Le Journal Du Regard (P.D.) 2005

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    TEXTE

    par

    PANAGIOTIS DELLIS

    Ephmride

    Portrait dIrne Papas(Photo : Konstantinos Ignatiadis)

    Le Journal du Regard

    2006

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Dedicated to

    Professor Richard Seaford

    Richard Seaford

    Der Garten ist einfach, und man fhlt gleich bei den Eintritte, da nicht ein

    wissenschaftlicher Grtner, sondern ein fhlendes Herz den Plan geseichnet, das

    seiner selbst hier genieen wollte.

    Johann Wolfgang von Goethe

    Die Leiden des jungen Werther

    Erstes Buch, Am 4. Mai 1771

    J.W.von Goethe

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Le Journal du Regard

    Etude esthtique

    par

    Panagiotis Dellis

    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Les images pensent pour moi

    Paul Eluard

    Chez limage on ny voit que la chose la plus simple. Dans la Ruellede Vermeer

    tout est si minutieusement exact, quon ne comprend pas do vient le

    saisissement, et quil persiste. La lumire est intrieure ; cet intrieur est dehors. Il

    contient le pendant de lespace extrieur, cest--dire notre espace intrieur. De

    lun lautre, le regard fait le passeur.

    Nous ne sommes pas au monde qu linstant o nous sommes le monde. La ralit

    nest active quau prsent. Toute image a besoin dun lieu, dun temps, dune

    ralit : trois ingrdients indispensables sa vrit. Regarder est un acte qui,

    toujours, se passe au prsent. Penser est un mouvement qui va au fil du temps.

    Limmdiat nest pas un lieu : il est un suspens sur une lisire mouvante, o nous

    sommes prsents-rien que prsents, et libres, autrement dit regagns.

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Cest dailleurs une vieille ide, elle remonte Aristote, que nous sommes, en

    chaque chose, plus immdiatement sensibles son espce qu son individualit.

    Et nous, dans ce volume, nous sommes mis en rapport avec quelque chose qui est

    le Lieu.

    Quand une image frappe, ce coup aux yeux ressemble la douleur, qui dabord ne

    laisse aucune place.

    Le visible est le lieu des signes : tout ce que nous faisons veut traverser. Je peins

    dans lmotion dune ralit qui mengendre moi-mme. (Olivier Debr)

    Le corps du peintre, quand il peint, est une articulation de lespace. Et lespace

    alors est en lui la vue et la lumire.

    Regardez un peintre au travail : le visible sort de sa main, et lon sent bien

    quentre ses yeux et sa main saccomplit- dans le volume de son corps tout un

    dveloppement.

    La peinture, quand elle a cherch satteindre elle-mme, sest dbarrasse de tous

    ses meubles : objets, formes, images

    Joseph Mallord William Turner

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    Dans limage, tout est visible, cest--dire tourn vers lil, et donc dtourn de la

    main. Mais le matriau rsiste, dans la surface, dans la couleur, dans la forme.

    Cest important quil rsiste, quil joue des tours. La rsistance fixe lnergie. La

    prsence est lie la combinaison du geste, de la rsistance et du dsir.

    (Ari Mandelbaum)

    Il reste le corps et lespace. Il reste leur relation. On voit la matire en train de se

    penser sans cesser dtre de la matire. Parce quil est la fois emblme et

    prsence, le tableau se comporte davantage comme un corps que comme un signe.

    Gustav Klimt

    Le corps donne forme lmotion comme la toile donne forme la couleur, mais

    lmotion et la couleur nont pas de forme.

    Dans les uvres de Rquichot, dUnica Zurn et de Fred Deux, il y a une bizarre

    ligne spirale : une ligne enfantine, qui tourne follement sur elle-mme et qui, ce

    faisant, gnre un espace en suspens, en retrait. Cet espace ne suggre pas

    lintriorit, mais lintrieur, au sens physiologique.

    Pour voir, il faut retour vers le corps. Un dessin se touche comme une chose, et il

    se regarde comme un corps. Le dessin est ce toucher impossible.

