (13) exprime une certitude, ce qui n'empêche pas le subjonctif d'apparaître dans la complétive. Enfin, en (14), le subjonctif dénote un procès bel et bien actualisé. Dès lors, si la distribution indicatif / subjonctif échappe (en partie au moins) à la distinction actuel / virtuel, et si le verbe introducteur (ou la locution introductive) est tout-puissant dans l'attribution d'une valeur sémantique, sur quel plan le mode agit-il?

Nous défendrons l'idée que le mode joue un rôle dans le calcul du sens, au moins dans les cas où son choix n'est pas contraint syntaxiquement, et que l'hypothèse guillaumienne, toute imparfaite qu'elle soit, prédit néanmoins les variations de sens qui émergent de l'alternance des modes3. Nous choisirons des exemples où le degré épistémique n'est pas exprimé explicitement dans la préface (par des adjectifs comme possible ou probable par exemple), mais où il se combine à d'autres effets de sens. Nous verrons ainsi que les verbes qui expriment une intellection (c'est-à-dire une opération de la pensée) entraînent parfois en parallèle une lecture épistémique tributaire d'un seul des deux modes. Notre étude se bornera aux deux premiers échelons de l'échelle guillaumienne (le possible et le probable), et laissera de côté les deux derniers, le certain n'offrant pas, à notre connaissance, d'exemples de verbe qui autorisent une alternance des

3 Elle nous semble notamment meilleure que l'hypothèse qui voudrait que l'indicatif soit

associé aux contextes assertifs et le subjonctif aux contextes non-assertifs (cf. Korzen, 2003), car même lorsque le contenu est fortement modalisé, il ne constitue pas moins une assertion du locuteur.

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modes (dans leur forme positive du moins) et le réel ne représentant pas à proprement parler un niveau épistémique.

3. L'expression de la possibilité

3.1 Concevoir

Comme exemples de verbes exprimant une intellection, Damourette et Pichon (1911/1936: 505) mentionnent concevoir et comprendre. Nous relevons d'abord que la valeur d'intellection elle-même ne dépend pas du mode de la complétive, comme en attestent (15a) et (15b):

(15) (a) Je conçois que la tâche est ardue.

(15) (b) Je conçois que la tâche soit ardue.

Concevoir dans les deux cas renvoie à un acte de pensée du locuteur; son sens est proche de celui de comprendre ou de prendre conscience. Suivi du subjonctif, concevoir semble toutefois se teinter d'une valeur concessive, comme si le locuteur abandonnait à son interlocuteur un point de discussion. Etant donné que la concession vise un but discursif (l'établissement d'un compromis) et non la représentation d'un fait comme une croyance réellement entretenue, le locuteur ne se prononce que sur la possibilité d'être du fait, non sur son actualité. En d'autres termes, dans la phrase avec subjonctif, le locuteur communique qu'il prend acte de la croyance de son interlocuteur et que, dans l'économie générale de la conversation, elle équivaut pour ainsi dire à une vérité, mais il émet aussi une réserve en sous-entendant qu'il entretient la croyance de son interlocuteur uniquement comme un état de choses possible. Les exemples suivants viennent appuyer cette hypothèse, car ils montrent que seul le subjonctif est naturel lorsque le contexte force la lecture concessive:

(16) (a) Je conçois qu'on veuille vivre à la campagne.

(16) (b) *Je conçois qu'on veut vivre à la campagne.

Nous soutenons que le pronom on conduit nécessairement à une lecture concessive de concevoir. La concession prend la forme d'une restriction opérée par le locuteur au sein du domaine de quantification introduit par on: le locuteur admet que la volonté de certains individus est bien de vivre à la campagne, mais il signale que cette volonté ne doit pas être étendue à l'ensemble des individus. Ainsi, le contenu de la complétive n'est envisagé que comme une possibilité. Nous expliquons l'agrammaticalité de (16b) par l'impossibilité d'une lecture concessive de concevoir lorsqu'il est suivi de l'indicatif. En effet, si l'indicatif n'active que la valeur d'intellection de concevoir, la complétive décrit toujours une croyance du locuteur. Or, il est difficile de concilier en (16b) cette contrainte interprétative avec le contenu de la complétive qui, tel quel, ne constitue pas une croyance crédible.

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66 Indicatif, subjonctif et engagement du locuteur

Notre hypothèse trouve également confirmation dans le fait qu'avec un pronom personnel individuel, la phrase tolère l'indicatif:

(16) (c) Je conçois qu'elle veut vivre à la campagne.

L'indicatif est permis en (16c), car l'acte d'intellection n'a pas besoin de s'accompagner d'une restriction pour constituer une croyance crédible du locuteur.

Les exemples suivants montrent que les emplois de concevoir ont même tendance à se spécialiser en fonction du mode, car l'indicatif est plus naturel que le subjonctif lorsque le contexte impose une interprétation purement intellective:

(16) (d) Je conçois tout à coup qu'elle veut vivre à la campagne.

(16) (e)??Je conçois tout à coup qu'elle veuille vivre à la campagne.

L'adverbe tout à coup bloquant la lecture concessive (on voit mal en effet en quoi il pourrait être pertinent pour le locuteur de signaler qu'il établit un compromis avec soudaineté), il compromet du même coup la grammaticalité de (16e).

La distribution des modes pour la catégorie des verbes d'intellection nous semble pouvoir s'expliquer par cette spécificité du subjonctif, qui veut que le procès qu'il dénote soit entretenu au titre de potentialité. On peut ainsi supposer que le verbe envisager sélectionne le subjonctif précisément parce qu'il comprend dans sa sémantique même la notion de possibilité. Inversement, les verbes saisir et réaliser, qui désignent une intellection soudaine et rapide, gouverneraient des complétives à l'indicatif, car ils ne prennent pas pour objet une potentialité mais un état de choses.

3.2 Comprendre

Nos observations à propos de concevoir ne peuvent toutefois pas être étendues à l'ensemble des verbes d'intellection. L'alternance des modes après comprendre, notamment, ne fait pas émerger d'effet de sens se rapportant à la modalité épistémique. Comprendre fait partie pour Soutet (2000: 62) de la catégorie des verbes à "polysémie forte", pour lesquels le mode de la complétive détermine le choix de la signification pertinente. Ses exemples ainsi que la glose qu'il en donne sont reportés en (17a) et (17b):

(17) (a) Pierre comprend que Paul est parti. (comprend: "prend intellectuellement conscience")

(17) (b) Pierre comprend que Paul soit parti. (comprend: "approuve")

Même si les effets de sens sont ici bien distincts l'un de l'autre, il nous semble qu'on pourrait opposer à l'idée d'une polysémie stricte des arguments en faveur d'un enrichissement à partir d'une valeur commune aux deux emplois. Pour ce faire, il faudrait montrer que les emplois de

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comprendre avec subjonctif dénotent également un acte d'intellection, dont dépend l'acte d'approbation relevé par Soutet. Cette piste est défendable si l'on glose (17b) de manière un peu différente:

(17) (c) Pierre comprend que Paul soit parti. (comprend: "saisit les raisons", "comprend pourquoi")

Il nous semble que comprendre, en (17c), dénote bien un acte d'intellection de Pierre, mais qui porte non pas sur le fait lui-même (le départ de Paul) mais sur les raisons qui l'ont motivé. A notre sens, c'est toujours à une lecture de ce type que le destinataire accède lorsque comprendre est suivi du subjonctif. En (18), par exemple, l'acte de compréhension s'applique clairement aux raisons qui ont déterminé l'action dont il est question dans la complétive:

(18) Pierre comprend que Paul vienne à la fête, puisqu'il y aura Marie.

En ce qui concerne l'effet de sens "d'approbation", il ne semble pas pertinent ici: en l'absence de données contextuelles supplémentaires, il n'y a pas de raison de penser que Pierre consent à la venue de Paul à la fête. Si l'on suit ce raisonnement, l'effet d'approbation (lorsqu'il est pertinent) n'intervient que dans un second temps. Il procède d'un enrichissement du sens de base, qui consiste à envisager les raisons de l'action comme légitimes et profitables à celui qui l'exécute.

Dans le cas de comprendre, il nous semble donc que le mode de la complétive n'affecte pas son sens de base, à savoir l'appréhension d'un objet par la connaissance, mais spécifie simplement la nature de cet objet (un fait pour l'indicatif, les raisons d'un fait pour le subjonctif). Au subjonctif seulement, l'énoncé présuppose que le fait enchâssé est connu du locuteur, ce qui laisse la place à une interprétation spécifique qui procède précisément de ce contenu présupposé. Le subjonctif offre également la possibilité d'un enrichissement que l'on pourrait qualifier de modal puisqu'il concerne l'attitude (approbative) du locuteur ou du sujet de la phrase vis-à-vis de l'événement de la complétive.

4. L'expression de la probabilité

4.1 Imaginer

Imaginer se situe à l'intersection de deux catégories sémantiques, celle des verbes d'intellection et celle des verbes de "rêve ou de rêverie", dans les termes de Damourette et Pichon (1911/1936: 478). Contrairement à rêver, imaginer exprime sous certaines conditions une modalité épistémique. Rêver présente toutefois un intérêt pour la présente étude, étant donné qu'il autorise une alternance des modes dans les complétives qu'il sélectionne, comme en témoignent (19a) et (19b):

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68 Indicatif, subjonctif et engagement du locuteur

(19) (a) Je rêve que tu es là.

(19) (b) Je rêve que tu sois là.

En (19a), l'indicatif semble forcer l'actualisation au présent de l'état décrit dans la complétive et atténuer l'effet d'irréalité attaché au verbe rêver. En (19b), le subjonctif semble au contraire insister sur l'effet d'irréalité, puisque l'état de la complétive prend la forme d'un souhait utopique du locuteur. On peut mettre en évidence cette variation de sens en introduisant une seconde proposition qui exprime une conséquence possible de l'actualisation (mentale) de l'état décrit par l'indicatif:

(19) (c) Je rêve que tu es là et ça me donne du courage.

(19) (d)??Je rêve que tu sois là et ça me donne du courage.

Nous suggérons que l'étrangeté de (19d) est précisément due au fait que le subjonctif exprime, dans le cas de rêver, un état de choses désirable plutôt qu'un effet de l'imagination, et qu'un état de choses désirable n'est pas à même de susciter un sentiment de courage (dans un contexte standard).

Les effets de sens sont d'un autre ordre avec imaginer. Il faut d'abord noter que l'alternance des modes n'est naturelle que lorsque la phrase est à l'impératif:

(20) (a) J'imagine que vous êtes Marie.

(20) (b)?? J'imagine que vous soyez Marie.

(20) (c) Imaginez que vous êtes Marie.

(20) (d) Imaginez que vous soyez Marie.

Considérons d'abord (20a), qui peut recevoir deux types d'interprétation bien distinctes: i) épistémique ou ii) contrefactuelle.

i) Dans le cas d'une interprétation épistémique, le locuteur assortit l'état enchâssé d'une probabilité (forte) d'être vrai. Dans l'exemple, le locuteur affirme qu'étant donné ce qu'il sait de Marie, il y a de fortes chances pour que la personne qui se présente à lui soit effectivement Marie. Le locuteur signale (explicitement) au destinataire qu'il établit une correspondance entre deux sources d'information: d'une part, les connaissances préalables dont il dispose au sujet de Marie et, d'autre part, l'expérience (visuelle) qu'il fait de Marie. La convergence des données fournies par ces deux sources d'information aboutit à la formation de son hypothèse. On pourrait parler ici d'une interprétation épistémique de type évidentiel, car les connaissances préalables du locuteur ont valeur d'indices, à partir desquels s'opère le mécanisme de déduction qui conduit à l'hypothèse. De plus, le verbe imaginer

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apparaît comme une marque explicite d'évidentialité, puisqu'il véhicule, dans sa sémantique même, l'idée que l'hypothèse est fondée sur des preuves4.

Cet emploi d'imaginer est proche de celui de supposer suivi de l'indicatif. La commutation de ces deux verbes ne produit d'ailleurs pas de différence de sens clairement identifiable, comme en atteste (22) qui communique pour ainsi dire le même contenu que (20a)5:

(22) Je suppose que vous êtes Marie.

ii) Dans l'interprétation contrefactuelle, le locuteur présente un fait dont la fausseté est manifeste dans le monde réel comme une vérité dans un monde imaginé. C'est à ce type d'effet de sens que Damourette et Pichon pensent lorsqu'ils définissent les emplois d'imaginer avec l'indicatif:

"Par l'indicatif, on indique le contenu réel d'un rêve ou d'une rêverie; en tant qu'emplissant le fantasme, le fait a une manière de réalité qui, dans ce monde imaginaire, correspond à la réalité objective". Damourette & Pichon (1911/1936: 478)

Nous soutenons que lorsque le verbe imaginer est à l'impératif, il déclenche toujours une lecture de ce type, et ce quel que soit le mode de la complétive. L'alternance des deux modes exhibe néanmoins une légère nuance de sens, observable en (20c) et (20d). Celle-ci nous semble tenir à un effet d'insistance, qui porterait en ce qui concerne le subjonctif sur la valeur contrefactuelle de la représentation et en ce qui concerne l'indicatif sur le brouillage des niveaux réel / fictif. Nous testons cette impression en faisant suivre (20c) et (20d) d'abord d'une proposition au conditionnel puis d'une proposition à l'indicatif:

(20) (c') Imaginez que vous êtes Marie.?? Qu'est-ce que vous feriez à sa place?

(20) (d') Imaginez que vous soyez Marie. Qu'est-ce que vous feriez à sa place?

(20) (c'') Imaginez que vous êtes Marie. Que ressentez-vous?

(20) (d'') Imaginez que vous soyez Marie.?? Que ressentez-vous?

Le subjonctif nous semble nettement plus naturel avant la proposition au conditionnel, ce qui semble indiquer que le subjonctif accentue l'effet contrefactuel et lui confère une certaine persistance. L'indicatif nous paraît en revanche meilleur dans la seconde paire d'exemples, où ce qui

4 On retrouve également l'emploi épistémique évidentiel d'imaginer dans l'échange suivant:

(21) A: Nous avons eu très chaud cet été au Kenya. B: J'imagine. Comme en (20a), le locuteur B indique que ses connaissances d'arrière-plan convergent

avec l'information (nouvelle) que lui fournit A.

5 Notre analyse est proche de celle de Soutet (2000: 62), qui propose de paraphraser supposer + indicatif par "faire l'hypothèse vraisemblable compte tenu de la situation".

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70 Indicatif, subjonctif et engagement du locuteur

compte ce n'est pas tant l'effet contrefactuel que la "manière de réalité" de la représentation6.