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    La nudit en peinture nest pas la reprsentation du nu, mais la cration de son

    quivalence. Il faut que la surface soit de la peau. Nous naurons jamais assez de

    peau pour toucher le monde et pour tre touchables. Jamais assez de peau pour

    toucher le monde et pour tre touchables. Jamais assez de peau voyante sur nos

    yeux.

    Lenttravaildeffacement

    Francis BaconStudies for Figures at the Base of Crucifixion

    (1944)

    Lil voit comme la main prend. Quand la main cesse de voir, nous sommes

    aplatis, nous perdons notre volume. La main, qui saisit, extriorise. Lil, qui

    saisit, intriorise : il abstrait des images. Entre la main qui prend et lil qui voit,

    il existe une articulation secrte. Cette articulation parat originelle, car elle

    fonctionne hors de la conscience, dans une sorte de corps antcdent.

    La beaut met dan les yeux une avidit tactile : on a limpression quils

    spanouissent, quils sont la tte, puis le corps, puis lespace

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    Joseph Mallord William Turner

    La peinture gestuelle a peut-tre voulu ragir contre cette disparition dans len

    dessous : elle a inscrit, visiblement, des traces qui ne doivent rien aux yeux ; elle a

    montr ainsi que le geste voit sans eux. Le peintre gestuel oublie la vue pour

    rendre visible ce qui nest pas dou de visibilit : la manipulation.

    Joseph Mallord William Turner

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    Lart de peindre, dit Magritte, est un art de penser, dont lexistence souligne

    limportance du rle tenu dans la vie par les yeux du corps humain Le corps est

    le lieu du regard et du travail des yeux. Dans toute uvre visuelle, la visibilit est

    le rsultat du travail obscur de la main. Cette visibilit voyage travers le corps, de

    lil la main, puis elle entre dans le regard. Le travail du peintre ranime ce corps

    en ranimant dans la main le pouvoir de crer du visible, qui surgit de la nuit

    interne. Mais quest-ce qui est intern dans le noir du corps ? Cest la vie.

    A la limite, le noir est la vie, et il fait de nous violence en exhibant une intimit

    qui, dans sa couleur, reste invisible. Les gestes du peintre sont un regard aveugle,

    dont tout son corps parat tre la rtine.

    La main et lil communiquent pareillement travers linvisible : la nuit du corps.

    La main charnelle du peintre entre alors tout entire dans sa main mentale, et

    celle-ci contient ses yeux. L-bas, dans le lointain de lorigine, est-ce lil qui

    prcde la main ou bien linverse ? Est-ce loutillage manuel ou bien loutillage

    mental ?

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Un outil est dabord une chose prleve sur lenvironnement, puis ce choix

    lindividualise, le perfectionne. Leffet dintriorisation est un effet

    dappropriation. Il rend la ralit lisible, puis il veut que le rel ressemble au

    lisible.

    Lhomme rcrit limage du monde sur la surface du monde.

    Le visible est le lieu intermdiaire, le purgatoire, o lil interprte la double

    ralit, qui lui vient du rel et du mental.

    Man Ray: Noire et Blanche (1926)

    De ressemblance en ressemblance, on peut construire dautres mondes. La

    ressemblance est loutil mental par excellence. Lidentique nexiste que dans le

    trompe-lil.

    La main a saisi la premire ressemblance, rellement saisi, manipul. Et ce fut le

    geste qui ouvrit le corps aux images, quand le doigt reconnut son complment

    dans un morceau de bois, et longle dans un clat Il ny a pas plus de ralit

    vierge.

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    Linvisible est derrire nos yeux, cest lpaisseur du corps.

    Il faut regarder derrire le regard pour oprer le retournement qui, peut-tre, le

    fera advenir. Quand la ralit nous crve les yeux, nous passons derrire eux.

    Le corps porte en lui une conscience archaque qui est lobjectif de la chambre

    noire. Dans la chambre noire archaque, des images se forment, qui sarticulent les

    unes avec les autres. Et elles parlent un langage silencieux, comme les gestes de la

    main. Cette conscience agit. Elle na dautre langage que son action. Elle est

    silencieuse comme une image. Le regarde est un silence. Le regard, crit Gustave

    Moreau, est un silence passionn.

    Une peinture de Michaux nest pas une chose bien finie, bien ensevelie dans son

    cadre, parce quelle nest pas coupe des gestes qui lont fait apparatre et

    continuent la faire vibrer.

    Au plus obscur de la chambre noire se trouve le point qui voit tout, le point qui

    voit mme la mtamorphose de la ralit en images et des images en pense.

    Si nous pouvions fixer lune des images que nous avons en tte, nous verrions

    peut-tre lorigine de la pense.

    La photographie est le produit de ce noir et non de son il. Le noir est linvisible

    par lequel doit absolument passer le visible pour devenir une image.

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    Tout atelier est dans le regard. Il y a donc dans lil une sorte de pr-mentalit,

    qui abstrait, qui articule. Lobjet visuel appartient la ralit, o il fut prlev, et

    la mentalit qui, en le choisissant, le mtamorphosa en elle-mme.

    Joseph Mallord William Turner

    Chez Ingres lexpression consiste la rflexion de ses images. Ses portraits ne sont

    que loccasion pour quil exprime la manire dont limage se rflchit dans sa

    mentalit. Le peintre construit un miroir qui ne reflte pas son visage, mais ce qui

    a lieu derrire lui. Voici une porte entrouverte, elle ne souvre que sur nos yeux.

    Elle nest pas limage dune porte, mais celle dun regard vibrant de toutes les

    rvlations contenues dans le visible.

    Les notes dIngres, ses propos rapports confirment le dessein mental de son

    oeuvre. Il met le regard au service de la pense, laquelle sy visionne avant de

    sexprimer visuellement.

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Chez le peintre, voir est un trait, car il y a concidence entre le coup dil et le

    geste, entre le regard clair et la ligne qui saisit la manire dont la forme occupe

    lespace. Le dessin est un entranement du corps en vue de cette concidence, qui

    fait que linstantan mental est immdiatement dvelopp par la main.

    Linstantan mental est larabesque, son signe particulier. Larabesque est une

    ligne de contour ; elle fait voir la forme et cependant la laisse vide, mais ce vide

    contradictoirement suggre une plnitude.

    De Piaget Arnheim, les contemporains qui ont tudi scientifiquement la vision

    concluent lexistence de cette capacit dabstraction dans la perception visuelle.

    Le rel se convertit imperceptiblement en visible tout comme le visible se

    convertit en mental. Car en tant quobjet, il renvoie la ralit, et en tant

    quillusion la mentalit.

    Limage est perue comme un nonc, non pas comme un matriau brut quil

    sagirait de traiter. Ainsi limage nest pas une donne, cest dj une pense.

    Souvent lapparence nous sduit parce quelle fait mine de tout montrer. Se

    vouloir tout apparence, cest vouloir sduire absolument.

    Gustav Klimt

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    Jean Hlion est le peintre le plus mal vu de notre poque. Un chou nest pas un

    chou, mais une pense. La ralit nest pas deux seins et une toison, mais un

    raccourci par deux cercles et deux verticales.

    Une table est une certitude. Une chaise aussi. Les certitudes nous servent des

    repres : elles sont tantt une tiquette et tantt une chose, rarement un visage.

    Nous oublions que le visible est le lieu des signes et non pas la surface de la

    ralit. Les yeux voient du sens. Reprsenter des signes et non des choses, cest

    souligner un aspect du visible que la vision dhabitude ignore.

    Lil, qui ne lui fait confiance ? Mais ce que nous voyons, nous regarde-t-il

    encore ?

    Lobjet mental est un dfi, qui nous propose, sous son alibi artistique, la dtresse

    de limpensable dans la pense. Voir ce qui est suffit pour le voir. L-bas il y a la

    solitude du rel.

    Le rel et le visible sarticulent comme le font nos lvres : ils forment la bouche du

    monde. Limage est le souffle de cette bouche, qui se rflchit sur nos yeux.

    Vermeer

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Limage veille en nous : elle na pas de paupires.

    Cette circulation est lnergie du sens. Le sens est ce quon ne voit pas, ce qui

    demeure invisibleet qui, cependant, est inclus dans le visible.