Relevons finalement que la combinaison impératif / subjonctif est aussi susceptible de déclencher une interprétation épistémique, à condition que le procès enchâssé ait encore des chances de se réaliser au moment de l'énonciation. Dans ce cas, le destinataire est amené à envisager le procès comme une éventualité:

(23) Imaginez un seul instant que Marie vienne ce soir.

4.2 Ne pas croire

Nous traitons ici ne pas croire comme une unité sémantique à part entière, donnant lieu à des représentations qui lui sont propres. Nous gardons toutefois à l'esprit que la négation est en soi un facteur de déclenchement du subjonctif, qui mériterait une étude à part.

L'exemple de ne pas croire fait entrevoir les difficultés que pose la négation à la théorie guillaumienne, qui établit une relation étroite entre le degré épistémique et le type de mode. En effet, la négation d'un verbe d'opinion comme penser, croire, être convaincu entraîne une redéfinition du statut du procès enchâssé qui, sous sa portée, se conçoit comme improbable / une improbabilité. Etant donné que le procès est alors plus proche de la virtualité que de l'actualité (ses chances de ne pas être l'emportant sur ses chances d'être), l'indicatif devrait être exclu; or ce n'est pas le cas.

La nuance de sens entre ne pas croire + indicatif et ne pas croire + subjonctif est à vrai dire difficile à percevoir, si bien que les gloses proposées par les chercheurs divergent quelque peu. Pour Vet (1996: 147-148), par exemple, la différence de sens tient à un engagement du locuteur qui n'apparaîtrait qu'avec l'indicatif. Ses exemples sont reportés en (24a) et (24b):

(24) (a) Sa mère ne croit pas qu'il a volé.

(24) (b) Sa mère ne croit pas qu'il ait volé.

Ainsi, (24a) présente l'événement de la complétive comme un fait tenu pour vrai par le locuteur, au contraire de (24b) qui ne traduit aucune position du locuteur. La paraphrase suivante, proposée par Vet, met en évidence le double contenu de (24a):

6 Bien sûr, les exemples (c') et (d'') ne doivent pas être écartés à la hâte. L'espace

hypothétique (où vous et Marie se confondent) est suffisamment indéterminé pour admettre des accommodements entre les modes. En regard de (d') et (c''), (c') et (d'') semblent toutefois moins optimaux.

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(25) Il a volé. (mais) Sa mère ne le croit pas.

Nous convenons que pour communiquer (25), (24a) est légèrement plus optimal que (24b). (24b) est toutefois pleinement compatible avec (25), comme l'atteste (26), où l'expression d'une attitude du locuteur contraire à celle du sujet de la phrase n'empêche pas l'usage du subjonctif:

(26) Sa mère a tort de ne pas croire qu'il ait volé.

Inversement, (24b) est tout à fait compatible avec une seconde proposition qui souligne que la croyance du locuteur et celle du sujet sont identiques:

(27) Sa mère ne croit pas qu'il a volé, et elle tout à fait raison.

Il nous semble donc difficile de soutenir que l'indicatif présuppose nécessairement une attitude du locuteur.

Pour Dreer (2007: 151) la différence de sens tient plutôt au degré d'engagement du locuteur. Voici son exemple (le locuteur est cette fois en position d'agent direct):

(28) (a) Je ne crois pas que [Paul] a quitté Paris.

(28) (b) Je ne crois pas que [Paul] ait quitté Paris.

Selon Dreer, en (28a), le locuteur affirme sans restriction qu'il n'entretient pas la croyance selon laquelle Paul aurait quitté Paris; en (28b), il émet par contre une réserve à propos de sa (non)croyance et considère la proposition contraire (Paul n'a pas quitté Paris) comme une alternative possible. Cette nuance de sens, qui repose sur un sentiment intuitif, est bien difficile à mettre en évidence. Il serait attendu, par exemple, que l'introduction d'une seconde proposition qui marque le désengagement du locuteur ne convienne pas à la phrase avec indicatif (puisqu'elle interférerait avec l'effet d'engagement du locuteur) et qu'elle produise au contraire un effet redondant avec la phrase au subjonctif. Or, il nous semble qu'aucune de ces deux prédictions ne se réalise:

(28) (a') Je ne crois pas que Paul a quitté Paris, mais je peux me tromper.

(28) (b') Je ne crois pas que Paul ait quitté Paris, mais je peux me tromper.

Ainsi, même si on perçoit parfois des effets de sens différents selon le mode, force est d'admettre qu'ils ne sont que très faiblement communiqués; ces effets sont facilement annulables et leur verbalisation ne produit aucune redondance. Au mieux, avec ne pas croire, on peut dégager des contextes (engagement du locuteur, degré de fiabilité de la croyance) qui sélectionnent préférentiellement l'indicatif ou le subjonctif, mais il faut y voir des rapports d'optimalité et non de nécessité.

Nous proposons une analyse quelque peu différente de la commutation indicatif / subjonctif avec ne pas croire, qui indique qu'on peut envisager la question en termes d'effets d'insistance. Considérons les phrases

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72 Indicatif, subjonctif et engagement du locuteur

suivantes, qui montrent que le transfert de la négation, de la préface à la complétive, n'est possible qu'avec l'indicatif:

(29) (a) Je ne crois pas que Marie est là.

(29) (b) Je crois que Marie n'est pas là.

(30) (a) Je ne crois pas que Marie soit là.

(30) (b) *Je crois que Marie ne soit pas là.

En ce qui concerne leur dimension purement représentationnelle, les phrases (29a) et (29b) sont équivalentes. Dans les deux cas le locuteur présente sa croyance avec le même degré de fiabilité (ou de certitude), la négation de croire produisant seulement un effet en miroir (l'improbabilité d'être devenant la probabilité de ne pas être)7. Si ne pas croire x revient effectivement à croire non-x, il semble légitime de faire l'hypothèse que le transfert de la négation est une étape du processus interprétatif d'une phrase comme (29a), étant donné que (29b) a une forme syntaxique plus efficace pour représenter un contenu équivalent. En effet, l'information centrale (véhiculée dans les deux phrases) est bien l'absence de Marie; le marquage modal opère pour ainsi dire dans un second temps, une fois que la représentation correspondant au contenu de la complétive est formée. Or, seul (29b) offre un accès direct à cette représentation.

En (30a), en revanche, la présence d'un subjonctif dans la complétive empêche le transfert de la négation et contraint le destinataire à une interprétation conforme à la forme syntaxique de la phrase. Cette interprétation consiste à instancier un état de choses (la présence de Marie) et à lui assortir une modalité épistémique négative, ce qui intuitivement nous paraît un calcul plus complexe. Il en résulte finalement un effet de renforcement de l'attitude épistémique du locuteur. Notre analyse nous semble compatible avec celle de Dreer, à la différence près que nous voyons les effets d'engagement (avec l'indicatif) et de réserve (avec le subjonctif) comme des conséquences de l'effet d'insistance, qui porte donc sur l'opérateur modal pour le subjonctif et sur l'événement lui-même pour l'indicatif8.

7 L'équivalence que nous postulons n'est légitime que parce que le verbe croire présente le

procès qu'il enchâsse non pas comme une véritable croyance du locuteur mais comme une pensée qu'il n'entretient qu'au titre d'hypothèse forte. D'un point de vue logique en effet, ne pas entretenir la croyance de x n'équivaut pas à entretenir la croyance de non-x.

8 Notre analyse peut être appliquée également à ne pas penser. La négation opère le même basculement épistémique "en miroir".

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5. Conclusion

Dans les quelques exemples que nous avons analysés, le subjonctif ne se présente pas comme un mode de simple dépendance syntaxique, puisqu'il active à lui seul certaines significations pertinentes du verbe introducteur. Nous avons vu que le mode (indicatif ou subjonctif) produit des effets de sens variés, qui n'ont pas nécessairement à voir avec le marquage épistémique. En ce qui concerne le verbe comprendre, par exemple, le mode de la complétive sert à préciser l'objet sur lequel porte l'acte d'intellection (un fait avec l'indicatif, les raisons d'un fait avec le subjonctif); avec ne pas croire, il spécifie la portée du focus (le procès enchâssé avec l'indicatif, l'attitude du locuteur avec le subjonctif). Nous observons toutefois une forme de régularité des effets produits par l'alternance, précisément lorsqu'elle entraîne une redéfinition de l'attitude épistémique du locuteur. Cette redéfinition semble toujours s'opérer en direction de la possibilité avec le subjonctif et en direction de la probabilité avec l'indicatif. L'exemple d'imaginer est le plus parlant, puisque il génère ces deux effets de sens: hormis une valeur contrefactuelle commune aux deux modes, seul l'indicatif permet une lecture évidentielle (J'imagine que vous êtes Marie) tandis que le subjonctif se spécialise dans l'expression de la possibilité épistémique (Imaginez que Marie vienne ce soir). Nos exemples indiquent finalement que l'hypothèse guillaumienne ne doit pas être abandonnée, mais seulement quelque peu raffinée, puisqu'elle prédit efficacement le type de réajustement modal auquel on peut s'attendre lorsqu'on fait varier le mode de la complétive.

Nous laissons en suspens deux questions, qu'il nous faudra résoudre dans des études ultérieures:

i) Notre analyse laisse entendre que le mode agit à différents niveaux du calcul du sens: pour comprendre, par exemple, il joue un rôle dans la dérivation d'explicatures, alors qu'avec concevoir, il n'exerce une influence qu'au niveau des implicatures. Dès lors, une analyse pragmatique fournit-elle un moyen d'unifier ces différents effets ou faut-il conclure à un éclatement des fonctions expressives du mode, notamment subjonctif?

ii) De manière plus générale, notre étude montre que le subjonctif joue un rôle dans le calcul du sens lorsque le verbe introducteur ne contraint pas son emploi, mais elle n'indique pas sa pertinence lorsque le verbe introducteur force son emploi. Il nous faudra donc recourir à d'autres méthodes d'analyse que la commutation avant de formuler une hypothèse plus générale à propos de la fonction sémantique du subjonctif.

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74 Indicatif, subjonctif et engagement du locuteur

Bibliographie

Damourette, J. & Pichon, E. (1911/1936): Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue

française. Paris (d'Artrey), tome V.

Dreer, I. (2007): Expressing the Same by the Different: the Subjunctive vs the Indicative in French.

Amsterdam (John Benjamins).

Gosselin, L. (2005): Temporalité et modalité. Bruxelles (De Boeck-Duculot).

Guillaume, G. (1929/1993): Temps et verbes. Théorie des aspects, des modes et des temps. Paris

(Champion).

Korzen, H. (2003): "Subjonctif, indicatif et assertion: comment expliquer le mode dans les

subordonnées complétives?". In: M. Birkelund, G. Boysen & P. S. Kjaersgaard (éds.), Aspects

de la modalité. Tübingen (Max Niemeyer Verlag), 113-129.

Soutet, O. (2000): Le subjonctif en français. Paris (Ophrys).

Sperber, D. & Wilson, D. (1995): Relevance. Communication and Cognition. Oxford (Blackwell),

2nd edition.

Vet, C. (1996): "Analyse syntaxique de quelques emplois du subjonctif dans les complétives",

Cahiers de Grammaire, 21, 135-152.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2009, 51, 75-96

Le conditionnel dit épistémique signale-t-il un emprunt?

1

Corinne ROSSARI Université de Fribourg, 13, avenue de Beauregard, CH-1700 Fribourg [email protected]

This article examines the epistemic use of the conditional in French. After surveying the current research into the different traditions in which such a conditional has been analysed (evidentiality, polyphony and modality), it proposes an analysis according to which the epistemic use of the conditional is a subtype of the hypothetical one. This assumption is based on diachronic data, which show that the epistemic conditional can be interpreted as coming from an allusion to a hypothetical point of view. The shift toward the epistemic value is realized by the ambiguous interpretation between the report of a point of view [si l'on suit le point de vue de X] (according to X's point of view) and the report of a saying [si ce que dit X est juste] (if X says the truth). The epistemic value of the conditional comes from a loosening of the semantic link between the latter protasis and the main conditional clause.

1. Introduction

Le conditionnel épistémique (CE), exemplifié dans l'extrait ci-dessous, est à la croisée d'études sur l'évidentialité, la modalité, la polyphonie et la référence temporelle.

(1) Selon une source inconnue, entre 40% et 50% des accusés aurait payé le montant dû, ce qui serait suffisant pour la firme d'avocats qui semble avoir lâché le morceau. (Internet)

Ce genre de conditionnel est vu comme le marqueur emblématique de l'emprunt dans le cadre de l'évidentialité (cf. Dendale, 1993). Il est considéré comme un marqueur de non prise en charge dans les études sur la modalité (cf. Abouda, 2001), comme un marqueur mixte, i.e. modalité zéro (= non prise en charge) et emprunt (cf. Kronning, 2002) dans les études qui associent modalité et évidentialité et, comme un marqueur de dissociation énonciative (cf. Haillet, 2002) dans le cadre de la polyphonie. Enfin, il est traité, dans une perspective cherchant l'unification des

1 Cet article est une contribution au projet financé par le FNS N° 101512-117645 intitulé:

"Le système évidentiel du français et de l'italien". Je remercie Marion Carel et Claudia Ricci pour la lecture très attentive qu'elles ont faite d'une version préliminaire de cette recherche ainsi que le/la relecteur/trice anonyme pour sa lecture rigoureuse et ses remarques très pertinentes.

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emplois, en tant que conditionnel d'énonciation par Korzen et Nølke (2001), qui lui attribuent en plus le trait évidentiel d'emprunt.

Les études réalisées par Haillet (2002) et Kronning (2002), s'accordent à considérer l'emploi épistémique comme l'un des trois principaux usages du conditionnel. Nous reprenons les exemples et les paraphrases de Kronning (2002):

(S'il épousait Marie,…) Pierre serait /HYP/ riche. = conditionnel hypothétique

≠ Pierre allait être riche.

≠ Selon Y, Pierre est riche.

(Marie /se/ disait que…) Pierre serait /TEMP/ riche. = conditionnel temporel ≈ Pierre allait être riche.

≠ Selon Y, Pierre est riche.

(Deux ans plus tard,…) Pierre serait /TEMP/ riche. = conditionnel temporel ≈ Pierre allait être riche.

≠ Selon Y, Pierre est riche.

(Selon Y,…) Pierre serait /EMPR/ riche. = conditionnel épistémique ≈ Selon Y, Pierre est riche.

≠ Pierre allait être riche. Kronning (2002: 561)

Les propriétés typiques qui lui sont attribuées sont résumées ainsi chez Gosselin (2001):

a) on le rencontre dans des discours assertifs visant à transmettre de l'information;

b) l'information assertée est empruntée à une source différente du locuteur;

c) elle n'est pas prise en charge par le locuteur;

d) elle est présentée comme incertaine;

e) le caractère incertain de l'information est tenu pour provisoire (on en attend une confirmation). Gosselin (2001: 46)

Je commencerai par exposer trois conceptions ressortissant à trois cadres d'analyse différents: celle de Kronning (modalité et évidentialité), celle de Haillet (polyphonie) et celles d'Abouda et de Dendale (modalité pure vs. évidentialité pure). Puis je proposerai une analyse unifiée du CE partageant un certain nombre de propriétés avec celle de Korzen et Nølke (2001). La diachronie viendra étayer cette analyse, qui sera en dernier lieu éprouvée par la confrontation avec différents emplois a priori difficiles à intégrer dans le paradigme des emplois épistémiques du conditionnel.