    Le sens nest pas ce qui affirme : il court aprs lui-mme vers une compltude qui,

    toujours, lui manque, car il ne pourrait la trouver quen simmobilisant dans la

    ralit. Mais ce retour vers lorigine lui est videmment interdit : il doit continuer,

    continuer interminablement.

    University of Exeter

    Si aucune image ne peut tre littrale, cest que tout regard se double dune

    mtaphore : le rel fait figure ds quil est dans nos yeux.

    Nous sommes dans le sens comme nous sommes dans lair. Notre regard va dune

    ide lautre et ne connat que ce quil reconnat, touchant partout la peau de son

    savoir.

    Nul ne doute que la ralit ne soit visible, linverse est-il vrai ?

    Mark Rothko

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    Voir lillusion est une manire de penser la limite, car la limite nest elle-mme

    quune illusion dans le jeu de la pense.

    La reprsentation dun objet ne prlve en lui que sa visibilit aux dpens de sa

    ralit. Toute image doit sa puissance au fait quelle dnonce dans ce quelle est ce

    quelle voudrait ne pas tre.

    Que se passe-t-il si ce nest plus moi qui pense, mais cet objet peint qui me fait

    penser ?

    Parfois, chaque chose est dsunie de nous, comme si on lavait coupe de notre

    corps.

    Le regard voudrait non seulement toucher mais tre-et le regard se retourne contre

    lui-mme en dnonant son propre volume dillusion.

    Si ouvrir les yeux, cest dj penser, il faut quil y ait, entre nous et le monde, une

    conscience instinctive perptuellement en veil.

    Edgar Degas

    Four Dancers(1899)

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Parfois, le dj vuperd son djdans ltonnement de son retour. Le dj vuest le

    matriau de travail du peintre. Figurer consiste croiser le dj vuet le jamais vu

    de telle sorte que ce dernier nous ouvre les yeux. La seule chose qui puisse les

    changer en eux-mmes dans nos yeux, cest le surgissement lintrieur de leur

    image, et donc du regard, dune relation qui modifie la consistance de la vue.

    Le visible, en se renversant dans nos yeux, devient linvisible dont salimente

    notre mentalit. Ce que nous appelons la conscience comme succession la

    refoule.

    William Yeats

    Je pense en moi, mais je pense galement hors de moi, on sort de soi, mais en soi,

    dans un renversement perptuel du dedans et du dehors, du va-et-vient et du face-

    -face, du projet et du rflchi, dont le croisement produit cet objet mental :

    limage.

    Dans les images, la ralit se ddouble et nous laisse entrevoir la mentalit. Nous

    sommes alors au-del du miroir, l o le reflet est la porte de la pense. Si lon

    passe la porte, on voit lau-del de son propre visage, et lair mental.

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Michel Foucault

    La pense incorpore le visible puis le restitue la ralit sous la forme dun objet

    mental. Cet objet, surtout sil sagit dune image, ressemble ce qui arrive la

    ralit en nous. Tche infini, car cet objet nest ni un contact, ni la cl dune vrit

    laquelle il peut me faire accder. Non, il nest que la trace dune pense qui me

    fait penser.

    Il sagit de remonter de lobjet peint ce quil formalise et de l, par une espce de

    flexion, une mtamorphose, qui ne relve pas de la reprsentation mais de la

    pense.

    Roland Barthes

    Lart classique sadressait moins la vue qu lentendement : il se servait du

    visuel pour toucher le mental. Il tait lhriter de lart religieux, qui navait en vue

    que lesprit.

    Lart romantique et lart baroque visaient travers la vue lveil dune motion,

    qui passionnt le spectateur

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Quest-ce quune image ? Et si ctait le dsespoir de la pense linstant o elle

    trouve l son excs ou sa limite

    Gustav Klimt: The Maiden (1912-13)

    Autrement dit limage optique reflte bien exactement lobjet rel, mais la

    perception visuelle qui sensuit ne vhicule quune interprtation. Lidologie

    faonne le visible son image pour que le monde ressemble lide quelle en

    donne et soit donc transparent.

    Le trait est au visible ce que latome est au monde. Le regard est aussi dans les

    yeux, et les yeux dans la tte.

    Autoportrait avec Bertholle

    (Photo : Konstantinos Ignatiadis)

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Le monde manufactur tend lexactitude. Peu peu, tout y devient machinal.Dans ce monde o tout est montr, dont la signification se rabat vainement surelle-mme et tourne vide en simulant une production de sens, l y a de moins enmoins voir, tout y relevant dun regard comptable et non dun regard regardant

    Le regard comptable est une mise en bote, qui fait de nous lun des cts du

    monde. Mais le problme est que, peu peu, chacun devient le prisonnier de son

    expression.

    Dante Alighieri

    Nous voyons moins le monde que le sens qua pour nous la partie du monde que

    nous regardons. Nous connatrions mieux nous-mme, si nous pouvions regarder

    nos yeux au moment o ils regardent.

    La tte, disait-on, est la maison de lesprit. Et les yeux, la fentre de lme. Mais

    pourquoi ne dit-on pas quainsi la tte et les yeux sont devenus les assassins de la

    ralit ?

    Le regard est le mensonge de la ralit ? Lart assume et renverse le mensonge

    puisquil est cette illusion dclare qui, en allant au bout delle-mme, trouve le

    moyen de parler vrai.

    Il faut dchirer les images pour voiret venir au monde. Perturber le visible pour

    ranimer sa visibilit...

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Il faut faire un bond travers le visuel afin de franchir, l-bas, tout au bout des

    yeux, la dsunion. Et le monde, qui na pas de bout parat tout aussi naturellement

    se limiter un point de vue.

    Il nous faut donc traverser notre propre vision, la dchirer en quelque sorte, mais

    avec des moyens visuels. Nous navons que nos yeux pour voir. Et la raison est

    simple : le non-visuel ne drange pas lordre des choses.

    Linvention du cinma parlant a peut-tre retard lvolution du langage

    cinmatographique. On parle au cinma comme si voir ne suffisait pas.

    Celui qui voit na pas le mme horizon que celui qui regarde : le second choisit,

    lautre pas. Le regardeur est aussi un penseur, tout comme un prisonnier qui

    explore sa cellule avec ses yeux, il ny a rien voir que des dtails. Et quand il les

    regarde, il les fixe.

    Le dtail est un grossissement. La vision claire est un grossissement.

    Le ralisme nest quun interdit jet sur la ralit. Le ralisme est toujours la

    langue du pouvoir qui rduit la ralit lui-mme, et quon nen parle plus !

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Les images sont-elles sous les mots ? La pense est lie un mouvement ; si elle se

    fixe, elle tombe en elle-mme, dans la compltude, le silence ou rien.

    Le regard entrane les choses changeant- y en signes.

    Lil est lorgane du sens, il loriente de lhorizon vers le visage, puis vers le

    langage.

    Le regard mane du visage ; la parole sen vade : elle est souffle hors de lui, mais

    lon ne sait pas sil la repousse ou si elle ne peut se tenir sur lui. Limage est faite

    de la diffrence, tout comme la clart dun visage est faite du regard, qui pourtant

    lirradie sans tre de lui.

    Le visage est le lieu du corps o il y a le moins de chair. Le visage na que

    lpaisseur de la visibilit.

    Sous la peau, la claire substance du ciel, et le monde au milieu, et le regard

    partout.

    La perception de la substance change le corps parce quelle en bouleverse les

    limites : il ny a plus, dune part, le monde du dedans et, de lautre, le monde du

    dehors, mais un espace unifi-un lment infini, qui pntre, qui est pntr

    On est une criture qui ne dit rien parce quelle nest pas spare de ce quelle

    dit. Elle est le lieu qui est aussi llment.

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Lil fixe dans le regard llment de la vue. On ne lit pas un lment, on entre en

    lui et il nous porte.

    Alexandre Giotopoulos

    Lcriture sadresse la vue, mais sa visibilit est fausse puisquil ne suffit pas de

    la voir pour la comprendre. Le regard est lespace communicant. Il fait de lespace

    llment de la communication. Sa matire.