2. La position de Kronning (2002)

Pour rendre compte du sémantisme de ces trois emplois majeurs du conditionnel, Kronning propose la formule suivante:

Saturer la variable x à l'aide d'une constante hypothétique (HYP), temporelle (TEMP) ou zéro (ZÉRO). (Kronning, 2002: 562)

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La particularité que Kronning attribue à l'emploi CE est qu'il ne permet pas la saturation d'une variable ou pour reprendre précisément sa formulation: "il donne l'instruction de saturer la variable x à l'aide d'une constante zéro (ZÉRO)", (Kronning, ibid.).

A partir de ce schéma, Kronning associe au CE la caractéristique d'être à la fois un marqueur médiatif (au sens d'évidentiel) et modal. Cette hypothèse se distingue aussi bien de la position de Dendale (1993), pour qui le CE est essentiellement médiatif ("évidentiel") que de celle d'Abouda (2001), pour qui ce type de conditionnel est fondamentalement l'expression de la "non-prise en charge".

En ce qui concerne le caractère médiatif, Kronning soutient que le CE dénote la catégorie sémantique de l'information empruntée.

L'hypothèse de Kronning se fonde essentiellement sur le caractère potentiellement indéterminé de la source de l'emprunt. Le fait que le conditionnel à lui seul permette de signaler un emprunt, même si aucune source n'est spécifiée lexicalement, est un argument pour lui attacher le trait de marqueur évidentiel d'emprunt. Le contraste entre les énoncés à l'indicatif et ceux au conditionnel illustrent cette propriété selon Kronning:

"[…] que le locuteur source tel qu'il est représenté dans la structure polyphonique de la signification du COND médiatif soit hautement schématique (sous-déterminé) et que ce type de COND puisse être employé sans aucune spécification lexicale du locuteur source constituent des arguments puissants en faveur de l'hypothèse selon laquelle le COND épistémique est un marqueur grammatical de la médiation d'emprunt". Kronning (2002: 565)

(2) Ben Laden ne serait pas à Tora Bora où les combats se poursuivent [titre] (Le Monde, 08.12.2001)

(3) Ben Laden n'est pas à Tora Bora où les combats se poursuivent.

(4) Kandahar, le dernier grand bastion taliban, aurait capitulé [titre]. (Le Monde, 06.12.2001)

(5) Kandahar, le dernier grand bastion taliban, a capitulé. (Kronning, 2002: 564)

Comment interpréter le terme "médiation d'emprunt"? Seule une interprétation par la négative est possible: l'information n'a pas été directement perçue par le locuteur qui la rapporte ou elle n'a pas été inférée à partir de ses connaissances. Cette analyse prédit de manière correcte que le conditionnel ne peut être employé ni quand on perçoit directement un état de choses cf. (6), ni quand on obtient l'information que l'on transmet par le biais d'une déduction cf. (7) vs. (8).

(6) Je vois Pierre devant moi: *Pierre serait arrivé.

(7) Le père de Paul a les yeux bleus, sa mère a les yeux bleus, Paul a les yeux bleus, son petit frère doit avoir les yeux bleus.

(8) *Le père de Paul a les yeux bleus, sa mère a les yeux bleus, Paul a les yeux bleus, son petit frère aurait les yeux bleus.

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En revanche, elle est difficilement utilisable pour rendre compte de ce qui particularise le conditionnel par rapport à d'autres modes ou temps verbaux. L'interprétation d'emprunt est aussi possible pour les exemples à l'indicatif dans certains contextes. En effet, en admettant que je sois journaliste, je peux avoir sous les yeux la même dépêche mentionnant "Kandahar a capitulé" et écrire dans mon article (5) ou, si je suis plus prudent vis-à-vis des informations données par cette agence, écrire (4). Dans ce type de contexte, la différence entre conditionnel et indicatif semble davantage se situer au niveau du crédit que le journaliste accorde à la dépêche qu'au niveau de la source à l'origine de l'information.

En outre l'indicatif comme le conditionnel est compatible avec une indication lexicale de source:

(9) Selon l'AFP, Kandahar, le dernier grand bastion taliban, a capitulé.

(10) Selon l'AFP, Kandahar, le dernier grand bastion taliban, aurait capitulé.

Comment montrer alors que le conditionnel est le seul mode à signaler l'emprunt alors que l'indicatif est tout aussi compatible que ce dernier dans ces deux contextes?

La seconde indication que Kronning associe au CE est celle de modalisation épistémique. Il s'agit d'un processus par lequel "une instance de validation, l'instance modalisante, en l'occurrence le locuteur, quantifie la relation qui l'unit à une proposition", Kronning (2002: 566). Il distingue au moins trois types de quantification épistémique:

Modalisation simple ("assertorique") a) Il est malade. VRAI 'Il être malade'

Modalisation complexe b) Il est probablement malade. PROB VRAI 'Il être malade'

Modalisation zéro c) Il serait malade. ZÉRO 'Il être malade'

La modalisation zéro est une valeur positive du paradigme quantificationnel de la modalisation épistémique: en assignant la valeur ZÉRO à un énoncé, le locuteur de cet énoncé "montre", au sens de Wittgenstein […], qu'il ne prend pas en charge son contenu ' ' ", Kronning (2002: 567).

Kronning considère donc aussi le conditionnel comme une indication de non prise en charge. Le locuteur montre au moyen de ce mode sa non prise en charge. Il indique qu'il n'assume pas la responsabilité de la vérité de l'information qu'il transmet. Il s'agit d'un marqueur de médiation épistémique.

Le CE se différencie à ce titre de la modalisation complexe, à savoir de l'indication selon laquelle un état de choses est probablement ou possiblement vrai. L'analyse qu'en fait Kronning le distingue d'une

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modalisation complexe d'incertitude. Le conditionnel indique l'emprunt à une proposition assertée (sic), il ne montre pas l'incertitude du locuteur, mais il peut répercuter celle du locuteur source, à condition que celle-ci soit signalée propositionnellement (au moyen par exemple de il est probable que et non de probablement qui indique une incertitude montrée, donc utilisable seulement s'il y a reprise d'un acte d'énonciation).

"Premièrement, le COND médiatif est, à la différence du conditionnel temporel du discours indirect, incompatible avec les adverbes épistémiques du type peut-être et probablement (Korzen & Nølke, 1990, 2001) qui, "montrés", indissolublement liés à un hic et nunc énonciatif, seraient dans ce contexte le signe de la médiation énonciative". Kronning (2002: 570-571)

Le conditionnel, qui indique l'emprunt à une proposition assertée ne peut pas être associé à de tels adverbes, car ils renverraient à un acte d'énonciation et non à un contenu épistémique. En revanche, les modalisations complexes assertées sont compatibles avec ce type de conditionnel, à condition qu'elles soient véridicibles, comme c'est le cas du syntagme impersonnel il est probable que P. Nous reprenons ses exemples:

(11) M. Jacques Oudin a cité l'avant-propos du rapport de la commission des comptes de la sécurité sociale de mai 1999 selon lequel il serait probable que la France soit en face d'une "reprise de fond" de la dépense de santé. (Kronning, 2002: 571)

(12) ?*Selon Paul, Pierre serait /EMPR/ peut-être (+ probablement) en retard. (Kronning, ibid.)

Toutefois, cette incompatibilité ne paraît pas vraiment justifiée. Le dernier exemple donné par Kronning n'est pas inacceptable. On trouve de nombreuses attestations pour lesquelles un conditionnel CE est employé avec un adverbe comme peut-être ou probablement.

(13) Le siège de L'Humanité serait peut-être à vendre...(Internet)

(14) Angelina Jolie serait peut-être enceinte! (Internet)

(15) Martine Aubry serait peut-être candidate. La maire socialiste de Lille a confirmé, lors du Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI, qu'elle n'excluait pas d'être candidate à la présidence de la République. (Internet)

En outre, il est difficile de dire que la proposition doit avoir été assertée et attribuée à une instance source (même non spécifiée). On peut envisager des emplois où un journaliste, après avoir consulté les graphiques des sondages, écrit:

(16) Le chômage serait en légère baisse.

Ce type d'emploi est proche de celui-ci relevé sur Internet.

(17) Le mode de calcul du chômage a été modifié trente deux fois. Principe de base en vigueur encore aujourd'hui: seuls les bénéficiaires d'une allocation

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chômage étaient comptabilisés. Selon ce critère, en France, le chômage serait de 6%. (Internet)

Dans ce cas, il n'y a pas de proposition assertée qui correspond à quelque chose comme "le chômage est/serait/ est probablement de 6%". Le locuteur construit sa proposition en interprétant le critère qu'il nous présente.

En résumé, la position de Kronning, si elle permet d'expliquer de nombreux exemples, nous paraît faire défaut sur trois points:

(i) elle prévoit des incompatibilités qui n'en sont pas (combinaison avec les adverbes épistémiques comme peut-être),

(ii) elle est trop forte par rapport à l'hypothèse selon laquelle le CE renvoie à une proposition assertée,

(iii) elle ne permet pas d'attribuer au CE des traits qui le singularise par rapport à l'indicatif (le contexte d'emprunt n'étant pas exclu pour les énoncés à l'indicatif).

3. La position de Haillet (2002)

La position de Haillet est plus nuancée quant au caractère de non prise en charge relatif au CE. Se situant dans le cadre de la polyphonie, Haillet analyse les CE comme relevant de l'altérité énonciative. Il s'agit d'un conditionnel qui fait allusion à un locuteur distinct ou à un dédoublement du locuteur, paraphrasable par le même énoncé à l'indicatif avec un marqueur de non prise en charge, comme paraît-il ou dit-on. L'énoncé véhicule un effet de dissociation entre deux points de vue sur le procès: celui qu'adopte le locuteur de l'énoncé constitue une version "mise à distance" de celui qui s'accommode de la paraphrase au passé composé, au présent ou au futur simple. Parmi les exemples relevés par Haillet, il y en a qui mettent particulièrement en évidence l'idée de mise à distance. Grâce à cette dernière, la cohérence discursive est maintenue malgré d'apparentes contradictions.

(18) Devenu célèbre pour d'énormes détournements de fonds qui auraient servi – bien que cela n'ait jamais été formellement établi – à financer le PS, Orta a récemment été libéré. (Haillet, 2002: 79)

Ce conditionnel est paraphrasable par: qui ont, paraît-il, servi à…/ dont on pense qu'ils ont servi à… Il est en effet vrai qu'avec les paraphrases à l'indicatif, la séquence avec bien que est, comme le prévoit Haillet, plus difficile à intégrer dans le discours.

(19) ? Devenu célèbre pour d'énormes détournements de fonds qui ont paraît-il servi – bien que cela n'ait jamais été formellement établi – à financer le PS, Orta a récemment été libéré.

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Toutefois, le fait que ce dernier discours ne paraisse pas bien formé pose problème pour l'explication du maintien de la cohérence discursive grâce à la mise à distance signalée par le conditionnel. En effet, l'introduction dans la première proposition d'un marqueur de la dissociation entre le locuteur et l'origine de l'assertion, à savoir paraît-il, ne sauve pas la cohérence discursive, malgré le fait que ce marqueur signale aussi une dissociation. Cela devrait selon Haillet "faire disparaître l'effet d'incohérence, les deux discours en contradiction étant du coup représentés comme provenant de deux sources différentes" (Haillet, 2002: 80).

Le trait de dualité / altérité énonciative est selon Haillet également illustré par les cas où le conditionnel est employé dans des discours rapportés contradictoires.

(20) Selon la police, il aurait en se débattant dans le car, blessé un fonctionnaire… Mais selon des témoins, ce sont au contraire les policiers qui l'auraient très brutalement interpellé. (Haillet, 2002: 83)

"Du fait de l'emploi du conditionnel d'altérité énonciative, on n'interprète ici ni l'une, ni l'autre version des faits comme intégrée à la réalité du locuteur: les deux sont représentées comme émanant d'une autre instance, avec une 'simple réserve' ". (Haillet, 2002: 83)

Le conditionnel ne peut, toutefois, à lui seul permettre de concilier deux points de vues contradictoires. Sans le cadratif, le discours est incohérent et avec le cadratif, même à l'indicatif, le discours est cohérent:

(21) ?? Il aurait en se débattant dans le car, blessé un fonctionnaire… Mais, ce sont au contraire les policiers qui l'auraient très brutalement interpellé.

(22) Selon la police, il a en se débattant dans le car, blessé un fonctionnaire… Mais selon des témoins, ce sont au contraire les policiers qui l'ont très brutalement interpellé.

L'incohérence de (21) rend difficile la distinction entre ce qui est dû au cadratif, qui indique l'allusion explicite à une source tierce, et ce qui est dû au conditionnel en ce qui concerne l'altérité énonciative ou l'emprunt. Si le CE était vecteur d'une indication conventionnelle d'emprunt, il devrait permettre de sauver la cohérence de l'enchaînement, en signalant que l'opposition n'est pas le fait du locuteur.

Le dédoublement énonciatif qu'implique le conditionnel explique, selon Haillet, l'effet de non prise en charge. Il ne s'agit donc pas d'un trait premier, comme dans l'analyse de Kronning, mais d'un trait dérivé.

Ce trait, bien que moins fort que celui de non prise en charge postulé par Kronning, est difficile à maintenir avec certains emplois dans lesquels le CE signale la surprise du locuteur à la suite d'un constat.

(23) Le locuteur médecin déchiffre des radios. Il découvre ainsi une fracture qu'il n'avait pas diagnostiquée. A la suite de cette découverte il dit: "Il y aurait donc aussi une fracture de la clavicule!"

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(24) La locutrice voit sur un registre d'état civil que le nom d'une de ces amies a changé. Elle dit: "Elle se serait mariée!"

Dans ces deux contextes, il est difficile de parler d'allusion à un locuteur distinct ou d'altérité énonciative. Le locuteur est lui-même la source de l'information qu'il transmet dans la mesure où il a obtenu cette information par ses propres capacités perceptives. Le conditionnel semble signaler l'étonnement que la prise de conscience de cette information provoque plus que le refus de la prendre en charge.

Une autre particularité que Haillet relève pour ce type conditionnel est qu'il ne fait allusion à aucun cadre hypothétique. Il rejoint sur ce point exactement la position de Kronning dont l'analyse rend compte de cette propriété au moyen de l'indication de la saturation de la variable par zéro en ce qui concerne l'emploi CE du conditionnel. Mais l'exemple même donné par Haillet pour argumenter en faveur de cette intuition fait allusion à un cadre hypothétique.

(25) C'est au lendemain de sa démission que Philippe Guilhaume laisse exploser sa haine contre l'actuel pouvoir, stigmatisant exagérément "l'ordre socialiste" qui, à l'en croire, régnerait désormais "à radio France, à RMC, à l'AFP, à Canal-Plus, à la SFP, etc." (Haillet: 87)

Selon Haillet la combinaison du conditionnel avec à l'en croire est interprétée comme la contestation, par le locuteur, de l'assertion "l'ordre socialiste règne désormais à…". Cela renforce l'analyse de réserve, de non prise en charge. Mais l'expression à l'en croire peut aussi être interprétée comme faisant allusion à une prémisse du type "si on l'en croit" qui crée le même effet, à savoir une remise en cause du discours de Ph. Guilhaume. Ce type de prémisse peut être reconstituée aussi facilement avec des cadratifs, du type selon X, d'après X qui peuvent être interprétés comme si X dit juste. Cette paraphrase s'applique fort bien à un discours comme l'exemple (20) comprenant des points de vues contradictoires:

(26) Si la police dit juste, il a en se débattant dans le car, blessé un fonctionnaire… Mais si les témoins disent juste, ce sont au contraire les policiers qui l'ont très brutalement interpellé.

On pourrait donc voir derrière l'emploi de ce type de conditionnel une indication de précaution d'usage, plus ou moins fortement convoquée suivant le contexte, conditionnant la vérité de l'état de choses. Cette précaution serait inscrite dans la valeur même du conditionnel CE qui, dans n'importe quel emploi, ferait appel à une protase en si lui servant de cadre épistémique, prenant par exemple la forme de si je ne m'abuse dans les emplois où le CE exprime une réserve ou de surprise (23) et (24), de si X dit juste, dans les emplois du CE avec cadratif cf. (20), ou encore de si l'on croit X dans des emplois où il est combiné avec des expressions épistémiques comme à l'en croire cf. (25).

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4. La position d'Abouda (2001) et de Dendale (1993)

Abouda associe au CE le trait énonciatif majeur de non prise en charge. Sa démarche a le mérite de regrouper trois sous-types d'emplois du CE: l'emploi journalistique, l'emploi polémique et l'emploi atténuatif ou hypocoristique. Il se distancie de la position de Dendale qui attribue au conditionnel un trait éminemment évidentiel, celui d'emprunt. Dendale (1993), lui-même, se situe par rapport à ceux qui attribuent au conditionnel une indication (modale) d'incertitude. Nous reprenons à ce propos la discussion qu'Abouda présente dans son article (cf. p. 280 et ss).

Selon Abouda, l'argument principal sur lequel se base Dendale consiste à dire qu'il existe des énoncés au conditionnel présentés par le locuteur comme Vrais ou Faux. Il reprend l'exemple de Dendale attestant cette propriété:

(27) Ce matin la flotte britannique aurait quitté le port de Portsmouth. Le gouvernement britannique a déclenché ainsi le compte à rebours pour la guerre des Malouines...

Etant donné que l'énoncé à l'indicatif est une conséquence de celui au conditionnel, le locuteur assumant la vérité du second doit nécessairement assumer aussi celle du premier.

Abouda conteste à la fois le caractère naturel de l'exemple et le fait que le second énoncé soit une conséquence du premier. Il faut plutôt l'interpréter, selon lui, comme une conséquence d'autres énoncés non exprimés. Selon nous toutefois, l'énoncé est acceptable et le second énoncé est bien présenté comme une conséquence du premier par le marqueur anaphorique ainsi. Mais cela n'atteste pas pour autant que la valeur de base du CE soit celle d'emprunt.

Le trait de non prise en charge est justifié par Abouda par une série de tests qui consistent en l'ajout d'un commentaire spécifiant l'adhésion ou le désaccord du locuteur avec l'état de choses rapporté au CE. Un commentaire spécifiant un désaccord ou une réserve de la part du locuteur est incompatible avec l'indicatif.

(28) (a) Selon un témoignage digne de foi, le Pape est malade. (b) *Selon un témoignage mensonger, le Pape est malade. (c) *Selon un témoignage non encore vérifié, le Pape est malade.

(29) (a) Selon un témoignage digne de foi, le Pape serait malade. (b) Selon un témoignage mensonger, le Pape serait malade. (c) Selon un témoignage non encore vérifié, le Pape serait malade. (Abouda, 2001: 282)

Les énoncés à l'indicatif sont pris en charge par le locuteur même si le contenu est attribué à une source distincte du locuteur. C'est pour cette raison qu'avec le cadratif: selon un témoignage mensonger, l'énoncé à

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l'indicatif est jugé inacceptable. En revanche, le fait que ce cadratif est compatible avec le conditionnel témoigne du trait de non prise en charge de ce dernier. Les éventuelles valeurs de L-vérité (vérité pour le locuteur) ou de L-fausseté (fausseté pour le locuteur) sont des valeurs contextuelles – ou co-textuelles – qui ne sont pas apportées par le conditionnel lui-même. Abouda voit alors dans la valeur d'emprunt, non pas un trait définitoire de ce type de conditionnel, mais une conséquence de sa valeur de non prise en charge qui, elle, est définitoire.

On peut avoir des réserves quant à la fiabilité des tests. En effet des énoncés à l'indicatif dont l'état de choses est présenté comme faux par le locuteur peuvent être naturels.

(30) Selon des personnes de totale mauvaise foi, la police a/aurait tiré sans sommation.

Par ailleurs, on peut insérer un énoncé à l'indicatif dans un contexte dans lequel le locuteur spécifie qu'il n'a pas les moyens de se prononcer sur la vérité de l'état de choses qu'il transmet.

(31) Je n'ai pas assisté à la scène, mais selon les manifestants, la police a tiré sans sommation.

Il est donc difficile de dire que le locuteur prend forcément en charge la vérité d'un énoncé à l'indicatif. Ces tests ne montrent toutefois pas que le CE ne comporte pas de trait de non prise en charge. L'indicatif pourrait être neutre à cet égard et le CE spécifier ce trait. Il reste que, dans ce cas, il serait difficile de rendre compte d'exemples comme (23) ou (24), dans la mesure où le contexte envisagé exclut toute autre source que le locuteur comme garant de l'information transmise. La non prise en charge semble ainsi davantage relever d'un effet de sens que d'un trait conventionnel qui est à associer à tout emploi du CE.

Abouda intègre le conditionnel polémique et hypocoristique dans le même paradigme que le CE. Selon lui, le trait de non prise en charge peut aussi leur être attribué, même si le locuteur paraît refuser la vérité de l'état de choses qu'il évoque, dans le cas du conditionnel polémique, et qu'il paraît prendre en charge l'énoncé dans le cas de l'hypocoristique.

En ce qui concerne le conditionnel polémique, qu'il exemplifie, entre autres, par l'énoncé suivant:

(32) Il existe dans le dossier un témoignage d'un monsieur qui affirme que je lui aurais garanti que M. Michel Droit nous obtiendrait une autorisation d'émettre. (Abouda, 2001: 283)

il montre que la contestation de la vérité peut être annulée dans des contextes comme ceux-ci:

(33) D'après le médecin, je serais guéri. Mais il faudra attendre la confirmation des examens complémentaires.

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Corinne ROSSARI 85

(34) D'après les dernières estimations, je serais battu à quelques dizaines de voix près. Mais attendons les résultats définitifs! (Abouda, 2001: 285)

Il en déduit que la valeur de fausseté pour le Locuteur ou la valeur d'indignation sont des effets de sens de la non prise en charge.

En ce qui concerne le conditionnel dit atténuatif ou hypocoristique, dont l'une des caractéristiques est d'être le plus souvent utilisé à la première personne avec des verbes de type vouloir, aimer, conseiller, dire, etc., Abouda signale que c'est toujours un verbe de prise en charge énonciative qui endosse la valeur du conditionnel. Nous reprenons deux de ses exemples avec les paraphrases qu'il leur associe.

(35) Je voudrais une baguette! Je dirais que je veux une baguette (Abouda, 2001: 288).

(36) En effet, il avait mené jusqu'à sa vingtième année cette vie du siècle, qu'il conviendrait mieux d'appeler mort que vie. En effet, il avait mené jusqu'à sa vingtième année cette vie du siècle, dont je dirais qu'il convient mieux d'appeler mort que vie. (Abouda, 2001: 288)

Ces analyses reviennent à considérer le conditionnel atténuatif comme affectant nécessairement le verbe de prise en charge, qu'il soit explicite ou implicite. En s'appuyant sur la théorie de la polyphonie de Ducrot, Abouda décrit alors ces cas comme des cas d'éclatement de l'unicité du sujet parlant. Nous reprenons son argumentation dans les grandes lignes. Le Locuteur, en énonçant: Je dirais p ne prend pas en charge le contenu de p. Or, en refusant de prendre en charge p, le Locuteur en attribue automatiquement le contenu à un Autre Enonciateur (AE), comme dans la configuration suivante: L (AE (p)). Sauf que, dans l'emploi atténuatif, l'Autre Enonciateur (AE) et le Locuteur (L) renvoient tous les deux à la même personne physique, i.e. le producteur réel (P) de l'énoncé. D'où, selon Abouda:

"… cet effet de sens très particulier – quasiment schizophrénique – où le producteur du message se présente comme n'assumant pas le contenu d'une proposition qu'il prend finalement en charge par le simple fait de l'énoncer". (Abouda, 2001: 291)

Outre le fait que l'analyse d'Abouda fait intervenir le producteur de l'énoncé, qui, selon la théorie de la polyphonie de Ducrot, reste en dehors de toute analyse sémantique, elle suppose la présence au sein de tout énoncé d'un prédicat performatif implicite du type dire et le transfert du conditionnel sur ce prédicat performatif.

5. Le CE sans emprunt ni polyphonie

Au lieu d'y voir un emploi distinct du conditionnel hypothétique, mon analyse proposera d'associer le CE à ce dernier conditionnel. Il s'agit en fait d'un conditionnel hypothétique dans lequel la protase est un cadre épistémique, dont la source peut être évoquée au moyen d'un syntagme

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86 Le conditionnel dit épistémique signale-t-il un emprunt?

cadratif comme selon X – qui correspond à si X dit juste – ou peut rester implicite si elle est indéterminée. Le conditionnel renvoie alors à un cadre passe-partout du type si mes informations sont bonnes ou à un cadre purement rhétorique comme si je ne m'abuse, si je peux m'exprimer ainsi, si j'ose, si j'en crois mes yeux/oreilles dans le cas d'un conditionnel de réserve, du conditionnel dit atténuatif ou hypocoristique ou du conditionnel de surprise.

L'emploi préféré du présent dans la protase au lieu de l'habituelle concordance imparfait conditionnel propre aux constructions hypothétiques s'explique par le fait que le cadre est sui-référentiel. Il renvoie au moment de l'énonciation, à ce qui rend l'énoncé vrai. Le présent est le signe de cet ancrage déictique.

(37) Selon les témoins, la police aurait tiré sans sommation

(38) Si les témoins disent juste, la police a tiré sans sommation

(39) Si les témoins disent juste, la police aurait tiré sans sommation

(40) *Si les témoins disaient juste, la police aurait tiré sans sommation

Nous verrons que cette analyse rejoint celles qui cherchent à unifier les emplois du conditionnel (cf. entre autres Vet & Kampers-Manhe, 2001; Squartini, 2004) et particulièrement celle de Korzen et Nølke (2001). Toutefois aucune n'évacue de ce type de conditionnel une valeur évidentielle dite de citation ou d'emprunt. Notre analyse fait ce pas.

6. Les analyses unifiantes

Notre analyse présente des points de convergence avec les études dont le propos est d'unifier les divers emplois du conditionnel. Deux tendances se dessinent au sein de ces études: celles qui font graviter les différents emplois autour du pôle temporel de cette forme verbale et celles qui les font graviter autour du pôle modal (cf. Dendale, 2001).

Parmi celles qui recouvrent la première tendance, l'analyse de Vet et Kampers-Manhe (2001) met en évidence des traits qui trouvent un écho dans notre analyse. S'appuyant sur Nef (1986: 142-146), Vet et Kampers-Manhe rapprochent les emplois temporel et modal du conditionnel par le fait qu'ils situent l'origine de l'information transmise au conditionnel dans une situation antérieure au moment de la parole. Ils en déduisent que la source de cette information est antérieure à la situation d'énonciation actuelle. En ce qui concerne le CE, cette source n'est pas le locuteur, mais quelqu'un d'autre (ouï-dire) (cf. Vet & Kampers-Manhe, 2001: 98-99). Ils proposent une description analogue pour le conditionnel hypocoristique illustré par Auriez-vous l'adresse d'un bon charcutier? Selon eux, la force illocutoire est affaiblie, parce que le locuteur "fait comme si la situation d'énonciation n'était pas celle dans laquelle se trouvent l'interlocuteur et

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lui-même" (Vet & Kampers-Manhe, 2001: 99). Un emploi hypocoristique par excellence comme le suivant: J'aurais voulu vous demander un service est rapproché d'un emploi contre-factuel comme Si Pierre avait bien travaillé, on l'aurait récompensé. Dans les deux cas, le conditionnel fait allusion à une situation terminée à un moment antérieur au point de référence qui vaut pour le procès. Dans l'emploi hypocoristique, "le locuteur présente l'intention d'exécuter l'acte de parole demander comme étant terminée à un moment antérieur à m, avec comme conséquence une mitigation encore plus forte que dans [Auriez-vous l'adresse d'un bon charcutier?]" (Vet & Kampers-Manhe, 2001: 100). Pour le second cas, le locuteur "présente l'impossibilité que Pierre ait bien travaillé comme un fait accompli". (Vet & Kampers-Manhe, 2001: 102).

De cette analyse, nous retenons d'une part l'analogie des emplois modaux avec les emplois hypothétiques, dans la mesure où l'emploi de citation et celui de mitigation – qui correspond au conditionnel hypocoristique – sont analysés comme présupposant "que la valeur de vérité est assignée à la proposition dans une autre situation d'énonciation pour l'emploi [du conditionnel de citation] ou que l'acte de parole ou l'intention d'exécuter celui-ci est censé se situer dans une situation d'énonciation antérieure à la situation d'énonciation actuelle [pour l'emploi hypocoristique du conditionnel]" (Vet & Kampers-Manhe, 2001: 102). D'autre part nous retiendrons que les emplois modaux peuvent être considérés comme le résultat d'une grammaticalisation (même si ce point n'est pas développé). En revanche, nous n'avons pas repris l'idée selon laquelle le conditionnel en lui-même renvoie à une source autre que le locuteur qui, elle, tient pour vraie l'information rapportée au CE.