    Limage est ncessairement lie limaginaire ; elle fusionne vision et motion

    linstant o elle rencontre dans nos yeux la pense qui lui donne sens. Cette

    rencontre est le plaisir de voir.

    Le plaisir de voir se plonge dans lmotion de la prsence qui nous retire du

    mouvement de la signification.

    Un jour la vue se vide, et lon entend derrire ses propres yeux le bruit des noms

    qui tombent.

    Le dchirement fait partie de sa force dexpression. Les mots nous permettent de

    faire se rencontrer des choses qui jamais ne se rencontrrent, et cette rencontre

    irrelle devient la ralit de la pense.

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    La langue ne dirait rien si les mots taient identiques aux choses.

    Gustav Klimt

    Le regard se loge dans du regard puisquil entre dans un monde dj nomm. Cest

    l toute lambigut de nos points de vue.

    Le monde na pas denvers, sauf derrire nos yeux : ce retournement sappelle la

    vision.

    Devant mon il, le visible ; derrire lui, linvisible ; au-del du visible, la mort.

    Le seul regard qui est vraiment fixe est celui des morts : et cest pourquoi les morts

    sengloutissent dans leur propre image en ne laissant que cette chose invisible : un

    nom.

    Les morts perdent leur visage et la place il leur vient une figure, qui conjugue ce

    quils taient et ce quils seront. Alors, dtachs de notre prsent, ils y soufflent

    une pense qui le traverse : cest leur lan. Les photographies nous fascinent parce

    quelles prlvent.

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Le monde que nous photographions au millime de seconde est aussi invisible

    que lintrieur de notre tte.

    Linstantan nous fascine en tant que tombeau du temps.

    Portrait de Paul Jenkins(Photo: Konstantinos Ignatiadis)

    La machine photographier est sans doute une mise hors de soi sans danger. Le

    peintre compose ; le photographe cadre. Le cadrage introduit la ncessit de la

    lecture.

    Linstantan lui-mme est un regard cod. La lumire est parfois tellement gale

    quau lieu de crer des ombres elle cre un excs de visibilit.

    On croit voir passer des ombres blanches, mais elles sont en nous. La lumire est

    lnergie de lespace : du ct du monde, elle claire les choses ; du ct de la tte,

    elle devient le sens.

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    La photographie est le stade final dun processus qui, dans sa rapidit extrme,

    comprend une ouverture, une impression, un dveloppement. Linstant capital de

    cet enchanement de limpression se droule dans linvisible, lintrieur de la

    chambre noire. Lespace de cette chambre est le lieu o le visible passe de la

    ralit lirralit, comme la vue travers nos yeux passe du visible linvisible.

    Nul na jamais vu ce passage, ni dans la chambre ni dans les yeux ; on en connat

    seulement le principe-principe qui est du savoir banal ct de ce que serait la

    mtamorphose fondamentale du rel en sa pense.

    Le regard clair est celui qui, au lieu dtre le contenu de lil, traverse lil et rend

    la tte semblable au monde.

    La vritable voyance aura intgr lunivers lhomme, cest--dire lhomme

    lunivers. (Paul Eluard)

    Chacun a chez soi le commencement du monde. Mais qui le sait ? Tout glisse

    discrtement, si bien que le lieu de louverture devient celui du miroir, et tu ne

    sais plus : est-ce de lespace ou du temps, de la matire ou de la mmoire, du

    visage ou du reflet.

    Georges Sfris

  • 7/25/2019 Le Journal Du Regard (P.D.) 2005

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    KONSTANTINOS IGNATIADIS

    Peut-tre le commencement du monde sest-il chang en terminus, non plus le

    point de dpart, mais quelque chose dintime au point dtre intrieur : quelque

    chose comme le fond des yeux.

    Je suis ce que je vois

    Janninale 10 novembre 2005

    Panagiotis Dellis

    Matre des Arts, des Lettres et des Langues(1998-1999)

    Dpartement des Langues AnciennesSection grec Ancien

    Universit Paul ValryMTP III

    Arts Lettres Langues

    Sciences Humaines et Sociales

    Joseph Mallord William Turner