Parmi les analyses qui recouvrent la seconde tendance, à savoir regrouper les emplois du conditionnel autour du pôle modal, celle de laquelle nous nous approchons le plus est celle de Korzen et Nølke (2001). Ces auteurs attribuent aux emplois modaux et hypothétiques du conditionnel une valeur liée à l'existence explicite ou non d'une protase en si. La différence concerne la portée de cette dernière qui peut être propositionnelle ou énonciative. Dans le premier cas, il s'agit d'un cas de conditionnel hypothétique "classique", dans le second, l'emploi est modal. Ainsi, ils décrivent le sens du CE qu'ils dénomment conditionnel de citation "à l'aide d'une construction contenant une conditionnelle" (Korzen & Nølke, 2001: 133). Ils reprennent à ce propos la formulation proposée dans leur article de 1990, à savoir pour l'énoncé: Le premier ministre accepterait de parler à la télévision, la formule Le premier ministre accepte de parler à la télévision, si ce que l'on raconte est vrai (cf. Korzen & Nølke, 2001: 133). Notre analyse se réfère exactement au même type de paraphrase, à la différence près qu'elle ne préconise pas que la conditionnelle fasse allusion à des propos tenus par une source tierce. Ce cas se présente si le

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conditionnel CE est combiné avec un syntagme en selon dont le complément spécifie la source (37). En dehors de ce cas, le conditionnel fait allusion à une protase telle que si mes informations sont bonnes, si je ne m'abuse qui porte sur la véracité de l'information donnée au conditionnel, comme dans l'exemple (27).

L'analyse de Korzen et Nølke (2001) tout en se différenciant de celle de Dendale et de celle de Kronning, qui ne prévoient ni l'un ni l'autre de rattacher le CE à une conditionnelle en si (Kronning le réfute même explicitement en associant ce type de conditionnel à une variable zéro), reste attachée à la valeur d'emprunt dont le conditionnel est censé être vecteur. Les auteurs proposent dans leur article de 2001 une paraphrase qui fait davantage ressortir l'aspect "discours rapporté" relatif au conditionnel de citation pour l'exemple Le premier ministre accepterait de parler à la télévision, à savoir si l'on écoutait ce que disent les gens on apprendrait que le ministre accepte de parler à la télévision (cf. Korzen & Nølke, 2001: 141). Comme le préconise Abouda pour le conditionnel hypocoristique ou de réserve, ils font porter la valeur sémantique du mode conditionnel à un méta-prédicat, en l'occurrence apprendre, ce qui fait ressortir la connaissance indirecte que le locuteur a de l'information qu'il transmet.

7. La diachronie

L'hypothèse que nous faisons d'associer le conditionnel CE à un cadre hypothétique est étayée diachroniquement par le fait que le CE paraît être un élargissement des emplois du conditionnel hypothétique. Au 17ème et au 18ème, les emplois du conditionnel qui co-occurrent avec selon + un complément renvoyant à une instance tierce, ne véhiculent pas d'idée d'emprunt. Ils font allusion au point de vue d'un sujet. Dans les exemples qui suivent, le syntagme en selon indique le point de vue d'après lequel l'état de choses est conçu. Le locuteur ne rapporte pas les propos d'un sujet (ce qui correspond à ce qui est classiquement désigné par emprunt), mais il se projette dans sa pensée pour en tirer des conséquences (ce qui correspond à un transfert de point de vue). La paraphrase du complément en selon par une protase du type: si l'on suit/suivait X, si l'on suit/suivait les vues de X, si l'on adopte/adoptait le point de vue de X… fait ressortir le caractère fondamentalement hypothétique de ce genre de conditionnel.

(41) Mais elle serait péché véniel selon Escobar. (Pascal, 16572) Mais elle serait péché véniel, si l'on suivait les vues de Escobar.

2 NB: tous les exemples d'auteurs proviennent de Frantext.

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(42) parce que, selon cette doctrine, le désordre serait original et naturel, et l'ordre serait introduit contre la nature. (Leibniz, 1710) parce que, si l'on suivait cette doctrine, le désordre serait original et naturel, et l'ordre serait introduit contre la nature.

(43) ils venaient de jeter les fondements d'une fourberie, qui selon toutes les apparences nous serait encore plus utile que celle du soir précédent. (Lesage, 1732) ils venaient de jeter les fondements d'une fourberie qui, si l'on adoptait un point de vue conforme aux apparences, nous serait encore plus utile que celle du soir précédent.

(44) Selon ces données sur un revenu total de 2 milliards, la part du souverain serait de 572 millions. (Quesnay, 1766) Si l'on suivait ces données sur un revenu total de 2 milliards, la part du souverain serait de 572 millions.

L'association du conditionnel avec selon moi ne paraît alors pas différente des autres combinaisons. Selon moi ne fournit pas l'indication d'une source, mais l'identification d'un point de vue.

(45) Le plus vil de tous les esclavages serait, selon moi, d'aimer celle à qui l'on ne pourrait refuser du mépris. (Mirabeau, 1780) Le plus vil de tous les esclavages serait, si l'on adoptait mon point de vue, d'aimer celle à qui l'on ne pourrait refuser du mépris.

Les occurrences qui suivent font ressortir plus précisément l'identification du point de vue que le syntagme en selon permet de solliciter de façon hypothétique.

(46) car selon notre manière de voir, cette condamnation serait un meurtre abominable. (Maistre, 1810). car si l'on suivait notre manière de voir, cette condamnation serait un meurtre abominable.

(47) Selon vous, la justice serait plus dangereuse que les voleurs. (Balzac, 1831) Si l'on suivait votre façon de voir les choses, la justice serait plus dangereuse que les voleurs.

Le conditionnel de l'exemple qui suit, en (48), illustre le même genre d'emploi que ceux vus précédemment, à la différence près que ce sont des propos auxquels le syntagme en selon fait allusion. C'est de cette façon que l'élargissement de l'emploi hypothétique à l'emploi CE se produit. Le cadre fait allusion à des propos possiblement tenus au lieu d'évoquer la transposition d'un point de vue. Dans le cas de la transposition d'un point de vue, le syntagme en selon se rapproche d'une protase posant le cadre d'une hypothèse, alors que quand il s'agit de propos qui ont pu être tenus, la protase paraphrasant le complément en selon sert à conditionner la vérité de l'énoncé qu'elle affecte. Le présent est alors de rigueur dans cette paraphrase.

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(48) Selon eux, le carthaginois, prenant avec lui trois cavaliers seulement, se serait approché la nuit de Rome, et du haut d'une colline, en aurait observé la situation, remarqué le trouble et la solitude. (Michelet, 1831) S'ils disent juste, le carthaginois, prenant avec lui trois cavaliers seulement, se serait approché la nuit de Rome, et du haut d'une colline, en aurait observé la situation, remarqué le trouble et la solitude.

Le syntagme en selon peut également offrir une lecture ambiguë entre la transposition d'un point de vue et le rapport de propos possiblement tenus.

(49) Selon lui, le gouvernement aurait un plan qui consisterait à encourager sous main les troubles révolutionnaires, puis, le moment venu, de quitter Paris pour Bordeaux. (Green, 1934) Si l'on suivait ses vues, le gouvernement aurait un plan qui consisterait à encourager sous main les troubles révolutionnaires, puis, le moment venu, de quitter Paris pour Bordeaux. S'il dit juste, le gouvernement aurait un plan qui consisterait à encourager sous main les troubles révolutionnaires, puis, le moment venu, de quitter Paris pour Bordeaux.

Les emplois du conditionnel associés à des syntagmes en selon faisant allusion à des propos se trouvent dès le 16ème. Mais ils permettent une lecture ambiguë entre le rapport de propos et la transposition d'un point de vue. Ces syntagmes sont construits pour la plupart avec un complément faisant référence à l'acte de parole (on trouve selon le dire de et rarement selon lui, selon eux). Cette construction met au second plan la présumée valeur d'emprunt associée au conditionnel et au premier plan l'extrapolation du point de vue du sujet en cause. Il s'agit de se situer dans le cadre hypothétique du dire d'un sujet et non de rapporter directement ce dire.

(50) selon ton dire, il y en auroit un bien grand nombre de damnez, et maudits de Dieu: car je say qu'en nostre Cour souveraine, et en toutes les Cours de la France, il y a bien peu de Conseillers et Presidens, qui ne possedent quelque morceau de benefice, qui aide à entretenir les dorures et accoustremens, banquets et menus. (Palissy, 1563) Si l'on suivait ton dire, il y en auroit un bien grand nombre de damnez, et maudits de Dieu. Si tu dis juste, il y en auroit un bien grand nombre de damnez, et maudits de Dieu.

(51) Pour retourner à nostre propos, selon le dire de Pollux les stateres Dariques seroient d'une once d'or fin, et vaudroient dix de nos escus, qui est le prix d'une livre ou mine d'argent. (Vigenère, 1577) Si l'on suivait le dire de Pollux les stateres Dariques seroient d'une once d'or fin, et vaudroient dix de nos escus, qui est le prix d'une livre ou mine d'argent. Si Pollux dit juste, les stateres Dariques seroient d'une once d'or fin, et vaudroient dix de nos escus, qui est le prix d'une livre ou mine d'argent.

L'emploi suivant du 16ème désigne directement le sujet des propos tenus (selon eux), mais il prête néanmoins le flan à la double interprétation (transposition d'un point de vue et rapport de propos).

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(52) Ainsi, selon eux, la volonté de l'homme seroit par dessus le conseil de Dieu. (Calvin, 1560) Ainsi, si l'on suivait leurs vues, la volonté de l'homme seroit par dessus le conseil de Dieu. Ainsi, s'ils disent juste, la volonté de l'homme seroit par dessus le conseil de Dieu.

Les paraphrases associées à ces deux interprétations mettent en évidence la façon dont se situe le locuteur face à l'état de choses qu'il transmet. Dans un cas, il intègre hypothétiquement la pensée de l'autre et il présente les conséquences qui en découlent, alors que dans l'autre, il paraît nettement plus extérieur à cette dernière, se contentant de rapporter ce qui a été proféré par l'autre. Le passage de la première interprétation à la seconde donne naissance au CE actuel, qui ne peut plus être paraphrasé au moyen d'une paraphrase fondée sur la transposition d'un point de vue.

(53) un après-midi que je suivais le métayer, un de ces vers blancs dont les livres parlent à notre étonnement et notre inquiétude, selon eux ils auraient deux têtes ou deux anus. (Berger, 1962) ?? si l'on suivait leur vues, ils auraient deux têtes ou deux anus. s'ils disent juste, ils auraient / ils ont deux têtes ou deux anus.

En l'absence de syntagme cadratif, seule une protase faisant allusion à un cadre épistémique est concevable. Ce genre d'emploi est non attesté ou rare avant le 20ème.

(54) Son actuel propriétaire, le joaillier Harry Winston, troublé peut-être par le maléfice attaché à ce joyau unique, aurait décidé de l'offrir au Smithsonian Institute de Washington. (Metta, 1960) Si mes informations sont bonnes, son actuel propriétaire, le joaillier Harry Winston, troublé peut-être par le maléfice attaché à ce joyau unique, aurait décidé de l'offrir au Smithsonian Institute de Washington.

Les contextes contemporains illustrés par les emplois (23) ou (24), sont également prévisibles si l'on se réfère aux données diachroniques. L'analyse que nous préconisons associe ces emplois (qui résistent particulièrement fortement à une description en terme d'emprunt ou de non prise en charge) à un cadre épistémique concernant non pas les dires, mais l'assurance du locuteur sur ces propres capacités cognitives, paraphrasable par si je vois bien, si mes yeux ne m'abusent pas, si je comprends bien, si j'en crois mes yeux et mes oreilles… Ce cadre peut prendre une fonction exclusivement rhétorique.

(55) Si j'en crois mes oreilles alimentées des commentaires des plus fins analystes, Nicolas Sarkozy serait donc beaucoup moins bien en président qu'en candidat. (Internet)

Des conditionnels associés à des cadres rhétoriques se trouvent déjà au 16ème. On trouve très tôt des protases comme si je ne m'abuse qui teintent le conditionnel d'une nuance de réserve et si j'osais qui lui donnent une valeur hypocoristique.

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(56) Melibee? C'est bien d'une autre, et que j'estime plus sans comparaison: et est telle, que si je ne m'abuse, elle desdaigneroit Melibee pour servante, en cas de gentillesse, et de beauté. (Lavardin, 1578)

(57) Si j'osais, j'aurais quelque chose de bien plus difficile à vous faire croire. (Bernardin de Saint-Pierre, 1773)

(58) Aujourd'hui, les tolédans, avertis par les hauts prix qu'obtient leur peintre, ont recherché soigneusement ses oeuvres dans leurs églises, leurs couvents et leurs palais. Et loin d'en négliger aucune, ils céderaient plutôt, si je ne m'abuse, à la tentation de les multiplier. (Barrès, 1911)

(59) Oui, j'aurais bien des choses à vous dire si je pouvais, si j'osais entrer dans le détail de la question. (Barrès, 1912)

(60) Si j'osais, par exemple, je résumerais volontiers ainsi le message de saint François: "Ça va mal, mes enfants, ça va très mal, aurait dit le saint. […]". (Bernanos, 1937)

8. Efficacité de la description

8.1 Les faux emplois échoïques

Nous avons vu que l'analyse du CE en tant que conditionnel hypothétique sans protase, en plus d'être plausible du point de vue diachronique, permet de contourner les difficultés que posent le dédoublement énonciatif ou l'allusion à une assertion source. Nous allons voir maintenant qu'elle permet de rendre compte d'emplois courants qui résistent fermement à une analyse en termes d'emprunt.

Dans un article de 2005, Françoise Sullet Nylander analyse une série de titres de presse. L'intérêt que posent ces titres pour notre étude est qu'ils peuvent être au conditionnel et citer des assertions du corps de l'article qui, elles, sont à l'indicatif. Ce type de jeu journalistique pose donc crucialement la question de la fonction de ce conditionnel. Dans le titre suivant, qui consiste en du discours direct, le conditionnel est affecté à un verbe qui est une reprise littérale des propos rapportés dans le corps du texte.

(61) Titre: "Les Jo pourraient créer 60'000 emplois" Article: Journal: La tenue des Jeux Olympiques à Paris en 2012 pourrait-elle contribuer à consolider le marché de l'emploi? Christian Sautter: Une étude du Boston Consulting Group (BCG) prédit deux impacts positifs. D'abord pendant et après les Jeux, on peut escompter environ 60'000 créations d'emplois liés à la préparation, aux chantiers à réaliser, etc. Après les jeux, l'exemple de Barcelone et de Sydney nous fait espérer 42'000 emplois pérennes... (Sullet Nylander, 2005: 9)

Il est en effet difficile de saisir l'apport du conditionnel dans un tel contexte si on lui attribue une valeur évidentielle. En concevant le conditionnel comme convoquant un cadre hypothétique, mais de nature épistémique, on donne une autre interprétation au conditionnel. Le

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locuteur journaliste relaye la voix de Sautter et y ajoute une réserve par rapport à la source à laquelle Sautter se réfère. Dans le condensé du titre, cette réserve est véhiculée par le biais d'une condition implicite induite par le CE: si cette étude fait les bonnes prédictions. On comprend ainsi que le journaliste reste bien fidèle aux propos de Sautter, mais qu'il les condense en intégrant à la fois le cadre auquel Sautter se réfère pour avancer le chiffre de 60'000 emplois et sa faillibilité.

(62) En Algérie, le chef du GIA aurait été tué par ses proches Alger. Le chef du Groupe islamique armé (GIA), Rachid Abou Tourab, a été tué par certains de ses proches, en juillet 2004, a annoncé, lundi 3 janvier, le ministère de l'intérieur, dans un communiqué. Lors d'une opération menée, en novembre, non loin d'Alger, la police a ensuite arrêté son premier remplaçant, Nourredine Boudiafi dit "Nourredine RPG". (Sullet-Nylander, 2005: 10)

Le conditionnel de ce titre répond aux mêmes fins que celui de l'exemple précédent. Certes les propos ne sont pas présentés comme cités (absence de guillemets), mais le journaliste renvoie à des propos tenus par le ministère de l'intérieur (cf. a annoncé le ministère de l'intérieur). L'emploi du conditionnel renvoie à cette source l'associant à un cadre épistémique conditionnant la vérité de l'information rapportée (si le ministère de l'intérieur dit la vérité).

8.2 Le conditionnel dit inférentiel dans les questions

L'analyse que nous envisageons permet de rendre compte d'un emploi particulier du CE, celui que l'on trouve dans des questions où ce dernier ne semble en aucun cas signaler un emprunt. Il paraît plutôt indiquer que le locuteur a émis sa question à la suite d'une inférence qu'il a faite à partir d'un état de choses.

(63) Qu'en pensez-vous, serait-il au bureau? (Squartini, 2004: 71)

Squartini (2004) analyse cet emploi du conditionnel en le mettant en relation avec celui du futur conjectural dans les langues romanes que sont le français, l'italien, l'espagnol et le portugais. Il relève à ce propos la complémentarité entre le français et l'italien concernant la distribution du conditionnel et du futur dans les questions signalant une inférence du locuteur. Alors qu'en français c'est le conditionnel qui est de mise dans cette configuration, en italien, c'est le futur qui doit être employé et le conditionnel, quant à lui, y est exclu. Le caractère inapproprié du conditionnel italien est étonnant dans la mesure où le conditionnel dit d'emprunt (riportivo selon la terminologie de Squartini) est utilisé dans les assertions comme en français.

Squartini adhère aux positions qui voient dans ce conditionnel non pas une valeur d'emprunt mais une valeur d'inférence, en suivant notamment l'analyse de Tasmowski (2001) qui le distingue nettement du conditionnel d'emprunt. Il reprend la glose de Martin (1981: 87-88): "j'ai des raisons de

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penser qu'il y est" pour le caractériser. Aussi sensée que soit ce genre de glose, elle laisse inexpliquée qu'en dehors de la configuration interrogative, le conditionnel d'inférence est exclu, comme nous l'avons vu avec un exemple comme (8), repris ci-dessous:

(64) ??Le père de Paul a les yeux bleus, sa mère a les yeux bleus, Paul a les yeux bleus, son petit frère aurait les yeux bleus.

Ce type de conditionnel peut être utilisé avec des protases au passé composé comme dans l'exemple qui suit. Ces protases peuvent être comprises comme des cadres assurant la validité non pas de l'état de choses évoqué dans l'apodose, mais de l'hypothèse avancée au moyen de l'énoncé interrogatif au conditionnel. Le locuteur les prend comme cadre de référence pour avancer son hypothèse.

(65) Si le plan de l'ouvrage est bien fait, si le poète a bien choisi son premier moment, s'il est entré par le centre de l'action, s'il a bien dessiné ses caractères, comment n'aurait-il pas du succès? (Diderot, 1758)

Cet énoncé pourrait être paraphrasé par: en prenant en compte a, b, c, pourrait-on envisager l'hypothèse d?

A la forme déclarative, le même contenu évoqué dans les protases assure la validité non pas de l'acte énonciatif, mais de l'état de choses évoqué au moyen de cet acte. Les conditions mentionnées dans les protases assurent la réalisation de l'état de choses exprimé dans l'apodose et non la validité de l'hypothèse avancée comme dans le cas de l'énoncé interrogatif.

(66) Si le plan de l'ouvrage était bien fait, si le poète choisissait bien son premier moment, s'il entrait par le centre de l'action, s'il dessinait bien ses caractères, il aurait du succès.

L'emploi du conditionnel est exclu dans l'exemple (64), car les prémisses ne peuvent pas être comprises comme des cadres assurant le caractère approprié de l'hypothèse émise. L'énoncé peut être converti en un énoncé conditionnel hypothétique avec des protases assurant la réalisation de l'état de choses exprimé dans l'apodose:

(67) Si le père de Paul avait les yeux bleus, si sa mère avait les yeux bleus, si Paul avait les yeux bleus, alors son petit frère aurait de bonnes chances d'avoir les yeux bleus.

En l'absence de protases, le cadre auquel il est fait allusion reste en suspens. La tournure interrogative permet en elle-même de l'évoquer. L'énoncé est compris comme une demande de confirmation d'une hypothèse qui s'appuie sur les éléments informatifs du contexte dans lequel il est proféré. L'énoncé (63) est paraphrasable par:

(68) Qu'en pensez-vous, serait-il au bureau? Etant donné les informations dont on dispose, je peux avancer l'hypothèse selon laquelle il se trouve au bureau.

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(69) N'aurait-il pas quelque liaison de coeur à Bourgthéroin? (Duranty, 1860) Etant donné les informations dont on dispose, je peux avancer l'hypothèse selon laquelle il a une liaison de cœur à Bourgthéroin.

Ce type de conditionnel, comme les autres cas de CE, fait donc allusion à une protase lui servant de cadre épistémique, mais ce dernier ne porte pas sur la vérité de la proposition, mais sur la légitimité de l'acte énonciatif (i.e. avancer une hypothèse).

9. Synthèse et conclusion

Il n'y a donc ni indication de non prise en charge, ni indication d'emprunt inscrite dans la valeur du conditionnel (CE), mais uniquement l'allusion à un cadre épistémique que le locuteur ne contrôle pas et dont dépend la vérité de la proposition p, ou le caractère approprié de l'acte énonciatif réalisé au moyen de p.

Cette façon de décrire le conditionnel permet:

d'unifier l'emploi CE et l'emploi hypothétique. Le conditionnel fait allusion à un cadre évoquant la possibilité de la réalisation d'un état de choses ou le conditionnel fait allusion à un cadre épistémique. Un énoncé comme "Pierre serait riche" correspond à l'un ou l'autre emploi selon la façon dont on sature la variable relative à la protase: s'il épousait Marie ou si je me trompe pas, si ce que dit X est juste…

d'intégrer les emplois hypocoristiques, de réserve ou de surprise – pour lesquels il est particulièrement ardu de défendre qu'il y a non prise en charge ou emprunt – dans le même paradigme que les emplois CE. Il s'agit d'emplois édulcorés à la suite d'un processus de routinisation qui a conduit à envisager par pure précaution rhétorique une prémisse de prudence comme celle en vigueur dans les exemples (56) à (60).

d'envisager une courbe évolutive entre l'emploi hypothétique et l'emploi CE. Le conditionnel renvoie d'abord à une protase évoquant le point de vue d'un tiers, puis de façon ambiguë le point de vue ou la justesse des propos d'un tiers, puis la justesse des propos ou la justesse des informations au sens large qui suscitent l'énoncé au conditionnel (renvoi à un cadre rhétorique du type si mes informations sont bonnes, si je ne m'abuse).

En lieu et place des notions d'emprunt ou de non prise en charge, on peut associer au conditionnel CE la fonction d'indiquer que le locuteur ne contrôle pas entièrement l'information qu'il transmet, raison pour laquelle il l'associe à un cadre (qui peut devoir être reconstruit) et duquel la vérité du contenu énoncé ou la légitimité de l'acte réalisé dépend.

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96 Le conditionnel dit épistémique signale-t-il un emprunt?

Il n'y aurait donc pas en français une indication grammaticalisée d'emprunt. Ou, dit d'une autre manière, la catégorie évidentielle d'emprunt n'est pas pertinente pour décrire les emplois du conditionnel CE. La langue code la non maîtrise des éléments sur lesquels une information se transmet mais non le fait qu'elle est obtenue de première ou de seconde main.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2009, 51, 97-113

Le temps comme degrés d'engagement épistémique

1

Katarzyna M. JASZCZOLT2

University of Cambridge, Sidgwick Avenue, UK-Cambridge CB3 9DF [email protected]

This article addresses the question as to whether time is a primitive concept or rather is composed of conceptually more basic building blocks. After a brief analysis of tense-time mismatches with examples from English, Polish, Thai and Swahili, I present a hypothesis that time is conceptualized in terms of degrees of epistemic modality. Expressions with future, present and past reference are ordered on scales of epistemic commitment. I demonstrate that the theory of Default Semantics has no difficulty with representing tense-time mismatches in that it reflects the fact that information about temporality is conveyed via a variety of processes, some of them pertaining not to the processing of the lexicon or grammar but even to pragmatic inference. The theory also gives support to the thesis of time as modal detachment.

1. Le concept de Temps: questions de base

Le concept humain de Temps a intrigué les philosophes et les linguistes probablement dès la naissance de la philosophie, et cette question reste controversée. L'une des questions fondamentales est de savoir si le temps est un concept primitif, ou alors s'il est composé de concepts plus fondamentaux. Dans ce qui suit, je traite de cette question dans le détail et propose une représentation sémantique des expressions temporelles qui soutient mon hypothèse sur les bases modales de la temporalité.

Les théories linguistiques sémantiques sur la temporalité aussi bien que sur la logique temporelle sont généralement classées en référence à la distinction entre la théorie-A et théorie-B proposées il y a plus d'un siècle par le philosophe de Cambridge J. E. McTaggart (1908). Selon la théorie-A, les événements eux-mêmes sont caractérisés par la temporalité; ils bougent, pour ainsi dire, du futur au présent, et du présent au passé, et il

1 Cet article développe plus avant les idées initialement publiées dans mon article

Representing Time (Jaszczolt, 2009a). Je remercie les participants de la conférence PhiLang 2009 qui s'est tenue à l'Université de Lódz pour leurs commentaires lors de ma présentation et Tadeusz Ciecierski pour notre discussion sur la survenance.

2 Cet article est paru en anglais sous le titre Time as Degrees of Epistemic Commitment dans Stalmaszczyk & Kosecki (eds.), Philosophy of Language and Linguistics: The Cognitive Turn, Francfort: Ontos. Il a été traduit en français pour les TRANEL avec l'autorisation gracieuse de Ontos Verlag par Thierry Raeber sous la supervision et avec l'aide de Louis de Saussure.

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se produit avec eux un véritable changement dans le monde. Selon la vision alternative, appelée théorie-B, il n'y a aucun changement, et le Temps n'est qu'une catégorie psychologique. Les événements sont tous réels de façon égale, et sont ordonnés sur l'axe plus-tôt-que / plus-tard-que. Autrement dit, selon la théorie-B, le Temps est une propriété définie par l'observateur plutôt que par l'événement lui-même. McTaggart présente ces deux points de vue en termes de série-A et série-B:

Je parlerai des séries de positions allant du passé lointain au passé proche jusqu'au présent, et ensuite du présent au futur proche jusqu'au futur lointain, comme étant les séries-A. J'appellerai séries-B les séries allant de plus tôt à plus tard. Les contenus d'une position dans le temps sont appelés les événements. (McTaggart, 1908: 111, notre trad.)

La logique du Temps d'Arthur Prior (p.ex. 1967, 1968, 2003) est basée sur la théorie-A, tout comme certaines considérations philosophiques et sémantiques actuelles sur la temporalité (voir Ludlow, 1999 et à paraître; Smith, 1993; Brogaard, 2006; Parsons, 2002, 2003, et pour discussion Tallant, 2007; Farkas, 2008). La majorité des considérations en sémantique formelle adoptent les séries-B selon lesquelles le Temps, ou l'écoulement du temps, n'est pas une propriété du monde mais de la perception des relations entre les événements, pour ne citer que Reichenbach (1948) et ses travaux fondamentaux largement utilisés en terme de temps de discours, temps d'événement et temps référentiel, une approche récente de Le Poidevin (2007) qui s'appuie sur Mellor (1998) ou encore les relations temporelles dans la Théorie des Représentations du Discours (Kamp & Reyle, 1993; Kamp et al., à paraître) et ses ramifications (p.ex. Asher & Lascarides, 2003; Jaszczolt, 2005, 2009b)

3.

McTaggart affirme que les deux théories amènent à la conclusion que le Temps n'est pas réel: si le Temps est une propriété des événements, nous devons quand même présupposer l'existence du Temps afin de pouvoir dire que les événements bougent "dans le temps", c'est-à-dire du futur jusqu'au passé. Par ailleurs, aucun événement ne peut être au même moment futur, passé ou présent, raison pour laquelle nous devons présupposer le Temps. Et si le Temps est une propriété de l'observateur, alors il n'est pas réel en vertu de son statut d'entité psychologique, et en outre, les concepts plus-tôt-que et plus-tard-que eux-mêmes présupposent le Temps. Quoi qu'il en soit, le Temps est tout simplement irréel. Peut-être pouvons-nous dire, à la suite de Husserl (1928), que le Temps est une forme ou une propriété de la conscience: nous nous

3 Le rapprochement entre le surcomposé, notamment régional, est soutenu par Apothéloz

(2009). Dans Saussure & Sthioul (2006, sous presse), nous discutions plus précisément le caractère révolu ou non du fait concerné.

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souvenons des événements, les expérimentons et les percevons, et nous les anticipons – ou pour parler en termes husserliens, il y a la rétention (mémoire), impression primale (perception) et protention (anticipation). Ou, pour en référer une fois de plus à McTaggart:

Pourquoi croyons-nous nécessaire de distinguer les événements passés, présents et futurs? Je pense que cette croyance naît des distinctions de notre propre expérience. A un certain moment j'ai certaines perceptions, j'ai aussi le souvenir d'autres perceptions, et l'anticipation d'autres encore. La perception directe elle-même est un état mental qualitativement différent du souvenir ou de l'anticipation des perceptions. (McTaggart, 1908: 127).

Cette conception du Temps psychologique est clairement liée à la finitude de la vie humaine – idée développée plus tard par Heidegger dans Being and Time (1953): nous sommes tous nés et nous allons tous mourir, et ces événements marquent les frontières de l'expérience humaine du Temps.

A ce stade, il est pertinent de se poser la question suivante: si ce raisonnement doit être adopté et si le Temps n'est pas réel, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de Temps tangible, ontologique au sens d'écoulement et de changement, et si tout cela n'est que l'expérience humaine du Temps, alors comment allons-nous pouvoir décrire cette expérience, comment allons-nous décrire le concept de Temps? Est-ce un concept primitif, inné, indéfinissable, ou est-ce un concept complexe théoriquement réductible à d'autres concepts plus simples? En termes de propriétés de la conscience, nous pouvons formuler cette question en employant la survenance discutée dans la section 4: peut-il y avoir une relation de survenance entre les propriétés temporelles et d'autres propriétés plus fondamentales? Y a-t-il des preuves d'une telle réduction dans le domaine de l'épistémologie?

Les éléments concluants qui touchent à l'épistémologie viennent vraisemblablement de la sémantique du langage naturel, et c'est de là que nous partons. Pour dire les choses plus simplement: s'il est avéré que les humains parlent du Temps en utilisant des termes intrinsèquement non-temporels, cela confirme la thèse selon laquelle l'humain pense le Temps à l'aide de concepts plus fondamentaux. Les concepts lexicalisés et grammaticalisés sont les meilleurs candidats pour commencer les recherches – mais nous ne devons pas ignorer les concepts "pragmaticalisés" non plus, c'est-à-dire les éléments apportées par les inférences pragmatiques en discours.

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100 Le temps comme degrés d'engagement épistémique

2. Divergences langage/concept4

Nous allons dans cette section nous intéresser à des exemples de divergences entre temps verbal et Temps, ainsi que des exemples dans lesquels il n'y a pas de marquage clair de la temporalité, que ce soit par le temps verbal, l'aspect ou encore un adverbe temporel présent dans la phrase, et nous observerons finalement l'expression de la temporalité dans une perspective contrastive et interlinguistique et en abordant quelques marqueurs temporels spécifiquement linguistiques intéressants, et en posant la question de la conceptualisation sous-jacente.

L'emploi d'un temps verbal apparemment inapproprié pour marquer une référence temporelle, souvent en contradiction avec l'adverbe temporel, est une caractéristique générale du discours dans un grand nombre de langues. Un futur peut par exemple être décrit à l'aide d'une forme au présent en anglais, comme on peut le voir en (1) et (2), où l'usage des formes est appelé respectivement tenseless future ("futur détensé

5") (après Dowty, 1979) et futurate progressive ("progressif

futural"):

(1) Tom plays football tomorrow afternoon.

(2) Tom is playing football tomorrow afternoon.

De façon similaire, on peut exprimer en polonais le futur à l'aide d'une forme au présent comme (3) qui est une traduction de (1) ou (2)

6.

(3) Jutro po południu Tomek gra w piłkę. demain après midi Tom joue 3SingPres en ballon

Ces formes ne servent pas à combler un manque dans le système; les équivalents marquant le futur en (4)-(6) sont acceptables et dans l'usage commun.

(4) Tom will play football tomorrow afternoon.

(5) Tom will be playing football tomorrow afternoon.

(6) Jutro po poludniu Tomek będzie gral w piłkę. demain après midi Tom être + jouer 3SingFut en ballon

Le présent est employé pour donner une nuance relative au degré de prise en charge de la vérité de l'événement à venir, ou le degré de planification. La globalité du message communique que, toutes choses étant égales par ailleurs, c'est ce qui a été planifié pour demain, ou ce qui est attendu pour

4 Dans cette section, "Temps" renvoie au concept humain de temps.

5 Ci-après, nous traduisons tenseless future par futur détensé (N.d.T.).

6 Je ne donne d'informations grammaticales dans la glose mot-à-mot que lorsque c'est pertinent pour la discussion.

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demain7. En résumé, bien que la forme verbale du présent ne soit pas

l'emploi par défaut pour référer au futur dans aucune des langues dont il est question ici, elle peut être utilisée à cette fin, dans le but d'accroître le niveau de prise en charge du locuteur.

Notre prochain exemple est tiré du thaïlandais – langue dans laquelle le temps verbal et l'aspect sont tous deux employés comme marqueurs optionnels de la temporalité. La phrase (7) peut communiquer une grande variété de localisations et relations temporelles, comme le montrent les traductions en (8)-(16)

8. La numérotation arabe indique les marqueurs

tonaux.

(7) m3ae:r3iI: kh2ian n3iy3ai: Marie écrit roman

(8) Marie écrivit un roman.

(9) Marie était en train d'écrire un roman.

(10) Marie a commence d'écrire un roman mais ne l'a pas terminé.

(11) Marie a écrit un roman.

(12) Marie a écrit un roman pendant un certain temps.

(13) Marie écrit des romans / Marie est une romancière.

(14) Marie écrit un roman.

(15) Marie écrira un roman.

(16) Marie sera en train d'écrire un roman. D'après Srioutai (2006: 45)

Si l'on en croit le jugement des locuteurs natifs, il n'existe que rarement d'ambiguïté en (7): cet exemple a un sens que la conversation en cours, ou le contexte actuel, permet à l'interlocuteur de déterminer, au même titre qu'elle permet au locuteur de présumer que l'interlocuteur sera en mesure de retrouver son intention informative. Ce cas de divergence diffère du précédent en ce qu'il est produit ici par l'absence de quelque marqueur temporel que ce soit dans la phrase, alors que le concept est clairement communiqué.

Pour prendre un exemple plus complexe illustrant le dernier cas de divergence, considérons une catégorie grammaticale appelée consecutive tense, réalisée en swahili avec un affix -ka- et utilisé à cette fin dans les exemples (17) et (18)

9.

7 Noter la mauvaise formation pragmatique de Tom est malade demain. 8 Les traductions fournies dans l'article original sont bien entendu en anglais.

9 Les deux, selon Jaszczolt (2009a: 90-91).

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(17) a. …wa-Ingereza wa-li-wa-chukua wa-le maiti, 3Pl-anglais 3Pl-passé-3Pl-prendre 3Pl-Dem corps … alors les anglais prirent le corps,

b. wa-ka-wa-tia katika bao moja, 3Pl-Cons-3Pl-mettre sur planche une … le mirent sur une planche…

c. wa-ka-ya-telemesha maji-ni kwa utaratibu w-ote 3PL-Cons-3Pl-descendre eau-Loc avec ordre 3Pl-tous et le firent descendre régulièrement dans l'eau…

(Givón, 2005: 154)

(18) Ni-ta-kwenda soko-ni, ni-ka-nunua ndizi 1Sg-Fut-aller marché-Loc 1Sg-Cons-acheter bananes J'irai au marché pour acheter des bananes.

Lorsque -ka- suit une forme verbale passée ou présente, on le traduit comme un marqueur de l'ordre de la narration (qui bien sûr, en raison d'une loi de comportement conversationnel rationnel, reflète l'ordre des événements

10), généralement et, comme en (17). Lorsqu'il suit un marqueur

temporel futur, il peut avoir un sens supplémentaire de lien de causalité: de sorte que, afin de, de façon que, comme en (18). Dans chaque cas, ce marqueur est pour ainsi dire une expression "caméléon", qui ajuste sa référence temporelle à celle du marqueur temporel précédent. Le phénomène le plus similaire que l'on trouve en anglais est probablement l'emploi du Past Perfect pour marquer la relation de précédence temporelle. Ce phénomène illustre encore un autre type de divergence: cette fois c'est une divergence entre le concept en apparence universel de consécutivité et les dispositifs employés pour en rendre compte dans différentes langues, allant d'un sens consécutif totalement indépendant en Swahili à un "passé temporellement ordonné", pour ainsi dire, en anglais, en passant par une absence de marqueur, par exemple en polonais contemporain:

(19) Tomek studiował w Warszawie zanim podjął pracę w Poznaniu Tom étudier 3SgPast à Varsovie avant accepter-3SgPassé travail à Poznan.

Mais le marquage de la séquence est plus complexe que le marquage temporel pour une raison simple: bien que nous puissions admettre sans risque que le Temps est une catégorie universelle, malgré que certaines langues ou certaines constructions ne le marquent pas explicitement, la consécutivité est moins aisée à classer au rang de concept universel. Ainsi, tandis que dans le cas du thaïlandais nous pouvons affirmer avec assurance qu'il existe une divergence entre concept et expression, nous

10 Voir Grice, 1975; Asher et Lascarides, 2003.

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pourrions peut-être, dans le cas de la temporalité consécutive, en appeler raisonnablement à la relativité linguistique. D'un autre côté, peut-être ne le pouvons-nous pas. Rappelons-nous que l'ordre des événements peut aussi être communiqué lexicalement (puis, ensuite, après, par la suite) ou laissé à l'inférence pragmatique – que ce soit par une maxime de Grice (Grice, 1975: 27): "soyez ordonné(s)", une heuristique levinsonienne (Levinson, 2000: 32): "Ce qui est décrit simplement est illustré de façon stéréotypique", ou encore la règle de structure rhétorique de narration, décrite dans la théorie des représentations discursives segmentées (SDRT) (Asher & Lascarides, 2003: 7), qui dit que "l'événement décrit par la première proposition précède celui de la seconde". En vertu de ce raisonnement, sa prétention d'universalité est considérable; le concept est généralement lexicalisé, parfois grammaticalisé comme en swahili, et assurément toujours inférable pragmatiquement comme interprétation par défaut lorsqu'il n'y a pas de marqueur apparent.

Pour résumer, on devine à partir de cet ensemble d'exemples que le Temps peut être exprimé à l'aide du langage naturel de diverses façons, et plus précisément lexicalement, grammaticalement, ou à l'aide d'inférences pragmatiques. Dans la dernière catégorie, nous envisageons aussi la possibilité d'interprétations par défaut lors desquelles des inférences conscientes n'ont en fait pas lieu. Nous pouvons également observer que différentes propriétés de la temporalité sont mises en avant: situation temporelle relative au locuteur, relation temporelle inhérente entre les événements, complétées, dans une typologie différente, par le degré de probabilité, ou d'engagement épistémique de la part du locuteur. Ces conclusions intermédiaires vont devenir nos prémisses (P) pour la suite de l'argumentation. Voici, de façon très schématique, comment nous allons procéder: (P1) le Temps ne manifeste pas une correspondance exacte avec les expressions temporelles en langage naturel; (P2) le Temps semble être lié au degré de prise en charge; (P3) les concepts primitifs ne sont pas censés manifester de divergences ou de telles interdépendances; d'où la conclusion provisoire (CP): le Temps n'est apparemment pas un concept primitif, et une instruction utile (I): le lien entre Temps et degré d'engagement épistémique devrait être étudié davantage. C'est vers cette dernière tâche que je me tourne maintenant, avec comme objectif de mieux comprendre la CP.

3. Expressions temporelles: un choix motivé

Il est connu qu'en anglais, ainsi que dans beaucoup d'autres langues, il existe différents moyens d'exprimer chacune des trois localisations temporelles, à savoir le passé, le présent et le futur. Par exemple chacun des exemples (20) à (25) exprime le passé, en employant différents outils grammaticaux pour le faire:

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(20) Lidia went to a concert yesterday. (passé ordinaire).

(21) This is what happened yesterday. Lidia goes to a concert, meets her school friend and tells her... (passé de narration)11

(22) Lidia would have gone to a concert (then). (passé de nécessité épistémique).

(23) Lidia must have gone to a concert (yesterday). (passé de nécessité épistémique).

(24) Lidia may have gone to a concert (yesterday). (passé de nécessité épistémique).

(25) Lidia might have gone to a concert (yesterday). (passé de nécessité épistémique).

Le système langagier ne souffre cependant pas de redondance, car le choix des types d'expressions pour référer au passé est déclenché par le choix du degré de probabilité que le locuteur souhaite communiquer. En d'autres termes, ce choix dépend du degré d'engagement épistémique relatif au procès (selon notre classification: état ou événement) décrit par la phrase. Comme je l'ai proposé en détail ailleurs (Jaszczolt, 2009a), ces degrés forment une gradation qui, si on les dispose par ordre décroissant d'engagement, peuvent être représentés comme en Fig. 1. Nous nous intéressons ici aux degrés relatifs, et par conséquent nous n'avons pas tenté de donner des valeurs numériques et un marquage exact sur cette échelle

12. Les abréviations po, pn, pne, et ppe correspondent

respectivement au passé ordinaire, passé de narration, passé de nécessité épistémique et passé de possibilité épistémique.

po, pn pne ppe

1 0

Fig. 1: Degrés d'engagement épistémique pour une sélection d'expressions avec référence temporelle passée.

De façon analogue, les phrases (26) à (30) sont des exemples de description du présent en anglais et la Fig. 2 représente graphiquement le degré d'engagement épistémique qu'elles communiquent. La lettre m dans mo, mne et mpe signifie maintenant (de façon à différencier ces abréviations de celles concernant le passé).

11 En français, nous dirions plutôt présent de narration (N.d.T.).

12 La viabilité de telles valeurs numériques devrait être testé indépendamment à l'aide d'une analyse de corpus mais cette tâche est tangentielle à notre objectif théorique actuel.

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(26) Lidia is at a concert now (present ordinaire).

(27) Lidia will be at a concert now (présent de nécessité épistémique).

(28) Lidia must be at a concert now (présent de nécessité épistémique).

(29) Lidia may be at a concert now (présent de possibilité épistémique).

(30) Lidia might be at a concert now (présent de possibilité épistémique).

mo mne mpe

1 0

Fig. 2: Degrés d'engagement épistémique pour une sélection d'expressions avec référence temporelle présente

Finalement, les phrases (31) à (37) décrivent le futur en anglais, et la Fig. 3. décrit leur agencement sur une échelle d'engagement épistémique.

(31) Lidia goes to a concert tomorrow evening (futur détensé).

(32) Lidia is going to a concert tomorrow evening (progressif futural).

(33) Lidia is going to go to a concert tomorrow evening (futur périphrastique).

(34) Lidia will go to a concert tomorrow evening (futur ordinaire).

(35) Lidia must be going to a concert tomorrow evening (futur de nécessité épistémique).

(36) Lidia may go to a concert tomorrow evening (futur de possibilité épistémique).

(37) Lidia might go to a concert tomorrow evening (futur de possibilité épistémique).

fd pf fp fo fne fpe

1 0

Fig. 3: Degrés d'engagement épistémique pour une sélection d'expressions avec référence temporelle future

Il est à noter que le degré d'engagement épistémique peut aisément être représenté sur une échelle inversée indiquant le degré de détachement épistémique. Le détachement, de son côté, se rapporte à la modalité épistémique. Le rôle de la modalité concernant le concept du Temps, conceptualisé comme engagement/détachement, est l'enjeu de la prochaine section.

4. Le temps comme modalité épistémique?

La gradation de l'engagement épistémique présentée dans la section 3 nous apporte une réponse partielle à la question du réductionnisme posé au début de cette enquête: le concept de Temps est-il réductible à d'autres concepts plus élémentaires? La compréhension des expressions

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temporelles est-elle réductible à la compréhension d'autres composantes d'un acte de communication? Il est nécessaire ici de prendre en considération trois domaines distincts: l'épistémologie, la sémantique et la pragmatique, laquelle, contra Frege, autorise des explications psychologiques

13. En supposant que les indices apportés par la sémantique

nous éclairent au sujet des propriétés conceptuelles, je dois commencer ici ma discussion par la propriété sémantique de temporalité et le lien qu'elle entretient avec le domaine épistémique (ainsi que, plus brièvement, ontologique). Je laisse de côté les questions pragmatiques jusqu'à la section 5, dans lequel la position contextualiste (Recanati, 2005; Jaszczolt, 2005; Preyer & Peter, 2005) et en particulier la fusion entre sémantique et pragmatique nous permettront d'aborder le problème du traitement des énoncés.

En sémantique, nous avons une association claire entre expressions temporelles et gradation de la modalité épistémique. En épistémologie, nous avons le Temps comme perception, souvenir de perception et anticipation de perception. Sans risquer de sauter une étape dans le raisonnement, nous pouvons raisonnablement juxtaposer ces deux domaines et faire l'hypothèse que la gradation s'applique aux deux: tout comme il existe des degrés de dégagement par rapport à la vérité de la phrase, il y a des degrés d'assurance de la perception: le hic et nunc certain, l'échelle des souvenirs sûrs et incertains, aussi bien que les prédictions/anticipations assurées et douteuses. Il semble prudent d'invoquer à ce stade la notion de survenance

14:

Un ensemble de propriétés A survient sur un ensemble de propriétés B dans le cas où deux choses ne peuvent varier à l'égard des propriétés-A sans également varier à l'égard de leurs propriétés-B. Sous une forme de slogan: "Il ne peut y avoir de différence-A sans différence-B". (McLaughlin & Bennet, 2005: 1)

La survenance n'est pas une dépendance ontologique. Il n'existe donc pas de relation de priorité ontologique. C'est une relation plus faible qui doit pouvoir faire le travail dont nous avons besoin pour notre tâche linguistique – une tâche consistant à représenter les expressions temporelles dans le cadre d'une théorie cognitive plausible.

Le fait d'employer la survenance dans le domaine de la temporalité n'est pas une idée nouvelle. Sattig (2006) présente la vision de la survenance

13 J'ai défendu l'importance des justifications psychologiques en pragmatique dans Jaszscolt

(2008).

14 La notion de survenance (supervenience) est une notion philosophique qui ne doit pas être confondue avec celle, du sens commun, de survenue d'un événement (bien qu'il y ait des relations entre les deux). La notion de survenance concerne les propriétés de termes conçus à des degrés d'abstraction différents ou émergeants à des niveaux différents (N.d.T.).

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logique du Temps psychologique (ou: "temps ordinaire", passé, présent, futur). L'idée est la suivante: un objet occupe prétendument différentes régions de l'espace-temps qui ne sont pas temporellement étendues (i.e. elles sont ponctuelles). Puis la perception de persistance des objets survient sur leur localisation spatio-temporelle. De la même manière, le devenir perçu survient sur une instanciation atemporelle dans de telles régions ponctuelles de l'espace-temps. Les conséquences de cette proposition ne doivent pas être sous-estimées, car si la survenance du temps psychologique sur le temps réel est logiquement possible, alors ce point de vue est en effet à considérer comme l'hypothèse la plus digne d'être poursuivie – et dans la ligne de la convergence des flèches du Temps de Hawking (1988, 2001).

Dans le cadre des résultats obtenus dans les précédentes sections, nous allons principalement employer le concept de survenance dans un autre but. D'un côté, ce qui est fréquemment recherché en psychologie et en philosophie est la survenance du concept de temps sur l'espace-temps, c'est-à-dire que les propriétés du concept de Temps surviennent sur les propriétés de l'espace-temps. De l'autre côté, ce qui ressort de notre précédente analyse est la survenance du concept de Temps sur le concept de détachement épistémique – c'est-à-dire que les propriétés temporelles surviennent sur les propriétés modales. En d'autres termes, la temporalité est conçue comme un écart graduel de la certitude, où la certitude se rapporte à un sous-ensemble du "ici et maintenant" – un sous-ensemble car, comme nous pouvons l'observer à partir d'exemples d'expression du présent, on trouve de la place pour la gradation, même à l'intérieur de ce domaine.

5. La représentation sémantique contextualiste

Pour un linguiste théorique, le couronnement de la thèse selon laquelle le temps est réductible à la modalité doit être d'identifier ou de construire une théorie sémantique qui soutient cette conclusion, et de plus on doit démontrer que cette théorie sémantique est méthodologiquement solide et cognitivement plausible. Les langues naturelles fournissent un grand nombre de témoignages en ce qui concerne la gradation de l'engagement portant sur l'éventualité, qu'elle soit passée, présente ou future. La gradation que nous avons esquissée avec certains exemples de phrases en anglais dans la section 3 ont leur équivalent dans d'autres langues. A ce stade nous devons tempérer cette assertion en précisant que la position théorique que nous adoptons est celle du contextualisme en sémantique et en pragmatique. Le contextualisme est une orientation dans la recherche post-gricéenne selon laquelle l'analyse du sens de la phrase n'est qu'une partie du chemin qu'il nous faut parcourir pour retrouver le contenu vériconditionnel des énoncés. Nous supposons ici que les conditions de

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vérité sont prédiquées au sujet d'énoncés ou de pensées, et que les inférences pragmatiques, ou selon le point de vue, également certaines formes d'enrichissement par défaut, viennent compléter le processus. L'effet de ce processus pragmatique a récemment été dénommé la modulation: la forme logique est modulée suite aux inférences pragmatiques et la totalité du produit sémantique/pragmatique est soumis à l'analyse vériconditionnelle (voir e.g. Récanati, 2004, 2005). Ces gradations ont leurs équivalents interlinguistiques mais nous devons envisager plusieurs méthodes pour communiquer la temporalité si nous voulons représenter fidèlement ces équivalents. Ces méthodes comprennent des moyens lexicaux, grammaticaux, mais aussi pragmatiques, ces derniers étant réalisés par des inférences contextuelles ou des hypothèses par défaut. Ces processus pragmatiques sont libres de toute contrainte syntaxique. Selon certains auteurs, cela signifie qu'il n'existe aucune "case" dans la forme logique de la phrase qui puisse guider le processus pragmatique d'inférence ou d'enrichissement automatique (e.g. Récanati, 2004, 2005). Selon d'autres, la liberté face aux contraintes syntaxiques va plus loin: le contenu véri-conditionnel des énoncés peut être purement et simplement totalement indépendant de la forme logique de la phrase tout court

15; il ne doit pas dépendre de son développement ou

de son enrichissement, et peut même l'outrepasser (e.g. Jaszczolt, 2005, 2009a, b; Sysoeva, 2009).

Avant d'aller plus loin, il est nécessaire de répondre à la question précédente, qui porte sur le niveau que cette modulation peut atteindre. En d'autres termes, il est nécessaire de prendre position sur la question de savoir si le contenu vériconditionnel dépend du développement de la forme logique (où le développement n'est pas limité aux cases syntaxiques), ou s'il dépend de n'importe quelle modification de la forme logique de la phrase, y compris la substitution d'une forme entièrement différente si la signification principale voulue par le locuteur et récupérée par l'interlocuteur est indirecte. En (38), le développement de la forme logique correspondrait par exemple à (38a), alors que le sens principal qui est totalement indépendant des contraintes syntaxiques est exposé en (38b) et (38c):

15 En français dans le texte (N.d.T.)

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(38) Everybody is going to Egypt this spring. Tout le monde va en Egypte ce printemps.

(38a) Tous les amis proches et la famille du locuteur vont en Egypte ce printemps.

(38b) L'Egypte semble une destination de vacances populaire parmi les personnes que le locuteur connaît.

(38c) L'interlocuteur devrait considérer la possibilité d'aller en Egypte pour ses vacances ce printemps.

Dans le cadre d'études expérimentales pertinentes, lorsqu'on demande aux sujets de définir le "sens principal", le "message principal", ou "ce qui est dit" par le locuteur, ils choisissent généralement une interprétation non contrainte du type de (38b) ou (38c), parmi un large champ de catégories d'énoncés

16. Ce fait montre clairement que les catégories de sens principal,

message principal, ou message premier (primary meaning), selon la terminologie de la Default Semantics (Jaszczolt, 2009c, e.g. 2009a et b), méritent le statut de constructions théoriques psychologiquement adéquates. Autrement dit, au lieu de découper le sens d'un énoncé en forme logique de la phrase énoncée, puis du développement de la forme logique, puis des implicatures, la division cognitivement réaliste et expérimentalement soutenue devrait se placer entre le sens premier principal (primary meaning) et le sens subsidiaire secondaire (secondary meaning). Inutile de dire que cette distinction coupe au travers des frontières entre explicite et implicite, mais étant donné que le sens principal est souvent communiqué indirectement, cela n'est pas une surprise, et ne représente pas une complication.

Le sens primaire ainsi compris est modélisé en Default Semantics comme la représentation fusionnée

17 (∑). Les représentations fusionnées collectent

des informations provenant de différentes sources linguistiques et extralinguistiques, organisées dans la théorie en (i) connaissances du monde, (ii) signification des mots et structure de la phrase, (iii) situation de discours, (iv) propriétés du système inférentiel humain, et (v) stéréotypes et hypothèses sur la société et la culture

18. Elles sont formées au travers de

l'interaction entre plusieurs processus identifiés comme (a) la composition du sens au-delà des mots et de la structure (WS)19

, (b) des inférences pragmatiques conscientes de la situation de discours, des hypothèses sociales et culturelles, et des connaissances du monde (CPIpm), (c) des mécanismes cognitifs par défaut (CD), et mécanismes sociaux, culturels et

16 Voir e.g. Nicolle et Clark (1999); Pitts (2005); Sysoeva et Jaszczolt (2007); Sysoeva (2009).

17 Merger representation (N.d.T.).

18 Voir e.g. Jaszczolt, 2009a et b pour des exemples et définitions.

19 Pour words and structures (N.d.T.).

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des connaissances du monde par défaut (SCWDpm). L'indice "pm" signifie "concernant le sens primaire", afin de distinguer ces processus des SCWD et CPI attachés au sens secondaire, messages moins saillants qui sont également communiqués par la plupart des énoncés et qui sont le résultat de processus similaires (SCWD sm et CPI sm respectivement). J'ai donné une représentation graphique des représentations fusionnées pour une large palette d'expressions temporelles en anglais dans un autre article (Jaszczolt, 2009a), et vais maintenant m'intéresser à l'exposition d'un cas de divergence entre temps verbal et temporalité en polonais, de façon à exemplifier et appuyer davantage l'idée de concept primaire, et de sens sans contrainte.

La phrase (3) reproduite ci-dessous montre l'emploi de la forme verbale au présent "gra" pour communiquer un sens au futur.

(3) Jutro po południu Tomek gra w piłkę. demain après midi Tom joue 3SingPres en ballon

Le résultat de l'interaction des divers processus identifiés dans la Defalut Semantics nous donne précisément ce que nous souhaitons: le sens futur, qui passe par-dessus la forme grammaticale du verbe. Dans cette analyse, au lieu d'une divergence entre l'adverbe temporel et la forme du verbe, nous parlons du résultat de l'interaction. Ce qui était envisagé comme un sens problématique pour notre grammaire (notre WS) n'est pas problématique au niveau de la représentation fusionnée (∑); l'interaction entre WS et CPI produit le résultat attendu. Dans la Fig. 4 ci-dessous, l'ovale correspond à la représentation fusionnée de la phrase (3), et les indices représentent les types de processus qui opèrent sur le matériel entre crochets. ∑' représente l'équivalent linguistique du contenu événementiel atemporel "aller au concert". La représentation montre également comment la temporalité est conçue comme un degré de détachement (ou modalité) épistémique. "ACC" représente l'opérateur sur ∑' qui peut être grosso modo comparé à un opérateur phrastique (en ce que les représentations fusionnées sont des constructions mentales ressemblant à des propositions), et l'indice Δ représente le degré. L'exposant tf représente l'emploi du présent comme futur détensé, c'est-à-dire qui concerne la forte possibilité résultant de l'élaboration stable ou de la prédication. La condition

[ACC Δ tf ├ ∑']ws, CPIpm

s'interprète donc comme: "il est acceptable selon le degré accordé au futur détensé (tf) que [Tom jouant au football] est le cas", et cette information est dérivée de l'interaction entre le processus de construction de la signification de la phrase à partir de la signification des mots, de la structure de la phrase (WS) et des inférences pragmatiques conscientes (CPIpm). Voici comment nos précédentes gradations de

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détachement/engagement épistémique sont transposées en un opérateur modal et ses degrés de force.

Fig. 4: Représentation fusionnée pour la phrase (3).

6. Remarques conclusives

Mes objectifs dans cet article étaient de démontrer que (i) la temporalité peut ne pas être un concept primitif mais peut être vue comme des degrés d'engagement épistémique au sujet des éléments exprimés dans la proposition; (ii) la temporalité doit être vue comme survenant sur la modalité; (iii) les divergences temps verbal/temporalité ne sont pas des exceptions mais peuvent être facilement prises en compte lorsque la compositionnalité est sollicitée au niveau de la fusion de l'information (∑) donnée par différentes sources et au travers de différents processus identifiés en Default Semantics. L'application interlinguistique de cette idée est exemplifiée par un cas de divergence temps verbal/Temps en polonais.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2009, 51, 115

Adresses des auteurs

Laura BARANZINI, Université de Genève, Unité d’Italien, 5, rue St-Ours, CH-1211 Genève 4

Katarzyna M. JASZCZOLT, University of Cambridge, Department of Linguistics, Newnham College, Sidgwick Avenue, UK-Cambridge CB3 9DF

Patrick MORENCY, Université de Neuchâtel, Institut des Sciences du langage et de la communication, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel

Alain RIHS, Université de Neuchâtel, Institut des Sciences du langage et de la communication, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel

Corinne ROSSARI, Université de Fribourg, Département de Français, 13, avenue de Beauregard, CH-1700 Fribourg

Louis DE SAUSSURE, Université de Neuchâtel, Institut des Sciences du langage et de la communication, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel